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Pour tous ceux qui s’intéressent à la démocratie locale, à la politique municipale et aux enjeux socioéconomiques de la métropole montréalaise, ce petit livre qui traite de l’histoire de l’administration municipale de Montréal apparaîtra comme étant à la fois captivant et décevant. Le livre de Luc Hétu Une ville sous tutelle. Brève histoire de l’administration de Montréal est en effet très intéressant parce qu’il traite d’un sujet passionnant et relativement peu abordé par les historiens et les chercheurs spécialisés en études urbaines : l’administration publique municipale. L’ouvrage est cependant très décevant en raison de son manque de problématisation, de ses nombreux raccourcis et de ses faiblesses méthodologiques et analytiques.

La thèse du livre, présentée en avant-propos, est assez simple : une raison permet d’expliquer les problèmes et la torpeur actuelle de Montréal qui, contrairement à Toronto ou à New York, ne parvient pas à redevenir une grande métropole : « Parce que, à Montréal, les vrais dirigeants sont à Québec ! » (p. 8). Pour l’auteur, les difficultés de Montréal s’expliquent par le fait que cette ville, comme toutes les villes québécoises, est souvent considérée comme étant une créature du gouvernement : « L’emprise de Québec sur Montréal ne date pas d’hier. Québec intervient tout au long de l’histoire de la ville pour remettre dans le droit chemin sa ‘créature’ municipale par des tutelles, ou des amendements à la charte de la ville sans toujours consulter la population montréalaise » (p. 10). Ainsi, selon Luc Hétu, les petites et les grandes décisions relatives au développement de Montréal sont trop souvent prises par le gouvernement du Québec, d’où le titre principal de l’ouvrage Une ville sous tutelle.

Pour étayer cette thèse, l’ouvrage de 160 pages comprend, outre l’avant-propos, huit chapitres et une brève conclusion. Le livre s’appuie sur quelques références citées en notes de bas de page (coupures de presse, ouvrages généraux, contributions à des ouvrages collectifs sur l’administration municipale, etc.) et ne contient pas de bibliographie. L’auteur, qui dédie son livre à son père, Lucien Hétu, un ancien directeur des services municipaux de Montréal (de 1952 à 1963), se présente comme un citoyen et un observateur de la scène municipale qui a baigné toute sa vie dans l’ambiance administrative et politique de Montréal ; il ne prétend pas être historien, ni spécialiste en affaires urbaines. Son ambition est plus modeste et paraîtra peut-être déconcertante pour plusieurs historiens et spécialistes en études urbaines : « Il est utile de remonter au début du siècle dernier et d’examiner les grands moments qui ont marqué l’administration municipale. Peut-être qu’une solution apparaîtra comme par miracle » (p. 33). Mais au-delà de cette ambition salvatrice, l’ouvrage qui prend la forme d’un essai se présente surtout comme un réquisitoire en faveur de la fonction de directeur des services, poste qu’a occupé le père de l’auteur, et d’un éloge envers une génération de hauts fonctionnaires (Honoré Parent, Claude Robillard, etc.) considérés comme étant des grands commis de l’administration municipale au service des Montréalais.

Les premiers chapitres de l’ouvrage abordent successivement la problématique du livre (chapitre 1), la période de corruption du début du 20e siècle et d’émergence du mouvement réformiste qui s’ensuivit (chapitre 2), ainsi que ce que l’auteur désigne comme étant les premières tutelles (chapitres 3 et 4). Reprenant à son compte l’expression d'Honoré Parent, directeur des services de la ville de Montréal de 1930 à 1946, « une suite de progressions suivie de reculs », Luc Hétu estime que depuis un siècle, Montréal a subi des réformes administratives toutes imposées par Québec qui l’ont conduite sur la voie de la complexité administrative caractérisée par la multiplication des structures : une ville-centre, des arrondissements, des villes reconstituées, une communauté métropolitaine, des municipalités, des municipalités régionales de comté, une conférence des élus, un conseil d’agglomération, etc. S’appuyant largement sur les travaux de l’historienne Michèle Dagenais, l’auteur rappelle que, dès le début du 20e siècle, Québec a dû intervenir pour contrer la corruption (clientélisme, pots-de-vin, malversations, etc.) au sein de l’administration de la ville. Sous la pression des réformistes qui remportent les élections municipales de 1910, Québec choisit la solution d’un Bureau des commissaires pour remplacer les « commissions échevinales » et dépolitiser l’administration municipale. Mais la gestion des réformistes s’avérera inadéquate et inefficace, ce qui entraînera ce que Luc Hétu qualifie de première tutelle, c’est-à-dire la mise en place, en 1918, de la Commission administrative du Québec, qui parviendra à établir un cadre favorable au déploiement d’une bureaucratie moderne, entre autres, par l’adoption, en 1921, d’une nouvelle charte prévoyant la création du poste de directeur des services. L’auteur présente ensuite le contexte de la mise en place de la deuxième tutelle par la création, au moment de la crise économique des années 1930, de la Commission municipale du Québec, dont l’administrateur délégué sera justement Honoré Parent, le directeur des services de la ville et qui aura la responsabilité de faire appliquer les décisions de la commission visant à rétablir la santé financière et administrative de la ville.

Les chapitres suivants abordent successivement l’ère des grands projets internationaux avec l’arrivée du Parti civique de Jean Drapeau (chapitre 5), la prise du pouvoir du Rassemblement des citoyens de Montréal (RCM) dans les années 1980, puis l’administration Bourque dans les années 1990 (chapitre 6), l’épisode plus récent des fusions municipales des années 2000 (chapitre 7) et, finalement, la période actuelle caractérisée par la multiplication des structures administratives et le chevauchement des responsabilités (chapitre 8). L’auteur y décrit notamment l’ère autoritaire de l’administration de Jean Drapeau (de 1960 à 1986), puis celle de la naissance et de l’élection du RCM en 1986 et de la mise en place de ses réformes administratives visant à instaurer une nouvelle culture politique à Montréal, dont la création des Bureaux Accès-Montréal, des Comités-conseils d’arrondissement et du Bureau de consultation de Montréal. L’auteur présente également les critiques adressées au RCM – lourdeur administrative, lenteur du processus décisionnel, etc. – qui ont conduit à l’élection, en 1994, de Pierre Bourque, dont l’objectif était de recentrer le processus décisionnel au niveau du comité exécutif et de ramener le rôle de la ville à sa mission première. L’auteur évoque ensuite ce qu’il désigne comme étant une « tutelle officieuse », c’est-à-dire l’épisode des fusions municipales forcées au tournant des années 2000, afin de souligner le fouillis et le caractère anarchique du système actuel de gouvernance à Montréal où même les spécialistes ont du mal à se retrouver. Ces chapitres, largement descriptifs, n’apportent rien de très original puisqu’ils relatent des événements bien connus par les chercheurs spécialisés en études urbaines qui se sont intéressés à la question de la démocratie locale et métropolitaine à Montréal (mentionnons, entre autres, Jean-Pierre Collin, Pierre Hamel, Jean-François Léonard, Jacques Léveillée). Dans le dernier chapitre de son essai intitulé vaguement « Développement, pouvoir et participation », l’auteur passe du coq-à-l’âne en ponctuant son propos de dénonciations à l’endroit de la « gouvernance labyrinthique » et de recommandations en faveur de « mécanismes naturels d’équilibre et de développement », tout en réaffirmant son plaidoyer en faveur d’un poste de directeur des services censé résoudre tous les problèmes de gouvernance municipale de Montréal. Ce chapitre se termine d’ailleurs en queue de poisson par l’évocation des projets de la rue Notre-Dame et de l’échangeur Turcot pour dénoncer, sans véritables analyses, que toutes les décisions se prennent à Québec et non à Montréal. La conclusion de l’ouvrage en appelle aux Montréalais afin qu’ils reprennent le contrôle de leur ville et fait l’éloge des grands commis de l’administration municipale montréalaise.

Au final, à défaut d’un cadre d’analyse permettant d’interpréter les événements qui sous-tendent cette brève histoire de l’administration de Montréal et qui permettrait d’appuyer sa thèse selon laquelle les déboires de Montréal s’expliquent par la tutelle de Québec, le livre de Luc Hétu demeure très anecdotique et descriptif. De même, le postulat de l’auteur statuant que la gouvernance municipale montréalaise serait améliorée par le rétablissement d’un poste de directeur des services s’inscrivant dans la lignée des « gérants de ville » (city managers) canadiens et américains mériterait d’être démontré. Dans un contexte de mondialisation où les villes s’affirment de plus en plus comme des acteurs économiques et politiques, il est loin d’être évident que les solutions aux problèmes et aux défis sociaux et économiques de Montréal passent par une bureaucratisation et une dépolitisation de la vie municipale montréalaise.