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L’art exprime, mais aussi façonne les identités. Comment cela se produit-il au Québec dans la seconde moitié du 20e siècle ? Qu’est-ce qui se dessine pour les années à venir ? Dans ce texte je parlerai de l’art, toutes disciplines et esthétiques confondues, et des identités aussi bien individuelles que collectives. Mon objectif est de dresser un panorama général, de mettre une dynamique en évidence ; cela dit, certains éléments demeureront inévitablement dans l’ombre étant donné l’espace dont je dispose ici.

L’art exprime et façonne les identités, disais-je. Il les exprime souvent assez explicitement. Ainsi, la pièce de théâtre LesBelles-Soeurs (1968) de Michel Tremblay et le roman Bonheur d’occasion (1945) de Gabrielle Roy parlent d’identités urbaines, et en particulier celle des quartiers populaires, et d’identités de genre, tout comme les romans Au pied de la pente douce (1944) ou Les Plouffe (1948) de Roger Lemelin.

Mais en retour, l’art façonne ces identités. Par exemple, Les Plouffe et Bonheur d’occasion transforment l’image que les Québécois ont d’eux-mêmes ; avec ces romans, les Québécois réalisent qu’ils sont arrivés en ville[1]… et en littérature.

J’étais plus que simplement bouleversé par la grande qualité de l’écriture et le sens dramatique de l’auteur, j’étais pâmé, reconnaissant de l’existence même d’une oeuvre aussi forte écrite dans mon pays, dans mon fond de province, dans ma ville.

La chose était donc possible !

[…] j’avais trouvé la première idole de ma vie issue de mon propre pays […]. (Tremblay, 1994, p. 159 et 164.)

Voilà ce qu’écrit Michel Tremblay à propos du roman Bonheur d’occasion et de son auteure, Gabrielle Roy. Autre exemple : la pièce LesBelles-Soeurs, du même Michel Tremblay, a transformé l’identité linguistique québécoise. Après la querelle du joual (Brochu, 2000), exacerbée par LesBelles-Soeurs, il devient impossible de faire parler les Québécois en français standard, même assorti de quelques « canadianismes de bon aloi » selon l’expression consacrée, tant sur scène, au cinéma que dans les téléromans.

Comment se noue le lien entre l’art et l’identité ? Sur quelle base ? L’art est créé avant d’être montré puis reconnu socialement, dans un mouvement qui n’est pas sans rappeler celui de la construction identitaire, laquelle s’effectue dans un récit, dont le premier destinataire, en un sens, est le narrateur même, qui à travers la reconnaissance de son auditeur, se définit lui-même comme sujet (Ricoeur, 1985 ; Taylor, 1989). En art, ce mouvement identitaire ne concerne pas que le créateur ; il engage aussi le spectateur, dans la reconnaissance de l’oeuvre. Selon Dumont (1968), cette reconnaissance introduit une fissure dans le rapport au monde[2] et l’art est un mode de connaissance, du monde et de soi. Si donc la création artistique s’effectue dans un mouvement analogue à celui de la construction identitaire, l’art n’est pas – pas seulement, pas toujours – un miroir de la société. Les oeuvres proposent des visions du monde, parfois très critiques, que ce soit sous une forme carnavalesque (Bakhtine, 1990) ou d’élucidation (maximum de conscience possible[3]) et l’art devient parfois visionnaire[4]. De la sorte, si l’art « reflète », c’est aussi bien ce qui pourrait être que ce qui est déjà là ou une mémoire. Est-ce lié à la modernité ? Pas nécessairement si on se fie à Goldmann (1959) qui s’intéresse au jansénisme ; mais avec la modernité l’art se pose d’emblée dans une démarche réflexive, de « tradition du nouveau » (Rosenberg, 1962), tant du point de vue esthétique (Bourdieu, 1971) que social (Lamoureux, 2009).

Bref, si on peut comprendre une société à travers les oeuvres qui y sont produites, celles-ci ont aussi un effet en retour sur le social. L’art propose une vision du monde dont les acteurs sociaux peuvent se saisir. Il ne suffit pas d’en analyser l’esthétique pour saisir la portée des oeuvres ; elles véhiculent un imaginaire : des projets, voire des utopies. Comprendre l’art d’une société à un moment donné, exige de saisir ces projets, ces utopies. Mais saisir ces utopies renseigne sur la société où elles se développent.

Je vais parler ici de l’identité et de l’art à travers les disciplines, genres et procédés privilégiés à différents moments, ce qui permettra de prendre acte des inflexions du récit identitaire québécois. Je procéderai en gros par décennie[5]et essaierai de dégager pour chacune ce qui en fait l’originalité par rapport à ce qui précède et à ce qui suit. J’examinerai si des utopies sont à l’oeuvre et si c’est le cas, tenterai de les caractériser.

1918-1948 : passage à la modernité

Par où faut-il commencer ? Il faut que l’art ait une relative autonomie pour le penser en lien avec la société ; or, l’art n’a pas existé de tout temps, et n’a pas toujours joui d’une autonomie par rapport au politique et au religieux ; il acquiert celle-ci avec l’avènement de la modernité. Quand on parle de modernité artistique au Québec, et de l’apparition d’un champ artistique (relativement) autonome (Bourdieu, 1971), on avance deux dates[6] de naissance : 1918 et 1948 (Lamonde et Trépanier, 1986 ; Fortin, 2006). Chacune de ces dates met de l’avant une dimension importante, un enjeu, de cette modernité artistique. Dans les deux cas, toutefois, une troisième dimension de cette modernité est aussi présente.

1918. Fondation de la revue Le Nigog par Paul Préfontaine (architecte), Léo-Paul Morin (musicien) et Robert Laroque de Roquebrune (écrivain), qui cristallise la querelle entre les régionalistes, associés aux revues Le Terroir (fondée aussi en 1918) et Le Pays laurentien (fondée en 1916) et les exotiques ou les « retours d’Europe » autour du Nigog (Garand, 1989 ; Hayward, 2006). Le Nigog : affirmation d’une expertise en art, de l’existence de spécialistes, bref d’une autonomie de l’art par rapport à la politique, à la religion et à toute cause que celui-ci pourrait chercher à promouvoir.

L’Art est plus complexe qu’on imagine. La seule technique, en dehors des significations supérieures, demande des connaissances particulières. C’est l’erreur d’un certain nombre de naïfs de croire qu’on puisse juger d’une oeuvre sans préparation précise et sans compétence particulière. […] L’art est le seul but de notre effort, comme il sera le seul critère de notre critique. (Extrait de la présentation du premier numéro, Le Nigog, 1918.)

Le Nigog valorise l’art pour l’art, et le style plutôt que le propos explicite. L’art n’est pas « au service de » quoi que ce soit, il est avant tout affaire d’esthétique, de création et d’expression. « L’art est plus complexe qu’on imagine » et c’est aux spécialistes qu’il revient d’en parler.

Dans la querelle de 1918, s’affrontent deux conceptions de l’art canadien. Pour Le Nigog, l’art canadien est celui qui se fait au Canada, par des Canadiens, même s’il ne parle pas nécessairement du Canada. Pour Le Terroir, l’art canadien est celui qui parle du Canada ; c’est affaire de contenu. Ce débat est important en ce qu’il concerne la façon dont l’art exprime et façonne des identités : est-ce de manière explicite ou implicite ? Je montrerai dans ce qui suit que tant les caractéristiques formelles que le contenu des oeuvres contribuent à l’expression et au façonnement des identités ; à certains moments, des genres narratifs et les contenus explicites sont privilégiés, alors qu’à d’autres, ce qui prime, c’est le processus de création.

Une autre dimension constitutive de cette modernité est sous-jacente dans cette querelle. C’est celle du rapport au social. Le Terroir, dans la présentation de son premier numéro, en 1918, pose le diagnostic suivant : « On semble vouloir chasser [la race canadienne-française] de certaines provinces pour la circonscrire, tout comme si on avait le projet odieux de la proscrire ». Le combat artistique du Terroir se double donc nécessairement d’un combat politique.

Tout programme implique un mouvement. [...] l’idée dominante, c’est la culture de l’âme canadienne-française dans la plénitude de ses facultés et que le mouvement n’est autre que celui d’un éveil national. [...] L’idée commande l’action, la vie ; le mouvement comporte la lutte. (Le Terroir, n° 1, 1918, p. 7.)

Le Terroir a des préoccupations éminemment politiques ; il n’en demeure pas moins que pour ses rédacteurs « l’idée commande l’action », et la revue mène d’abord un combat artistique ; elle se propose de ne publier que de l’inédit, participant ainsi à la tradition du nouveau qui est une des marques de la modernité. Quant au Nigog, si son combat est avant tout artistique, l’objectif politique est le même : contribuer à la survie du Canada français par l’art.

Une revue d’action d’art n’est pas nécessairement combative mais, en un pays comme le nôtre où l’art est tenu en indifférence et même en suspicion par un grand nombre, une telle revue que Le Nigog aura inévitablement des choses désagréables à dire. Les collaborateurs tiennent donc à protester à l’avance de leur patriotique dévouement à la cause de l’art au Canada. […]

Il n’est pas inutile au maintien si précaire de nos droits que notre race se fasse enfin respecter par la valeur de sa culture générale et par le succès des artistes véritables qu’elle a générés. (Extrait de la présentation du premier numéro, Le Nigog, 1918.)

Le débat entre Le Terroir et Le Nigog porte sur l’art, et se situe de la sorte dans le champ artistique et dans la modernité ; il peut être reformulé comme suit : s’agit-il pour les artistes de dire ce qu’est le Canada français, d’une certaine façon d’en offrir un reflet, ou d’inventer une nouvelle façon d’être canadien ? L’art se situe dans la tension entre le reflet et le projet, entre la fidélité à une mémoire et l’utopie, qui sont de la sorte deux modalités de l’engagement artistique, mais dans les deux cas, engagement il y a et on ne se satisfait pas du statu quo — politique aussi bien qu’artistique.

Refus global est un long manifeste, paru en 1948, rédigé par le peintre Paul-Émile Borduas et signé par plusieurs jeunes artistes, connus sous la bannière automatiste : Claude Gauvreau, Pierre Gauvreau, Madeleine Arbour, Jean-Paul Riopelle, Françoise Sullivan, Muriel Guilbeault, Fernand Leduc, Thérèse Leduc, Louise Renaud, Maurice Perron, Marcel Barbeau, Bruno Cormier.

Rejetons de modestes familles canadiennes-françaises, ouvrières ou petites bourgeoises, de l’arrivée au pays à nos jours restées françaises et catholiques par résistance au vainqueur, par attachement arbitraire au passé, par plaisir et orgueil sentimental et autres nécessités. […]

Place à la magie !

Place aux mystères objectifs !

Place à l’amour.

Place aux nécessités. […]

Que ceux tentés par l’aventure se joignent à nous. […]

Au terme imaginable, nous entrevoyons l’homme libéré de ses chaînes inutiles, réaliser dans l’ordre imprévu, nécessaire de la spontanéité, dans l’anarchie resplendissante, la plénitude de ses dons individuels. (Extraits du Refus global, 1948.)

Refus global renvoie dos à dos l’art « officiel » (religieux ou gouvernemental) et l’art au service du peuple. Refus global prône l’art pour l’art dans une démarche individuelle, même si ces individus s’inscrivent dans un groupe, les Automatistes. Ici apparaît un autre enjeu important de la modernité artistique : les identités que l’art exprime et façonne sont-elles individuelles ou collectives, et quel devrait/pourrait être le lien entre l’individu et le collectif ? Le collectif préexiste-t-il à l’individuel ou est-ce le contraire ? Et quels sont les contours du collectif ?

Le Refus global situe par ailleurs les artistes dans une tension entre ce qui est (« rejetons de modestes familles canadiennes-françaises ») et ce qui est à inventer (« Place à la magie, Place aux mystères objectifs »). Comme en 1918, ce qui est appartient au social et au politique, mais ce qui est à inventer, cette fois c’est « l’homme libéré ».

Dans ce qui suit, je montrerai comment à différents moments s’articulent ces enjeux, caractéristiques de la modernité artistique : les tensions entre les caractéristiques formelles et le contenu, entre le reflet ou la mémoire et le projet et l’utopie, permettant la construction des identités individuelles et collectives.

Années 1950 : la matière chante

Le début des années 1950 marque le début de la fin de l’ère duplessiste et la prise de conscience de la modernisation nécessaire, non seulement de l’industrie ou de l’urbanisation, mais aussi des mentalités (Simard, 2005). Cette décennie, qui s’ouvre sur le projet d’une Cité libre selon le titre de la revue fondée en 1950, est marquée notamment par de très dures luttes syndicales, réclamant justement la liberté d’association, par des fraudes électorales et le « patronage », par le financement discrétionnaire des universités, bref par ce qu’on a appelé rétrospectivement la Grande noirceur.

En art, ce qui distingue les années 1950 de celles qui les suivront, ce n’est pas la noirceur, mais la couleur. Ces années sont celles de la peinture, des Automatistes autour de Borduas et des Plasticiens, autour de Rodolphe de Repentigny, lesquels publient également un manifeste en 1955. Dans cette décennie, un répertoire théâtral québécois apparaît bien timidement avec Gratien Gélinas, Marcel Dubé et Félix Leclerc : Tit-Coq date de 1948. La télévision entre en ondes et les téléromans (Le Survenant, Les Belles Histoires…) sont surtout axés sur le passé[7]. Des écrivains écrivent, mais ne seront reconnus que dans les années 1960[8]et les cinéastes font leurs gammes (à l’ONF, essentiellement).

Aussi l’art des années 1950 qui s’inscrit le plus à la fois dans l’ère duplessiste et dans le désir de s’émanciper de la Grande noirceur, c’est la peinture, et surtout celle des Automatistes. Ceux-ci ont leur propre discours artistique, mais leur pratique est assez semblable à l’Action painting, dont Jackson Pollock est le représentant le plus connu : aux États-Unis à la même époque on sent également l’urgence d’inventer un nouvel art, de nouvelles formes d’expression et de sortir d’une tradition « régionale », sinon régionaliste (Guilbaut, 1996). Ce – relatif – internationalisme des pratiques et des idées est ancré localement, au nord et au sud de la frontière. L’Automatisme a pour projet de laisser parler l’inconscient (ce qui bien sûr se rattache au surréalisme d’André Breton), dans des gestes « automatiques » (non sans analogie au dripping de Pollock[9]). En effet, l’inconscient s’exprime dans la création artistique, à travers le geste même du peintre.

Quelle est donc l’identité qui s’exprime ici ? C’est une identité individuelle qui tente de s’émanciper du collectif[10]. Quelque chose d’indicible (politiquement et personnellement) ne trouve à s’exprimer que dans le geste, qui plus est, dans un geste spontané, non filtré par la raison, dans une intervention sur la matière brute. La Matière chante, voilà le titre de l’exposition collective des Automatistes en 1954. Cette matière, elle chante dans les empâtements de couleur travaillés à la spatule.

L’expression de l’inconscient passe difficilement à la lumière et sur la place publique dans les années 1950, alors qu’il n’existe qu’une seule galerie consacrée à l’« art vivant » à Montréal (Galerie l’Actuelle). Cet art vivant est souvent assimilé à l’art abstrait ; qu’il le soit ou non, il valorise la spontanéité, la créativité (Trépanier, 1998), par opposition à l’académisme et au conformisme.

Pendant cette décennie, certains artistes sentent le besoin de s’exiler, que ce soient des artistes connus comme Jean-Paul Riopelle, Paul-Émile Borduas ou Fernand Leduc, ou d’autres moins connus comme Jean Benoît et Mimi Parent (qui ont gravité dans l’orbite du surréalisme de la dernière époque). Ils sont allés à Paris surtout, ou à New York. Le mouvement artistique des années 1950 a un public restreint et ses protagonistes sont isolés ; on pourrait dire que, tout comme leur public, ils forment une élite, et paradoxalement, malgré la rédaction de manifestes, leur art n’est pas porteur d’utopie, sinon celle de l’émancipation individuelle, de leur émancipation.

Années 1960 : la prise de parole[11]

1960. C’est la Révolution tranquille. Les artistes disent le pays que les « technocrates » construisent : nationalisation de l’électricité, réforme de l’éducation et création des ministères de l’Éducation, des Affaires sociales et des Affaires culturelles (Simard, 2005). Cette décennie est marquée par la montée du nationalisme et le développement de l’État québécois.

Du point de vue artistique et culturel, les années 1960 sont celles de la poésie et de la chanson. Ce que chante cette poésie, c’est le pays avec Gaston Miron (L’homme rapaillé, 1970), Paul Chamberland (Terre Québec, 1964), et Gilles Vigneault (Mon pays). Ce sont les années des boîtes à chanson[12]. Le projet artistique de cette décennie ? « Dire ce que je suis », selon le titre d’un article de Paul Chamberland dans Parti pris (vol. 2, n° 5, 1964) ; ici le Je et le Nous se confondent. Dire ce que je suis/nous sommes, devient la tâche non seulement des poètes et chanteurs, mais de tous les Québécois : « Tout-un-chacun est demandé au parloir », proclame le chanteur Raoul Duguay. C’est l’époque où le cinéma donne la parole « au monde » dans le « cinéma-vérité » ; on pense bien sûr à Pierre Perrault et à la Trilogie de l’Île-aux-Coudres : Pour la suite du monde (1963), Le règne du jour (1967) et Les voitures d’eau (1968), mais aussi à Fernand Dansereau dont le titre d’un film lancé en 1971 résume en d’autres mots le même projet : Faut aller parmi le monde pour le savoir.

La parole que l’on donne à entendre n’a rien de stéréotypé : elle prend figure exemplaire, par exemple celle d’Alexis Tremblay et de sa femme Marie, de Grand Louis Harvey dans les films Pour la suite du monde et Lerègne du jour. La parole est avant tout expressive ; elle n’est pas l’apanage des intellectuels et des artistes ; c’est aussi et surtout celle du peuple. Il y a là une utopie – sociale – de la parole. Il suffirait de dire qui l’on est pour exorciser les démons, les peurs, les aliénations : les nommer, ce serait automatiquement s’en débarrasser, et simultanément se définir, se projeter. Si le Nous et le Je se confondent, c’est également le cas du reflet et du projet ; cela passe bien entendu par des contenus explicites.

La parole dans les années 1960 pose les contours du Nous québécois et ce faisant, contribue à le définir. Le Nous n’est plus, comme dans les années 1950, ce dont il faut se déprendre, mais ce qu’il faut dire et faire advenir. Dire le monde est la première étape pour le changer. On ne parle plus des Canadiens français, mais des Québécois. Dans ce projet, le politique apparaît indissociable du culturel, et le collectif de l’individuel. L’Osstidcho (1968) est un moment fort de la prise de parole, où paradoxalement la musique prend le dessus sur la parole des chansons ; ce spectacle ouvre aussi la voie à la décennie suivante par son côté théâtral (Roy, 2008).

Mais à l’épreuve, ce n’est pas facile de se désaliéner, la violence et la folie guettent celui qui veut changer le Québec, comme c’est le cas du héros de Prochain épisode (1969), roman de Hubert Aquin.

Années 1970 : militantismes

La répression pendant la Crise d’octobre de 1970 ébranle l’utopie de la parole : il ne suffit pas de dire le monde pour le changer. Le changement social, désormais, a besoin de médiations ; la parole devient analytique et militante et doit conduire à l’organisation. L’art se veut « populaire » au sens de « classe populaire » par opposition à « bourgeoisie », il se met au service d’une cause, qui peut être celle d’un parti, mais aussi d’un mouvement social.

La décennie 1970 en est encore une de la parole, mais ce n’est plus la même que dans la décennie précédente. C’est celle du théâtre[13], celui de Michel Tremblay, mais aussi celui des créations collectives : tournées du Grand Cirque Ordinaire, pièces militantes du Théâtre des cuisines, du Théâtre des travailleurs, du Parminou, des Gens d’en bas, bref, tout ce qu’on a appelé à l’époque le « Jeune théâtre » (voir Jeu, 1977, n° 7). Ce théâtre engagé, amorcé avec les Belles-Soeurs en 1968, culminera en 1980-1982 avec le cycle Vie et mort du roi boiteux de Jean-Pierre Ronfart, « épopée sanglante et grotesque en six pièces et un épilogue » selon les mots de l’auteur[14]. Les troupes de théâtre investissent les salles de spectacle de tout le Québec ; là où il n’y en a pas, elles en improvisent ou vont sur la place publique. Elles plaident la cause des femmes, des régions, des travailleurs, des chômeurs. On ne parle plus du pays en général, mais de ceux et celles qui l’habitent : on décrit en détail leur aliénation pour mieux la combattre. Dans cette démarche, d’une part le Nous national se fragmente en plus petits collectifs et, d’autre part, on ne croit plus qu’il suffise de nommer les choses pour en prendre possession et d’exprimer l’aliénation pour s’en déprendre ; il faut l’analyser, la décortiquer et s’organiser, d’une manière ou d’une autre, pour s’en défaire.

Le militantisme prend plusieurs formes et le message de changement est très explicite. De l’utopie de la prise de parole des années 1960, la contre-culture reprend le projet d’émancipation individuelle à travers un collectif ; plutôt que de parler de pays, on parle du territoire, de l’écologie et de la nature (Roy, 2008 ; Fortin, 1985) ; cela s’exprime dans la chanson, avec Les Séguin ou Harmonium, par exemple, et dans la BD naissante. Le marxisme reprend le projet politique de changement (Warren, 2007) ; plusieurs artistes en arts visuels militent auprès des travailleurs, syndicalistes et grévistes et produisent des bannières pour les manifestations ainsi que des affiches (De Koninck et Landry, 1999) ; d’autres fondent des « galeries parallèles » à Montréal et en région (Sioui Durand, 1997) ; ils se qualifient d’ailleurs de « travailleurs culturels » plus que d’artistes. En littérature, c’est l’émergence du féminisme, avec les écrivaines Nicole Brossard, France Théoret, Louky Bersianik. Au cinéma, c’est l’époque des cinéastes engagés, quand Denys Arcand tournait Réjeanne Padovani (1973) – film qui au moment où j’écris ces lignes a conservé une surprenante actualité puisqu’il y est question d’enveloppes brunes circulant entre le maire de la métropole, le ministre des Transports du Québec et un entrepreneur italien, spécialisé dans la construction d’autoroutes – et Gilles Carle, La mort d’un bûcheron (1973), où il dénonce aussi bien l’exploitation des travailleurs en forêt que celle des femmes.

Dans les années 1970 donc, la parole devient « militante », féministe, marxiste ou contre-culturelle, elle cherche non plus à dire le Nous québécois, à le construire, mais à convaincre : elle cherche l’adhésion, elle propose l’organisation, alternative, de parti ou communautaire. Le Nous qui cherche à se dire n’est plus co-extensif à l’ensemble des Québécois : c’est celui des femmes, des travailleurs, des jeunes, de ceux et celles qui vivent en région, dont la somme ne forme pas nécessairement un tout cohérent, portant un même projet. Ce qui distingue cette décennie de la précédente, c’est que le projet l’emporte sur le reflet, dont il se distingue clairement ; d’autre part, l’identité collective à laquelle le projet renvoie est plus circonstanciée ; comme dans les années 1960, par ailleurs, ce qui importe, c’est un contenu, une parole.

Les années 1960 et 1970 sont au Québec un âge d’or de la parole, de l’oralité : chanson, poésie, théâtre. Bien sûr, l’expérimentation formelle est présente (Couture, 1991, 1993, 1997 ; Robillard, 1973), mais c’est surtout l’époque de la prise de parole : l’art exprime très explicitement des identités, essentiellement collectives, même si dans la seconde décennie, les contours de ces identités tendent à se rétrécir à des collectifs, voire à des collectives (Anadonetal., 1990). La parole, expressive ou militante, porte explicitement un projet de changement social.

C’est par opposition à cette parole que, dans les années 1980, certains ont le sentiment d’un silence (Soulet, 1987). En fait, comme je le montrerai dans ce qui suit, après 1980 le rapport entre l’art et l’identité ne passe plus par le contenu, mais par des procédés formels, d’où cette impression de silence, car à la limite, les contenus perdent leur importance.

Années 1980 : l’esprit des lieux

L’échec du référendum sur la souveraineté du Québec en 1980 est aussi celui d’un projet de société. Panne d’un projet, panne des mots, ou en tout cas d’un discours englobant, au point qu’un analyste parle désormais du Québec comme une société des identités (Beauchemin, 2004) ; le Québec entre dans la postmodernité[15] (Freitag, 1986).

Dans l’art, ce n’est plus la parole qui prime, mais l’ici et maintenant (here and now) que partagent artistes et public, leur coprésence. Au Québec, les années 1980 sont celles de l’improvisation, qui se manifeste dans toutes les disciplines, dans toutes les esthétiques, dans toutes les régions (Fortin, 2000). Quand on dit Impro, on pense immédiatement à la LNI (Ligue nationale d’improvisation théâtrale). Mais l’improvisation, c’est aussi la peinture en direct, au bar montréalais les Foufounes électriques par exemple, de nombreux symposiums de sculpture, à Chicoutimi, Saint-Jean-Port-Joli, Baie-Comeau (Fisette, 1997), de peinture, à Baie-Saint-Paul, Baie-Comeau…, l’art in situ (Derouin, 2001), les installations, la performance.

Cet art de l’ici et maintenant, art endirect, est un art de/dans l’espace. Francine Couture (2000) a parlé d’une « montréalisation » de l’art actuel dans les années 1980-1990 à propos de celui de la métropole québécoise, Fernand Harvey et moi d’une « nouvelle culture régionale » (1995) à propos de celui à l’extérieur de cette métropole, tant l’art s’incarne dans un espace – géographique et social. En littérature également la spatialisation des discours est importante ; on parle de littérature urbaine ou migrante (Harel, 2005 ; Mata Barreiro, 2004).

S’instaure un nouveau rapport au public et à la place publique, et surtout une nouvelle conception de l’art : l’oeuvre réside moins dans le produit fini que dans le faire. L’artiste advient dans le regard de l’autre, dans le regard du public, dans un processus intersubjectif. Il faut noter l’ambivalence de ce processus qui en est un à la fois de valorisation et de démystification du geste de l’artiste à travers le direct. En effet, il y a absence (relative) de médiation entre l’artiste et le public. Souvent le direct met aussi en présence non seulement un artiste, mais plusieurs qui travaillent de concert, côte à côte, en présence du public, dans une tension entre la création individuelle et la création collective.

Une utopie – artistique – est ici « à l’oeuvre », qui est celle du faire, dans la coprésence. L’oeuvre d’art est dans le faire, en présence du public, et non dans l’artefact, qui acquiert le statut de trace. Souvent aussi, le public est invité à participer, à des degrés divers, à la création (Fortin, 2000 ; Jacob, 2005). Voir le geste créateur, ce serait comprendre ce geste et donc l’art : telle est l’utopie d’un art pour tous, qui passe par le face-à-face et la rencontre. L’art va sur la place publique, à la rencontre du public, dans des symposiums, dans des festivals, par exemple au Festival international de la poésie à Trois-Rivières ou au Festival de jazz à Montréal, ou dans un autre registre le Symposium de peinture de Baie-Saint-Paul qui se tient à l’aréna de cette ville. Le direct n’appartient ni à une discipline artistique, ni à une esthétique, ce qui le caractérise, c’est qu’il mise sur une coprésence, valorisée en elle-même.

La création en direct tend non seulement à « ressouder » le monde de l’art et le public, mais à créer des espaces de rencontre, de discussion, voire de débat. La coprésence donne-t-elle lieu pour autant à un autre type de création, celle d’une nouvelle culture commune, d’un lieu commun (Fortin, 2002) ? La création en direct porte un projet artistique, mais aussi politique, en fait indissociablement projet politique et culturel. Cet art de l’espace, sur la place publique, se répand au même moment qu’un nationalisme civique qui définit le Nous québécois non plus par son histoire commune mais comme celui vivant à l’intérieur des frontières du Québec. Il s’agit ici de construire un Nous, dans un processus intersubjectif, dans ce qui est davantage une place publique (rue, parc, aréna, etc.) qu’un espace public au sens d’Habermas. Le projet est important, mais il ne passe pas par un contenu explicite ; il passe par un procédé : le direct.

Années 1990 : la scène mondiale

Si le Référendum de 1995 révèle une division profonde de la société québécoise, c’est unanimement qu’elle entre dans la mondialisation dans la décennie 1990. Les mouvements sociaux entrent dans la mouvance altermondialiste ; ils pensent « global » et agissent tant localement que globalement, comme le montre la marche des femmes qui commence en 1995 avec Du pain et des roses, une marche vers l’Assemblée nationale du Québec, pour donner naissance cinq ans plus tard à la Marche mondiale des femmes.

En art, dans les années 1990, l’espace de l’oeuvre à la fois se recentre sur le corps et s’ouvre sur la scène internationale, et la parole est peu ou pas importante, par opposition au théâtre, art de la scène et de la parole[16]. Les arts de la scène se déploient internationalement, non seulement dans le théâtre « multimédia » de Lepage ou dans la danse contemporaine (de La La La Human Steps d’Édouard Lock, de Carbone 14 de Gilles Maheu et de O Vertigo de Ginette Laurin), mais aussi avec Céline Dion, le Cirque du Soleil, les comédies musicales (Notre-Dame de Paris), les tournées et les disques de l’Orchestre Symphonique de Montréal sous la direction de Charles Dutoit.

Dans cette décennie, le direct ne disparaît pas, au contraire : il y a une relative institutionnalisation de cet art de l’ici et maintenant, dans les Journées de la culture (Brault, 2009), dans les tournées d’ateliers ouverts, dans les invitations aux répétitions, dans les work in progress. Mais ce qui distingue cette décennie, ce sont les arts de la scène où priment le geste et le corps. La démarche est moins ludique que celle de l’Impro des années 1980, plus réflexive aussi ; par opposition aux années 1950, à travers le geste, ce n’est plus l’inconscient qui s’exprime, mais une démarche très articulée, laquelle est discernable dans les discours qui accompagnent les oeuvres, et pas nécessairement dans les oeuvres en tant que telles.

Pour le dire autrement, les années 1990 sont marquées par une ouverture internationale, d’où l’importance des arts du corps, de la scène, où la langue n’est pas un obstacle à la compréhension par des publics d’ici et d’ailleurs, et où l’art flirte de plus en plus avec l’industrie culturelle. Cela dit, dans divers réseaux artistiques, liés à des disciplines ou des esthétiques particulières, le local et l’international se situent en réciprocité et se nourrissent réciproquement (Fortin, 2000 ; Bellavance, 2000). Dans les années 1990, le Nous et le Je coexistent et se situent en réciprocité, mais sans se confondre : les artistes et les troupes qui se produisent internationalement n’ont pas la prétention de parler au nom des Québécois ou de dire les Québécois, ni de construire le Québec ; il n’empêche, ils inspirent la fierté chez leurs compatriotes.

Les arts des années 1960 et 1970 misaient sur la parole, ceux des années 1980 et 1990 misent davantage sur le geste et la coprésence, dans le direct ou les arts de la scène. Dans les deux dernières décennies du siècle, le projet n’est pas le changement social, mais la création d’un espace de rencontre, d’où surgira possiblement un nouveau sujet québécois. Dans les deux utopies, celle, artistique des années 1960 et celle, sociale, des années 1980, cependant, l’art se pense dans sa relation avec un public, par opposition aux années 1950. Qu’en est-il dans les années 2000 ?

Années 2000 : l’ère du numérique

Le nouveau millénaire s’est ouvert dans la crainte du bug de l’an 2000 ; la marraine qui s’est penchée sur son berceau a nom Internet. Cette décennie a été marquée par des inquiétudes politiques qui ont donné naissance à la Commission Bouchard-Taylor sur les accommodements raisonnables et par la crise économique de 2008 qui clôturait brutalement une période de prospérité.

Que devient l’art québécois à l’ère d’Internet ? Il y a plusieurs angles possibles pour aborder la question. Le téléchargement des oeuvres musicales, et de plus en plus des films, a souvent été décrié, sur un ton apocalyptique[17]. Internet facilite la circulation des produits culturels, et plusieurs craignent que la mondialisation de la culture ne soit en fait qu’un nom pour son américanisation[18]. C’est dans ce contexte que l’UNESCO a adopté en 2005 la Convention sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles, à l’initiative de la francophonie, du Québec et de la France en particulier. La décennie qui ouvre le millénaire a également été traversée de débats sur l’économie de la culture et les retombées économiques de la culture, ce qui a beaucoup retenu l’attention lors des élections fédérales de l’automne 2008.

Sans pour autant avoir une vision idyllique des technologies numériques, il faut prendre acte de ce qu’elles permettent la création artistique et la diffusion et pas seulement le téléchargement. En effet, si Internet offre un accès inédit à des contenus diversifiés de diverses provenances, les technologies numériques fournissent par ailleurs de nouvelles possibilités en matière de création, individuelle ou en réseau : art électronique, mouvement kino, blogues, cinéma sur cellulaire, poèmes sur twitter, pocketfilm ou cellphone film, etc. Le numérique permet aussi de tourner des films à petit budget ; un des cas les plus connus est J’ai tué ma mère de Xavier Dolan (2009), qui a frayé son chemin jusqu’à Cannes. Internet est également un outil de diffusion de la création : sites de musiciens émergents ou d’artistes en arts visuels et autres Têtes à claques se multiplient.

Les années 2000, à première vue donc, semblent marquées par le numérique. Mais pour saisir la dynamique globale, il faut prendre acte de ce que le nombre de spectacles, de films, de livres et d’expositions est plus grand que jamais et en croissance continue dans une grande diversité de formes et d’esthétiques. Il n’y a jamais eu autant d’écrivains[19], de livres[20] et de revues (papier ou en ligne) publiés au Québec. Dans le même sens, le nombre d’artistes en arts visuels, professionnels[21] et amateurs, atteint des sommets, tout comme celui des gens de théâtre[22] (comédiens et improvisateurs) et des représentations qu’ils donnent ici et là à travers le Québec. Idem pour les chanteurs, auteurs compositeurs, musiciens[23], chorales[24] et autres groupes musicaux. Selon le recensement, il y a au Québec un nombre inégalé non seulement d’artistes et de professionnels de la culture[25], mais aussi de personnes qui ont suivi une formation (secondaire, collégiale ou universitaire) en arts, sans nécessairement faire carrière ; cette formation ouvre dans tous les cas de nombreuses possibilités à l’expression individuelle. En 2004[26], parmi les Québécois de plus de 15 ans, 34,5 % pratiquent régulièrement en amateur des activités à caractère artistique ; 10 % environ sont membres d’un club ou d’une association à caractère artistique ou culturel ; plus de 10 % ont travaillé à titre bénévole dans un organisme à caractère artistique ou culturel. Il est bien sûr impossible d’additionner ces chiffres, car ils se recoupent certainement, dans une proportion impossible à évaluer. Mais c’est au moins le tiers de la population du Québec qui se fait créateur, interprète, organisateur d’activités artistiques ou bénévole. Il y a là une formidable appropriation de la culture qui se double le plus souvent d’une prise de parole. La parole que l’on prend dans les années 2000 n’est pas sous-tendue par un Nous qu’il faudrait dire, mais par un ensemble de Je qui s’expriment dans une variété de disciplines et d’esthétiques, courtepointe chatoyante. Cette parole n’a plus de porte-parole exemplaire comme Gaston Miron, Gilles Vigneault ou dans un autre registre les habitants de l’Île-aux-Coudres ; chacun parle en son nom sans avoir la prétention de s’exprimer au nom d’un Nous.

Au moment même où la disponibilité des oeuvres numérisées (musique, images, textes) augmente de manière inédite, se multiplient les pratiques artistiques professionnelles et en amateur, mais qui plus est, plusieurs mettent l’accent sur l’ici et maintenant, sur la rencontre entre artistes, entre ceux-ci et le public, voire sur la participation du public[27]. En plus des diverses formes de direct déjà existantes, se sont popularisés le conte et le slam, alors qu’apparaissaient les combats de iPods, et que se développait le mouvement kino (www.kino00.com). C’est dans ce contexte également que se sont multipliés les festivals et événements artistiques, qu’on ne peut réduire aux retombées qu’ils génèrent, même si dans certains forums – et jusqu’à l’UNESCO, voir Rivière (2009) – la culture apparaît comme mode de sortie de crise (Brault, 2009).

L’existence de réseaux déterritorialisés qui se déploient sur Internet confère en effet une nouvelle importance à la coprésence[28], que ce soit dans le direct, dans ses formes éphémères (Lamoureux, 2009) ou institutionnalisées (Journées de la culture), à petite échelle (Jacob, 2005) ou à plus large, dans des festivals ou des fêtes comme celles du 400e anniversaire de la ville de Québec. Ces rencontres se multiplient selon un « esprit des lieux » et ne sont pas interchangeables ; elles sont l’occasion de la définition et de l’actualisation d’une identité collective, ancrée dans le territoire (Fortin, 2000 et 2002). Si cela s’observait déjà depuis dix ou quinze ans, dans les années 2000, plusieurs villes misent de plus en plus systématiquement sur l’image de marque que leur confère l’activité culturelle (Brault, 2009) ; ce fut notamment très explicite lors de la rencontre Québec Horizon culture à Québec en février 2009. S’il n’y a pas de Nous a priori, ces rencontres festives sont l’occasion de la célébration – voire de l’invention – d’identités collectives territoriales ; le territoire partagé, cela dit, est régional et municipal, et non national.

Avec Internet, les thèses de Walter Benjamin sur « l’oeuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique » semblent encore plus d’actualité qu’au moment où il les mettait en forme entre les deux guerres mondiales : « À la plus parfaite reproduction il manque toujours quelque chose : l’ici et maintenant de l’oeuvre d’art – l’unicité de sa présence au lieu où elle se trouve. » (Benjamin, 1983, p. 90.) En effet, selon lui, « l’ici et maintenant de l’original constituent ce qu’on appelle son authenticité. » (Benjamin, 1983, p. 91), et la reproduction compromet le rapport à l’oeuvre, à l’art. Mais on oublie généralement de poursuivre la lecture au-delà de ces phrases souvent citées. « À l’oeuvre entièrement conçue du point de vue des techniques de reproduction, disons mieux : à celle qui – comme le film – est née de ces techniques mêmes, rien ne s’oppose plus radicalement que le théâtre. » (Benjamin, 1983, p. 105.) Aux oeuvres reproduites, et en particulier à celles que le spectateur lit ou voit seul chez lui, dans son salon ou devant son ordinateur, s’oppose la coprésence de l’artiste et du spectateur. L’aura de l’art réside dans un « ici et maintenant », ce que les arts du direct mettent de l’avant. Mais il y a plus ; pour le dire vite et de façon lapidaire tout en reprenant l’exemple de Benjamin : au théâtre, on peut être spectateur ou acteur (et parfois un peu les deux en même temps, par exemple lorsqu’on vote sur une improvisation ou qu’on infléchit le cours de l’action[29]). En ce sens, ce qui s’observe actuellement n’est pas seulement une culture pour tous, même si Internet permet une certaine mondialisation de la culture (Appadurai, 2001 ; Warnier, 2008), mais aussi de la culture par tous, dans d’inédites façons de se l’approprier, de créer et de diffuser, dans la prolifération des genres et esthétiques.

Il y a ici une nouvelle utopie, celle de la démocratie culturelle et de l’art par tous, qu’il ne faut pas confondre avec celle de la démocratisation culturelle qui se propose de diffuser la culture à tous (Évrard, 1997). Bien sûr, on ne peut assimiler toute prise de parole ou toute participation à la démocratie ; celle-ci ne se suffit pas de rencontre ou de débat, elle est prise de décision. Bref, toute coprésence ne crée pas d’emblée un espace public ni une démocratie. La démocratie culturelle n’est pas la démocratie politique. Mais la rencontre et les échanges peuvent en jeter les bases.

Les lieux communs que l’utopie de la démocratie culturelle contribue à mettre en place dans les années 2000 ne sont pas tant nationaux que locaux, régionaux ou municipaux. Des identités collectives se définissent dans la rencontre, qui de plus en plus est visée en elle-même. Cette invention/célébration d’une identité collective par l’art n’est pas sans analogie avec la fonction que Durkheim (1912) attribuait à la religion. L’art est dans ce contexte davantage reflet que projet ; il reflète les – multiples – identités individuelles, desquelles surgira possiblement une nouvelle identité collective, non sur la base d’une histoire commune, mais d’un territoire partagé.

Dans l’utopie de la parole, comme dans celle de la coprésence ou de la démocratie, se croisent l’art populaire et celui de l’élite : la chanson, la poésie, le théâtre et le cinéma dans les années 1960 et 1970, l’improvisation théâtrale, les comédies musicales, la danse contemporaine, le paysage et l’abstraction en peinture, dans les années 1980 et 1990 et, dans les années 2000, tout cela à la fois. Pour saisir les identités exprimées et façonnées par l’art, les catégories d’art populaire et d’art d’élite sont peu pertinentes.

Dans la deuxième moitié du 20e siècle, au fil des décennies, l’art québécois exprime et façonne les identités de différentes façons. Retracer ainsi en raccourci[30] l’histoire de cet art amène sur le terrain du politique. Dans les années 1950, le geste artistique exprime ce que les mots parviennent difficilement à dire. Ceux qui marquent cette décennie sont les peintres, et c’est un art abstrait qu’ils valorisent. Leur projet est de révéler le Je, via l’inconscient, sans filtre, par des gestes. Dans les années 1960, les artistes accompagnent le mouvement nationaliste dans la poésie, dans la chanson, dans le théâtre. Les années 1960 portaient l’utopie d’un Nous qui se dit, qui est constitué de Je que la prise de parole, plus encore que les gestes, a désaliénés ; les artistes se font à la fois écho et porte-parole d’une parole collective, populaire. Dans les années 1970, un tel projet collectif n’apparaît plus possible. Ce n’est plus un seul Nous qu’il s’agit de construire, mais plusieurs : travailleurs, femmes, résidents des régions. À partir des années 1980, le Nous québécois semble dissous encore davantage dans le pluralisme et la diversité ; en même temps, il cherche à se réinventer selon de nouveaux paramètres, à se retotaliser dans une perspective civique, et c’est un art de la coprésence (et où à la limite la coprésence prime sur l’art). Se déploient des démarches artistiques favorisant la rencontre, sur la place publique et la création de lieux communs, tant sociaux qu’artistiques, d’un Nous, mais sur une nouvelle base, celle de l’espace partagé. Dans les années 2000, de nombreux Je prennent la parole et les rassemblements artistiques prennent un caractère de célébration d’une identité collective qui est davantage à inventer/construire à partir de tous ces Je. Mais celle-ci repose sur un espace plus local ou municipal que national.

Si l’art québécois des cinquante ou soixante dernières années ne se résume pas à ce dont j’ai parlé ici, si bien sûr chaque décennie ne fait pas table rase de ce qui précède et si certains artistes traversent les ans, il n’en demeure pas moins que de la parution du Refus global jusqu’à nos jours, des utopies sont à l’oeuvre dans l’art québécois et dans ses genres privilégiés. Dans les années 1960, l’utopie est celle de la parole qui nomme le monde en même temps qu’à travers elle se nomme le sujet collectif ; dans les années 1980, c’en est une du geste dont il faut être témoin pour saisir l’acte de création. L’identité, individuelle, de l’artiste se construit simultanément à celle, collective, du public. Dans les années 2000, l’utopie est celle de l’espace partagé et de la démocratie culturelle où tous, tendanciellement, participent à la création.