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Bien que les femmes de l’Occident aient désormais accès aux plus hautes sphères du pouvoir et qu’elles soient en mesure d’exercer un contrôle sur leur avenir et leur profession, donc bien qu’elles soient « libérées », il apparaît qu’elles sont encore très conscientes de leur apparence physique et promptes à modeler leur corps en fonction des modes prescrites[1]. À preuve, les industries du cosmétique, de la chirurgie plastique et de l’amaigrissement enregistrent des profits faramineux et sont en croissance constante depuis les années 80 en Amérique du Nord. Impossible de ne pas constater que les médias sont littéralement pris d’assaut par les Weight Watchers, les Revlon et L’Oréal invitant les femmes à être bien dans leur peau en soignant leur apparence, voire en la transformant radicalement. Or, « le culte de la beauté à tout prix constitue sans doute la figure la plus sournoise de l’antiféminisme » (Dumont 2008 : 195), car il perpétue et encourage notamment la discrimination contre les femmes sur la base de leur apparence.

Le présent article a pour objet d’analyser des oeuvres de deux des auteures les plus lues du Québec contemporain : Lise Tremblay et Nelly Arcan (qui s’est malheureusement enlevé la vie en septembre 2009). À la différence d’écrivaines québécoises de la deuxième vague du féminisme comme Denise Boucher, France Théoret ou Louky Bersianik, qui ont célébré le corps féminin, parlant d’aspects du corps et de la sexualité auparavant relégués au silence (les menstruations, la grossesse, le désir sexuel, etc.), Tremblay et Arcan écrivent dans un univers postmoderne où la relation entre corps, identité féminine et normes sociales est autrement plus complexe, en raison, en partie de l’emprise des médias sur tous les aspects de la vie. Selon Susan Bordo, il s’agit d’un monde de « surfaces » dans lequel l’image a une puissance sans précédent, qui influe sur la construction de la féminité dans une mesure inconnue par les générations antérieures (Bordo 1993 : 169-170) :

With the advent of movies and television, the rules for femininity have come to be culturally transmitted more and more through standardized visual images. As a result, femininity itself has come to be largely a matter of constructing […] the appropriate surface presentation of the self. We are no longer given verbal descriptions or exemplars of what a lady is or of what femininity consists. Rather, we learn the rules directly through bodily discourse: through images that tell us what clothes, body shape, facial expression, movements, and behaviour are required.

Des oeuvres comme La danse juive et L’hiver de pluie, de Lise Tremblay, ainsi que Putain, Folle et À ciel ouvert, de Nelly Arcan, remettent en question à divers degrés le rapport complexe qu’entretient le corps relativement à la norme et à la beauté dans cette collectivité obsédée par l’image. Alors que les textes de Tremblay représentent le corps obèse et interrogent la perception sociale qui y est attachée, les textes d’Arcan s’intéressent au corps féminin mince et attrayant. Opposées sur la base d’une classification « morphologique » du corps représenté, les oeuvres de Tremblay et d’Arcan le sont aussi sur le plan discursif : là où Tremblay dénonce sans équivoque l’impératif de beauté qui pèse sur les individus, faisant coïncider discours et actions des narratrices dans leur volonté d’échapper à un tel assujettissement, Arcan tient un discours féministe des plus ambivalents. Dénonçant les stéréotypes qui encouragent la survivance de la femme patriarcale (la femme-objet), elle les reconduit simultanément en faisant évoluer des narratrices et personnages avides de se conformer aux normes extérieures[2]. Quoi qu’il en soit, et c’est là l’aspect le plus intéressant de notre recherche, que les textes montrent des corps féminins obèses ou très minces, ils soulignent tous la tyrannie de l’image qui fait rage dans la société actuelle et qui contribue à enfermer les femmes dans un idéal de beauté, à défaut de les enfermer dans leur cuisine. Dans ces textes qui empruntent les formes du récit (Putain, Folle) ou du roman, et dont la voix narrative peut être celle de la première personne ou de la troisième (À ciel ouvert), le corps de l’héroïne, et plus particulièrement sa beauté, de même que le pouvoir sexuel qui en découle constituent un enjeu incontournable, à tel point que le corps, d’une part, paraît indissociable de la quête identitaire des narratrices (ou personnages) et, d’autre part, semble conditionner les formes liées au discours romanesque. La dialectique qui s’engage dans ces oeuvres entre le discours normatif et le corps « réel » de la femme, tel qu’il est vécu au quotidien, nous amène à mettre en évidence, dans les textes, les axes de construction du corps féminin – et du sujet lui-même – que sont la minceur, l’hypersexualisation et l’obésité. Nous verrons que le phénomène d’objectivation et d’auto-objectivation qui découle de cette dialectique illustre le mythe de la beauté à l’oeuvre dans la société représentée dans le texte. En réponse à cette objectivation, nous repérerons dans les récits de Tremblay et d’Arcan diverses stratégies discursives susceptibles de restituer aux personnages leur statut de sujet.

La représentation du corps féminin : axes de construction parallèles

Il va sans dire que le corps occupe une place prépondérante dans l’existence de chaque personne et qu’il n’appartient pas qu’aux femmes de vivre au premier degré ses excès (comme la maladie ou le handicap). En tant que « pivot de l’insertion humaine dans le tissu du monde » (Le Breton 1985 : 20), le corps s’impose comme lieu d’origine de notre expérience et donc de notre conscience des phénomènes du réel. En dépit de ce lien originel qui lie le corps au monde et à l’être, les études qu’ont menées des chercheuses et des chercheurs tels qu’Efrat Tseëlon, Naomi Wolf et Erving Goffman tendent à montrer qu’en Occident les femmes se définissent davantage par rapport à leur corps et à leur apparence physique que les hommes, pour qui l’apparence est sans conséquence réelle sur le plan de leur vie professionnelle, sociale ou affective[3]. Autrement dit, selon ces spécialistes, l’identité féminine serait plus « charnelle » que l’identité masculine, fait dont nous percevons les réverbérations dans les romans de Tremblay et d’Arcan. En effet, il est frappant de constater à quel point l’identité des narratrices et des personnages s’avère intimement liée à leur corps. Ainsi, l’identité de la narratrice de Putain, Cynthia (escorte âgée de 20 ans), se résume tout entière à sa nature de « schtroumpfette » jeune, belle et svelte qui correspond également à l’identité que se donnent les personnages de Rose et de Julie dans À ciel ouvert, plus près de la trentaine cette fois, mais dont la chair modelée par les exercices et la chirurgie en font de véritables bombes sexuelles. À l’opposé de l’archétype de la femme fatale développée par Arcan dans ces deux textes (tout comme dans Folle, qui montre une narratrice[4] en proie aux angoisses du vieillissement en dépit de son corps de Barbie), Tremblay nous présente des narratrices qui s’éloignent du modèle prescrit : la narratrice de L’hiver de pluie qui, de « la femme qui marche » présentée en ouverture de roman, se mue peu à peu en « la grosse femme » immobile qui le clôt, et celle de La danse juive (une pianiste dont le nom reste inconnu) qui se définit sans détour comme une obèse. De l’obésité à la minceur en passant par la sexualisation, les axes de construction du corps des personnages se muent littéralement en axes de construction du sujet féminin, même si celui-ci manifeste dans certains romans le désir de se déprendre de son image corporelle.

En outre, ces « déterminants identitaires » sont thématisés, sur le plan du contenu, comme le montre L’hiver de pluie dans lequel Tremblay fait de l’obésité un objet du discours. Dans ce roman, l’embonpoint n’est pas d’emblée une caractéristique rattachée au corps de la narratrice, mais plutôt un trait qui fonde l’identité de deux personnages évoluant dans son entourage : le caissier de l’épicerie et Monique. Si nous nous attachons brièvement à la construction textuelle du corps de ces deux individus, c’est non seulement parce qu’elle témoigne d’un intérêt et d’une sensibilité de l’auteure pour la réalité des personnes obèses, mais aussi parce qu’elle participe à la construction parallèle du corps de la narratrice et qu’elle dévoile sa propre obésité. La première représentation d’un corps obèse dans le texte rend compte d’une certaine souffrance chez la narratrice qui n’est pas sans souligner son éventuelle identification au caissier (L’hiver de pluie : 27) :

Je jette un coup d’oeil par la fenêtre, je vois l’obèse assis sur son banc […] Je prendrai quelques secondes pour le regarder, pour m’étonner de son corps, pour en souffrir un peu. On regarde toujours les gros de côté ou par derrière. Personne ne regarde jamais un gros droit dans les yeux. C’est pour cela que l’obèse se sent toujours offert en spectacle. Parce que les autres le regardent et qu’il sent ces regards, mais ne peut jamais les affronter.

D’où lui vient ce savoir, cette connaissance intime de la réalité d’une personne obèse? À ce moment du récit, rien ne permet de le dire avec certitude. Ce pourrait être d’une simple réflexion sur la nature du stigmate dont souffrent les obèses dans la société occidentale. Ce n’est qu’à l’entrée en scène de Monique, plus loin dans le roman, que la souffrance éprouvée par la narratrice à la vue du caissier prend tout son sens. En effet, lorsque la narratrice évoque sa rencontre initiale avec Monique, elle affirme d’abord qu’elle « est inutile et grosse » en ajoutant : « Je suis différente de cette femme, je suis animée d’une foi ridicule. Je ne veux pas lui ressembler mais je lui ressemble, à la seule différence que je me cache sous un amas de vêtements et que je poursuis des hommes[5] » (L’hiver de pluie : 81). Ce commentaire établit la filiation de la narratrice avec la grosse femme (et par association avec le caissier de l’épicerie) tout en évoquant la nature problématique de la chair que l’on désire cacher au regard : « Je vivais depuis des années sans corps, sous des amas de vêtements » (L’hiver de pluie : 60). D’ailleurs, l’effort que fait la narratrice pour soustraire son corps aux yeux des autres se double dans le roman d’un certain effacement de la chair dans la narration, ne laissant plus voir qu’une enveloppe au volume et au poids inopportuns (L’hiver de pluie : 96) :

J’ai enfoui la femme qui marchait en filigrane d’un texte, ayant peur de la nommer, n’avouant jamais qu’elle avait horreur de sentir le poids de ses seins sur le devant de son corps. Cette horreur était née avec elle, ces seins étaient de trop. La femme qui marchait enfouissait son corps sous des amas de vêtements, elle arrivait à ne plus le sentir, ses bras ne frôlant que du tissu.

Presque totalement évacué de la sphère descriptive, bien qu’il fasse pourtant l’objet d’une thématisation notable dans L’hiver de pluie, le corps de la narratrice ne peut, en définitive, que se résumer à son obésité qui fait d’elle une « grosse femme ». Aucune autre caractéristique, vraiment, ne peut lui être attribuée. Ce constat permet au fond d’observer avec David Le Breton que « si l’anatomie n’est pas un destin, puisque sociétés et acteurs la symbolisent à leur manière, elle le devient en effet lorsque l’homme se voit privé de figurer autre chose que ses attributs corporels » (Le Breton 1990 : 142). En outre, les évocations dans le texte du caissier et de Monique montrent le caractère fortement restrictif et aliénant de l’obésité qui fait disparaître la personne derrière une étiquette simpliste. Ainsi, lorsque la narratrice se réfère au caissier, il demeure toujours pour elle l’« obèse[6] » comme Monique reste toujours la « grosse[7] ». Bref, le corps devient ici une prison dans la mesure où il fixe et fige l’identité des personnes obèses.

Par ailleurs, c’est bien la « graisse » qui emprisonne au même titre la narratrice de La danse juive, mais, à défaut de faire disparaître son corps du tissu narratif, elle lui fait plutôt occuper la place centrale du roman. Il est frappant de constater, par exemple, la récurrence dans le texte du substantif « graisse » dans près d’une vingtaine de descriptions physiques de la narratrice, graisse qui ensevelit globalement le sujet sous sa masse, comme en témoigne cet extrait (La danse juive : 124) :

Je suis une grosse adolescente qui a remplacé le sous-sol de banlieue par sa graisse. Elle ne me protège plus. Je me sens épuisée. Mon corps me fatigue : agressé de l’intérieur par toute cette graisse jaune remplie de toxines, il cédera. Les jambes d’abord, qui ne le supporteront plus, et les organes qui s’enliseront dans cette masse gluante.

De la sorte, rares sont les évocations du corps de la narratrice qui font abstraction de son surpoids. De fait, ses prosopographies[8] sont presque toujours construites de manière à évoquer explicitement ou implicitement l’obésité. Par exemple, dès les premières pages du roman, la narratrice évoque son obésité en confiant à son narrataire que son père a recommencé à grossir et qu’il va donc « redevenir comme ses frères, comme moi, un bel obèse bien rose[9] » (La danse juive : 13). Plus loin dans le texte, la vision qui nous est offerte du corps de la femme trace également les contours d’une chair volumineuse – « Mes seins lourds tombent sur mon ventre. Les marques de mon soutien-gorge sont à jamais tracées sur la peau de mes épaules. Mes hanches sont striées de veines bleues » (La danse juive : 35) –, une chair voire en expansion, comme le suggèrent la peau de la narratrice marquée par les coutures de ses vêtements (La danse juive : 54) ou encore les pantalons extensibles qu’elle porte et qui se déchirent, à son avis, un peu plus chaque fois qu’elle les enfile (La danse juive : 29). Outre les descriptions prenant en charge les caractéristiques proprement dites du corps, force est de constater que les nombreuses allusions aux difficultés de déplacement qu’éprouve la narratrice et les limites physiques qu’occasionne son obésité (comme un essoufflement disproportionné par rapport à l’exercice accompli) occupent tout un pan de la représentation du corps narratorial, relayant l’image d’un corps énorme, lourd à porter de l’aveu même de la narratrice (La danse juive : 13) et qui « encombre ». La récurrence des descriptions venant construire le corps en fonction de paramètres presque exclusivement morphologiques d’où les traits du visage, qui ancrent traditionnellement l’identité des personnages romanesques, sont exclus nous permet non seulement de prendre la mesure de la relation qu’entretiennent l’identité et le corps chez la narratrice de La danse juive, mais aussi d’envisager la présence sous-jacente d’un carcan normatif qui définit l’image corporelle de l’obèse dans le roman par rapport à un modèle de minceur érigé en idéal (personnifié notamment par les personnages de la mère et des danseuses auprès de qui évolue la pianiste). Le corps n’est jamais que trop gros comparé à un autre

Dans le cas d’Arcan, ce système normatif destiné à contrôler les corps se laisse d’autant plus percevoir dans Putain que les caractéristiques physiques de la protagoniste tendent à s’effacer devant l’évocation du travail à effectuer sur la chair pour qu’elle corresponde au goût du jour en matière de mode. Dans un récit dont toute l’intrigue tient pourtant à la réalité de la prostitution et à la beauté du corps de la prostituée, le portrait de la narratrice se fait rare. À peine Cynthia nous dit-elle que, « pour le moment, [elle est] parfaitement faite avec [ses] vingt ans et [ses] yeux bleus, [ses] courbes et [son] regard par en dessous, [ses] cheveux blonds, presque blancs à force d’être blonds » (Putain : 23). Au détriment de son identité profonde et unique, la minceur, la jeunesse et la beauté constituent ici les seuls paramètres définitoires du corps féminin qui doit se soumettre à une discipline stricte afin de conserver ses allures de « schtroumpfette » (Putain : 102) :

[L]a jeunesse demande tellement de temps, toute une vie à s’hydrater la peau et à se maquiller, à se faire grossir les seins et les lèvres et encore les seins parce qu’ils n’étaient pas encore assez gros, à surveiller son tour de taille et à teindre ses cheveux blancs en blonds, à se faire brûler le visage pour effacer les rides, se brûler les jambes pour que disparaissent les varices, enfin se brûler tout entière pour que ne se voient plus les marques de la vie.

Derrière l’obsession d’un corps parfait largement développée dans le récit d’Arcan se profile le « mythe de la beauté » tel que le définit Wolf, c’est-à-dire le mythe fondé sur l’existence d’une beauté universellement reconnue que doivent tenter d’incarner les femmes et que les hommes, par la force de leurs pulsions sexuelles, recherchent chez elles (Wolf 1991 : 12). Dans À ciel ouvert, peut-être encore plus que dans Putain, la présence du mythe de la beauté paraît sous-tendre l’histoire racontée. En effet, on y voit, d’une part, le personnage de Rose se perdre dans une quête incessante de beauté afin de s’attacher le désir et l’amour de Charles et, d’autre part, le personnage de Julie préparer un documentaire devant porter sur « le calvaire du corps à travailler » : « Le titre du documentaire pourrait être Burqa de chair. Il pourrait raconter l’histoire de femmes qui enterrent leur corps sous l’acharnement esthétique » (À ciel ouvert : 201), sujet formant justement la trame d’À ciel ouvert en un effet de miroir près de la mise en abyme. Dans ce roman, comme dans Putain, les prosopographies des personnages féminins tendent davantage à évoquer les efforts fournis pour s’approprier la beauté que les traits physiques proprement dits. Le portrait de Rose, marqué par la facticité que la chirurgie octroie à son corps, est emblématique du traitement réservé à la chair féminine dans ce texte fictif (À ciel ouvert : 16) :

Cette femme était vraiment belle mais d’une façon commerciale, industrielle […] de cette famille de femmes dédoublées, des affiches. Malgré sa jeune trentaine Rose était, comme Julie, passée plusieurs fois par la chirurgie plastique dont elle reconnaissait tous les signes […] : le front statique, le contour de l’oeil lisse, sans ridules même sous la pression de la lumière du jour; l’arête du nez marquée mais si peu par la cassure de l’os rendu très droit et affûté, les lèvres en fruit de magazine. Les seins se remarquaient davantage parce que c’était une partie de Rose qui n’avait pas été effacée, qui avait au contraire été emplie, sans démesure, d’une rondeur ferme, haut accrochée et qui donnait l’impression que ses seins étaient un sexe bandé.

Au-delà du visage sans rides de Rose se construit l’image d’un corps générique dont il suffit pour le décrire de préciser qu’il est conforme : jeune, semblable aux modèles des magazines, empreint d’une aura de sexualité, le corps de Rose correspond bien à ce qu’il doit être à ses yeux. Par ailleurs, le corps des femmes acquiert dans ce roman une dimension sexuelle qui lui vient directement de sa beauté et des traces qu’a laissées sur lui la chirurgie. Ainsi, lorsque Julie traverse une période difficile de sa vie et se trouve de la sorte amaigrie et cernée, elle perd du coup « son aura de sexe, son attitude de lionne » (À ciel ouvert : 198). Parallèlement, constamment retouché et remodelé en fonction du désir sexuel qu’il est susceptible de faire naître chez les hommes, le corps de Rose finit par ressembler aux « Femmes-Vulves » à qui veut faire référence Julie dans son documentaire : « Elle avait ce corps-vulve des transsexuels de Madrid, tout d’elle appelait à l’érection, son sexe la recouvrait de la tête aux pieds comme une peau de cuir » (À ciel ouvert : 240). La vaginoplastie à laquelle se soumet de bon gré Rose traduit également la réduction du corps féminin à son sexe en dévoilant au passage la volonté qu’a le sujet de se définir à travers son corps, poussant Rose à considérer que « par son Sexe elle s’était donné la vie » (À ciel ouvert : 218). Bien qu’il paraisse a priori être fondé sur la valorisation de la beauté et la célébration de la féminité, le mythe de la beauté repose sur un travail incessant de la matière du corps qui doit, si l’on en croit les messages publicitaires, prendre les allures d’un sexe-symbole, manifestant en cela sa volonté d’être un « corps docile[10] ». Le mythe de la beauté encourage en fait les comportements de subordination et d’autocontrôle chez les femmes en les incitant à se plier aux directives extérieures en ce qui regarde leur apparence, constat qui se dégage à la fois des représentations du corps féminin dans Putain et À ciel ouvert. Constamment sous contrôle et sous surveillance étroite, l’enveloppe charnelle de Cynthia et de Rose donne la pleine mesure de ce que devient le corps sous l’égide du mythe de la beauté : un objet malléable transformé en emblème de soi par l’action combinée de la chirurgie esthétique, de l’entraînement physique, des régimes et des produits cosmétiques.

L’objectivation et l’auto-objectivation du corps : aliénation du regard

L’objectivation du corps féminin à laquelle conduit logiquement le mythe de la beauté se traduit dans les romans de Tremblay et d’Arcan par des effets de narration, le plus évident étant la démultiplication des descriptions prenant en charge la corporéité des narratrices et personnages. La description littéraire ayant pour objectif premier de rendre lisible – c’est-à-dire visible – l’objet à décrire, elle tend néanmoins à le figer à la manière d’un tableau ou d’une photographie en raison du temps d’arrêt qu’elle marque dans la narration, le rendant en cela très semblable aux images imprimées dans les magazines dont sont friandes les protagonistes de Tremblay et d’Arcan. Ainsi, les « images » (descriptions) des corps parsèment littéralement les pages de La danse juive et d’À ciel ouvert comme en écho au sort qui est le leur en société. Images « standardisées » (presque caricaturales) de l’obèse ou de la diva insérées à même les récits, ce sont donc les bourrelets, les seins flasques et la graisse de la narratrice de La danse juive qui sont donnés à voir à la lectrice ou au lecteur tout comme les lèvres pulpeuses, les vêtements aguichants et le sexe opéré de Rose dans À ciel ouvert. Les descriptions du corps étant par ailleurs nombreuses dans les romans et récits de Tremblay et d’Arcan, elles entraînent un certain morcellement de la chair féminine dont l’unité ne réside plus que dans la somme de ses représentations partielles : ici un bras, ici des seins, mais jamais le corps entier. Dans Folle, qui présente moins de descriptions physiques de la narratrice que les autres textes, le morcellement du corps paraît se concentrer autour du visage de Nelly à la faveur de sa contemplation dans le miroir (Folle : 154) :

Dans le miroir j’ai d’abord examiné mes cheveux sans couleur pour ensuite m’attarder sur les rougeurs qui me couvraient le nez et les joues, et bientôt, il n’y a plus eu dans le miroir que des parcelles de laideur qui se décomposaient dans une variété de tons vers l’infiniment petit.

De fait, l’unité du visage de Nelly se dissout dans l’évocation de ses imperfections : la « tare » (Folle : 158) qui fractionne sa chair en « parcelles de laideur » et qui souligne le caractère épineux de sa quête identitaire, mais aussi (et surtout) l’aplanissement de l’être à sa surface visible, à ce qui fait de lui un objet dans notre société du spectacle. Souvent réduit à l’une de ses parties, le corps des femmes tend donc à s’inscrire dans une logique fétichiste, phénomène que l’on observe dans les textes d’Arcan, À ciel ouvert se révélant exemplaire à cet égard. L’auteure y exploite le fétichisme sur le plan tant narratif que thématique par l’entremise du personnage de Charles, photographe, excité sexuellement par les implants mammaires et les injections de toutes sortes dans le corps des femmes. En ce qui concerne le plan narratif, la plupart des descriptions du corps de Rose ou de Julie prises en charge par Charles se rapprochent formellement du gros plan : elles zooment sur les lèvres ou sur les seins des personnages féminins au détriment du reste de leur corps[11]. Ne subsistent plus alors que des bouts de femmes, des objets sexuels dépourvus d’identité comme les « parties de filles » que Charles emmagasine sur le disque dur de son ordinateur lorsqu’il « pass[e] du temps sur Internet à la recherche de tous ces morceaux qui le [font] haleter[12] » (À ciel ouvert : 123) : images qui évoquent le catalogue aux yeux de Rose, qui constate que « les lèvres venaient sans les visages, les seins sans les bras, les fesses sans les jambes » (À ciel ouvert : 124). Enfin, comme l’a montré Havercroft, on observe dans Putain la présence d’une série de synecdoques construites autour des parties du corps de Cynthia, parties qui se substituent à son « tout », réduisant du coup la jeune femme à ce que ses clients voient d’elle, un corps sexué[13] (Putain : 24) :

[U]ne bouche fardée qui s’ouvre et qui se referme, des seins sur le point de jaillir d’un corset, des cheveux qui font voler leurs boucles et qui n’en finissent pas de voler […], des épaules et un dos qui offrent la promesse d’un envers, une poitrine corsetée dont le surgissement prochain est sans cesse reporté.

L’objet textuel ainsi créé semble se détacher paradoxalement du sujet écrivant, qui conserve à son égard la distance nécessaire à sa description, laquelle ne peut s’effectuer qu’à la faveur d’un certain recul. Ce faisant, il nous est possible d’observer l’existence d’une auto-objectivation du corps dans les romans, donc d’une tendance, de la part de la narratrice, à se constituer en objet. En témoignent dans La danse juive les références à la grosse femme que regarde évoluer la narratrice comme s’il s’agissait d’une tierce personne – usant pour cela de la troisième personne : « Je n’arrivais pas à voir le lien entre la petite ville du Nord, cette grosse maison désertée et l’obèse couchée dans ce lit. Un chaînon manquait » (La danse juive : 77) – ou encore la répétition de l’adjectif démonstratif « ce » et du pronom personnel « il » pour désigner son propre corps chez Arcan, donnant lieu à des passages où la dualité corps-Moi s’avère marquée (Putain : 168-169) :

ce corps qui n’est plus celui d’un enfant ni tout à fait celui d’une femme n’est toujours pas le mien, il ne le sera jamais car quelqu’un l’a gardé avec lui, il est roulé en boule sur les genoux de mon père […], d’ailleurs il a toujours été ailleurs, voilà pourquoi je le donne à qui le veut […], je le traîne un peu partout sur les vélos stationnaires des gymnases et sous les ultraviolets des salons de bronzage.

L’objectivation du corps féminin, bien qu’elle puisse être le fait des narratrices elles-mêmes, peut aussi être le fruit d’un regard extérieur présent dans le texte sous la forme symbolique du stéréotype, ou encore la forme intériorisée du regard de l’autre que l’on imagine sur soi. Réduisant le corps à son obésité et donc à sa prétendue laideur ou encore à sa minceur et donc à sa beauté et à son charme sensuel (sex-appeal), le regard extérieur, qu’il soit ouvertement masculin ou non, surimpose à la chair l’empreinte des normes et transforme ainsi la représentation du corps qui se dégage des romans. À cet égard, l’ouverture de La danse juive est exemplaire du sort réservé à l’obèse dans notre culture. Placée devant le corps de sa fille qu’elle est venue visiter, la mère de la narratrice refuse de le regarder : « Elle ne regarde que mes yeux » (La danse juive : 11), affirme la jeune femme, affirmation qu’elle reprend quelques pages plus loin. Dans ces passages, on assiste à l’escamotage pur et simple du corps obèse de la sphère de la représentation, peut-être en écho au rejet dont il fait l’objet dans la culture nord-américaine. Invisible aux yeux de la mère, le corps obèse l’est aussi aux yeux de la lectrice à ce moment de l’histoire. Toutefois, lorsque le corps est enfin représenté, lorsque la narratrice parle de lui, on s’aperçoit que l’image qu’il projette est tributaire du stéréotype qui l’entoure : « J’ai souvent envie de [forcer ma mère] à me regarder, à regarder mon corps, ce qu’il est devenu. Parle-t-on des monstres dans ses magazines glacés, en fait-on mention, […] ma mère pense-t-elle à mon corps, au difforme, au sale? » (La danse juive : 52). S’il apparaît ici que la narratrice ne cautionne pas le jugement que porte la société sur son corps inapproprié, le travail d’intériorisation des normes est toutefois probant lorsque la narratrice observe sa mère qui se met du rouge à lèvres au restaurant et qu’elle confie à la lectrice ou au lecteur « qu’il faut être une petite femme frêle pour faire ce geste sans paraître grotesque […] Les baleines ne se font pas les lèvres, on ne leur apprend pas » (La danse juive : 72-73). La réduction du corps et du Moi à l’image d’une baleine ne pouvant se permettre de porter un rouge à lèvres sans se couvrir de ridicule témoigne de l’aliénation que produit l’impératif de beauté chez les femmes, les dépossédant souvent du sentiment de leur féminité – pourtant inaliénable en soi – lorsqu’elles possèdent un corps « anormal », c’est-à-dire hors des normes établies par le marché[14].

Un sentiment similaire d’être aliénée de son intégrité se dégage de la réification du corps de Cynthia dans Putain. De fait, ce récit nous rappelle que l’objectivation fait partie de l’éducation des fillettes, que l’on surveille constamment dans le but d’en faire des femmes bien mises et conformes à une certaine image, surveillance traduite par le fait d’être « pointée du doigt[15] ». Outre qu’il leur faut apprendre à se conformer aux codes en vigueur comme les garçons, les filles doivent intérioriser le regard de l’autre posé sur leur corps, apprenant à se surveiller dans leurs moindres faits et gestes. Il ne s’agit plus seulement de se conformer à un impératif de bienséance, mais aussi de se conformer à un impératif de beauté largement diffusé dans le tissu social, comme le montre ce parallèle saisissant entre la situation de la fillette « pointée du doigt » et la femme adulte qu’est devenue Cynthia (Putain : 41) :

[Je] ne sais que penser [à] ce qu’on pourra bientôt pointer du doigt, le ventre qui s’arrondira d’année en année, les cheveux blancs que je cacherai sous la teinture et les marques que la chirurgie aura laissées sur moi, et ça continuera, les lèvres trop petites, qui se retireront du visage […], la peau qui rougira sous un milliard de veinules éclatées lézardant le visage.

Prisonnière du mythe de la beauté, Cynthia dévoile la réalité implacable qui se cache derrière ce mythe : le fait que le corps féminin n’existe que dans le regard de l’autre et ne peut lui échapper. La narratrice de Folle dénonce crûment ce fait lorsqu’elle affirme que « tout le monde oublie que la beauté d’une femme ne sert à rien si elle n’entre pas dans le goût d’un homme » (Folle : 22). Être vue et désirée ou ne pas exister, voilà le choix auquel doivent aussi faire face les protagonistes d’À ciel ouvert, où tous les moyens employés pour embellir le corps constituent en fait un « effort de guerre » dans la compétition acharnée des femmes pour s’approprier les hommes en suscitant leur désir, preuve tangible non seulement de leur pouvoir de séduction, mais plus tragiquement encore du fait que leur valeur intrinsèque est indissociable du regard de l’autre, limitée en fin de compte à presque rien. Réduit à son apparence comme l’objet est réduit à sa surface, le corps perd son identité dans l’homogénéité des modèles prescrits, traçant les contours d’un corps générique. Ce faisant, le sujet s’en trouve totalement escamoté : « ce qu’ils voient », dit Cynthia, « n’est pas moi, ce ne peut pas être moi, ce ne peut qu’être une autre » (Putain : 20).

La subversion des corps : dénonciation et contestation de l’impératif de beauté

Aux prises avec le « corset symbolique » qui emprisonne le corps, partie capitale de l’identité des femmes, Tremblay et Arcan proposent diverses stratégies de libération. Par des gestes concrets, mais surtout par l’entremise du discours, leurs narratrices et personnages trouvent le moyen de réintégrer la sphère du sujet. Dans les textes de Tremblay est par conséquent développée une thématique de la nourriture et de la faim des plus transgressives. En effet, quoi de plus scandaleux dans notre culture obsédée par la minceur, la santé et la mise en forme que de voir une personne obèse manger à satiété? Dans L’hiver de pluie, nous voyons la narratrice s’enfermer chez elle pour dévorer des tablettes de chocolat en dépit du fait qu’elle a pris du poids (L’hiver de pluie : 107) :

Elle hume l’odeur du papier argent qui recouvrait la barre de chocolat. Instant de plaisir d’abord, puis la pensée de voir son corps se couvrir d’urticaire, de plaques rouges […] Puis, ses dents qui traversent la couche dure du chocolat, libérant des flots de caramel. Plaisir.

Dans ces moments, malgré l’emploi de la troisième personne qui tend à établir une distance entre la narratrice et le personnage de la grosse femme qu’elle devient sous sa propre plume, la subjectivité de la narratrice marque une victoire par rapport au discours des médias, en raison du côté illicite que revêt la dégustation du chocolat (volé, soit dit en passant) qui s’effectue dans la solitude, hors de portée des regards susceptibles de la juger et donc hors de portée des injonctions et interdictions implicites qu’ils charrient et que la narratrice contourne. Une victoire qui se manifeste aussi dans l’évident plaisir que retire la narratrice (ou le personnage) de sa consommation d’un aliment banni de tous les régimes. Plaisir, donc, de se satisfaire en cachette, hors-la-loi. Dans La danse juive, en lieu et place de la culpabilité, s’inscrit dans la narration la jouissance qui s’assume à l’encontre des diktats et sous l’oeil de la mère qui « chipote du bout des doigts ses ailes de poulet » (La danse juive : 69-70) :

Je remplis mon assiette de lasagne à la viande […] J’inonde ma portion de lasagne de parmesan. Je saupoudre de sel. Je plonge ma fourchette dans la lasagne […] Cela goûte mon enfance : une cuisine de banlieue saturée de colorants et de produits chimiques. Je me régale.

Par ailleurs, consciente de la circulation des stéréotypes entourant l’obésité dans la société, la narratrice de La danse juive parvient à les déconstruire par la force de l’ironie qu’elle déploie dans son récit. Tout au long de celui-ci, elle évoque les clichés populaires comme « les obèses transpirent pour un rien » (La danse juive : 83), « les grosses sont des clowns » (La danse juive : 38), « tous les gros aiment l’hiver » (La danse juive : 52), clichés envers lesquels elle invite celles et ceux qui la lisent à conserver une distance critique, parce que leur part de vérité est mitigée[16]. Enfin, à l’injonction de cacher le corps inapproprié de l’obèse, la narratrice oppose sa volonté d’être aussi visible que possible aux yeux de ses parents personnifiant le conformisme. Aussi prend-elle soin d’enfiler ses bottes devant sa mère pour la placer devant les difficultés que cela représente pour une grosse personne et s’assure-t-elle de porter une robe rouge très voyante lors de leur dîner annuel pour rappeler à tous que son corps fait également partie de la réalité même si on le voudrait absent, ou du moins normalisé.

Dans l’oeuvre d’Arcan, à l’encontre de ce que l’on peut observer dans les romans de Tremblay, la contestation de l’impératif de beauté qui régit l’existence des narratrices et personnages ne transite pas par leur corps. Au contraire, il est clair que la chair féminine ne parvient pas à se déprendre « concrètement » du moule qui lui est imposé dans Putain, Folle et À ciel ouvert. Le corps y est toujours soumis au regard extérieur et surtout au désir masculin susceptible de subvenir aux besoins financiers de la narratrice (Putain) ou à son besoin d’attachement et d’amour (Folle et À ciel ouvert). Par conséquent, la représentation du corps féminin dans ces récits se conforme à une définition patriarcale des femmes réduites à leur beauté et à leur sexe, bref à leur statut d’objet. Cet état de fait crée une certaine ambiguïté au sein de ces textes lorsqu’on confronte la représentation des corps au discours d’Arcan dénonçant l’assujettissement des femmes dans lequel elle se situe[17]. Néanmoins, il est indéniable qu’une conscience aiguë des enjeux liés à l’impératif de beauté dans notre société se dégage de l’ensemble de l’oeuvre d’Arcan et que, par leur prise de parole, c’est-à-dire sur le plan du discours lui-même, ses personnages parviennent à divers degrés à reconquérir leur subjectivité. Dans À ciel ouvert, la critique d’un univers entièrement régi par le désir des hommes s’inscrit d’emblée dans la trame narrative du roman. Concentré autour du personnage de Julie, le discours dénonçant le contrôle des femmes par l’entremise du contrôle de leur corps prend la forme d’une vérité universelle dûment observée (À ciel ouvert : 200) :

Dans toutes les sociétés, des plus traditionnelles aux plus libérales, le corps des femmes n’était pas montrable, enfin pas en soi, pas en vrai, il restait insoutenable, fondamentalement préoccupant. Quand cet insoutenable virait à l’obsession, le monde prenait les grands moyens pour traiter la maladie, des moyens d’anéantissement ou de triturations infinies, toujours en rapport avec le contrôle de l’érection des hommes, pôle absolu de toute société humaine.

Cette vérité, Julie continue de la proclamer tout au long du roman en fomentant le projet de tourner un documentaire sur l’obsession des femmes pour la chirurgie esthétique et ses expédients, ce qui la mène à remettre en question et à confronter les tendances fétichistes de Charles (liées dans le roman au morcellement et à la dépersonnalisation du corps féminin) et donc à se soustraire au désir de celui-ci, qui la réduit à ses implants mammaires. Ce documentaire, dont Julie elle-même fait partie, lui permettra en somme de s’affirmer comme sujet : en tant que créatrice, elle arrivera à imposer sa vision du monde et à amorcer une réflexion sur l’auto-objectivation à laquelle elle soumet sa chair.

Rédigé sous la forme d’une longue lettre adressée à l’amant, Folle aussi permet une confrontation avec la figure masculine du récit. C’est précisément par l’intermédiaire des nombreux dialogues engagés avec l’homme qui l’a quittée que se manifeste la conscience du sujet féminin qui refuse de cautionner l’objectivation des femmes dans la société. Ainsi, lorsque l’amant de Nelly affirme qu’il faut assumer les conséquences de l’omniprésence de la pornographie dans la société, conséquences au demeurant positives parce que le sexe renforce les couples, la narratrice lui répond que, « à proximité du charme des Girls Nextdoor entassées dans [son] ordinateur, [elle avait] l’impression d’interrompre un numéro qui se passait [d’elle] » (Folle : 98). Concentrées autour de la cyberpornographie et de la marchandisation du corps féminin, les manifestations du discours féministe de Nelly tendent à mettre en relief le noeud central prévalant à l’hypersexualisation du corps des femmes : le désir des hommes qui se replie sur lui-même et ne s’occupe que de sa propre satisfaction. À cet égard, l’ironie qui sous-tend les commentaires de Nelly sur la manie qu’a son amant de photographier son pénis en érection[18] vient confirmer la présence sous-jacente d’une critique qui prend pour objet la définition patriarcale des femmes, et qui tourne en dérision le « pôle absolu de toute société humaine » qu’est le désir masculin (À ciel ouvert : 200).

Dans Putain, c’est l’écriture elle-même qui constitue le geste de résistance. Par son discours envahissant et par le contrôle total qu’elle exerce sur son récit et qui fait d’elle l’unique sujet d’énonciation, la narratrice en profite pour faire entendre sa voix et dénoncer la construction sociale aliénante de la beauté féminine. Le discours que tient Cynthia sur la condition des femmes en Amérique du Nord est effectivement des plus virulents en ce qu’il attaque directement les bases du mythe de la beauté qui, sous couvert d’encourager les soins du corps et le bien-être général de la personne, cache une véritable haine du corps féminin brut, non paré et insoumis. De la sorte, sous la forme du discours indirect, sont insérées dans le récit les injonctions auxquelles doit faire face la narratrice : « voilà ce qu’on me dit, qu’il faut être belle pour se prostituer et encore plus belle pour être une escorte […] et qu’il faut être jeune surtout, pas plus de vingt ans car après vingt ans les femmes ramollissent » (Putain : 32). S’il est vrai que ces injonctions socialement construites ont une influence directe sur le corps et l’identité de Cynthia qui les respecte, leur intériorisation par la jeune femme est tout de même incomplète dans le roman, comme le laisse voir la distance discursive qu’elle établit entre « ce qu’on [lui] dit » et ce qu’elle peut en penser[19]. La construction « programmée » d’un corps-objet féminin a, chez Arcan, force de dénonciation puisqu’elle se voit liée à l’auto-objectivation des femmes interpellées à transformer leur apparence par le recours aux artifices (maquillage, chirurgie) et même à la déviance (anorexie), situation dont Cynthia n’arrive justement pas à se sortir, d’où son drame. Dans une démonstration spectaculaire, le cursus de la narratrice montre que l’intériorisation des normes en matière d’image corporelle peut mener droit à la névrose (Putain : 169-170) :

Et c’est ainsi que ma vie fut remplie de la mise en détails de mon corps dont rien ne m’échappait, pas même le petit bouton rouge au milieu du dos […], c’est ainsi que j’ai commencé à calculer tout de la nourriture que je prenais jusqu’à ce que ma vie se résume à une pomme que je ne parvenais pas à manger convenablement.

En conclusion, les deux auteures démontrent une réalité capitale : le degré selon lequel le corps féminin est encore, et plus que jamais, soumis aux impératifs extérieurs de la beauté, et ce, malgré les avancées progressistes du féminisme. Deux attitudes peuvent être adoptées devant cette réalité dérangeante : celle de la résistance ou encore celle de la soumission ou de l’abdication. S’il est clair que les oeuvres de Tremblay se situent du côté de la résistance quant à la tyrannie des apparences – tant les thèmes, le discours et le cursus des narratrices sont cohérents et s’inscrivent dans les visées du féminisme –, les oeuvres d’Arcan manifestent, comme on l’a dit, une ambivalence marquée à l’égard des objectifs d’émancipation féministes. De fait, nombreuses sont les femmes qui hésitent à qualifier Arcan d’auteure féministe[20], sans doute en raison de l’écart marqué entre les valeurs de ce mouvement et les modèles patriarcaux reproduits dans ses textes : ses personnages et narratrices sont littéralement prêtes à tout pour se conformer à un idéal de beauté dicté par les hommes. Pourtant, ce paradoxe[21] n’illustre-t-il pas en bout de ligne (quoique de façon démesurée) l’ambivalence qui marque aussi les comportements, poussant les femmes à défendre férocement leurs droits et libertés tout en consommant en contrepartie les produits et sous-produits de l’industrie du paraître qui mise sur leur pauvre estime de soi ou encore sur leur désir effréné de perfection et de performance pour engranger des milliards de dollars chaque année? La prise de conscience de la persistance des réflexes d’auto-objectivation chez certaines femmes ne doit pas choquer, mais souligner le risque inhérent à cette pratique. La mort tragique d’Arcan, dont la voix s’est fait entendre notamment dans deux récits d’autofiction (donc inspirés de sa vie), ne doit pas le faire oublier.