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Invisible, mystérieux, énigmatique, Réjean Ducharme n’en finit pas de fasciner, par son absence légendaire, les lecteurs et les spécialistes. Non seulement il a inspiré plusieurs écrivains et il est devenu un personnage romanesque, mais les travaux sur son oeuvre ne se comptent plus, si bien qu’on s’étonne que le premier colloque lui étant consacré n’ait eu lieu qu’en avril 2007, à Montréal, après 40 ans d’écriture et de présence aussi envahissante que fantomatique. Présences de Ducharme rassemble les actes de ce colloque où éditeurs, metteurs en scène, journalistes, archivistes, traducteurs, mais surtout universitaires, se sont réunis pour tenter de situer la place qu’occupe aujourd’hui l’oeuvre de l’une des figures les plus marquantes de la littérature québécoise contemporaine.

Composé de textes très accessibles, comme les témoignages des éditeurs de Gallimard ou la transcription de la table ronde sur son théâtre, mais aussi de lectures très pointues et érudites, par exemple celle de Gilles Lapointe sur « l’écriture anadyomène » et le « chant des mots perdus chez Rimbaud et Ducharme », cet ouvrage embrasse l’univers romanesque, théâtral et cinématographique de l’écrivain et touche à ses paroles de chansons et à ses inclassables Trophoux. Les différents textes et approches convoqués contribuent ainsi à nourrir les études ducharmiennes, dominées par l’analyse des romans. Malgré cette diversité, force est pourtant de constater que c’est encore et toujours les romans de Ducharme qui ont la cote. L’attention portée au corpus romanesque, dont cet ouvrage collectif souligne la cohérence et l’évolution, permet d’élargir les perspectives au-delà de la question de la langue. Celle-ci ne s’impose en effet plus comme un passage obligé, même si elle ne saurait être évacuée, étant donné son importance et ce qu’il faut bien appeler une sorte d’obsession chez Ducharme à vouloir la renouveler.

Ce qui se dégage de ce livre, par-delà le jeu intertextuel de l’oeuvre ducharmienne avec celles d’autres écrivains, surtout français, ce sont les échos entre les lectures proposées. En parallèle et en prolongement aux commentaires de Gilles Marcotte sur la French Connection de Ducharme, on peut effectivement lire, outre le chapitre sur Rimbaud déjà évoqué, les rapprochements qu’effectue Élisabeth Haghebaert entre ses romans et ceux de son ami de loin, Jean-Marie Le Clézio. Dans la même veine, Petr Vurm montre les « affinités » entre Ducharme et Boris Vian et leur refus de l’engagement sartrien. L’analyse philosophique de Stéphane Inkel sur la politique de la dette, sur la figure de la mère et le fantasme d’auto-engendrement qu’elle inspire, semble par ailleurs faire écho (et être en partie redevable ? puisque nous sommes dans le registre de la dette) à la lecture psychanalytique d’Anne-Élaine Cliche sur l’étrangeté de la langue maternelle qui crée « de l’impossible comme jouissance » (p. 200). Si les interprétations ne sont pas toutes en dialogue les unes avec les autres, plusieurs convergent néanmoins vers les mêmes motifs, les mêmes thèmes : l’immense culture littéraire de Ducharme dont rend compte son oeuvre complexe ; le désir absolu de liberté des personnages marginaux, qu’ils soient enfants, adolescents ou adultes, désir qui se traduit notamment par le refus du statut d’écrivain, voire de la littérature ; la singularité de la voix et du langage, oscillant entre le blasphème et la manipulation jouissive de la langue. Même dans l’écriture cinématographique, ainsi que le montre Claire Jaubert, c’est finalement le mot, le dire, qui l’emporte sur l’image chez Ducharme, « qui ne parvient en somme pas à sortir du langage » (p. 293).

Dans Réjean Ducharme. Une marginalité paradoxale, Élisabeth Haghebaert réitère ce constat et affirme que les plus récents romans de l’auteur, Dévadé, Va savoir et Gros mots, ne font que confirmer que « la grande affaire de Ducharme, c’est vraiment bel et bien la langue » (p. 208). La critique revient par conséquent sur cet aspect essentiel qui a déjà suscité un grand intérêt. Version remaniée de sa thèse de doctorat, cet ouvrage témoigne d’une recherche extrêmement fouillée et offre des analyses souvent détaillées portant sur l’ensemble de l’oeuvre romanesque de l’écrivain québécois. Consciente que celle-ci a largement été commentée, bien que les derniers romans l’aient été un peu moins, Haghebaert annonce d’entrée de jeu qu’il ne s’agit pas pour elle d’explorer des nouvelles théories ou méthodes critiques, mais plutôt de « synthétiser ce qui s’est déjà dit en y ajoutant sa propre touche » (p. 12). Haghebaert rappelle entre autres comment la marginalité auctoriale de Ducharme a paradoxalement contribué à sa sacralisation. Soulignant le dépaysement que créent les excès langagiers, les jeux de mots et onomastiques, les associations linguistiques et le « maghanage générique » de l’écrivain, l’auteure s’attache ensuite aux personnages et aux lieux de la marge qui abondent dans l’oeuvre ducharmienne et qui forment ce qu’Élisabeth Nardout-Lafarge a appelé « une morale de la marge » sur le plan éthique autant que politique (Réjean Ducharme. Une poétique du débris, Montréal, Fides, 2001). Justement inspirée de l’essai de Nardout-Lafarge, Haghebaert examine également l’érotisation de la langue par Ducharme dans sa mise en fiction des sexualités marginales, voire dysfonctionnelles. Sous la difficulté d’aimer qui se manifeste par une sexualité violente ou interdite – le fantasme incestueux pour la « soeur-femme » étant quasi obsessionnel chez Ducharme – se dessine, selon Haghebaert, une « poétique de convivialité » (p. 225) qui met au jour « une grande tendresse pour la communauté humaine » (p. 253).

Cet essai propose une vision d’ensemble des approches privilégiées dans les études sur Ducharme au cours des trente dernières années, ce qui permet à la critique de nuancer, de contredire ou de compléter certaines pistes lancées par d’autres chercheurs. L’ouvrage verse dans le « touche-à-tout » (p. 17), ce dont nous avait prévenus l’auteure, en guise d’avertissement et de justification. Si l’approche éclectique est légitime en cette ère de « glanures et du recyclage » (p. 27) et fait montre d’une connaissance impressionnante des différentes théories convoquées, elle court peut-être le risque de perdre de vue le fil conducteur et d’égarer par moments le lecteur, amateur ou féru de Ducharme, dans les méandres des diverses interprétations. Il serait à cet égard surprenant que cet ouvrage, qui contient plusieurs références précises à des notions narratologiques, linguistiques, sociocritiques et philosophiques, puisse retenir et soutenir l’attention de « ceux qui ne connaissent pas l’oeuvre de Ducharme ou qui ne l’ont pas encore lue », comme le formule le souhait de la quatrième de couverture.

À l’instar de Présences de Ducharme, l’essai d’Élisabeth Haghebaert poursuit les réflexions antérieures sur l’oeuvre de l’un des écrivains les plus singuliers de la littérature québécoise. Avant ce livre et l’organisation du colloque, Haghebaert avait, en collaboration avec Élisabeth Nardout-Lafarge, coordonné Réjean Ducharme en revue (Presses de l’Université du Québec, 2006), sorte de « collage » des articles parus dans Voix et images entre 1972 et 2004. La parution de ces ouvrages, de même que la publication de nombreux articles au cours des dernières années, confirment la place centrale que continue d’occuper l’oeuvre de Ducharme, dont la langue excentrique et la communauté des exclus, des marginaux, des « ratés », ne cessent d’intriguer, d’enchanter ou d’irriter les lecteurs.