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Ce numero de Recherches amérindiennes au Québec est consacré au peuple de la belle rivière, les Wolastoqiyik/Wulust’agooga’wiks, moins méconnus sous l’ethnonyme « Malécite » dans le Canada francophone ou celui de « Maliseet » du côté anglophone ainsi qu’aux États-Unis. Au Québec, c’est seulement depuis 1989, après la reconnaissance officielle des Malécites de Viger en tant qu’onzième nation autochtone de la province, que ce groupe ethnoculturel est devenu un objet d’études à part entière. L’anthropologue Sylvie Vincent mentionnait, il y a une vingtaine d’années encore, que toute étude portant sur les Malécites du Québec, « quelle que soit la période couverte ou le thème étudié, devrait être considérée comme un oasis dans un désert » (citée dans Johnson et Martijn 1994 : 25).

Le travail qui a été à l’origine de ce numéro a débuté officiellement en janvier 2009 avec l’ambition de donner aux Malécites une plus grande visibilité dans le milieu de la recherche en langue française et d’offrir aux chercheurs de disciplines et de traditions intellectuelles diverses de nouvelles occasions ­d’investigations. Face à une telle entreprise, un certain nombre de défis ont été relevés. Le plus sérieux sans doute a consisté à trouver des spé­­cialistes des Malécites qui, toute discipline confondue, avaient à portée de main du matériau neuf à analyser et pouvaient être intéressés à publier en français. Des chercheurs du Québec (Burke, Michaux et Johnson), du Nouveau-Brunswick (Leavitt et Perley) et des États-Unis (Lesourd) ont ainsi pu contribuer à la réalisation de ce numéro, qu’ils soient spécialistes en archéologie, en ethnohistoire, en ethnolinguistique ou encore en anthropologie sociale et culturelle. Joignant leur étendard disciplinaire à la cause, leurs textes apportent ici une palette disciplinaire riche et diversifiée.

Il est important toutefois de com­prendre que la situation des Malécites diffère d’une communauté à l’autre, d’une province à l’autre, d’un pays à l’autre. Depuis les derniers conflits coloniaux, la frontière entre les États-Unis d’Amérique et le Canada mais aussi celle entre les provinces canadiennes actuelles du Québec et du Nouveau-Brunswick scindent en trois parties le territoire ancestral des Malécites.

En 2009, au Québec, les Malécites de Viger étaient 780 à être reconnus par le gouvernement, c'est-à-dire à être inscrits dans le registre des Indiens (AINC 2009). D’après les chiffres obtenus en 2006 auprès du conseil de bande de la Première nation malécite de Viger – qui a établi ses propres critères d’appartenance en 1987 –, les Malécites étaient près de deux fois ce nombre et en constante augmentation. Au Québec, l’idée d’une communauté malécite localisée demeure problématique : la réserve de Viger n’existe plus, celle de Whitworth – une terre de roche, au dire des Malécites – est quasiment déserte, et celle de Cacouna ne fait que 0,20 hectare.

"Village indien " de Cacouna au début du XXe siècle

"Village indien " de Cacouna au début du XXe siècle
(Carte postale, coll. Pierre Lepage)

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Au Nouveau-Brunswick par contre, les Malécites, répartis en six bandes et premières nations – à savoir celles de Madawaska, de Tobique, de St. Mary's, de Kingsclear, de Woodstock et d'Omorocto – vivent encore majoritairement dans des « réserves ». Au 31 décembre 2009, des 5863 Malécites inscrits, 3454 vivaient dans l’un ou l’autre des huit établissements malécites de la province : St. Basile, The Brothers, Tobique, Devon, St. Mary’s, Kingsclear, Woodstock et Omorocto (AINC 2010).

Enfin, il existe une autre communauté malécite à Houlton, au Maine, composée d’environ 800 Malécites (voir http://www.maliseets.com/index.htm).

La situation des Malécites au Québec est particulièrement problématique. Outre le fait que la francophonie les isole des autres communautés malécites, toutes anglophones, ils ont des défis de taille à relever. Depuis leur renaissance en tant que nation autochtone dans les années 1980 après un siècle de dispersion et d’intégration à la société québécoise, ils mènent véritablement un combat contre l’oubli. Réapparaissant à une époque où l’authenticité culturelle comme la pureté du sang demeurent des gages de reconnaissance officielle – la Loi sur les Indiens continuant de menacer tout groupe autochtone du Canada face au péril du métissage biologique ­et du changement culturel –, les Malécites de Viger ont besoin plus que jamais de visibilité et de prouver une certaine continuité d’occupation et d’utilisation du territoire, un certain maintien des traditions, gages d’authenticité et par là même de reconnaissance.

Les textes présentés ici rendent compte, à leur façon, de cette continuité qui s’exprime peut-être surtout aujourd’hui dans l’attachement des Malécites à leur territoire et à leur langue. Même au Québec où l’éclatement communautaire consécutif de la perte de la quasi-totalité de leur territoire est un défi de taille à relever, les Malécites ont maintenu certaines habitudes de vie. Ils ont continué d’occuper et d’utiliser un territoire particulier, posant à chaque moment de leur histoire des choix individuels ou collectifs en regard de leurs expériences.

L’article d’Adrian Burke présente un historique des recherches archéologiques menées depuis un siècle dans la haute et la moyenne vallée de la rivière Saint-Jean, au Québec, au Nouveau-Brunswick et au Maine. Grâce à l’archéologie, l’occupation préhistorique de l’intérieur des terres est aujourd’hui bien établie ainsi que la continuité d’occupation du territoire depuis environ 4000 ans par les ancêtres des Malécites. La couverture archéo­logique du territoire demeure inégale et les projets de recherche sont rares, ce qui est d’autant plus regrettable que la région recèle un registre archéologique unique marqué notamment par des carrières de matière première importantes et des réseaux hydrographiques qui permettent l’interaction entre les groupes sur des centaines de kilomètres. Pour pallier ces lacunes, Burke propose le développement d’une archéologie historique des Malécites et l’intégration plus étroite des communautés malécites dans les projets archéologiques.

Le malécite est actuellement l’une des langues autochtones les plus menacées au Canada. L’étude de son histoire illustre cependant de façon particulièrement pertinente l’idée qu’une culture emprunte à d’autres tout en usant, jusqu’à un certain point, de sa propre capacité d’adaptation pour se réinventer au contact de ce qui lui est étranger. L’article de Robert Leavitt s’arrête sur les ­dynamiques d’emprunts lexicaux et de réinventions linguistiques à partir d’un certain nombre d’exemples tirés de la terminologie de la vie quotidienne, de l’Église et des noms de personnes. Il rappelle au passage que ces dynamiques ne sont pas unilatérales, la réalité canadienne et les innovations amérindiennes constituant également pour les Français et les Anglais un inconnu à s’approprier, à appréhender et à nommer.

L’article d’Emmanuel Michaux aborde également la question du contact culturel entre les Malécites et l’Occident. En associant la connaissance tirée de l’expérience de terrain aux données historiques et archivistiques, il propose d’aborder la culture des Malécites en tenant compte du temps et de la transformation, depuis l’époque coloniale jusqu’à aujourd'hui. S’arrêtant sur une période largement méconnue de l’histoire des Malécites de Viger, qui s’étend sur près d’un siècle et durant laquelle les Malécites ont manqué disparaître au Québec, cet article montre, à partir d’exemples divers tirés du mode de vie des Malécites de Viger, qu’ils n’ont en fait jamais cessé d’adapter leur culture aux réalités changeantes de leur environnement, et ce, en regard de leurs traditions. Ainsi, quand bien même ils oublièrent parfois qu’ils étaient (aussi) des Malécites, ils n’en continuèrent pas moins de s’inscrire à leur manière dans la modernité occidentale.

À partir du récit de vie d’Annie-Rose Paquet, le texte de l’ethno­histo­rienne Laurence Johnson docu­mente cette période méconnue de l’histoire des Malécites de Viger qui court depuis les dernières décennies du xixe siècle jusque dans les années 1980. Cette époque difficile pour les Malécites de Viger demeure encore bien vivante dans la mémoire des aînés. Madame Paquet a connu les dernières heures de la vente d’artisanat sur la pointe de Rivière-du-Loup à une époque où la langue malécite était encore parlée par ­certains membres de sa famille. Ce texte, puisant sa matière dans les souvenirs de cette aînée malécite, revient sur divers événements, comme la dispersion des Malécites, la Première Guerre mondiale ou encore la grippe espagnole, autant d’événements qui ont touché les Malécites du Québec, particulièrement pauvres et en prise avec une vie communautaire déclinante.

Un aspect de la culture des Malécites, à savoir les récits portant sur des êtres non humains, n’occupe qu’une place des plus modestes parmi les rares publications en langue française les concernant. Peuplant le monde et l’imaginaire, ces êtres ont longtemps tenu une place importante dans leur vie. Le texte de Philip Lesourd présente et analyse à partir des souvenirs d’un aîné malécite l’histoire de Femme-des-Marais, un esprit qui apporte aux femmes leurs nouveau-nés. Aujourd’hui, une grande partie de ces histoires appartenant à la tradition orale des Malécites sont oubliées ou en voie de disparition. Les manières de se représenter le monde et les êtres, la cosmo­logie et l’ontologie traditionnelles des Malécites guident peut-être encore aujourd'hui certains aspects de leur vie. Dans cette perspective, le texte de Lesourd offre au lecteur la possibilité d’entrevoir tout le potentiel que comporte ce type de récits pour une étude plus systématique de la vie des Malécites. Le lecteur pourra également se laisser porter par cette histoire qui témoigne de la richesse d’une tradition orale qui ne lui paraîtra peut-être pas si éloignée de la sienne.

Considéré en 2001 par Statistique Canada comme une langue viable mais peu répandue (Norris 2009), le malécite fait l’objet au Nouveau-Brunswick de nombreuses études et de divers projets de revitalisation linguistique qui passent par la sensibilisation à la culture traditionnelle (voir par exemple les projets d’équipe menés par Andrea Bear Nicholas et Robert Leavitt présentés dans ce numéro). Alors que 825 individus déclarèrent le malécite comme langue maternelle en 2001, ils n’étaient plus que 535 en 2006, et cette année-là 790 personnes ont affirmé savoir le parler – la quasi-totalité d'entre eux se trouvant au Nouveau-Brunswick, principalement à Tobique (Statistique Canada 2009). Autrement dit, de nombreux locuteurs du malécite ont appris cette langue en tant que langue seconde, ce qui montre un certain effritement de la continuité linguistique que vient compenser un regain d’intérêt pour cette langue parmi la population malécite. Imelda Perley témoigne de son intérêt pour cette langue menacée, elle rend compte de son expérience en tant que locutrice du malécite mais aussi en tant que professeure qui l'enseigne, et elle décrit dans ses propres mots ses attentes et ses projets en vue de lui redonner une certaine vitalité. Enfin, dans le but de faire mieux connaître les publications portant sur les Malécites, notamment au lectorat francophone, nous présentons une bibliographie sur les Malécites qui se compose essentiellement d'ouvrages récents, publiés durant ces trente dernières années.

Réserves, établissements et villages malécites au Québec, au Nouveau-Brunswick et au Maine

Réserves, établissements et villages malécites au Québec, au Nouveau-Brunswick et au Maine

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La problématique générale dans laquelle ces textes s’inscrivent est la suivante : dans le contexte actuel, comment la culture des Malécites peut-elle se perpétuer, à quels défis ceux-ci sont-ils particulièrement exposés aujourd’hui et comment entendent-ils y faire face ? Les différents articles fournissent quelques réponses. Par contre, il est clair que les recherches sur la langue, la culture, la société, les arts, l’archéologie, l’histoire, la tradition orale et les connaissances ancestrales des Malécites doivent non seulement se poursuivre mais se développer davantage. Le déficit actuel de connaissances les concernant est énorme, surtout en comparaison avec d’autres nations autochtones du Québec. Pour ce faire, nous proposons quelques nouvelles pistes de recherche et questions à travers nos textes, mais il faudra une nouvelle génération de chercheurs, malécites et euro-américains, qui accepteront le défi de mener la recherche sur le peuple malécite (voir par ex. les doctorats de Perley [2002] et Pawling [2010]). L’intérêt et l’investissement des gouvernements (provinces, État) et des institutions (universités) auprès des nations amérindiennes originaires de la région nous semblent essentiels aussi (voir les programmes d'études autochtones à la St. Thomas University, Fredericton, et à la University of Maine, Orono). Sans vouloir être trop essentialistes, nous considérons que la recherche ciblée sur une nation autochtone en particulier demeure une démarche utile et encore productive en 2010. Nous espérons avoir fourni avec le présent numéro des outils et des arguments additionnels pour aider nos consoeurs et confrères wolastoqiyik/wulust’agooga’wiks à continuer cette bataille pour la protection et la survie de leur culture.