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Cet article présente les résultats d’une recherche visant à éclairer la signification du suicide des jeunes à partir de tous ceux s’étant produits en Abitibi de 1999 à 2003 dans ce groupe d’âge. Trente-deux cas de suicide d’hommes et de femmes âgés de 15 à 30 ans ont ainsi été étudiés, ce qui a impliqué une centaine d’entrevues avec les proches des victimes. La région de l’Abitibi a été sélectionnée en raison de son caractère révélateur (Caron, 2000). L’enquête a nécessité plusieurs séjours de 2005 à 2007. Pour des raisons d’espace, l’approche qui a présidé à cette enquête ne sera que brièvement présentée[1].

Les études sur le suicide qui prennent appui sur l’analyse d’une série de cas individuels, se conçoivent généralement en opposition à celles qui, héritières de la sociologie classique, utilisent la statistique générale afin de comprendre que, dans une société particulière à un moment donné, le suicide prend telle forme plutôt que telle autre, atteignant tel groupe social plutôt qu’un autre. Prenons quelques exemples en guise d’illustration. Pour un groupe de pharmacologues, de neurologues et de psychologues de l’Université McGill, le suicide est une « conduite aberrante » manifestant un comportement si singulier que seule une dissection du cerveau permet de retracer l’erreur qui se serait produite dans l’expression (dynamique) des gènes, erreur mise en rapport avec un traumatisme précoce (remontant à la prime enfance, voire à l’état utérin)[2]. Appréhendant le suicide comme une erreur cognitive (ce qui n’est pas sans engager la responsabilité de tous ceux qui auraient pu ou dû intervenir pour la prévenir), la suicidologie tente quant à elle, à l’aide d’autopsies psychologiques, d’identifier les « facteurs » qui précipitent un suicide. Armée d’un questionnaire où les centaines de facteurs possibles sont déjà rassemblés, elle espère, avec une naïveté surprenante, qu’une seule entrevue avec la personne la plus proche de la victime révélera la vie de celle-ci, en tout cas sa décomposition factorielle[3]. Finalement, les études qui sont orientées par l’intention de saisir le sens qu’a pu avoir le suicide pour son commettant aboutissent, le plus souvent, à en faire quelque chose de si particulier, voire d’idiosyncrasique que, malgré l’humanité qui s’y manifeste, ce sens demeure enfermé dans le parcours de vie qui le révèle et qu’il éclaire[4]. Conduite aberrante, erreur cognitive, signification idiosyncrasique, les suicides au singulier, même quand on arrive à leur trouver un sens, apparaissent coupés irrémédiablement de la signification qu’ensemble ils expriment lorsqu’on s’attarde à la trame sociale qu’ils dessinent collectivement.

Dans la perspective adoptée ici, toute enquête qualitative portant sur des cas de suicide concrets doit viser à comprendre comment l’objectivité sociale parfaitement reconnaissable qui en résulte effectivement provient d’une multitude d’actes individuels. Il s’agit d’éclairer le fait que des centaines de suicides accomplis séparément par des personnes qui ne se connaissent pas finissent par aboutir à une physionomie sociale reconnaissable s’apparentant à une signature collective qui prend en l’occurrence la forme de la naissance du suicide des jeunes dans tous les pays occidentaux à la même période, phénomène qui se traduit notamment par l’amplification de la surmortalité masculine, déjà propre aux sociétés occidentales depuis des siècles.

C’est dans cette perspective tout à fait générale que fut abordé le terrain[5]. Dans le but de faire le pont entre les dimensions individuelle et collective du phénomène, nous avons posé l’hypothèse que le suicide prend comme cible l’identité. Il faut entendre par là que l’objectivité sociale que révèle l’accumulation des cas réside dans le suicide individuel en tant que tel. En d’autres termes, il semble qu’il y ait dans un suicide quelque chose qui ne concerne pas que la personne elle-même en son absolue singularité, mais, disons, une identité trans-personnelle.

L’analyse du terrain a permis de faire ressortir trois groupes de parcours individuels qui ont conduit au suicide. Le premier groupe, identifié par la suite comme type I, comprend uniquement des jeunes hommes dont toute la vie paraît se caractériser par la poursuite d’une identité masculine obsolète. Ce type ne sera pas présenté ici[6]. Nous nous attarderons aux deux autres types, qui sont au demeurant autant masculins que féminins. Le type II désigne un groupe de jeunes (24-25 ans) dont la vie se caractérise par le refus de devenir adulte, un refus actif, militant en quelque sorte. Le type III désigne un groupe adolescent (17-18 ans) dont la vie est marquée de façon très caractérisée par la peur de devenir adulte. Cette typologie contrastée présente en outre une différence formelle très nette et extrêmement suggestive, susceptible de généralisation.

Non seulement s’agit-il d’une opposition tranchée entre deux groupes de jeunes d’âge différent, dont toute la vie exprime des passions contrastées (la peur ou le refus de devenir adulte), mais ces deux pathos (nous reviendrons sur cette notion) s’enracinent dans des contextes familiaux fort différents. En revanche, s’ils s’opposent logiquement, ils renvoient à une même problématique d’échec du devenir adulte qui peut être associée à des aspects « complémentaires » de la crise de la fonction de socialisation telle qu’elle se pose dans certaines familles contemporaines. Refuser de mettre les pieds dans la société (que ce soit pour la changer de fond en comble, la reproduire comme elle est, ou simplement en profiter), ou avoir une peur maladive de sortir de sa famille pour y entrer, ces deux passions se rejoignent par la difficulté qu’elles signalent à enterrer sa jeunesse (ou son enfance), à en faire le deuil.

Au-delà des pathos caractérisés qui les distinguent l’un de l’autre, ces trois types mettent consciemment et systématiquement en acte pour leurs commettants une même orientation significative de l’action qui se déploie en sens contraire de la voie dont ils savent par ailleurs qu’elle est celle à suivre dans la constitution de soi, d’une manière qui ne parvient pas à être une critique politique, une ironisation ou encore une reconstruction, voire une indifférence. Cette conduite, plus expressive que rationnelle, me paraît mériter l’appellation de pathologie, qui trouve toutefois sa causalité dans un dispositif social, à vrai dire familial, particulier, d’où ma proposition de la considérer comme une pathologie sociale. Essayons de préciser les contours de cette notion de pathologie sociale.

  1. Elle traduit la conscience que le parcours suivi se situe en opposition avec une voie « normale » que toute l’action des jeunes en question consiste à éviter (en se donnant une identité masculine « d’un autre âge », en quittant sa famille tout en refusant d’entrer comme adulte dans la société, ou encore en tentant de rester à jamais dans sa famille). Toute la conduite de ces jeunes traduit leur pleine conscience, non seulement de ce qu’ils font, mais de la voie de garage où les conduit ce qu’ils font. J’écris normalité entre guillemets non en raison d’une répulsion normative envers cette notion, mais pour suggérer que la « normalité » proposée pose elle-même effectivement problème dans la société. Ce n’est pas pour rien que le devenir adulte a commencé à être un objet en sociologie depuis une vingtaine d’années.

  2. Il faut se garder cependant d’attribuer à cette conscience de soi dans l’action en sens contraire de l’orientation normative offerte une trop grande « rationalité » : nulle démonstration ici, par exemple, de l’absurdité de la société (des adultes). Aucun de ces jeunes ne prétend réfuter l’objectif auquel on les convie d’adhérer. Leur « comportement » exprime systématiquement et uniment ce refus, cette peur.

  3. Ces pathos caractérisés tirent leur origine de contextes familiaux dont c’est peu dire qu’ils aient influencé le devenir de ces jeunes : ces pathos en sont à vrai dire le produit direct. Exprimant, à travers leur être, des contradictions qui appartiennent en propre au milieu de socialisation où ils ont grandi, ces jeunes en sont en quelque sorte des victimes.

  4. Ces dynamiques familiales pathogènes présentent elles-mêmes des traits formels trop accusés pour qu’on puisse les renvoyer à des familles dysfonctionnelles, comme l’intervention sociale se plaît à les identifier. Car la dysfonction procède de la crise contemporaine de la famille et se manifeste de deux façons opposées, mais complémentaires : dans un cas, l’effondrement pur et simple de l’instance parentale, qui génère une profonde anomie ; dans l’autre cas, un divorce radical de l’instance parentale qui se traduit par l’exclusion du père et l’accaparement du rôle socialisateur par une mère « experte », ce qui génère une peur de sortir de l’enfance et de l’univers familial.

  5. Je propose de lier cette orientation de l’action, reconnaissable en ce qu’elle exprime, et la source qui la lance, à travers la notion de pathologie sociale. Ce faisant, je tente de soustraire cette idée de pathologie à la sociologie américaine de l’après-guerre pour la rétablir dans sa positivité, si je puis dire (non son positivisme) dans la mesure où elle apparaît consciemment poursuivie par ses auteurs pour des raisons qu’il s’agit d’éclairer. Cette pathologie exprime une déviance, un refus, une voie choisie en toute conscience de son éloignement de la norme. Cette notion de pathologie poursuivie ou assumée par ses auteurs implique qu’il y a ici une intention qui est le contraire de l’indifférence totale à l’égard du monde et de soi. Venons-en maintenant à une présentation systématique des résultats de la recherche (tableau 1).

Tableau 1

Types II et III de suicide jeune : caractéristiques contrastées

Types II et III de suicide jeune : caractéristiques contrastées

N.B. Le corpus comprenait au total 30 hommes et 8 femmes.

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Commençons par établir le portrait contrasté des caractéristiques sociales des deux groupes en question. Le classement des cas de suicide selon l’une ou l’autre catégorie a été opéré à partir de deux critères qui se sont avérés, dans le bilan de l’enquête, les plus significatifs : le pathos à l’oeuvre dans chaque cas (qui renvoie à l’unité significative de la vie de ces jeunes qui ont décidé d’y mettre un terme), et les circonstances du suicide proprement dites, qui éclairent le sens du suicide pour son auteur.

Les types II et III renvoient d’abord à des groupes d’âge différent. Les individus du type jeune ont en moyenne entre 23 et 24 ans. Ceux du groupe adolescent ont en moyenne entre 18 et 19 ans, si l’on exclut le cas atypique d’un jeune de 30 ans[7] ; autrement la moyenne se situe légèrement en dessous de 20 ans. Une différence d’âge moyen de 4 à 5 ans sépare donc les deux groupes. Cependant, leur appartenance à des catégories distinctes s’exprime surtout par l’opposition entre les deux groupes quant à leur rapport à leur famille. Tous les individus du groupe adolescent vivent encore chez leurs parents ; aucun des individus du groupe jeune ne vit chez l’un ou l’autre de ses parents. À cet égard, nous verrons que le départ précoce de la maison est une caractéristique importante des individus du type II.

Il importe de souligner que les deux types valent pour les hommes comme pour les femmes. Il y a même une distribution égale des genres dans le type II. L’écart entre les sexes présenté dans le type III (7 hommes et 2 femmes) ne doit pas surprendre. La surmortalité masculine par suicide est un fait. À cet égard, notre corpus initial, à savoir la totalité des suicides de jeunes de 15 à 30 ans qui se sont produits en Abitibi de 1999 à 2003 (après exclusion de cas douteux) comprenait 30 hommes et 8 femmes (un ratio aux alentours de 4/1). En revanche, il est remarquable qu’il y ait parité entre les jeunes hommes et les jeunes femmes dans le type II pour des raisons sociologiques : on verra plus loin qu’il s’agit d’un type de suicide clairement anomique, et que cette anomie est reliée tout aussi clairement à l’effondrement de la famille, en l’occurrence de l’instance socialisatrice.

Le portrait contrasté entre les groupes adolescent et jeune est reproduit lorsqu’on s’attache à identifier la situation conjugale typique des parents de ces enfants. Attardons-nous pour commencer au groupe adolescent. Il est remarquable que ces adolescents proviennent presque tous de familles intactes. Nous avons divisé le groupe en deux catégories, identifiées comme A et B. Le groupe A inclut les individus dont les cas sont le plus documentés (tableau 2).

Il est remarquable que la situation conjugale typique des parents des adolescents du type III soit de vivre maritalement au moment du suicide de leur enfant. Attardons-nous au groupe A. On n’y retrouve aucune famille dont les époux se sont séparés : la famille adoptive dont il est question est celle du jeune homme de 30 ans auquel nous avons fait allusion précédemment et qui a passé sa vie, depuis la prime enfance, dans sa famille adoptive. L’autre cas est celui d’un adolescent dont le père est mort alors qu’il avait 10 ans, sa mère n’ayant pas refait sa vie avec un autre homme. Le même portrait ressort du groupe B (qui inclut les cas très bien et bien documentés). On y retrouve 6 familles intactes, plus les deux autres cas du groupe A ; s’ajoute une famille où la séparation s’est produite au moment où la mère est tombée enceinte de l’enfant qui allait se suicider plus tard.

Tableau 2

Situation conjugale des parents des adolescents de type III

Situation conjugale des parents des adolescents de type III

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Considérons maintenant la situation conjugale des parents des jeunes du type II, résumée au tableau 3.

Tableau 3

Situation conjugale des parents des jeunes du type II

Situation conjugale des parents des jeunes du type II

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À nouveau, un mode ressort clairement relativement à la situation conjugale des parents des jeunes du type II : dans le groupe A, 5 familles sur 7 sont séparées. L’analyse des deux autres cas indique que dans celui dont le père est mort alors que l’enfant avait 17 ans, les parents étaient pour ainsi dire séparés tout en vivant dans la même maison. Le groupe B comprend 6 familles séparées sur 10 et 2 familles intactes. S’y ajoutent le cas dont nous avons déjà parlé plus le cas d’une famille (dont nous reparlerons plus loin) où le père s’est suicidé lorsque sa fille avait 11 mois. L’opposition entre ces deux types de suicide est systématique. Pour le montrer, je les distinguerai à quatre niveaux que je voudrais définir pour commencer.

La notion de pathos renvoie aux passions qu’exprime directement l’action des jeunes telle que l’enquête auprès des proches a pu les établir. C’est ce qui s’offre immédiatement à la compréhension. Ce pathos renvoie à l’unité significative des parcours biographiques qui ont été reconstitués. Exprimons la même idée par la négative : l’enquête sur les cas de suicide ne révèle pas une série d’accidents de parcours, sortes de catastrophes insurmontables, ou encore un drame singulier au travers desquels ces jeunes n’ont pu passer, disons, faute de ressources leur étant propres ou auxquelles ils auraient pu (dû) avoir accès. L’enquête met plutôt en lumière l’unité significative d’un parcours biographique qui, pour ne pas être l’aboutissement d’un projet rationnellement conçu, ne peut pas échapper à son auteur ou à l’agent par lequel il est advenu. Le suicide adviendra dans la continuité logique de ce pathos quoique dans des circonstances qui, pour lui être significativement liées, demeurent contingentes.

Il est apparu, dans l’analyse du terrain, que les pathos contrastés que constituent la peur ou le refus du devenir adulte sont liés à des dynamiques familiales inverses. La notion de contexte familial présentée ici vise à identifier le cadre familial où se nourrit ce pathos et auquel il appartient. Deux aspects de cette causalité peuvent être distingués. Le portrait contrasté sur lequel cette typologie s’articule établit l’appartenance d’une conduite pathologique à un contexte familial particulier. Le montrer, l’observer, indiquer que ce n’est pas un accident, c’est déjà quelque chose. J’essaierai toutefois d’aller plus loin en expliquant la relation significative entre cette pathologie et le fait qu’elle se nourrisse à ce contexte en particulier.

Les considérations sur le contexte social sont plus hasardeuses et se présentent comme un approfondissement de l’interprétation du contexte familial. J’essaie de comprendre le contexte élargi (extrafamilial) auquel appartient le contexte familial où croît une pathologie. L’accent ici est mis sur la particularité du contexte social où une causalité d’ordre tout à fait général peut se développer.

Il faut finalement distinguer ces deux niveaux d’analyse (le premier : la description des pathos que révèle directement l’enquête, le second : l’interprétation de la causalité qui est à l’oeuvre dans le contexte social et familial particulier où ce pathos a grandi) de l’élucidation d’un suicide en tant que tel, à savoir de l’éclairage que peuvent porter sur un suicide (et donc sur le suicide en général) les circonstances particulières et plus immédiates qui y ont conduit. Notons tout de suite que ces circonstances, les événements qui immédiatement précèdent le suicide, par exemple, n’agissent pas à la manière de facteurs précipitants (de l’extérieur) mais éclairent la signification du parcours biographique de son auteur (l’éclairent pour lui).

Je commencerai par exposer les caractéristiques du type III La peur de devenir adulte, le second type, le type II étant Le refus actif de devenir adulte. Par la suite et en conclusion, je tenterai de ramasser les traits en un tableau contrasté.

La peur de devenir adulte

Commençons par préciser ce qui permet de caractériser cette passion particulière comme peur de devenir adulte, peur de « vieillir », ou peur d’entrer dans le monde. Elle se trouve d’abord étayée à trois niveaux. Nous avons affaire à des adolescents des deux sexes qui ne s’imaginent pas devenir adultes ni grandir et ne font aucun projet en ce sens. Ils se voient travailler toute leur vie chez McDonald’s, rêvent d’éterniser leur famille et de n’en sortir jamais. Ils ont une peur réelle de quitter non seulement leur famille mais le monde qui leur est familier, proche. Aller à l’école est un défi (ainsi ce petit garçon qui croyait vraiment que sa maîtresse d’école était une sorcière). Sortir de leur petite ville pour aller étudier à la polyvalente, affronter le monde des pairs plutôt que celui d’adultes toujours plus ou moins protecteurs, ou les relations impersonnelles du monde du travail (poser leur candidature, par exemple), cela leur paraît un défi insurmontable. Pour un de ces jeunes, par exemple, l’idée même de compléter son secondaire dans une ville abitibienne de moyenne importance n’est pas envisageable, aussi s’arrangera-t-il pour rater ses études et finir son secondaire à l’éducation des adultes pour ne pas quitter le village. Finalement, ce pathos est parfois verbalisé (les adultes que nous avons rencontrés en témoignent) ou explicitement thématisé. Une des jeunes filles dont le cas a été associé à ce type par extrapolation a laissé une note de suicide intitulée : « La peur »[8]. On nous permettra de rapprocher cette élaboration du thème de la peur d’une autre lettre, appartenant toutefois à un corpus différent, où ce sentiment dominant de peur face à l’existence est décliné à plusieurs niveaux (peur des adultes, peur d’être touchée par des hommes, peur du monde méchant)[9].

Comment se présente cette peur du devenir adulte ? Son expression la plus générale est une fuite de la réalité, et un éloignement de l’obligation dont les jeunes sont pleinement conscients de la nécessité de devenir adultes. Il s’agit bien d’une fuite, car qui dit fuite dit connaissance de ce qui est fui.

Cette fuite se manifeste de plusieurs façons. Ces adolescents persistent dans le déploiement de comportements enfantins malgré leur avancée en âge : comportements affectueux avec leurs parents, bien sûr (coucher avec sa mère à 15 ans, avoir besoin de se faire câliner ou raconter une histoire pour s’endormir, se réfugier systématiquement dans des relations auprès d’adultes protecteurs plutôt que rechercher l’autonomie et l’indépendance et fuir les relations avec les pairs, etc.). Le maintien de comportements enfantins à l’adolescence se double parfois d’une forme d’excentricité (qui peut se donner par exemple les allures d’un tempérament artistique) qui permet de faire passer au titre de clowneries des enfantillages afin qu’ils soient acceptés par l’entourage.

Le refuge dans l’imaginaire est l’expression limite de cet éloignement de la réalité. Elle se traduit par l’idéalisation d’une réalité autre que celle qu’il faut vraiment affronter et la tentative d’y vivre. Un de ces adolescents idéalise ainsi le monde des relations hommes-femmes tel qu’il était « jadis » et nourrit le projet à 16 ans, de marier sa première blonde ; un autre idéalise le mouvement hippie des années soixante (durant lequel ses professeurs étaient jeunes) et se prend lui-même pour un hippie. Quel que soit le thème à partir duquel s’opère cette idéalisation du passé ou d’une situation présente, elle est centrale dans la construction de soi. Il s’agit d’un refuge.

Un cas permet d’entrevoir la limite extrême où conduit éventuellement ce refuge dans l’imaginaire. Un des enfants est venu très proche d’y basculer irréversiblement : il était « fou », comme disait légèrement son entourage, faisait toutes sortes de folies (des coups pendables, « impunissables » parce qu’attribuables à une excentricité propre), ce qui est décrit par son cousin et meilleur ami en ces termes : « Il  se fuyait lui-même ». Ses professeurs le décrivent comme un enfant qui s’imagine vivre dans les années soixante, qu’il idéalise (il passe son temps à questionner ses professeurs qui ont vécu ces années de rêve). Vers la fin de sa vie, il s’est ainsi construit un « nid » imaginaire, véritable habitat utérin : disposant d’une chambre à coucher au deuxième étage de la maison, il déménage au sous-sol pour coucher sur le sofa, pour finalement adopter comme home une cabane en carton où il dort dans son sac de couchage, laissant le sofa à son chien. Un fil ténu rattache cet enfant à la réalité, l’empêchant de basculer complètement dans l’irréalité, dans la folie.

Cette fuite de la réalité qui pourrait se résoudre éventuellement dans un basculement irréversible dans l’imaginaire, manifestation de la peur d’avancer vers l’étape obligée de la constitution de soi, fait pourtant le projet de se réaliser d’une manière plus ou moins réaliste. Elle se résout d’une manière caractéristique dans un projet qui, bien qu’en étant effectivement un, n’en est pas moins irréaliste à savoir le fantasme d’exercer les rôles adultes à l’intérieur de la famille.

  • Devenir l’homme de la maison, mais pour sa mère. Il n’y a ici rien de sexuel (on a envie de dire « oedipien »). L’enfant adopte un comportement protecteur à l’égard de sa mère ; il tente d’être parfait (il ne boit pas, ne fume pas, ne prend pas de drogue). Au lieu de s'offrir comme homme pour une femme après être devenu un individu autonome, cet adolescent tente, d'une manière infantile, d'être un homme pour sa mère.

  • Devenir le père de l’enfant de sa cousine. Un de ces adolescents a tenté d’utiliser l’occasion inespérée de ce que la cousine du même âge (adolescente) était enceinte pour s’imaginer être père d’un enfant qu’il n’a pas fait. Nul besoin ici de quitter sa famille, de se faire une copine, de lui faire un enfant : c’est inespéré.

  • Poursuivre la famille d’accueil de ses parents ; (cas discuté plus bas).

  • Devenir une femme adulte en se faisant « ménagère » pour sa soeur et son beau-frère. Ainsi de cette adolescente qui fuit systématiquement le monde des pairs pour trouver refuge chez sa soeur où elle se transforme en ménagère, malgré l’encouragement de sa soeur à lui voir vivre sa vie, se faire des amis, etc.

Il faut s’attarder aux solutions imaginées par ces adolescents. L’intention bien arrêtée d’exercer un rôle adulte dans sa propre famille est d’abord un projet, une solution trouvée au problème particulier que l’on se donne à régler : ne pas devenir adulte. Au lieu de virer fou, l’adolescent forme le projet de grandir (jouer des rôles adultes) et de rester petit en même temps (en exerçant ces rôles dans la famille d’origine). J’insiste sur le fait qu’il s’agit de projets, dûment constitués, de persévérer dans l’erreur, pourrait-on dire. L’orientation de l’action en sens inverse de la voie qu’on sait devoir prendre, tout en refusant en même temps d’abandonner le monde de l’action pour basculer dans l’irréalité d’un imaginaire propre et éventuellement dans la folie, peut légitimement être qualifiée de pathologique. Non seulement est-elle sue comme telle en ce qu’elle est choisie (c’est un projet), elle se trouve à mi-chemin entre deux limites : la folie et la conformité à la norme sociale. Parce qu’elle se réalise dans un projet, elle va dans le sens de la réalité ; parce que ce projet est « insensé », « irréaliste », « irréalisable », il s’éloigne de la réalité. Je propose de qualifier ce type de conduite de pathologique en désignant par cela la conscience (mais aussi l’impuissance à faire autrement) de la déviance par rapport à une constitution normative normale dont le projet d’une vie est de fuir celle-ci. Dans cette perspective, j’y reviendrai, le suicide apparaît comme la confirmation, et la terminaison, du caractère insensé de ce projet : on y met fin.

Un des traits psychologiques de tous ces enfants, c’est qu’ils sont « doux, doux, doux » ; « il avait l’air d’un ange », me dira un de ses professeurs à propos de l’un d’eux. Ils veulent être parfaits. Ils se comportent de façon à répondre aux attentes qu’ils imaginent les adultes avoir à leur endroit : ainsi de ce petit garçon qui visite les parents de sa blonde en l’absence de celle-ci pour montrer à quel point il est fin ; de ces enfants qui fréquentent les animateurs sociaux, les professeurs, les adultes qui s’occupent d’eux au lieu de se constituer dans la liberté, l’égalité, la fraternité et le caractère agonique des relations avec les pairs. Ils se réfugient auprès des adultes afin de toujours chercher une relation protectrice. Ils sont fins parce que ce sont des enfants avec une conscience d’adolescents. Ils débordent d’amour ; leurs notes de suicide, d’une manière caractéristique, sont pleines de « Je t’aime » avec des « bonshommes sourire ».

Je soupçonne d’ailleurs que les cas de suicide « incompris » qui font la manchette ont beaucoup à voir avec ces petits enfants parfaits. Il y a quelque chose d’extrêmement triste à voir ces enfants faibles, impréparés face à la vie. On peut ainsi lire ce qui suit dans le rapport du coroner à propos de cette jeune fille qui s’est réfugiée à cent lieues du monde adulte en devenant ménagère pour sa soeur et son beau-frère : « rien ne laissait supposer une fin si horrible pour cette jeune fille de bonne famille, apparemment heureuse et en bons termes avec ses parents, ses soeurs et leurs amis ».

Contexte familial

Ce trait psychologique me permet de faire la transition entre pathos ou passions exprimées et le contexte familial où ces jeunes ont grandi. Cette peur de l’émancipation qui caractérise toute leur vie me paraît liée, selon diverses modalités, à une enfance couvée, s’exprimant elle-même selon un mode dominant, à savoir une surprotection maternelle doublée de l’exclusion du père.

Reportons-nous à nouveau au tableau 2 et commençons par observer de quel genre de familles viennent ces enfants. Tous habitent encore la maison familiale. Il est remarquable qu’ils vivent, pour la plupart, avec leurs deux parents. Le mode « famille intacte » domine très largement. Or, dans quatre de ces cas, qui font notamment partie du groupe A (les cas les mieux documentés), il y a une exclusion systématique du père. Qu’est-ce qui autorise pareille observation ?

Dans deux cas, la chose est très claire, et est confirmée par la mère au cours de l’entrevue. Illustrons le cas d’exclusion le plus radical. La mère tient, avec ses deux enfants, des caucus où toutes les décisions sont prises relativement à la vie de famille (économies, vacances, sorties, etc.). Le père apprendra ainsi, par exemple, un samedi matin à son réveil qu’ils partent « toute la famille pour Québec », étant sommé du même coup de « se dépêcher ». Disons la chose ainsi : le père vit dans une maison où il y a une famille dont il ne fait pas partie.

C’est l’attitude du père qui, pour deux autres cas, révélera son exclusion. Ces pères, rencontrés en entrevue en même temps que leur femme, doivent chercher l’approbation de celle-ci pour parler, qui ne se gêne pas pour les corriger ouvertement, même quand elle a tort. Un de ces pères n’interviendra qu’à deux moments dans l’entrevue, pour dire toutefois des choses très révélatrices : autrefois, dit-il en substance, les fils suivaient le père, aujourd’hui, ce n’est plus permis ; il ajoutera, en fin d’entrevue et hors de propos (il tenait à le dire), renfrogné, serrant son poing droit dans sa main gauche : « En tout cas, le deuxième, il s’en sert de la chain-saw ».

Soulignons toutefois que cette surprotection maternelle qui passe par l’exclusion du père n’est pas la seule modalité de cette enfance de laquelle ces jeunes hésitent à s’émanciper, comme d’ailleurs le fardeau que constitue pour eux cette émancipation ne se nourrit pas exclusivement à un tel pattern. Examinons quelques cas. Une des filles de ce corpus, qui s’est suicidée à l’âge de 19 ans, est décrite par sa mère comme « étant l’enfant de tout le monde ». Née la dernière d’une famille de sept enfants, douze ans après l’avant-dernier et vingt-deux ans après l’aîné, elle a été élevée par ses frères et soeurs, chouchoutée, dorlotée par tout un chacun[10]. Dans un autre cas, la chose est différente mais revient au même. La mère est effondrée, dépressive chronique (elle passe en gros trois mois par année à l’hôpital depuis la naissance de son enfant). Or le père, homme d’une douceur et d’une bonhomie extraordinaires, s’occupe de la mère plutôt que des enfants. Le père est tout-à-la-mère qui, ironie du sort, cessera d’être dépressive après le suicide de son enfant.

Finalement, j’ai inclus dans cette catégorie un cas pour lequel je ne connais que le pathos : il s’agit du drame oedipien classique d’un petit enfant décrit comme parfait. Ayant vécu seulement avec sa mère, son père les ayant quittés dès qu’elle est tombée enceinte, il se révoltera contre sa mère lorsqu’elle se remariera alors qu’il est âgé de 14 ans. Elle trouvera sa maison saccagée à son retour de voyage de noces. La mère alertera les services sociaux qui « prendront en charge », c’est le cas de le dire, ce pauvre petit bonhomme au drame pourtant si limpide. Il sera suivi en psychiatrie, médicamenté, sa passion anéantie plutôt que traitée, et il finira par se suicider, en révolte ouverte contre sa mère.

Il reste à comprendre la manière dont cette surprotection contribuera à « impréparer » les enfants à l’émancipation. J’y viendrai au moment de traiter des circonstances du suicide. Je souligne toutefois les liens entre deux ordres de faits établis jusqu’à présent. La peur de devenir adulte constitue le pathos caractéristique des adolescents suicidaires de ce type. Cette peur est différente de ce que serait, par exemple, l’irresponsabilité de jeunes franchissant d’une manière insouciante le fossé qui sépare l’adolescence de l’âge adulte. Ces jeunes ont peur de franchir cette étape. Ils ont peur de la liberté, de l’émancipation, et ne se voient d’avenir que dans leur famille. L’image qu’ils nous renvoient, au demeurant, est le contraire de celle qui circule à propos des jeunes qui se suicident : enfants battus ou ayant connu de lourds traumatismes. Ils sont doux comme des agneaux et il apparaîtra que leur problème tourne autour de cette douceur. Cette crainte de la liberté est fonction d’une éducation qui les aura impréparés à voler de leurs propres ailes. Le caractère vital de la préparation à l’émancipation de la famille ressort clairement de tous ces cas. Il ne va pas de soi que des êtres aient soif de liberté et d’autonomie. Quel que soit le contexte social où cette disposition a été ou sera favorisée, admettons qu’elle n’est pas assimilable à un processus de croissance personnelle. J’illustrerai cette idée en me servant du cas le plus atypique de cette partie du corpus.

Mike, homme de 30 ans dont j’assimile le pathos à la peur du devenir adulte, connut une prime enfance extrêmement difficile. Laissé à lui-même dès le plus jeune âge par une mère héroïnomane, qui mourra d’ailleurs d’overdose quand il aura 7 ans, il fut adopté à l’âge de 5 ans après être passé par plusieurs foyers d’accueil. Ses parents adoptifs, qu’il finira par adopter lui-même, comme ils m’ont dit, le décrivent comme un enfant littéralement fermé sur lui-même : il ne parle pas, ne communique pas, n’exprime pas ses sentiments, refuse d’être aimé et d’aimer, etc. Toutes les expériences négatives (scolaires, affectives, etc.) se traduiront par une violence qu’il tourne contre lui-même (il cogne à coups de poings sur un mur de ciment, il se frappe la tête sur le pare-brise d’une auto, etc.). Ses parents adoptifs, parfaitement admirables, auront finalement tout tenté pour l’« ouvrir », à force d’amour et de direction, pour le mettre au monde, pour l’ouvrir au monde. À peine capable de sortir de lui-même au moment de la prime enfance, Mike y parviendra peu à peu, mais sortir de chez lui, sortir de sa famille, lui paraîtra toujours presque au-dessus de ses moyens. Pour Mike, chercher un emploi ou travailler pour des « étrangers » est un défi. Parvenant tout de même à composer avec cette situation, il finira par occuper divers boulots dans un cadre proto-familial, c’est-à-dire protecteur, pris en charge. Finalement, il parviendra à se projeter dans l’avenir, mais d’une manière dont on peut dire qu’elle est tronquée, ou inaccomplie : il se voit, adulte, continuer la famille d’accueil de ses parents adoptifs. Or, pour parvenir à ses fins, il doit avoir une vie de couple stable. La rupture avec l’amie de coeur avec laquelle il se voit poursuivre la vie de ses parents précipitera son suicide[11]. Je vais essayer maintenant d’éclairer le contexte social élargi auquel appartient le mode familial dominant où se nourrit cette impréparation à la vie adulte.

Contexte social

La première chose qui frappe, si l’on tente de généraliser les conditions communes à toutes les familles du type III, c’est que la surprotection maternelle observée n’est pas le fait de mères « dysfonctionnelles », qui, frustrées en amour jetteraient leur dévolu sur leur enfant. Loin d’être démunies ou incapables, ces mères maîtrisent, d’une manière significative, le vocabulaire et le savoir professionnels relatifs à l’éducation des enfants et des adolescents. Plusieurs d’entre elles sont très éduquées et toutes sont fortes, dominantes. Deux mères sur les quatre cas d’exclusion systématique du père sont des professionnelles des soins de l’enfance et de l’adolescence. Quant elles ne sont pas professionnelles, elles maîtrisent le discours professionnel sur l’enfance et la jeunesse tant et si bien qu’on a l’impression d’interviewer des travailleuses sociales. Fait significatif, lorsqu’elles jugeront avoir des difficultés avec leur enfant, ces mères appelleront elles-mêmes les services sociaux pour que ceux-ci les assistent dans la « prise en charge » de leur enfant.

On peut voir à l’oeuvre ici un accaparement « professionnel » de l’éducation de l’enfant par la mère en vertu de la maîtrise supposée d’un savoir socialisateur contemporain, maîtrise qui exclut le père. Si les jeunes du type II sont victimes de l’effondrement de l’instance parentale après la séparation de leurs parents, on assiste ici, dans les familles de type III, à une dissociation (et non un effondrement) de l’instance parentale qui demeure formellement unifiée. Deux aspects pourraient sans doute être formellement distingués. En tant qu’accaparement « professionnel » (généralement par les mères) de la fonction socialisatrice, cette prise en charge est analogue à l’invasion du domaine éducatif (à l’école, à la maison) par de supposés experts. En théorie, cette socialisation qui court-circuite la famille devrait poser problèmes aux garçons comme aux filles. Dans la mesure où le modèle de cet accaparement passe principalement par les mères et appelle l’exclusion des pères, il va sans dire que c’est davantage un problème de naître garçon dans ces familles que d’y naître fille. Car nous n’avons pas affaire ici à des pères absents physiquement, parce qu’ils travailleraient à la Baie James, rendus présents symboliquement à travers le discours de la mère. L’exclusion du père est la négation d’un être présent et le drame de ces jeunes garçons est sans doute lié à l’impératif de s’identifier à un être nié.

Circonstances

Les circonstances du suicide proprement dites n’offrent pas un portrait aussi unifié des situations propres à chaque type, ni un contraste aussi marqué avec celles de l’autre type. Cela se comprend. Les circonstances immédiates d’un suicide demeurent parfois obscures pour les informateurs eux-mêmes, sans parler de la difficulté d’y voir clair à travers l’enquête elle-même. Il est plus facile de comprendre le sens d’une vie en interprétant les paroles des informateurs que d’interpréter des circonstances souvent aléatoires. D’autre part, les circonstances à la faveur desquelles un parcours de vie impossible à poursuivre pour les auteurs d’un suicide sera révélé sont diverses et largement contingentes.

L’enquête permet toutefois d’établir, et c’est l’essentiel, que les circonstances d’un suicide sont vues par leurs auteurs comme révélatrices de ce qu’ils « savent » déjà, c’est-à-dire que leur projet est irréalisable. Je rappelle que le pathos ou les passions mises en scène dans l’action de ces jeunes consiste en la poursuite d’un projet sciemment mené en sens contraire de l’orientation normative où réside l’avenir. Les circonstances du suicide condensent cette situation existentielle et simplifient la situation, révélant du coup l’irréalisme du parcours et n’offrant pour ainsi dire d’autre choix que d’accepter ce verdict.

Je prendrai l’exemple de Thierry, cet adolescent dont le père est décédé quand il avait 10 ans et qui s’est résolu à être l’homme de la maison. Il s’agit d’un cas typique d’un jeune qui veut exercer les rôles d’adulte dans sa famille. Il joue un rôle « protecteur » à l’égard de sa mère et adopte un comportement d’un petit homme parfait (il ne boit pas, il ne fume pas, va reconduire les amis de sa mère après les partys, etc.). Il n’exclut toutefois pas la possibilité de se marier, mais c’est un projet de mariage bizarre. Il veut marier sa première blonde (elle a 17 ans : c’est une enfant). Or, dans son projet de vie de couple, c’est lui qui resterait à la maison et c’est elle qui irait travailler ! Sa blonde le quittera quelques mois avant qu’il ne se suicide (il est inconsolable). S’ajoute à ce chagrin la mort de son chien (il est démesurément inconsolable). Les circonstances immédiates du suicide éclairent son projet impossible : suivi par un psychologue (et non en psychiatrie, il convient de le préciser), l’enfant rencontre celui-ci avec sa mère. Le psy lui fait comprendre qu’il doit se détacher de sa mère et, en fait, il s’occupe autant de la mère que de l’enfant. Elle doit mener sa vie et l’enfant doit comprendre cela. Ce soir-là, la mère décide, chose qu’elle ne fait jamais, d’écouter le psy et d’aller coucher chez son chum, laissant Thierry seul à la maison, non sans lui promettre de revenir tôt le lendemain. Le projet de « mariage » de Thierry s’étant avéré un échec, et la mère se liguant, si l’on peut dire, avec le psy, pour lui donner tort, le départ de celle-ci signifie pour lui l’impossibilité de réaliser son fantasme d’être l’homme de la maison pour sa mère. Il se pendra immédiatement après le départ de sa mère (à son retour le lendemain matin, elle verra qu’il est déjà tout raidi). Dans le cas qui nous occupe, on peut dire que, pour Thierry, ce projet à sens contraire de la réalité normative qu’il sait devoir poursuivre est parvenu à son terme. C’est terminé.

Bien sûr, on peut imaginer qu’un incident quelconque aurait pu l’amener à différer ce plan (imaginons que sa soeur lui rende visite, ou que son ex-blonde lui téléphone, comme ça, juste pour avoir de ses nouvelles, etc.). Cela ne change rien au fait que son suicide s’est produit en une sorte d’alignement des planètes qui ont révélé que ce projet pathologique, objet de toute une (courte) vie était voué à l’échec. Ces circonstances n’agissent pas de l’extérieur d’une vie (émanant d’un « contexte » en quelque sorte étranger ou neutre) en tant que « facteurs précipitants ». Elles appartiennent entièrement à la trame singulière d’une vie et deviennent, pour son auteur, significatives en ce qu’elles condensent une biographie.

La suicidologie a orienté l’appréhension du suicide, toute tournée vers sa répression, sur l’identification de « facteurs précipitants » qui sont trop divers et par trop contradictoires pour permettre de comprendre un seul suicide. Ici, c’est le surcroît de travail qui aura précipité le suicide, là, c’est l’absence de travail, dans tel cas, la rupture amoureuse aura déterminé le passage à l’acte, dans tel autre c’est au contraire l’impossibilité de se soustraire d’une telle relation. Finalement, la misère économique devenue insupportable équivaut à la richesse qui ouvre à l’insatisfaction perpétuelle. Outre le fait que pareille intervention extérieure de causes sociales diverses et multivoques oblige à leur attribuer un déterminisme causal fort (une rupture amoureuse cause le suicide, la perte d’un emploi aussi, et ainsi de suite), il reste surtout qu’aucune n’est appréhendée du point de vue de la signification qu’elle a pu avoir dans une vie et donc du sens qu’a pu avoir ce suicide. C’est l’imbrication de cette cause extérieure dans le sens d’une vie qu’elle condense qui donne à cette « cause » sa causalité.

D’autres cas de suicide éclairent ce rapport des circonstances à l’acte. Parfois, c’est la banalité des événements qui, pour avoir conduit ceux qui les ont vécus à mettre fin à leurs jours, est proprement désarmante et, partant, significative. Celui-ci se suicide après une engueulade avec ses amis à la suite d'une gaffe comme il en arrive chaque jour à des tous les adolescents, celui-là parce que sa blonde le quitte pour un bum (selon ses propres termes), celle-là se suicide parce que sa « meilleure amie » s’en va vivre à Rouyn. Pour rien, a-t-on envie de dire. Or c’est ce rien qui éclaire l’impréparation radicale de ces jeunes à affronter la vie. Ces trois jeunes sont, de l’avis de leur entourage, des petits enfants parfaits. Ils mettent à vrai dire toute leur énergie à être aimés par tout un chacun, car ils se sentent faibles et ont besoin d’un support constant. Une vétille les jette à terre. La mort de leur chien est une catastrophe. Ils ont des peines d’enfants décuplées par leur énergie adolescente. Ils se sentent faibles, trouvent la vie cruelle, dure, et ont tôt fait de conclure qu’ils ne sont pas faits pour elle.

Ces exemples éclairent le pathos auquel ces suicides appartiennent. Il s’agit de suicide d’adolescents, on a envie de dire des enfants, qui bien que de manière différente, ont peur de devenir adultes, les uns par exemple ne se voyant pas faits pour ce monde cruel, ou l’autre voyant anéanti son projet irréaliste de devenir l’homme de sa mère. C’est ce qu’éclaire la lettre d’adieu d’une adolescente, intitulée « la peur », et dont voici un extrait :

La vie ne laisse le choix qu’aux plus forts, les plus faibles se blessent se reblessent à jamais, pourquoi ? Moi je fais partie des plus faibles, ceux qui sont toujours mal, seuls ; ils n’y arrivent pas, nombreux ils se sentent seuls, ils pleurent, ils pleurent, sans jamais s’arrêter.

Dans certains cas, les circonstances demeurent obscures mais certains éléments laissent deviner une autre dynamique qui entre peut-être en jeu. Dans le cas du drame oedipien auquel nous avons fait référence, la révolte contre la mère (et les services sociaux) entre en ligne de compte. Dans deux autre cas, et dans chacun de ceux-ci peu avant le suicide, ces adolescents se révolteront contre leur mère, l’un parce que celle-ci s’inquiète encore de lui, au vu et au su de ses amis, alors qu’il a 17 ans, l’autre parce que, derrière la prise en charge (à mon avis scandaleuse) par les services sociaux il voit, à juste titre, sa mère.

Cette haine de la mère est peut-être à mettre en rapport avec le mythique « meurtre du père » sur laquelle la psychanalyse s’est tant attardée. La peur du monde adulte, ou la volonté de demeurer avec la mère, est effectivement vécue à travers un rapport privilégié à celle-ci dont le caractère problématique n’est pas sans échapper à ces enfants. Pris dans les filets de ce rapport hyper-protecteur, la difficulté d’y échapper, si elle se manifeste à leurs propres yeux comme une faiblesse congénitale (ils ont peur, ils se sentent faibles, etc.) leur apparaît, d’un autre côté hyper-exigeante car l’émancipation, au lieu d’être la voie normale à suivre parce que ouverte par les parents (en l’occurrence, par la mère) est fermée : il faudrait « tuer » la mère pour s’en sortir ou, en tout cas, rompre avec elle (affectivement) pour se sauver soi-même. Le prix à payer paraît énorme.

Le refus du devenir adulte

Passons maintenant au deuxième type de suicide jeune, celui qui témoigne d’un refus actif, militant, du devenir adulte. Qu’est-ce qui distingue ce refus de la peur maladive que j’ai décrite ?

Il s’agit de jeunes dans la vingtaine (moyenne 23-24 ans, distribution de 19 à 30). Par leur âge, ce sont des jeunes, et non des adolescents. Aucun ne vivait avec l’un ou l’autre de ses parents au moment de son suicide ; à vrai dire, ils ont quitté leur famille à un très jeune âge et se sont jetés avec frénésie hors de celle-ci et du monde protégé de l’enfance, si tant est que cet univers ait jamais eu quelque réalité pour eux. Ils quittent la maison à 15-16 ans, échappant de toute façon à leurs parents même quand ils habitent avec eux, et c’est un trait commun à la plupart des filles de l’échantillon de partir vivre avec leur chum à l’adolescence. Se soustrayant à l’autorité parentale, ces jeunes s’installent dans les marges de la société, quand ils ne sont pas carrément en rupture avec elle. Si les adolescents du type III sont de petits enfants parfaits, les jeunes du groupe II sont tous plus ou moins délinquants. Leur vie entière paraît ne se caractériser que négativement, en un refus (de la société, de ses règles, de l’autorité, du monde adulte, etc.). Ils commencent à fumer la cigarette à 8-9 ans, à prendre de la bière et fumer du pot à 10-12 ans, partent habiter avec leur chum à 13 ans et demi, 15 ans ou 16 ans. Ils sont constamment la cible des policiers, qui les connaissent tous personnellement, ou des citoyens. Ils dérangent car, en réalité, ils ne vivent ni dans leur famille, ni dans la société, ils vivent dans leur gang, un milieu qui ne sera jamais un lieu de transition vers l’âge adulte car c’est le « monde » dans lequel ils souhaitent s’installer à jamais, c’est le lieu de leur fuite de « la société ».

Ce refus est thématisé et prend ultimement la forme de la haine de « la société » en général : c’est ce dont parlent les chansons qu’ils écoutent ou les textes qu’ils écrivent. Or, ces jeunes ne veulent pas changer le monde et leur refus du monde adulte n’est pas d’ordre politique. Ils ne veulent pas y entrer, tout simplement. Ils n’ont d’ailleurs aucun « projet » sauf, épisodiquement et tardivement, celui de se raccrocher, c’est-à-dire de mettre un terme à cette négativité qui caractérise leur vie. Ce refus d’y entrer aussi esthétisé : à travers leur habillement, leur démarche, ou leur comportement de groupe, leur vie à la marge, ils s’installent dans une sorte de camp retranché, incommunicado. Ce refus est d’ordre expressif, plutôt que politique, et on a l’impression qu’ils sont agis par lui, d’une manière obsessive.

Ce refus expressif de franchir quelque pont que ce soit qui, un jour, les conduise au monde adulte, me paraît témoigner d’une tendance profondément anomique propre à la société contemporaine. Les parents, amis, professeurs de ces jeunes en témoignent abondamment. Ils sont unanimes à dire qu’ils sont « insatiables », qu’ils voulaient « tout à la fois », qu’ils visaient « l’inaccessible ». Si le concept d’anomie faisait partie du lexique commun, tous nos informateurs l’auraient employé pour décrire ces jeunes ! Leurs parents avouent d’ailleurs très franchement et d’entrée de jeu, qu’ils ont perdu le contrôle de leur enfant dès le plus jeune âge : « il a toujours fait ce qu’il voulait » ; « elle a toujours gagné sur nous ». Ces enfants, toujours avec l’assentiment implicite et parfois avec l’accord explicite de leurs parents, se sont installés irrémédiablement et très tôt dans un univers qui échappait totalement à ceux-ci et à toute règle, univers dont ils ne soupçonnaient souvent même pas la réalité. Essayons de préciser les contours de cette propension anomique. Il y a lieu de distinguer deux modes de constitution anomique de soi, l’un étant principalement, bien que non exclusivement, masculin, l’autre étant typiquement féminin.

La vie de tous les jeunes hommes et de certaines jeunes filles se caractérise par une impréparation générale et radicale à la vie adulte. Ils n’ont aucun point d’ancrage dans le monde de l’autonomie adulte, si tant est que l’on accepte d’utiliser comme indicateurs ceux qui témoignaient jusqu’à tout récemment de l’entrée dans l’âge adulte : mariage (ou union libre) ou en tout cas relation amoureuse stable, emploi ou occupation sur la base duquel un avenir peut être envisagé, études préparant à la vie professionnelle. Ni diplôme, ni emploi, ni mariage ou relation de couple stable ou à prétention stable, nulle indépendance. Certes, aucun de ces critères, pris en lui-même, n’est absolu car il s’agit d’indicateurs du devenir adulte. Admettons toutefois que l’on ne devient pas adulte, aujourd’hui, en accomplissant un exploit guerrier ou en devenant un vrai partisan des Canadiens de Montréal. Le tableau 4 résume la situation de ces jeunes du point de vue de leur occupation au moment de leur suicide et du plus haut niveau d’étude atteint.

Tableau 4

Distribution des jeunes de type II selon leur occupation et le plus haut niveau scolaire atteint

Distribution des jeunes de type II selon leur occupation et le plus haut niveau scolaire atteint

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Allons-y de quelques observations en nous attardant surtout aux hommes de l’échantillon.

  1. Aucun des jeunes hommes n’a complété ses études secondaires. C’est peu dire qu’ils soient des décrocheurs. Le niveau d’études atteint n’est jamais clair dans l’esprit des parents et il faut, pour parvenir à le préciser, remonter le fil du temps avec eux. La plupart ont doublé une ou deux années scolaires au primaire et ils finissent par être admis à l’école secondaire parce qu’on les place dans des cheminements particuliers. Si Mathieu (22 ans) a une formation en mécanique, il n’a pas été possible d’établir s’il s’agissait simplement de cours suivis ou d’un diplôme obtenu en bonne et due forme. Quoi qu’il en soit, Mathieu n’a jamais travaillé comme mécanicien. Quant à Michael, qui travaille comme « soudeur », il semble qu’il n’ait jamais suivi de cours pour le devenir.

  2. Tous les jeunes hommes de l’échantillon ont vécu de l’aide sociale depuis qu’ils ont 18 ans ; un seul faisait exception au moment de son suicide (travaillant comme soudeur depuis six mois, période avant laquelle il vivait de l’aide sociale).

  3. Deux des jeunes de l’échantillon, Mathieu (22 ans) et Mélanie (26 ans) sont des revendeurs de drogue et gagnent ainsi leur vie. Mathieu et son cousin avaient le contrôle de la revente dans leur petite ville (3000 habitants). Il s’agit d’un délinquant sérieux : son cousin et lui, petits caïds, étaient la terreur de leur école et se sont même permis de « jouer dans le dos des Hell’s » dans leur commerce de drogue. La police a trouvé une serre hydroponique de culture de marijuana au sous-sol de la maison de Mélanie, en enquêtant sur son suicide. Elle était d’ailleurs bien connue des policiers, fréquentant les milieux criminalisés.

  4. Si les filles sont plus scolarisées, aucune d’entre elles n’occupe un emploi en vertu d’un diplôme quelconque. Deux d’entre elles n’ont pas terminé leurs études secondaires, l’autre s’est inscrite au cégep pour abandonner après un an. Deux d’entre elles, finalement, paraissaient vouloir se raccrocher en suivant des cours d’infirmières, profession typiquement féminine.

Il faut insister sur les similitudes remarquables des parcours de vie de beaucoup de ces jeunes, surtout pour les garçons (mais le parcours de Mélanie, 26 ans, est analogue au leur). Ces jeunes ont « décroché », non seulement de l’école, mais d’un parcours quelconque qui les conduise à affirmer une autonomie dans le monde. De plus, aucun de ces garçons n’a jamais connu quelque relation amoureuse stable que ce soit (sauf l’un d’entre eux, qui a eu un enfant avec une femme qui l’a quitté au cours de l’année précédant son suicide : Michael, 24 ans). Il est remarquable, à cet effet, que tous (sauf un) vivaient de l’aide sociale au moment de leur suicide. Le cas des jeunes femmes est différent. Trois d’entre elles ont au moins amorcé des études collégiales. Il serait plus exact de dire qu’elles se raccrochent, tardivement, à un parcours professionnel, au demeurant typiquement féminin (soins infirmiers ou secrétaire de dentiste). C’est une autre forme d’anomie, cependant, qui caractérise la vie de ces jeunes filles, une forme d’anomie « psychologique ».

Est-ce un hasard ou un fait significatif en lui-même, toujours est-il que les jeunes femmes du corpus illustrent un cas que je qualifie d’anomie psychologique d’ordre affectif. La première chose et la plus constante qu’on nous dit à leur endroit, c’est qu’elles sont « insatiables », que leur désir ne rencontre pas de limites, qu’elles ne sont jamais satisfaites. « Elle vivait à 100 miles à l’heure », dit une des mères : « elle voulait tout en même temps », dit le chum d’une autre fille » ; « on aurait dit qu’elle voulait l’inaccessible », de rapporter la soeur d’une autre. Leur quête de reconnaissance amoureuse par un homme ne connaît pas de limites, insatisfaites qu’elles sont même lorsqu’elle est obtenue. Leur vie est scandée par une consommation d’hommes qui n’en font jamais assez et qui les quitteront inexorablement dans la mesure où elles élèvent à leur endroit des exigences démesurées, « insatisfaisables ». D’une manière caractéristique, ces ruptures se terminent toujours par un chantage au suicide. Ce type de comportement remonte à très loin dans l’enfance (j’y reviendrai). Une de ces jeunes filles s’est par exemple livrée, dès la rupture avec son premier chum (à l’âge de 15 ans), à une parodie de suicide : elle s’est jetée en bas d'un pont, un tout petit pont en fait, avec sa bicyclette, dans deux pieds d’eau, juste devant un hôtel, à une heure d’affluence. À chaque rupture, ce sera la même chose jusqu’à ce qu’elle décide de se tuer pour vrai. Significativement, elles quittent toutes la maison familiale (sauf une) pour aller vivre avec leur chum à un âge précoce : à 13 ans et demi, à 15, 16 et 17 ans. Autre élément allant dans le sens de cette anomie psychologique : toutes ces jeunes femmes (sauf une) sont dépendantes de la cocaïne, drogue anomique par excellence dans la mesure où carburer à la coke, c’est carburer au manque, plutôt que de rechercher l’effet positif (euphorisant, étranger) qu’une drogue amènerait. Indomptables, fantasques, déterminées à ne pas suivre les traces de leurs mères, quittant la maison familiale à un très bas âge, ces jeunes femmes ne cherchent pas la réalisation professionnelle, la reconnaissance publique ou la réussite individuelle. Leur liberté semble passer par l’obtention, par un homme et leur reconnaissance comme femme. Il y a quelque chose de paradoxal dans ce désir, enfantin, d’être aimée, par-dessus toute autre chose, et dans le fait que cette passion immature s’exprime à travers une liberté qui, si elle est disposée à briser tous les tabous sexuels, s’enferme exclusivement dans la réalisation du genre propre. Ces traits d’anomie psychologique me permettent de faire la transition vers le deuxième niveau d’analyse, à savoir la causalité à laquelle se nourrit cette anomie délinquante, existentielle et psychologique.

Contexte familial

Si les adolescents du type III furent surprotégés par leur mère qui a procédé à l’exclusion du père, ceux du type II n’ont, pour ainsi dire, pas eu de parents. On peut affirmer sans exagérer qu’ils ont connu l’effondrement de l’instance parentale. Il est déjà remarquable, en effet, que, si l’on se réfère au groupe A (tableau 3), un seul de ces jeunes a grandi dans une famille « intacte » (avec ses deux parents), tous les autres provenant de familles séparées ou dont le père est décédé (un cas). Le même mode dominant ressort du groupe B : six jeunes sur dix proviennent de familles séparées, alors que dans deux cas, le père est décédé (dont un par suicide alors que l’enfant avait 11 mois) ; deux finalement ont vécu dans des familles intactes. Si on compare cette situation à celle des jeunes de type III, ce mode est significatif. Lorsqu’on va plus en profondeur, cependant, pour connaître l’enfance et l’adolescence de ces jeunes, il ressort unanimement que les parents ont perdu le contrôle de leurs enfants, ce que les autres informateurs confirment. Cela vaut pour tous les cas, il faut y insister, quel que soit le mode de l’effondrement de l’instance parentale dont je voudrais distinguer quelques modalités.

La première modalité consiste en ces cas où l’instance parentale n’a pas survécu à la séparation, ce qu’on pourrait appeler la famille décomposée. D’une manière très significative, dans le cas des séparations, ce sont les enfants qui choisissent leur « parent » de prédilection, comme et quand bon leur semble. Je veux dire qu’ils appelleront papa pour leur demander d’aller rester chez lui parce qu’ils sont « écoeurés de maman » ou alors ils trouveront refuge chez grand-maman parce qu’ils sont « écoeurés de leurs deux parents ». Les séparations conjugales étant devenues si courantes (grosso modo, quatre mariages sur dix finissent par un divorce, rupture qui tend à survenir de moins en moins longtemps après le mariage), on ne saurait voir dans cette condition « normalisée » un problème en soi. Ce qui compte, ici, c’est que, pour diverses raisons, l’instance parentale n’a pas survécu à la rupture. L’absence d’autorité (je ne veux pas dire de « sévérité ») parentale, capable de faire valoir une norme dans la constitution de soi que les jeunes sont appelés à saisir, existe objectivement, pourrait-on dire. Ou encore : c’est l’arbitraire érigé en « norme » (la possibilité de jouer papa contre maman, maman contre papa, grand-maman contre papa-maman). Le trait dominant de cette socialisation consiste en la possibilité de se soustraire quand bon leur semble à l’autorité de l’un ou de l’autre fait en sorte que l’éloignement par rapport à la règle constitutive de soi est congénital dans leur éducation.

Dans d’autres cas, l’instance parentale s’est déjà effondrée culturellement, d’une manière qui avoisine l’abandon parental pur et simple. À cet égard, si l’effondrement de l’instance parentale dont j’ai parlé plus haut est assimilable, métaphoriquement, au « rôle du père », l’effondrement culturel renvoie plutôt au « rôle de la mère », à cette figure protectrice et compréhensive. La séparation est seconde, ici, dans la mesure où l’effondrement culturel de l’instance parentale est préalable à la séparation. Bryan (19 ans) n’a ainsi jamais eu de parents. Sa mère l’a eu à 15 ans, son père en avait alors 17, et ni l’un ni l’autre n’ont été capables de s’établir comme parents : ils étaient eux-mêmes des enfants. Le cas de Mélissa (19 ans) est plus troublant. Elle est partie vivre chez son chum de 18 ans alors qu’elle n’avait que 13 ans et demi, avec l’aval de ses parents qui vivaient encore ensemble à ce moment. Se convainquant eux-mêmes que leur fille « devait vivre ses expériences » et insistant à son endroit pour ne pas « que ses notes scolaires baissent », ces parents ont laissé partir leur fille à un âge où beaucoup jouent encore à la poupée. Deux ans plus tard, Mélissa appelait sa mère en pleurant pour qu’elle vienne la chercher, incapable, semble-t-il, de quitter par elle-même le « domicile conjugal » où sa liberté l’avait supposément conduite. Le cas suivant est tout aussi troublant : Yvon (22 ans) a vécu, à partir de l’âge de 16-17 ans, dans une maison roulotte où sa mère, monoparentale, l’a carrément abandonné pour aller vivre avec son chum, qui incidemment la battait. Laissé à lui-même sans qu’il l’ait demandé, dans une maison sans téléphone, tout seul avec les chiens dont il doit s’occuper (il semble que le nouveau chum de la mère ne voulut ni du fils ni des chiens), la vie d’Yvon s’est décomposée jusqu’à son suicide, l’univers dans lequel il vivait étant dans un état de délabrement choquant (plus d’eau, pas de téléphone, plein de merde de chien dans la maison, etc.).

Contexte social

En alignant ainsi des cas troublants de jeunes auxquels a fait défaut autant « la figure du père » que « la figure de la mère », je crains de me retrouver dans la position d’un travailleur social désignant à l’opprobre public les parents « dysfonctionnels ». En poussant plus en profondeur l’analyse du contexte social auquel appartient un milieu familial qui s’est révélé pathogène, il est possible de suggérer que ces familles effondrées ou décomposées s'insèrent elles-mêmes dans la décomposition du milieu social d’origine des parents. Plusieurs faits inattendus, apparus tardivement durant l’enquête, de telle sorte que je n’ai pas, dans tous les cas, tenté d’en savoir plus, m’incitent à suggérer, ne serait-ce qu’à titre indicatif, qu’une décomposition sociale plus large est à l’oeuvre chez ces familles. Voici donc trois cas d’espèce que je soumets.

Deux des familles qui ont « perdu le contrôle de leur enfant » en bas âge (il s’agit de Mathieu, 22 ans et de Sandy, 30 ans) sont en fait des familles de paysans déchus, forcés de vendre leur terre et de s’établir « en ville » quand leur enfant était encore jeune (respectivement à 6 et à 10 ans). Ces parents, nés dans les années cinquante, étaient eux-mêmes issus de familles nombreuses, la mère de Mathieu ayant 10 frères et soeurs et le père de Sandy venant d’une famille de 13 enfants. Ces paysans déchus, du moins j’en fais l’hypothèse, se sont montrés incapables de passer d’un mode de socialisation basé sur l’intégration de l’enfant à une économie domestique (la ferme familiale), à un mode de socialisation qui s’appuie sur l’école et sur le soutien qu’y apportent les parents. Dans leur esprit, en tout cas, leurs problèmes commencent quand ils « arrivent en ville ».

Un autre aspect de la décomposition sociale à laquelle j’associe l’effondrement de l’instance parentale me paraît lié à la fin du Canada français. J’ai été frappé, à un moment donné de mon enquête, par la taille de la fratrie des parents des jeunes qui se sont suicidés, surtout chez ceux du type II, et j’ai commencé alors à m’intéresser à cet ordre de faits. Rappelons que ces jeunes, qui se sont suicidés autour de l’an 2000, étaient nés entre 1975 et 1980. Leurs parents sont nés pour la plupart dans les années cinquante. Donnons-nous un terme de comparaison. La majorité des enfants qui naissent à un moment particulier dans une société sont issus des générations de mères qui se trouvent à avoir, à ce moment, l’âge modal à la maternité, soit, pour l’époque, entre 25 et 35 ans. Pour dire la chose autrement, les enfants qui naissent aujourd’hui « ont tendance » à naître d’une mère qui a aux alentours de 30 ans (plutôt que de 18 ou 42 ans). En pratique, pour les cas de ce type, ces enfants nés entre 1975 et 1980 sont pour la plupart issus de parents nés eux-mêmes dans les années cinquante (leurs propres parents étant nés en général dans les années vingt du 20e siècle). Or, si on regarde la descendance finale des femmes québécoises nées à partir de 1917, aucune des générations subséquentes n’aura plus de 3,35 enfants[12].

Il semble bien que certaines des familles abitibiennes qui font partie de mon corpus soient atypiques, si on les compare à la moyenne des familles québécoises en prenant appui, il est vrai, sur un seul indicateur, la fécondité. Deux cas de figure apparaissent. Soit que leurs enfants nés dans les années soixante-dix appartiennent eux-mêmes à une famille qui, par sa taille, ressemble davantage à une famille canadienne-française qu’à une famille québécoise ; soit que leurs parents, nés pourtant dans les années cinquante, sont eux-mêmes issus de familles très nombreuses et, à vrai dire, appartenant encore, imaginairement, au Canada français. Commençons par ce dernier aspect. Il faudrait évidemment des données sur l’Abitibi seulement afin d’étayer ces hypothèses, mais je crois qu’il est raisonnable d’affirmer que les parents de ces enfants provenaient eux-mêmes de familles exceptionnellement nombreuses pour leur époque. J’ai calculé la taille moyenne de la fratrie des parents des jeunes suicidés. Les pères de ces jeunes étaient en moyenne issus d’une famille de 10 enfants ; les mères de ces jeunes étaient en moyenne issues d’une famille de 7 enfants. J’ai fait le même calcul pour les parents des jeunes du type III (moyenne de la fratrie de 6 pour leurs pères et mères). Je pose l’hypothèse que les parents des jeunes du type II appartiennent imaginairement au Canada français, c’est-à-dire au mode de reproduction familial de la société (Bouchard, 1996). Ils destinaient leur enfant à vivre dans un autre monde ou alors ils n’étaient pas préparés à les intégrer au monde où ils sont effectivement nés.

Les cas suivants peuvent illustrer la pertinence de cette piste d’interprétation. Rachelle est née en 1975, la neuvième et dernière enfant de la famille, à 7 ans de distance de son dernier frère. Ses parents étaient des pionniers venus du comté de Bellechasse pour coloniser l’Abitibi à la fin des années quarante, la mère venant rejoindre son mari après qu’il eut installé l’habitation familiale. Leur famille s’étend de 1950 à 1975, soit sur deux générations, le gros de la famille étant né « au Canada français », Rachelle, dans la société québécoise. Le père de Rachelle s’est lui-même suicidé quand elle avait 11 mois, soit après la naissance de son neuvième enfant. Née « après la famille », Rachelle sera à vrai dire élevée par ses frères et soeurs, vivant tantôt chez l’un, tantôt chez l’autre. Le cas de Michael est comparable. Son père est né en 1943, premier enfant d’une famille de 11. Tout ce que je sais faire, dira-t-il répétitivement, c’est travailler, avouant être incapable d’être père de par lui-même, c’est-à-dire, sans l’intermédiaire d’une mère qui l’introduit dans ce rôle et qu’il complète. Le cas de Carole est comparable. Sa mère est déménagée en Abitibi quand elle était elle-même une enfant (elle avait 10 ans) avec ses parents et ses 10 frères et soeurs. Sa famille en est une de « pionniers ». Elle a passé sa vie sur une ferme qu’elle quittera pour suivre son mari (alcoolique et routier). Ils se sont séparés assez tôt.

Comme dans le cas des paysans déchus, je crois qu’il est raisonnable de penser que ces enfants, issus de familles canadiennes-françaises par leur origine sociale, sont nés dans la société québécoise et se sont trouvés à avoir des parents perdus dans un monde qu’ils ne connaissaient pas. Ce qui frappe, en tout cas, en écoutant ces parents, c’est à quel point ils étaient eux-mêmes perdus dans le monde où sont nés leurs enfants, comme s’ils n’avaient plus aucun point de repère. Ces parents, du moins j’en fais l’hypothèse, auraient été bien disposés à socialiser leurs enfants pour qu’ils appartiennent à la société de la famille canadienne-française, mais ils se sont montrés incapables de les intégrer à une nouvelle société.

D’une manière plus générale, il y a une décomposition sociale observable surtout dans les communautés périphériques. La colonisation de l’Abitibi, si illusoire qu’il fut d’aller y faire pousser des carottes polaires (selon l’expression de Richard Desjardins), a comporté une dimension épique et impliqué une mobilisation populaire dont le tissu était la famille. On a fondé « au nord du nord » des communautés dont le ressort était la reproduction familiale de la société. Bien que conceptualisé dans le cadre de la société saguenéenne, ce modèle théorisé par Gérard Bouchard (1996) me paraît décrire à la perfection la situation abitibienne. Or, le ressort de ce type de développement social s’est brisé overnight laissant çà et là des agglomérations qui n’ont de communauté que le nom. Le cas d’Yvon, auquel j’ai déjà fait référence, me semble lié à la décomposition du tissu socio-familial d’une communauté excentrée de l’Abitibi. Abandonné par sa mère dans une maison roulotte, il vivait en fait à l’entrée d’un village du nord-ouest de l’Abitibi, dans ce qui peut être le mieux décrit comme un parking de maisons roulottes qui ressemble à tout sauf à une communauté. Ce simulacre de banlieue d’un village qui n’a pas 100 ans ressemble à une agglomération où auraient échoué, sans trop savoir ni pourquoi ni comment, un groupe d’individus. Habitat désolé, on y croise des chiens errants et des bandes de jeunes qui font du skate sur le perron de l’église en attendant que la municipalité leur construise une vraie rampe où ils pourront faussement tromper l’ennui. J’ai rencontré, dans la même journée, une jeune fille qui m’a appris, en passant, qu’elle avait emménagé dans la maison de la femme dont elle garde les enfants (au lieu de continuer de vivre avec sa mère qui habite le même village, à trois coins de rue) parce que ça fait moins long pour aller travailler, un jeune homme qui gardait trois enfants dont un venait de se sauver (personne ne sait où, et on s’en fout), et un vieux curé qui racontait qu’il avait tenté de convaincre une jeune femme de ne pas se suicider dans son église. La situation des jeunes, les amis d’Yvon, qui y vivent est si insensée qu’on a simplement envie de leur conseiller de partir et de se ficher du reste.

Si j’ai raison de soupçonner que le suicide des jeunes (de type II) est en partie lié à la fin du Canada français, il faut conclure que la causalité sociale à laquelle on fait face ici ne concerne pas la famille en tant que telle, mais la place de la famille dans la société, ce qui est très différent. Si on veut me faire dire qu’il y a quelque chose de québécois dans le suicide des jeunes, j’invoquerais cet unique aspect. Je ne doute pas, cependant, que des conditions analogues se retrouvent ailleurs, dans un pays comme la France, par exemple, où la paysannerie familiale (où l’on constate les plus forts taux de suicide) connaît un état de décomposition semblable.

Circonstances

Les circonstances dans lesquelles les jeunes dont je classe le suicide dans le type II sont décédés confirment le diagnostic d’anomie dans la mesure où elles expriment, d’une part, l’exaspération propre à cette quête et, d’autre part, l’épuisement qui peut aussi en résulter. Encore ici, des différences nettes (bien que non mutuellement exclusives) apparaissent entre garçons et filles, les premiers se tuant dans un mouvement d’exaspération qui culmine dans la haine de soi, les secondes terminant leur course folle vers l’inatteignable épuisées.

Un premier type de circonstances me paraît ressortir clairement, celui de la haine de soi. Le cas de Paul-André (19 ans) est typique. Raté à l’école, vivant de l’aide sociale, dépendant de la drogue, il mène avec sa gang une vie de foire perpétuelle. Il s’agit d’un jeune de style gothique-punk, avec plusieurs boucles d’oreilles, qui rejette « la société » en général. Peu à peu, dira son amie, il développera une image négative de lui. Il n’est « rien qu’un drogué », il est « mauvais ». Les circonstances de son suicide éclairent l’importance de cette image de soi dans l’acte fatal. S’étant fait une blonde deux semaines auparavant, il décide de partir avec elle et de traverser le Canada sur le pouce. Le voyage vire au cauchemar : non seulement les deux amoureux se séparent après s’être « bagarrés » tout le temps mais Paul-André se bagarre pour de vrai, cette fois, dans un parc de Vancouver. La bagarre est sérieuse : elle laisse son adversaire étendu au sol. C’est en tout cas ce que raconte Paul-André, seul témoin de ce qui lui est arrivé. Il revient en Abitibi, convaincu d’avoir tué quelqu’un à Vancouver et hanté pour ainsi dire par ce fantôme, par son propre côté obscur. Peu de temps après et tout juste avant d’avoir 20 ans, il se suicidera. Les policiers chargés de l’enquête sur sa mort ont tenté de savoir s’il y avait un cas de mortalité inexpliqué à Vancouver. Or, personne n’y est décédé de mort violente pendant les quelques jours du séjour de Paul-André. Quoi qu’il en soit de la vérité de l’affaire, que Paul-André ait vraiment tué quelqu’un ou qu’il l’ait simplement cru, cela ne change rien : cette histoire confirme qu’il vivait vraiment dans un monde cauchemardesque, et est venue confirmer l’image qu’il se faisait de lui-même. Il est mauvais ; il se hait. Il veut en finir avec lui-même.

Le cas de Mathieu est analogue. Il est un petit délinquant qui a pris, avec son cousin, le contrôle de la revente de la drogue dans leur ville. Le trait le plus caractéristique de de l'éducation de Mathieu est qu'il berne complètement ses parents (sa mère, en fait, une catholique convertie à une secte protestante). Elle ne voit rien de ce qui se passe. Il se suicidera après avoir passé trois mois d’enfer à entretenir une culture hydroponique de marijuana avec son cousin, les deux étant devenus ennemis dans la même maison (ils se méfient à un tel point l’un de l’autre que chacun dort avec une batte de baseball). Son cousin s’étant sauvé avec la récolte, il reviendra en Abitibi (leur culture de marijuana était dans une autre région), découragé de la vie et se haïssant lui-même. Il est mauvais, diabolique. Il se suicidera peu après avoir eu avec sa soeur, la veille de son suicide, une longue conversation dans laquelle il l’encourage à continuer d’aller à l’église et à ne pas être mauvaise, comme lui.

Or, d’une manière typique, ces jeunes développent une image sombre d’eux-mêmes, se voient comme de mauvaises personnes, image qu’ils vont parfois jusqu’à esthétiser, dans leur parure ou à travers l’identification à un style de musique. Ce parcours erratique les voit osciller constamment d’une manière immature entre la haine de soi et la haine des autres. Ce voyage dans le trou noir de l’adolescence prendra fin lorsque, d’une manière dramatique, un événement, peu importe lequel, viendra « confirmer » l’image de soi que cet adolescent aura construite[13]. La manière dont j’ai appris l’histoire de Paul-André vaut d’être racontée. La jeune fille qui me l’a narrée était sa meilleure amie (elle avait 17 ans au moment de son suicide). Ils étaient simplement amis, insiste-t-elle. Voulant en savoir davantage à propos de leur consommation de drogue, je lui ai demandé ce que c’était pour elle prendre de la drogue. Elle me dit : « Pour moi, c’était un choix de vie ; j’aimais cette vie renversée ». Ce qui m’a frappé dans son affirmation c’était que cette vie renversée était pour elle, un choix. Effectivement, Nancy était bonne à l’école, excellente en fait : elle avait de bons parents, un environnement sur lequel elle pouvait éventuellement se rabattre. Elle faisait du tourisme dans le trou noir de l’adolescence, comme les riches visitent parfois les quartiers pauvres, pour voir comment c’est, tout à fait consciente de la possibilité de quitter ce trou noir. Elle s’est consacrée à être une enfant reportant le devenir adulte en sachant bien qu’un jour cela allait prendre fin : elle était préparée pour cela. Paul-André y était enfermé.

Il y a certes une amplification imaginaire de cette image de soi, analogue en la matière à la haine de la société, en général. J’insiste sur le fait que le problème ici n’est pas la drogue, l’alcool, ou quoi que ce soit du genre. Le problème est de se perdre dans l’idéalisation morbide de son identité. L’imaginaire adolescent peut tout aussi bien peindre le monde en couleurs pastel et faire le projet de le changer de fond en comble en un été, ou encore se le représenter tout en noir, nourrissant le dessein de le détruire totalement et s’y considérant de toute façon comme une victime absolue. Ce type de suicide est lié à l’insatisfaction imaginaire propre à l’adolescence. L’idéalisation morbide de son identité me paraît profondément anomique en ce qu’elle se montre insatiable en raison de l’ampleur du problème qu’elle se donne à résoudre. Je fais l’hypothèse que cette anomie potentielle se trouve amplifiée par la disparition du rituel par lequel, il n’y a pas si longtemps, on acceptait d’enterrer sa jeunesse. J’insiste sur le fait que, dans ces deux cas, le suicide a à voir avec toute la vie. L’événement déclencheur, si l’on veut, éclaire toute cette vie, la condense, la résume, la simplifie, comme vous voudrez, il en distille l’essence. Ces jeunes se trouvent mauvais et ils mettent fin à cette vie-là.

Les circonstances du suicide des jeunes femmes que j’ai classé dans le type II me paraissent témoigner d’un épuisement qui éclaire l’insatiabilité de la quête que fut leur vie à laquelle elles décident de mettre fin. Le cas de Sandy est emblématique car ce que révèlent les circonstances de son suicide, c’est qu’elle a décidé d’en finir une fois pour toutes avec cette course vers l’inatteignable. Sandy est cette femme à laquelle j’ai fait allusion plus haut qui, dès l’âge de 15 ans, s’est livrée à une parodie de suicide en se jetant en bas du pont. La vie entière de Sandy est une quête sans cesse renouvelée de reconnaissance amoureuse dont les échecs répétés mèneront immanquablement à un chantage suicidaire. Sa mère, ses amis, son dernier chum et ses professeurs la décrivent comme un être « insatiable », qui « voulait tout en même temps », « impossible à suivre », etc. Son personnage exerçait d’ailleurs une fascination sur son entourage car sa vie était le spectacle de quelqu’un qui monte aux extrêmes et suscite l’envie car personne n’est capable de la suivre.

Les circonstances immédiates de son suicide révèlent qu’elle avait décidé d’en finir. Ayant fait des tentatives à répétition, plus ou moins sérieuses, elle avait décidé que cette fois-là serait la bonne. Diagnostiquée maniaco-dépressive, elle cesse d’abord délibérément de prendre sa médication. Elle n’aime pas ce qu’elle est sous cette médication : « Ce n’est pas moi, ça », dira-t-elle. Elle avertit son chum que s’il la quitte, elle se suicide (mais ce genre de chantage elle l’a fait plusieurs fois dans sa vie). Cependant, cette fois, elle avertit sa mère : s’il me quitte celui-là, je me tue. La chose surprenante, dira sa mère, c’est que ce dernier chum « c’est pas lui qu’elle aimait, c’est un autre ». Il la quitte, quand même. Une nuit, à quatre heures du matin, elle l’appelle pour lui demander de venir la rejoindre (au bar), immédiatement, sinon elle se tue. Travaillant le matin, il refuse. Elle se tuera quelques instants après. Il y a ici, il me semble, une volonté d’en finir avec ce parcours.

La fin de la vie de deux des jeunes femmes faisant partie de ce groupe présente un trait commun que je voudrais indiquer tout en laissant ouverte son interprétation. Je n’ai pu éclairer les circonstances de leur suicide. Toutefois, le pathos est très clair et leurs histoires de vie se recoupent. Il s’agit de deux histoires d’anomie psychologique dont le pivot est une quête insatiable de reconnaissance amoureuse qui commence elle aussi très tôt dans la vie et qui renvoie à une causalité très claire aussi, l’effondrement culturel de l’instance parentale. Toutes deux commencent à sortir avec des garçons à un âge précoce, elles partent vivre avec leur chum à 13 ans et demi et 16 ans, chaque histoire d’amour se terminera par une crise et, sinon une tentative, du moins une menace de suicide, toutes deux mèneront une vie de foire et seront notamment accrochées à la cocaïne. Finalement, elles seront toutes deux hospitalisées pour anorexie au cours de l’année qui précède leur suicide. Signe d’épuisement ? C’est en tout cas ce que laisse croire la note de suicide laissée par l’une d’entre elles, qui écrit, lapidaire : « Excusez-moi, je ne suis plus capable. »

Nul ne saurait prétendre qu’un travail de terrain comme celui dont les résultats ont été présentés ici donne accès, en lui-même et complètement, au matériau nécessaire pour interpréter le phénomène dont il se propose de représenter l’objet, à savoir le suicide des jeunes. Qu’une enquête comme celle-ci ne soit d’abord qu’un aspect d’un travail plus vaste sans lequel elle ne se conçoit, constitue déjà une indication de la place relative qu’occupent les conclusions que l’on peut proposer à partir d’un tel terrain[14]. De plus, il est évident que la nature circonscrite d’une telle enquête (réalisée à un moment donné, dans une région, avec un échantillon limité), sans rien dire de la possibilité élémentaire de percer la signification d’un phénomène comme le suicide à travers des entretiens avec des personnes qui ont connu le suicidé, invitent à la modestie dans l’interprétation des résultats. Ces réserves étant faites, voici tout de même une série de conclusion en cascade, ayant trait à l’approche adoptée, à l’interprétation proposée et au réexamen de la question du suicide en tant que tel.

  1. L’approche proposée a permis d’éclairer la signification du suicide. Il faut convenir que tout n’est pas éclairci et que maints aspects pourraient faire l’objet d’un approfondissement. Cela dit, je crois que cette recherche a permis d’établir le niveau de réalité où s’éclaire la signification du suicide des jeunes. Il ressort de l’enquête que le suicide des jeunes ne met pas en scène des drames absolument singuliers et, partant, incomparables, pas plus qu’il n’est le résultat final d’une conduite aberrante qui résulterait d’un déficit de sérotonine ou d’une mauvaise « expression » du code génétique liée à un traumatisme intra-utérin ou infantile. L’enquête révèle que le suicide des jeunes met en scène des logiques passionnelles repérables en quoi consiste justement la réalité que prendra à travers leur poursuite ultime le suicide de ces jeunes ; que ces logiques passionnelles, loin d’échapper à ses acteurs, sont exprimées par eux, justement, même si elles ne sont pas comparables à une démonstration rationnelle qu’il y a quelque chose de pourri au royaume de la société ; finalement, que ces logiques passionnelles ne trouvent pas leur racine dans l’un ou l’autre de ces individus mais dans le contexte social-familial où leur désir d’être s’est trouvé pris. Symptôme d’autre chose que lui-même, et portant à l’extrême des logiques passionnelles exprimées elles-mêmes sur un mode symptomatique, le suicide des jeunes signale un problème de la société contemporaine, celui du devenir adulte. La notion de pathologie sociale proposée pour en rendre compte ouvre à de nouvelles perspectives pour envisager le suicide des jeunes. Cette enquête rejoint les conclusions auxquelles on peut parvenir en procédant de l’analyse de la singularité historique du phénomène du suicide des jeunes à partir de la statistique descriptive (voir l’article paradigmatique de Gagné et Dupont, 2007) ; l’interprétation que je propose se veut aussi libératrice, en ce qu’elle libère potentiellement les individus de la prise en charge thérapeutique à laquelle la suicidologie voudrait les soumettre. Car le ressort de cette pathologie sociale (la peur et le refus du devenir adulte) se trouve dans une causalité sociale dont ces individus sont à la fois les victimes, les témoins et les messagers.

  2. J’en viens maintenant à l’interprétation qui a été proposée et je soumets une extrapolation théorique de celle-ci. Si on laisse de côté le type I qui n’a pas été analysé en profondeur et qui concerne exclusivement les jeunes hommes (la poursuite d’une identité masculine obsolète), l’enquête a révélé un contraste marqué entre deux logiques passionnelles qui ont conduit au suicide : la peur adolescente et le refus jeune du devenir adulte. Je crois avoir établi clairement l’existence réelle de deux logiques passionnelles. Plus profondément, l’enquête fait ressortir une opposition logique extrêmement suggestive et, par là, nous met en demeure de comprendre cette opposition en tant que telle. Sous peine d’être accusé de forcer le trait, je suggère qu’il y a lieu d’interpréter cette opposition à partir des catégories durkheimiennes d’anomie et de fatalisme. Au refus anomique d’enterrer sa jeunesse, il me paraît raisonnable d’opposer une peur fataliste de payer le prix pour accéder à la pleine liberté et autonomie dans le symbolique. L’enfermement de ces jeunes adolescents dans une sorte de captivité maternante fait apparaître exorbitant le prix à payer pour parvenir à l’autonomie et à la responsabilité de la vie adulte. Car, ou bien ces adolescents s’en sentent incapables, trop faibles pour y parvenir, ou bien il leur faut effectivement se révolter et procéder, symboliquement, au « meurtre de la mère ». Si cette opposition est fondée, le suicide des jeunes nous mettrait donc en présence de types anthropologiques de suicide anomique et fataliste. Il y a là une piste à explorer.

  3. L’éclairage projeté sur un aspect important du suicide contemporain permet finalement de revenir plus généralement sur la question du suicide. Phénomène inédit jusqu’à tout récemment, dont la non-existence était considérée par Durkheim comme un fait robuste, le suicide des jeunes apparaît au niveau le plus général comme une réfutation, plus expressive que rationnelle ou intentionnelle, de la proposition d’existence dont ces jeunes qui n’ont pas demandé à naître ont été l’objet. « Refusant » d’entrer comme adultes dans la société, ultime acceptation de l’entrée dans l’ordre symbolique[15], ces jeunes font signe vers le problème ontologique que constitue la reproduction obligée de la société par le biais d’individus acceptant à leur tour de prendre celle-ci en charge. Son existence même se donne à comprendre comme problème de socialité au niveau le plus fondamental qui soit, et fait donc immédiatement signe vers le collectif. Il concerne la reproduction obligée de la société par le biais des individus dont nul n’a demandé à venir au monde, et cette reproduction implique l’acceptation du devenir adulte, réconciliation que « réfute » précisément le suicide jeune. Car si, à la question d’être ou ne pas être, une réponse toujours à confirmer doit être apportée, ce questionnement existentiel se condense dans les années de jeunesse où, selon moi, une réponse fondatrice au fait d’être doit être apportée, réponse qui coïncide avec l’acceptation du passage à l’âge adulte[16].

Or, il y a lieu de penser que cette réfutation appartient exclusivement à une sémantique plus large propre à l’existence contemporaine. Comment ne pas voir en effet qu’elle ressemble à s’y méprendre aux réflexions philosophiques sur le suicide en ce qu’elles ont de plus contemporain, de Stig Dagerman à Albert Camus ? Relisons les tout premiers mots que Camus a choisis pour ouvrir Le Mythe de Sisyphe :

Il n’y a qu’un problème philosophique vraiment sérieux : c’est le suicide. Juger que la vie vaut ou ne vaut pas la peine d’être vécue, c’est répondre à la question fondamentale de la philosophie.

On a souligné la parenté de la réflexion de Camus avec celle en vigueur avant le christianisme. Il y a là une méprise. Car si, à l’instar des philosophes de l’Antiquité grecque et latine, Camus aborde ouvertement la question du suicide et en fait un choix qui, pour être rationnel demeure pour lui le mauvais choix, sa réflexion s’inscrit dans une sorte d’admission franche que nous avons tous plus ou moins le goût de nous suicider. Quand la Raison a épuisé toutes les raisons concrètes de vivre et rencontré, au bout de ce voyage, l’abîme de la liberté[17], l’existence apparaît comme un fardeau. Or, si la pensée antique fait du suicide l’acte libre par excellence, cette liberté est affirmée sur la base de l’acceptation de l’existence et de la poursuite de la bonne vie : quand cette vie n’est plus à la hauteur des plus hautes attentes du symbolique, à quoi bon continuer la vie ?

Devenue objet de philosophie[18], cette inclination presque naturelle au suicide deviendra, dans l’oeuvre de Réjean Ducharme, romancier contemporain majeur, un thème romanesque. Il est très significatif à cet égard qu’il ait accouché de ses personnages au moment même où apparaît le suicide jeune dans nos sociétés. Dans Le nez qui voque, roman dont la rédaction précède celle de L’avalée des avalés, les deux principaux protagonistes du roman forment tout simplement, et en quelque sorte banalement, le projet de se suicider pour ne pas devenir adultes. Les personnages de Ducharme souhaiteraient éterniser le monde de l’enfance, fût-ce au prix de relations incestueuses, désespèrent en tout cas du monde adulte comme ils sont apeurés de ses attributs (la sexualité, notamment) et, quand ils franchissent ce cap, s’installent franchement dans le non-vouloir, sorte de degré zéro de l’intentionnalité, seule façon de ne pas désespérer car, selon les tout premiers mots de Va savoir, « Tu l’as dit mamie, la vie y’a rien à faire là-dedans, faut investir ailleurs. »[19]

Cette mise en parallèle d’un traitement philosophique et d’une thématisation romanesque de la question du suicide laisse entièrement ouverte la question de leur articulation avec le phénomène bien réel que constitue le suicide des jeunes[20]. Disons toutefois qu’il n’y a rien de surprenant à ce qu’une société qui ait épuisé, selon son propre verdict, les raisons « positives » de vivre, en en faisant une philosophie et une épistémologie (qui théorisera l’arbitraire profond de l’existence humaine en soutenant que cette réalité, en ce qu’elle a de propre, est simplement « socialement construite », c’est-à-dire parfaitement arbitraire), il n’est pas surprenant que la société qui hésite sur sa propre continuité accouche dans le même temps du suicide des jeunes comme forme sociohistorique inédite. Car toute société est contrainte de convaincre ceux qu’elle met au monde que sa propre poursuite à travers eux vaut la peine qu’on y consacre une vie, cette acceptation faisant corps avec l’entrée en société comme adulte. C’est cette exigence anthropologique que révèlent ensemble la peur et le refus du devenir adulte. Hannah Arendt, qui a écrit au milieu des années soixante un article intitulé « La crise de l’éducation », article qui peut être lu aujourd’hui comme un récit des déboires du système d’éducation québécois, y va d’un verdict analogue qui servira de conclusion. Elle écrit :

Ce qui nous concerne tous et que nous ne pouvons donc esquiver sous prétexte de le confier à une science spécialisée – la pédagogie – c’est la relation entre enfants et adultes en général, ou pour le dire en termes encore plus généraux et plus exacts, notre attitude envers le fait de la natalité : le fait que c’est par la naissance que nous sommes tous entrés dans le monde, et que ce monde est constamment renouvelé par la natalité. L’éducation est le point où se décide si nous aimons assez le monde pour en assumer la responsabilité, et de plus, le sauver de cette ruine qui serait inévitable sans ce renouvellement et sans cette arrivée de jeunes et de nouveaux venus. C’est également avec l’éducation que nous décidons si nous aimons assez nos enfants pour ne pas les rejeter de notre monde, ni les abandonner à eux-mêmes, ni leur enlever leur chance d’entreprendre quelque chose de neuf, quelque chose que nous n’avions pas prévu, mais les préparer d’avance à la tâche de renouveler un monde commun. (Arendt, 1972, p. 251-252.)