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En dépit de la construction d’un corpus juridique substantiel, l’Union européenne (UE) se heurte de nos jours à la persistance de dégradations[1] et à l’émergence de nouvelles vulnérabilités qui nuisent gravement à la protection de la ressource en eau et des milieux aquatiques[2]. Nonobstant l’amélioration de la gestion qualitative de certains usages de l’eau[3], force est de déplorer les imperfections de cette politique et les nombreux manquements des États membres aux obligations imposées par les directives et décisions de l’UE. De telles défaillances reflètent également les lacunes et les difficultés de formation et de mise en oeuvre du droit national de l’eau. En 2009, la médiatique « mort du petit cheval» sur la plage de Saint-Michel-en-Grèves en Bretagne démontre, avec acuité, les insuffisances de la prise de conscience politique de la portée du phénomène de l’eutrophisation des eaux, source de prolifération algale dommageable[4]. Dans la continuité de nombreuses expertises et d’évaluations publiques[5], un récent rapport de la Cour des comptes française dénonce ainsi le « bilan décevant de la politique de l’eau[6] » et la « méconnaissance par la France des objectifs fixés par des directives communautaires[7] ». Le respect de l’obligation de parvenir à un bon état écologique et chimique des eaux européennes à l’horizon 2015[8] fait figure de défi redoutable pour l’ensemble des États membres.

« [L]’ineffectivité est un clignotant qui doit alerter le législateur et l’amener à soupçonner des défauts dans les fondements ou la construction de son ouvrage[9] ». Devant la lenteur, voire l’inertie des autorités publiques, la sollicitation du juge apparaît comme une solution ultime mais nécessaire[10]. La multiplication des différends environnementaux portés devant les juridictions européennes et nationales illustre cette stratégie contentieuse qui révèle, en réalité, l’échec des tentatives d’anticipation et de prévention des conflits normatifs.

Cette stratégie reflète de manière instructive les paradoxes de la politique de l’eau de l’UE profondément remaniée par la directive-cadre sur l’eau (2000/60/CE). Fondée sur des objectifs très ambitieux, cette politique est sévèrement aux prises avec une mise en oeuvre difficile à l’échelle des États membres et une intégration insuffisante de ces exigences dans les politiques et actions de l’UE. L’appréciation de cette décennie contentieuse offre ainsi un prisme éclairant de ces contradictions ainsi que des forces et des faiblesses de ce droit de l’eau de l’UE. Si ces décisions juridictionnelles constituent un modeste pourcentage de la partie visible de l’iceberg de l’effectivité aléatoire du droit de l’environnement, elles représentent toutefois une proportion importante[11] des jugements de la Cour de justice de l’UE[12], tous domaines confondus.

La contribution de la Cour de justice s’apprécie à l’aune de la spécificité du système juridictionnel de l’UE, en particulier concernant l’accès au juge et l’articulation hiérarchisée des droits nationaux et du droit de l’UE[13]. De nombreux auteurs ont souligné le volontarisme, voire l’activisme de la Cour de justice en faveur de la construction européenne et de son processus d’intégration juridique sui generis[14]. Différents arrêts témoignent de l’aptitude de ce juge à assurer activement le « respect du droit dans l’interprétation et l’application[15] » du droit environnemental de l’UE[16], et en l’espèce du droit de l’eau[17]. Depuis 2000[18], la sollicitation de la Cour de justice est particulièrement croissante et diversifiée (section 1). Elle révèle le rôle essentiel du juge en matière d’interprétation et d’application effective du droit de l’eau (section 2). Ce positionnement d’acteur incontournable suscite des traductions normatives ambivalentes, oscillant entre des stratégies d’évolution, voire de transformation du droit de l’eau, et des tactiques d’évitement des réformes urgentes à mettre en oeuvre (section 3).

1 Une sollicitation croissante du juge

La sollicitation croissante du juge se mesure à l’aune de la typologie des recours introduits et des textes visés. Eu égard à la nature de la compétence exercée par la Communauté européenne (l’UE depuis le 1er décembre 2009) dans le domaine de l’environnement[19], la politique de l’eau s’est traduite, dès 1975, par l’adoption d’une série de textes de nature juridique diversifiée[20]. La directive 2000/60/CE établissant un cadre pour une politique communautaire de l’eau rationalise ce dispositif éclaté, tout en laissant subsister certains textes spécifiques en fonction de la source de la pollution ou des usages de la ressource en eau[21]. Depuis 2000, la quasi-exclusivité du contentieux communautaire dans le secteur de l’eau résulte de l’introduction par la Commission européenne de recours en manquement devant la Cour de justice à l’encontre des États membres (1.1). Sur l’ensemble des affaires portées devant le juge, un nombre réduit de directives emblématiques a donné lieu à un contentieux substantiel (1.2).

1.1 La prédominance des recours en manquement

En sa qualité de gardienne des traités, la Commission européenne est chargée de veiller au respect des textes et de traduire les États membres[22], si elle l’estime opportun[23], devant la Cour de justice pour manquement à leurs obligations communautaires. Placée devant les évaluations factuelles préoccupantes de la qualité de l’eau en Europe, la Commission européenne prend la mesure de l’effectivité à géométrie variable des directives. À partir du début des années 2000, elle intensifie le contrôle de l’application nationale du droit communautaire de l’eau[24]. Exclus, dès l’origine des traités, du prétoire de la Cour de justice du contentieux du manquement, les particuliers et, en l’espèce, les associations environnementales multiplient leur dépôt de plaintes à la Commission européenne et de pétitions auprès du Parlement européen[25]. Sans toutefois être contrainte de poursuivre l’État membre devant la Cour de justice, la Commission européenne ne reste pas indifférente à ces dénonciations : ces dernières constituent souvent des indices probants du respect déficient des directives et des décisions sur l’eau par les autorités nationales, régionales ou locales compétentes[26].

La sollicitation croissante du juge n’épargne ni les anciens ni les nouveaux États membres. En l’état actuel du contentieux (affaires jugées et affaires introduites ou en cours de jugement), 17 sont visés[27]. En tête de liste des mauvais élèves, la France[28] partage désormais son leadership avec la Belgique et l’Espagne, pays qui a été le premier à subir, en 2003, une sanction financière pour non-respect d’un arrêt de manquement de la Cour de justice dans le domaine de l’eau[29]. Sur les 72 arrêts de la Cour de justice[30], seuls 5 ne relèvent pas du contentieux du manquement[31]. Longtemps indifférentes à la coopération juridictionnelle, quatre juridictions nationales se sont décidées récemment à poser à la Cour de justice une série de questions préjudicielles à propos de l’interprétation et de la validité de certaines dispositions communautaires[32]. Ces juges nationaux contribuent ainsi à la sollicitation croissante de la Cour de justice et à la mise en évidence des cas de méconnaissance diversifiée des obligations communautaires par les États membres.

1.2 Un nombre réduit de directives emblématiques, objet d’un contentieux important

L’analyse décennale de ce contentieux communautaire montre une focalisation des affaires sur des directives phares de la politique de l’eau de l’UE[33]. Parmi les principaux textes visés, il convient de souligner une montée en puissance des recours en manquement concernant la directive 91/271/CEE relative au traitement des eaux urbaines résiduaires. Ainsi, 11 des 17 États membres[34] appelés devant la Cour ont fait l’objet de constatations de manquement soit pour des raisons d’absence ou d’incorrecte transposition de cette directive, soit pour une mauvaise application de ses dispositions. Ce texte prescrit différentes obligations de collecte et de traitement des eaux à charge des États membres en fonction d’un calendrier précis[35]. De plus, il impose divers types de traitement des eaux usées en fonction de la sensibilité à l’eutrophisation du milieu aquatique récepteur. Au-delà de la simple transposition juridique, l’application de cette directive communautaire se chiffre en milliards d’euros[36]. Elle a subi des retards importants en ce qui concerne les investissements nationaux (avec ou sans cofinancements européens) et les interprétations nationales restrictives des contraintes de prévention et de réduction de la pollution.

Dans le sillage de ce texte, la directive 91/676/CEE concernant la protection des eaux contre la pollution par les nitrates à partir des sources agricoles suscite un contentieux conséquent. Cette dernière met aussi l’accent sur le processus inquiétant d’eutrophisation des milieux aquatiques terrestres et côtiers, responsable des proliférations d’algues vertes et bleues[37]. Ce texte exige que les États membres désignent dès 1993 la première liste des zones vulnérables et adoptent des programmes d’action pour ces espaces à partir de 1995. Or, l’importance de ce contentieux communautaire démontre l’ampleur des obstacles auxquels s’expose la mise en oeuvre de cette directive dans 9 États membres, terres d’accueil et de promotion de modes de production agricole fortement intensive[38].

De tels manquements se répercutent inévitablement sur les difficultés de respect des normes de potabilité de l’eau et de qualité des eaux de baignade. Conformément à la directive 75/440/CEE sur la qualité des eaux superficielles destinées à la production d’eau alimentaire[39], « [d]es améliorations substantielles [devaient] être réalisées à cet égard au cours des dix prochaines années » (soit en 1985) dans le cadre de programmes nationaux. L’affaire C-266/99[40] à propos de l’application de cette directive en Bretagne est très éclairante sur les choix politiques français qui ont été faits à l’encontre du respect effectif des obligations communautaires, en particulier du respect de la teneur en nitrates des eaux superficielles brutes. Compte tenu des dépassements chroniques de cette norme de qualité de l’eau (en l’espèce la valeur impérative de 50 mg/l de nitrates) dans certaines parties du territoire breton, la Cour de justice a constaté également le manquement de la France[41] à propos de la directive 80/778/CEE relative à la qualité des eaux destinées à la consommation humaine[42].

La directive 76/464/CEE concernant la pollution causée par certaines substances dangereuses[43] n’a pas généré un contentieux important à la différence des années précédentes. Cette relative pénurie contentieuse ne reflète pas la situation inquiétante concernant la chronicité de certaines pollutions chimiques ignorées ou minorées susceptibles d’entraîner des risques sanitaires et écologiques majeurs.

In fine, le contentieux naissant et destiné à s’amplifier concernera la directive 2000/60/CE établissant un cadre pour une politique communautaire de l’eau. À la différence des décennies précédentes, la Commission européenne a renforcé considérablement le contrôle de la transposition nationale des directives et de leur application. Par exemple, 7 États membres[44] ont déjà fait l’objet de constatations de manquement par la Cour de justice et un recours en manquement vient d’être introduit à l’encontre de Malte.

Cette décennie contentieuse reste marquée par les condamnations des États membres pour non-respect de directives de première et de deuxième génération, bien antérieures à la directive 2000/60/CE[45]. Elle augure déjà une mise en oeuvre contrariée des objectifs et des obligations énoncées par cette directive-cadre. Ces lacunes et retards inconsidérés dans l’application des contraintes environnementales compromettent gravement les chances d’obtenir, dans un délai rapide, une amélioration substantielle de la qualité des eaux dans certaines régions européennes. À l’évidence, l’attentisme, voire le laxisme des États constitue l’une des causes de cette situation pathologique, mais d’autres raisons plus subtiles, même invisibles à première lecture, méritent d’être décryptées. L’appréciation approfondie de la jurisprudence offre des clés de compréhension qui témoignent de la contribution essentielle de la Cour de justice (section 2).

2 Une contribution essentielle du juge

L’étude détaillée des moyens de défense présentés par les États membres permet de préciser la réalité et l’origine des difficultés de transposition et d’application des textes européens. Placée devant des conceptions nationales divergentes portant sur le contenu et la portée des obligations prescrites par les directives sur l’eau, la Cour de justice privilégie le recours à une interprétation téléologique et systémique de ces dispositions (2.1). À l’exception de l’affaire C-335/07 (Commission c. Finlande), la Cour de justice a systématiquement constaté, depuis 2000, les manquements des États leur imposant d’exécuter son jugement dans un délai raisonnable (2.2).

2.1 Le choix d’une interprétation téléologique et systémique des obligations prescrites par les directives

Sur le fondement d’une jurisprudence constante, la Cour de justice est obligée régulièrement de rappeler aux États membres leur obligation d’adopter « toutes les mesures nécessaires en vue d’assurer le plein effet de la directive, conformément à l’objectif qu’elle poursuit[46] ». Elle confirme ceci :

[L]’existence de principes généraux de droit constitutionnel ou administratif peut rendre superflue la transposition par des mesures législatives ou réglementaires spécifiques à condition, toutefois, que ces principes garantissent effectivement la pleine application de la directive par l’administration nationale et que, au cas où la disposition en cause de la directive vise à créer des droits pour les particuliers, la situation juridique découlant de ces principes soit suffisamment précise et claire et que les bénéficiaires soient mis en mesure de connaître la plénitude de leurs droits et, le cas échéant, de s’en prévaloir devant les juridictions nationales[47].

À propos de la directive 2000/60/CE, la Cour de justice considère que ce texte « contient des dispositions de nature variée[48] » dont certaines n’imposent pas de transposition. Rejetant un des griefs de la Commission européenne dans l’affaire C-32/05, elle conclut que « l’adoption d’une législation-cadre ne constitue pas la seule manière dont les États membres peuvent garantir la pleine application de la directive et prévoir un système organisé et articulé visant à respecter les objectifs visés par [la] directive[49] ».

Fidèle à sa méthode d’interprétation téléologique et systémique du droit de l’UE, la Cour de justice choisit d’interpréter les dispositions communautaires, objets d’appréciations divergentes entre les parties au différend, à la lumière des finalités et de l’économie du système institué par les directives[50]. Elle exclut également toute analyse nationale restrictive des concepts et des obligations de l’UE qui porterait atteinte aux objectifs et à l’efficacité des directives. En raison de l’imprécision de certaines définitions et contraintes imposées par ces textes, la contribution du juge s’avère essentielle en vue de garantir et de renforcer l’application effective du droit de l’eau de l’UE. Le juge permet d’expliciter certaines notions scientifiques (telles l’eutrophisation ou la pollution) et les exigences matérielles et procédurales (établissement de programmes d’action, identification et désignation de zones vulnérables). Son interprétation concourt à clarifier la nature et la portée des responsabilités des États membres (entre pouvoir discrétionnaire et compétence liée) dans le respect des principes et des objectifs de résultat fixés par les directives et les décisions.

La notion d’eutrophisation présente dans les directives 91/271/CEE sur le traitement des eaux urbaines résiduaires et 91/676/CEE sur la protection des eaux contre la pollution par les nitrates d’origine agricole fait figure d’exemplarité en matière d’interprétations divergentes et d’utilisation de méthodes complexes d’évaluation[51]. Ces deux textes imposent aux États membres l’identification de zones « sensibles» sujettes à l’eutrophisation (directive 91/271/CEE) et la désignation de zones « vulnérables» à la pollution azotée (directive 91/676/CEE). À l’intérieur de ces délimitations territoriales, les États doivent prévoir des traitements plus rigoureux des eaux résiduaires (directive 91/271/CEE) et mettre en oeuvre des programmes d’action de réduction de la pollution des eaux par les composés azotés (directive 91/676/CEE). Les deux directives comportent une définition très générale de la notion d’eutrophisation[52], sans préciser de façon détaillée les éléments constitutifs de cet enrichissement en nutriments de l’eau. Les États membres vont donc profiter de ces imprécisions, de cette marge de manoeuvre qui leur est offerte, pour défendre une interprétation restrictive de la notion et s’exempter des obligations de ces directives et de leurs répercussions financières notables. Au fil des différends, la Cour de justice explicite les critères de détermination de ce phénomène d’eutrophisation et apprécie le « lien de causalité adéquat[53] » entre les rejets visés et la pollution des zones sensibles ou vulnérables, selon la directive visée. Dans l’affaire C-280/02, elle opte pour une interprétation de la notion d’eutrophisation à la lumière de « l’objectif poursuivi par la directive 91/271 [eaux résiduaires] [qui] va au-delà de la seule protection des écosystèmes aquatiques et tend à préserver l’homme, la faune, la flore, le sol, l’eau, l’air et les paysages de toute incidence négative notable du développement accéléré d’algues et de végétaux d’espèces supérieures consécutif aux rejets d’eaux résiduaires urbaines[54] ».

Sur la base des quatre critères énoncés dans ladite directive, le juge considère que l’eutrophisation suppose « une relation de cause à effet, d’une part, entre l’enrichissement en nutriments et le développement accéléré des algues et des végétaux d’espèces supérieures et, d’autre part, entre ce développement accéléré et une perturbation indésirable de l’équilibre des organismes présents dans l’eau et une dégradation de la qualité de l’eau[55] ». Rejetant l’argumentation du gouvernement français et s’appuyant sur les rapports de l’Institut français de recherche pour l’exploitation de la mer (Ifremer)[56] et de l’Environmental Resources Management[57] présentés par la Commission européenne, la Cour de justice en conclut ceci :

[L]’équilibre d’un écosystème aquatique est le fruit d’interactions complexes entre les différentes espèces représentées ainsi qu’avec le milieu. Aussi, toute prolifération d’une espèce particulière d’algues ou d’autres végétaux constitue, en tant que telle, une perturbation de l’équilibre de l’écosystème aquatique et, partant, de celui des organismes présents dans l’eau, quand bien même les autres espèces resteraient stables[58].

In fine, la Cour de justice précise ainsi que « [s]eront ainsi constitutifs d’une perturbation indésirable de l’équilibre des organismes présents dans l’eau, notamment, des changements d’espèces avec perte de biodiversité de l’écosystème, des nuisances dues à la prolifération de macroalgues opportunistes et des poussées intenses de phytoplancton toxique ou nuisible[59]. » Dans cette affaire, le juge constate que la France n’a pas identifié, et à tort, de nombreuses zones sensibles à l’eutrophisation[60]. Il conclut aussi au manquement de cet État pour ne pas avoir soumis à un traitement plus rigoureux les rejets des eaux résiduaires de différentes agglomérations françaises. Les deux récentes affaires relatives au respect de ces exigences de traitement fixées par la directive 91/271/CEE en Suède[61] et en Finlande confirment l’introduction renforcée des aspects scientifiques dans la jurisprudence de la Cour de justice. À l’issue d’une appréciation très technique sur les rôles respectifs de l’azote et du phosphore dans le processus d’eutrophisation, le juge conclut que la Commission européenne n’a pas apporté la preuve que les autorités finlandaises devaient imposer un traitement tertiaire de l’azote pour les stations d’épuration d’eaux urbaines résiduaires d’agglomérations ayant un équivalent-habitant (EH) supérieur à 10 000[62]. À l’évidence, ces décisions renforcent la nécessité de maîtriser la compréhension et la réduction de ce phénomène d’eutrophisation. Parallèlement, le contentieux relatif à la directive 91/676/CEE sur la protection des eaux contre la pollution par les nitrates d’origine agricole confirme la propension des États membres à retenir une conception restrictive du champ d’application de ce texte et à éviter, notamment, de désigner trop de zones vulnérables. Dans l’affaire C-258/00, le juge précise « qu’une limitation du champ d’application de la directive excluant de celui-ci certaines catégories d’eaux en raison du rôle prétendument primordial du phosphore dans la pollution desdites eaux est incompatible tant avec l’économie qu’avec l’objectif de la directive[63] ». S’il reconnaît que les États membres disposent d’un large pouvoir d’appréciation en raison de la complexité de l’identification de ces eaux, il souligne que cela « ne saurait aboutir, comme en l’espèce, à ce qu’une partie importante des eaux chargées d’azote échappe au champ d’application de la directive[64] ». Il retient une interprétation extensive de la notion d’eutrophisation et constate le manquement de la France pour ne pas avoir désigné la baie de Seine comme zone vulnérable. Le juge en conclut que « même si le phénomène d’eutrophisation n’apparaît pas dans [cette] baie […] [cette dernière] participe au phénomène d’eutrophisation de la mer du Nord qui est, ainsi qu’il ressort du quatrième considérant de la directive, une zone méritant une protection particulière[65] ».

L’obligation pour les États membres d’établir et de mettre en oeuvre des programmes d’action propres à la prévention et à la réduction de la pollution de l’eau figure dans les directives de l’UE. De façon systématique, la Cour de justice considère que « des actions matérielles partielles ou des réglementations fragmentaires ne peuvent satisfaire à l’obligation incombant à un État membre d’établir un programme global en vue d’atteindre certains objectifs[66] ». S’appuyant sur une jurisprudence constante, elle réaffirme que le plan d’action organique notamment imposé par la directive 75/440/CEE doit refléter « une approche globale et cohérente[67] ». Une telle démonstration se décline dans le contexte des différents contentieux relatifs aux directives sur l’eau, ce qui contribue à une mise en cohérence interprétative. Ainsi, dans l’affaire C-384/97, la Cour de justice réaffirme que « le caractère spécifique des programmes [prescrits par la directive 76/464/CEE doit se fonder sur] une approche globale et cohérente, ayant le caractère d’une planification concrète et articulée couvrant l’ensemble du territoire national et concernant la réduction de la pollution causée par toutes les substances relevant de la liste II[68] ». Dans l’affaire C-282/02, elle en déduit que « [l]e concept de “programme” implique donc une série de mesures coordonnées, intégrées et globales[69] » conformément aux objectifs spécifiques poursuivis par ladite directive. Les questions préjudicielles présentées par le Conseil d’État belge dans les affaires jointes C-105/09 et 110/09 offrent à la Cour de justice l’occasion d’expliciter les interactions entre les textes communautaires ; démarche propice à la concrétisation d’une approche environnementale intégrée. Rejoignant les conclusions de l’avocat général[70], le juge considère que les programmes nationaux d’action prévus par l’article 5 de la directive 91/676/CEE constituent, « en principe[71] », des programmes au sens de la directive 2001/42/CE[72] relative à l’évaluation des incidences de certains plans et programmes de l’environnement. Il précise ainsi les conditions d’une telle interprétation de cette notion de programme au sens de l’article 2 de la directive 2001/42/CE[73].

Une autre illustration manifeste de la contribution essentielle du juge réside dans son interprétation stricte des dérogations explicitement énoncées dans les directives sur l’eau. Différents arrêts étudiés témoignent de cette détermination du juge à déjouer les tentatives nationales de contournement et d’extension de ces dispositions aux fins d’allègement de leurs obligations matérielles et procédurales[74]. Plus insidieuse est la confusion introduite, délibérément ou non, par les États membres au sujet de la nature et de la portée de certaines de ces contraintes et des normes de qualité et d’émission de pollution. À plusieurs reprises, le juge a dû confirmer que certaines dispositions des directives sur l’eau constituaient non « un simple devoir de diligence, mais [des] obligation[s] de résultat[75] ». Dans l’affaire C-266/99, la France soutient que les obligations d’amélioration continue et substantielle énoncées dans l’article 4 (2) de la directive 75/440/CEE « ne sont pas suffisamment absolues pour constituer des obligations de résultat[76] ». Si la Cour de justice reconnaît que cette disposition « ne contient aucune prescription qualitative ou quantitative expresse », elle considère qu’« il est cependant clair que cette disposition impose aux États membres de parvenir, dans le délai de dix ans qu’elle prévoit, à des valeurs quantitatives inférieures aux valeurs limites qu’ils sont tenus d’atteindre[77] ». Conférant ainsi une portée normative à cet objectif d’amélioration de la qualité des eaux superficielles, la Cour de justice conclut que « [l]es États membres sont donc dans l’obligation, [au cours de cette décennie], de parvenir à des teneurs en nitrates se situant, en tout état de cause, au-dessous de la valeur limite de 50 mg/l[78] ».

Forte de ces interprétations dynamiques des obligations communautaires, la Cour de justice constate de manière quasi systématique les manquements des États membres (2.2).

2.2 La constatation quasi systématique des manquements des États membres

Conformément à une jurisprudence constante, il appartient à la Commission européenne de démontrer la preuve de la réalité du manquement de l’État membre à ses obligations communautaires. À cette fin, elle « doit apporter à la Cour tous les éléments nécessaires à la vérification par celle-ci de l’existence de ce manquement, sans pouvoir se fonder sur une présomption quelconque[79] ». La Cour de justice analyse ainsi scrupuleusement la matérialité des faits et les éléments de preuve présentés par la Commission européenne.

L’omniprésence des dimensions scientifiques des différends environnementaux confère une singularité particulière à ce contentieux. Les récents recours en manquement à l’encontre de la Finlande et de la Suède[80] sont des exemples manifestes de cette « invasion » des données et des controverses technicoscientifiques dans le prétoire de la Cour de justice et de la centralité des questions de la charge de la preuve et du lien de causalité. En l’espèce dans l’affaire Commission c. Finlande, le juge conclut au rejet du recours, considérant que « la Commission n’a pas apporté la preuve que les rejets d’azote des stations d’épuration d’eaux urbaines résiduaires provenant des agglomérations ayant un EH supérieur à 10 000 […] contribuent de façon significative à l’eutrophisation dans le golfe de Finlande[81] ». Il est arrivé que la Cour de justice ne retienne pas tous les griefs de la Commission européenne pour absence ou insuffisance de preuves scientifiques[82], mais c’est la première fois au cours de cette décennie que le juge ne constate pas le manquement de l’État pour ces motifs. Loin d’ignorer le poids des incertitudes scientifiques et de la « mauvaise volonté » des États membres, l’avocat général considère que la charge de la preuve supportée par la Commission européenne « est toutefois allégée par l’obligation de coopération loyale incombant aux États membres et par le principe de précaution[83] ». Toutefois, la Cour de justice ne reprend pas cette interprétation dans cette affaire. D’autres motifs concourent à l’exclusion de certains griefs présentés par la Commission européenne, notamment en cas de non-respect des droits de la défense lors de la procédure précontentieuse du recours en manquement[84].

De manière très classique, les États membres présentent trois scénarios de défense, consistant soit à reconnaître leur manquement, soit à se justifier en raison de difficultés d’ordre interne, ou à contester les démonstrations de la Commission européenne sur la base d’interprétations divergentes des textes nationaux et communautaires. Systématiquement, la Cour de justice rappelle qu’un « État membre ne saurait exciper des circonstances internes ou des difficultés pratiques pour justifier le non-respect des obligations et des délais prescrits par les directives communautaires[85] ». Nonobstant cet impératif, les États membres continuent à invoquer de telles difficultés[86] : ils traduisent ainsi une sorte d’appel indirect au « législateur » de l’UE.

À l’issue de la constatation du manquement, l’État membre « est tenu de prendre les mesures que comporte l’exécution de l’arrêt de la Cour[87] ». Devant l’inexécution de certains arrêts, la Cour de justice a dû préciser « que cette exécution [doit être] entamée immédiatement et abouti[r] dans des délais aussi brefs que possible […] [en vue d’assurer] une application immédiate et uniforme du droit communautaire[88] ». Ainsi, dans l’affaire C-278/01, elle a considéré que le délai de trois années était suffisant pour l’Espagne pour se conformer à son arrêt de manquement et adopter les mesures nécessaires, aussi complexes soient-elles, comme l’argumentait l’Espagne en défense. En raison de l’attitude de certains États membres peu soucieux de respecter ces obligations, le traité de Maastricht introduit un dispositif de sanction pécuniaire à leur encontre, ce qui accorde ainsi une force dissuasive à la procédure du manquement sur manquement. Une telle sanction peut consister en un « paiement d’une somme forfaitaire ou d’une astreinte dans la limite du montant indiqué par la Commission[89] ». Dès 1996, la Commission européenne a donc élaboré une méthode pour la mise en oeuvre de cette disposition, en particulier en vue de déterminer les modalités de calcul de la sanction en fonction d’une échelle de gravité de l’infraction[90]. Ce n’est pas un hasard si la première application de cette disposition a été faite dans le domaine de l’environnement en 2000[91]. Dans le secteur des directives sur l’eau, l’Espagne est le premier État membre à subir une telle condamnation financière[92] en raison de son manquement constaté initialement en 1998 à propos de la directive 76/160/CEE sur les eaux de baignade[93]. En l’espèce, au vu de la gravité et de la durée de l’infraction, la Commission européenne propose alors de condamner l’Espagne à une astreinte journalière de 45 600 euros en vue de faire cesser « le plus rapidement possible[94] » le manquement de l’Espagne. La Cour de justice rappelle qu’il lui incombe de fixer la sanction pécuniaire de manière « adaptée aux circonstances et […] proportionnée au manquement constaté ainsi qu’à la capacité de paiement de l’État membre[95] ». Elle souscrit à l’utilisation d’une astreinte mais sur une base annuelle en adéquation avec la périodicité des rapports présentés par les États membres au titre de la directive sur les eaux de baignade. Concernant le montant de l’astreinte calculée en fonction de la durée de l’infraction, de son degré de gravité et de la capacité de payer de l’État, la Cour de justice condamne l’Espagne au paiement d’une « astreinte de 624 150 euros par an et pour 1 p. 100 de zones de baignade [non conformes aux valeurs limites de la directive][96] ».

En l’état actuel de ce contentieux de l’exécution des arrêts de manquements dans le secteur de l’eau, 4 États membres[97] sont visés (ou sur le point de l’être) par ce recours de l’article 260 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE). En 2007, la Commission européenne a suspendu pour une seconde fois une telle procédure à l’encontre de la France à propos du respect de l’arrêt en manquement de la Cour de justice pour non-respect de la directive 75/440/CEE en Bretagne[98]. Elle prévoyait de demander à la Cour de justice une amende forfaitaire d’un montant supérieur à 28 millions d’euros et d’une astreinte journalière d’un montant supérieur à 117 000 euros. Cette décision de « report » a été fondée sur la mise en oeuvre d’un nouveau plan français de reconquête de la qualité des eaux superficielles. Ce dernier impose, à compter du 1er janvier 2008, une réduction de 30 p. 100 des apports d’azote épandus dans les bassins versants bretons des neuf points de captage d’eau visés en vue de respecter, pour la fin de 2009[99], la teneur en nitrates prescrite par la directive 75/440/CEE. En juin 2010, la Commission européenne décide de clôturer cette procédure au vu des résultats obtenus[100]. Toutefois, le temps de la restauration et de l’amélioration de la qualité de la ressource ne s’accorde pas systématiquement avec le temps des décisions juridictionnelles et des réactions des États membres condamnés. Cette limite spatiotemporelle inhérente à la variabilité de la résilience des milieux naturels s’avère prégnante dans des cas de pollutions anciennes, en particulier diffuses. Elle complexifie la détermination de la durée de l’astreinte financière et, en particulier, le rôle de la Commission européenne chargée d’apprécier les résultats obtenus par l’État membre en vue de respecter les obligations communautaires. De telles considérations conjuguées à une série d’autres facteurs juridiques et socioéconomiques imposent de mettre en exergue les expressions contrastées de la « force normative » de ce dispositif juridictionnel et de la jurisprudence de la Cour de justice (section 3).

3 La « force normative[101]» contrastée de la jurisprudence

« La norme juridique est prise dans un champ de forces dont les interactions déterminent sa force normative réelle. Traversée, modelée, inspirée par des forces juridiques et non juridiques, elle exerce en retour sa propre force normative sur ces forces sociales qu’elle cherche à régir, réguler, orienter[102] ».

S’interroger sur la « force normative » de la jurisprudence convie à analyser la pluralité des effets directs et indirects des jugements ou du risque de saisine du juge sur le comportement des acteurs et sur la construction évolutive de la politique de l’eau. Une telle force ne s’apprécie pas uniquement par le prisme de l’autorité juridique de ces décisions juridictionnelles. L’autorité de chose jugée des arrêts de manquement ne garantit pas automatiquement leur respect effectif par les autorités publiques. Un tel paradoxe révèle la volonté à géométrie variable des autorités publiques (institutions communautaires et nationales) d’accorder à ces jugements une réalité normative. Néanmoins, la menace de recourir à la procédure de l’article 260 du TFUE semble exercer une pression réelle sur les États membres soucieux de se protéger contre de telles sanctions financières. En 2006, la sénatrice F. Keller qualifie ainsi de « choc salutaire[103] » la condamnation de la France à une amende de 20 millions d’euros et à une astreinte de 57,8 millions d’euros par période de six mois pour non-exécution d’un arrêt de manquement relatif au dépassement des quotas de pêche[104]. Sur la base d’un inventaire des arrêts environnementaux susceptibles de déboucher sur des sanctions pécuniaires, elle évalue le coût de ce contentieux à venir entre 109 millions et 1,2 milliard d’euros. Un an plus tard, dans un second rapport consacré au suivi de ces affaires, elle dresse, sans complaisance, le défi auquel s’expose la France : « Changer de méthode ou payer[105] ». Aux prises avec de tels défis, les institutions nationales et européennes mettent progressivement en place des stratégies d’anticipation et de prévention des différends (3.1). Toutefois, la persistance et l’émergence de tactiques d’évitement contrarient l’application de ces nouvelles approches et l’exécution des arrêts de la Cour de justice (3.2).

3.1 La mise en place de stratégies d’anticipation et de prévention des différends

Les stratégies d’anticipation et de prévention des différends s’inscrivent dans une approche globale dont l’objet est d’améliorer la qualité de la législation et de son contrôle par les autorités compétentes. Paradoxalement, la force normative de la jurisprudence se manifeste ainsi par la détermination affichée des autorités publiques de prévenir justement les risques de contentieux.

À l’échelle de l’UE, la Commission européenne s’est engagée à renforcer l’accompagnement et l’assistance technique des États membres lors du processus de transposition et de mise en oeuvre des directives environnementales[106]. En 2008, dans sa communication sur l’application du droit communautaire de l’environnement[107], elle prend la mesure des obstacles administratifs, techniques et financiers auxquels doivent faire face les autorités nationales et régionales. Consciente de la complexité de la directive-cadre sur l’eau, la Commission européenne, en partenariat avec les autorités nationales, a publié, à ce jour, 24 documents d’orientation relatifs à telles ou telles notions ou obligations[108]. Destinés à prévenir les difficultés de compréhension et d’interprétations divergentes, ces textes, sans valeur obligatoire[109], concourent à l’établissement de dialogues et d’échanges d’expériences entre les autorités publiques nationales. Sur la base d’une stratégie commune de mise en oeuvre de la directive-cadre sur l’eau[110], différents groupes d’experts sont institués dès 2001[111]. Dans une logique de transparence, un système spécifique d’information sur l’eau ainsi que des forums de partage et d’échange, notamment sur le prix de l’eau[112], sont mis à la disposition des acteurs[113]. La Commission européenne insiste également sur l’importance de la formation des agents administratifs et des juridictions nationales[114]. Cet impératif est énoncé prioritairement dans les rapports de la sénatrice Keller. Aussi surprenant soit-il à propos d’un État membre fondateur de la construction européenne, la sénatrice insiste sur l’urgence d’« accroître […] [la] “culture communautaire”[115] » de l’Administration. Elle suggère des pistes d’amélioration, en amont de la conception des textes communautaires à leur mise en oeuvre, et tout particulièrement un suivi rapproché des différends à « risques budgétaires[116] » élevés. Est abordée également la question très sensible de la répartition financière de tels risques entre l’État et les collectivités territoriales compétentes, en particulier dans le secteur de la collecte et du traitement des eaux résiduaires. Si la sénatrice demeure réservée sur l’opportunité d’envisager des actions récursoires contre les « collectivités fautives », le Conseil d’État invite à compléter le droit existant en vue de prévoir « une action en coresponsabilité entre [l’]État et [les] collectivités territoriales ou une action récursoire de l’État contre ces collectivités de manière à instaurer une incitation forte au respect du droit communautaire par ces dernières[117] ». La problématique de l’évaluation des incidences financières des nouvelles lois et des révisions des directives existantes est aussi mise en avant. Le renforcement des dispositifs d’analyse d’impact[118] de la législation en adéquation avec le processus de simplification de l’acquis communautaire[119] est ainsi censé répondre à ces inquiétudes nationales.

Dans la logique de la diffusion de cette « culture communautaire » dans l’ensemble des structures administratives nationales, il est très instructif de constater un processus d’appropriation du droit de l’UE à l’échelle des juridictions nationales[120]. En sa qualité de « juge communautaire de droit commun[121] » et de proximité, le juge national doit assurer l’application effective des textes communautaires dans le respect des principes de la primauté, de l’effet direct et de l’exigence d’interprétation conforme[122]. L’analyse du contentieux communautaire de l’eau a souligné cette sollicitation de la Cour de justice par les juridictions nationales. De même, sans recourir à cette coopération juridictionnelle, certains juges nationaux s’inspirent des textes de l’UE et de la jurisprudence de la Cour de justice, voire s’appuient directement sur ces dispositifs. Un processus de convergence jurisprudentielle se constate dans quelques affaires médiatisées relatives à la pollution de l’eau, en particulier de nature diffuse[123]. La reconnaissance par les juridictions administratives de la responsabilité de l’État français pour non-respect du droit de l’eau et des installations classées[124] témoigne de ce phénomène émergent de « commerce des juges[125] » renforcé par l’imbrication hiérarchisée des ordres juridiques des États membres et de celui de l’UE. Le récent jugement de la Cour de justice relatif à la directive 2004/35/CE sur la responsabilité environnementale augure probablement d’une évolution de l’interprétation assouplie du lien de causalité dans d’autres affaires. En l’espèce, elle fonde sa reconnaissance d’une présomption de l’existence d’un lien de causalité sur le principe du pollueur-payeur, y compris en cas de pollution diffuse[126].

La directive-cadre sur l’eau comporte une série de dispositions sur l’information et la participation du public. Conformément à son article 14, les États doivent veiller à la publication et à la consultation du public concernant différents documents, dont les projets de plan de gestion de district hydrographique. Partie à la Convention d’Aarhus concernant l’accès à l’information, la participation du public et l’accès en justice en matière d’environnement[127], l’UE instaure des actions de communication et d’information pour inciter le public à participer activement à la mise en oeuvre des directives sur l’eau. Une telle stratégie de transparence exprime le souci de renforcer la vigilance des citoyens et des associations, ces derniers constituant un allié de force dans la détection des infractions aux obligations communautaires. Toutefois, le respect effectif des exigences juridiques d’information et de participation du public dépend de la responsabilité commune des États membres[128] et de l’UE.

Parallèlement à ces évolutions dynamiques révélatrices de la force normative environnementale de la jurisprudence, la persistance et l’émergence de tactiques d’évitement et de rationalisation en trompe-l’oeil invitent à la prudence (3.2).

3.2 La persistance et l’émergence de tactiques d’évitement et de rationalisation en trompe-l’oeil

La force normative de la jurisprudence se manifeste de manière contrastée dépendant de la coexistence de deux logiques de réponse potentiellement contradictoires des autorités publiques où le pragmatisme politique, voire électoraliste, se joue des failles et des incohérences du système juridique. Quelques illustrations offrent un éclairage topique de ces ambivalences où les auteurs de dommages environnementaux profitent allègrement de ces jeux de cache-cache. À titre d’exemple, il est nécessaire de souligner les ambiguïtés de la stratégie de la Commission européenne concernant la nouvelle approche de contrôle de la mise en oeuvre des textes de l’UE. De prime abord, le processus, actuellement expérimental, de réorganisation du traitement des plaintes du public offre l’intérêt d’y associer plus étroitement les États membres[129]. De même, la hiérarchisation des différends susceptibles d’être portés devant la Cour de justice dans le contexte du recours en manquement[130] semble présenter une certaine logique stratégique. Toutefois, ces évolutions suscitent d’inévitables questionnements sur leur impact en matière d’effectivité du droit de l’environnement et justifient l’établissement ou le renforcement d’autres dispositifs de contrôle et de sanction[131].

« L’eau n’est pas un bien marchand comme les autres mais un patrimoine qu’il faut protéger, défendre et traiter comme tel[132]. » Ce postulat exprimé dès le premier considérant de la directive-cadre sur l’eau exprime tous les paradoxes qui traversent les évolutions, germes de transformation de la politique de l’eau de l’UE. Outre la nécessaire tarification de l’eau prescrite par cette directive-cadre[133], le renforcement de l’intégration de « la protection et [de] la gestion écologiquement viable des eaux dans les autres politiques communautaires » est explicitement affirmé[134]. Or, la concrétisation de cette récupération du coût des services liés à l’eau et du principe de l’intégration des exigences environnementales se révèle difficile et encore insuffisante[135]. L’incohérence environnementale et l’absence d’approche intégrée des politiques publiques, telle la politique agricole, contrarient toute amélioration rapide et effective de la qualité de l’eau. Les véritables réformes de fond tardent à se réaliser au vu des retards accumulés dans la mise en oeuvre effective des textes et l’adoption d’investissements réellement préventifs[136]. In fine, nonobstant l’établissement de nouvelles stratégies de prévention des différends, la contribution des juges demeure essentielle, comme l’illustre l’introduction de récentes affaires[137]. Elle constitue un aiguillon indispensable à l’adaptabilité du droit à l’égard de ces enjeux existentiels pour les générations présentes et futures.