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La sémiotique embrasse aujourd’hui presque toutes les branches du savoir. Elle concerne généralement la science des signes et des significations. Or, elle plonge ses racines dans la sémiologie médicale, partie de la médecine qui traite des symptômes pathologiques (Eschbach et Trabant, 1983). Ferdinand de Saussure en a fait « la science qui étudie la vie des signes au sein de la vie sociale » (Saussure, 1972 : 33). Ces signes sont les produits des idées qui émergent de notre conscience. C’est pourquoi la sémiotique permet à la neurologie de s’interroger sur le fonctionnement psychique, en rétablissant le lien entre l’esprit et la matière, voire entre la culture et la nature. De ce fait, elle tente d’élaborer des méthodes d’analyse et d’investigation à même de faire apparaître et de décrire l’émergence du sens et son organisation dans les discours, les images, les moyens de communication et d’information et, en général, dans toutes les pratiques sociales et culturelles. La question du sens, au coeur des sciences humaines, est devenue l’enjeu de débats et de projets autour de la communication et de la culture.

Par ailleurs, le cerveau soulève toutes les passions : les progrès techniques réalisés depuis peu permettent d’explorer plus en profondeur cette terra incognita. Cet engouement a permis d’introduire sur le marché des idées tout un « discours » qui se justifie au nom du progrès scientifique. Le sémioticien, si attentif au « sens des choses », se pose légitiment la question suivante : quel rapport y a-t-il entre les structures de pensée manifestées par une production culturelle et la vie comme système de traitement et de conservation de l’information ?

Dans ce cadre, la neurosémiotique propose de repenser le culturel dans son inscription naturelle[1]. Les systèmes de saisie et de modélisation du réel sont limités par la matière de notre être : nous pensons avec et par notre cerveau qui traite l’information et la redistribue sous forme d’idées, de sensations ou d’émotions. C’est dans ce sens qu’il convient de considérer, d’une part, les travaux sur la conscience de neurologues comme Jean-Pierre Changeux, Gerald M. Edelman, Antonio R. Damasio, John C. Eccles et d’anthropologues, de psychologues et de littéraires comme Charles D. Laughlin, Eugene d’Aquili et John McManus, Horst Ruthrof, Cliffort Geertz, Francisco J. Varela et Jacques M. Chevalier. Cet effort pour construire un pont reliant les sciences humaines aux sciences du vivant, par l’intermédiaire de la phénoménologie, témoigne de l’émergence d’une nouvelle idéologie sur le marché déjà saturé des théories et concepts scientifiques.

Il y a plusieurs manières d’aborder la question, du point de vue tant historique que théorique. L’étude de l’émergence et de la constitution des idées en systèmes dans le cerveau n’appartient pas à une seule tradition philosophique et scientifique, mais ressort de différents courants aussi bien européens qu’américains. Il est question pour nous de décrire les axes dominants qui permettent d’envisager la neurosémiotique au carrefour d’un dialogue interdisciplinaire entre les sciences naturelles et les sciences humaines. Tout d’abord, la neurologie s’est développée en France dès la fin du xviiie siècle dans le grand mouvement des idées, notamment avec les Idéologues. Il en découle que la sémiotique semble avoir pour vocation de décrire des structures de signification qui non seulement répondraient aux lois de la cognition, mais encore trouveraient leurs assises physiques dans les mailles mêmes du système nerveux, esquissant de la sorte un viatique physique entre l’imaginaire et le corporel. C’est pourquoi la neurosémiotique récupère le « rêve » de la grande synthèse de « sémantique générale », impliquant les processus de semiosis et de mimesis au fondement de toute création.

De l’idéologie à la neurologie : l’exemple français

Nous connaissons, d’après la théorie de la connaissance de Platon, seulement le sceau (σϕραγίς)[2], l’empreinte (τύπος)[3] ou le caractère (χαρακτήρ)[4] que les idées laissent sur notre esprit. C’est pourquoi la reconnaissance des idées passe par le filtre de la remémoration : nos idées ne sont que les « traces » des Idées éternelles et insaisissables. Cette approche idéaliste du savoir connaît un regain d’intérêt en soulevant une polémique à la fin du xviiie siècle, au moment où le dualisme cartésien, qui établit une séparation radicale entre le corps et l’âme, est remis en question par le sensualisme, qui rappelle la nécessité des signes pour la pensée dans une approche génétique du langage.

En France, le groupe des Idéologues, animé par Antoine Destutt de Tracy, rassemble le médecin Pierre Cabanis, le philosophe et orientaliste comte de Volney, le philosophe Dominique Garat et l’historien Pierre Daunou, dans le dessein de constituer une science des idées, afin de dissiper les mythes et l’obscurantisme. Leur recherche s’inscrit dans la lignée de l’empirisme de John Locke et du sensualisme d’Étienne Bonnot de Condillac, qui cherchaient déjà l’origine des idées pour décrire scientifiquement les mécanismes de la pensée.

La théorie de la connaissance de John Locke (1690) ouvre la voie à une recherche empirique sur l’organisation des idées et de leurs articulations. Se fondant sur des interrogations morales et religieuses, l’analyse critique des pouvoirs de l’entendement est engagée afin d’évaluer l’étendue de la connaissance humaine. Il s’agit de déterminer l’origine et les degrés de certitude, puis la somme des connaissances humaines, leurs fondements et les degrés de foi qu’on peut leur accorder ainsi que les opinions et les assentiments que l’on peut légitimement avoir. Cette démarche exclut d’emblée les spéculations cartésiennes sur la nature de l’âme et ses rapports avec les mouvements physiologiques. L’examen se limite aux facultés de l’homme et aux objets qui se présentent à l’esprit. Une telle méthode doit ainsi permettre de comprendre comment l’entendement forme des idées des choses, et par là, de voir quelles sont les limites de la connaissance humaine. La méthode consiste à observer les faits de l’âme et à décrire l’expérience de l’intériorité. L’analyse psychologique devient ainsi l’étude des idées. Cette entreprise est une première formulation précise et rigoureuse du problème critique.

Quant à Étienne Bonnot de Condillac, il introduit et systématise les idées de John Locke en France. Son analyse de l’esprit humain se fonde entièrement sur l’élaboration progressive des sensations, sans jamais faire appel à un principe spirituel. Il affirme que la sensation est la seule source de connaissance. Il en dérive par simple transformation la réflexion, le raisonnement, l’attention et le jugement. Pour prouver ses assertions, il se base sur l’exemple de la statue humaine, qui éprouve successivement les sensations.

Dans son premier ouvrage, l’Essai sur l’origine des connaissances humaines (1746), il reste très proche des écrits de Locke, mais accepte avec quelques hésitations l’idée selon laquelle notre connaissance aurait deux origines : la sensation et la réflexion. Les sensations élémentaires sont combinées, arrangées et permutées en idées par association connotative. Son second ouvrage, le Traité des systèmes (1749), rejette les théories philosophiques modernes trop abstraites et trop riches en présupposés. Il polémique contre l’idéalisme de Descartes, la psychologie de Malebranche, le monadisme et l’harmonie de Leibniz et surtout, contre la substance telle qu’elle est présentée dans la première partie de l’Éthique de Spinoza.

L’ouvrage majeur d’Étienne Bonnot de Condillac reste le Traité des sensations (1754), dans lequel il se libère de l’influence de Locke et établit ainsi une psychologie cognitive au fondement de la doctrine du sensualisme. Toutes les facultés et connaissances humaines proviennent de sensations transformées. La perception s’accompagne nécessairement de plaisir ou de douleur, selon l’axiome de Locke de la bipolarité de la conscience, mettant en place une gradation se déployant du moins plaisant au moins douloureux ou du plus plaisant au plus douloureux : douleur et plaisir deviennent ainsi les principes directeurs des opérations de l’esprit. De la simple concentration de l’attention sur les sensations naît la mémoire, qui n’en est que l’impression persistante. De la mémoire découle la comparaison (Condillac, 1754 : 77-80). L’usage de la mémoire met en place les opérations de l’analogie et le jeu des tropes qui y sont liés, et aboutit à l’évaluation à l’aide du jugement (ibid. : 5-7). La comparaison d’expériences passées et présentes et le plaisir ou la douleur qui leur sont attachés permettent au désir de se constituer (ibid. : 4-5). Le désir stimule la mémoire et l’imagination, ce qui déclenche les passions (ibid. : 255-257) qui ne sont aussi que des sensations transformées. Dès lors, la nature prend sa source dans les sensations qui varient considérablement d’un individu à l’autre, car tout homme n’est que la somme de ses acquis. Par conséquent, l’innéisme est résolument rejeté et la réalité s’inscrit définitivement dans la matière.

Le médecin Pierre Cabanis est le farouche défenseur du matérialisme au sein des Idéologues. Il finit par adopter une attitude plus spiritualiste en accordant à la nature une finalité. Il poursuit la réflexion de Locke et Condillac en introduisant la physiologie dans la psychologie. Selon lui, la formation de nos idées est conduite par la sensibilité organique, qui dirige aussi l’activité de nos organes, et donc la totalité de chaque être vivant. Par l’observation d’états pathologiques, ou de l’effet de narcotiques et des états psychologiques associés, il présente nos pensées comme un résultat physiologique d’une perception par un organe approprié : le cerveau. Ainsi ancre-t-il l’instinct au sein de la charpente matérielle de chaque être vivant, comme l’est chaque organe par sa prédisposition à effectuer la fonction qui lui est propre dans l’organisme. Malgré des contributions importantes, Cabanis souffre encore du discrédit de ses détracteurs, à cause de l’emploi de métaphores plus ou moins heureuses, qui ont desservi le matérialisme. Ainsi, selon lui,

[n]ous voyons également les impressions arriver au cerveau par l’entremise des nerfs : elles sont alors isolées et sans cohérence. Le viscère entre en action ; il agit sur elles : et bientôt il les renvoie métamorphosées en idées, que le langage de la physionomie et du geste, ou les signes de la parole et de l’écriture, manifestent au-dehors. Nous concluons, avec la même certitude que le cerveau digère en quelques sortes les impressions ; qu’il fait organiquement la sécrétion de la pensée.

1802 : 152

Il n’en demeura pas moins que les Idéologues suscitent l’intérêt des savants qui explorent le cerveau, tels Franz Joseph Gall, Johann-Caspar Spurzheim, Julien Jean César Le Gallois, Marie François Xavier Bichat, Achille-Louis Foville, Jean Étienne Dominique Esquirol, François Achille Longet, Claude Bernard, Georges Cuvier, Antoine Jacques Louis Jourdan, etc. (voir Clarke et Jacyna, 1987).

Le développement de la neurologie s’est réalisé autour d’une représentation fonctionnelle, parfois locale, d’un « système », autrement dit d’un ensemble d’éléments interagissant selon un certain nombre de principes ou de règles. Quoi qu’il en soit, les premiers neurologues reconnaissent implicitement qu’il y a échange entre la matière et les idées, sans qu’il leur soit toujours possible de décrire les modalités de cet échange chimioélectrique. Il n’en demeure pas moins que l’idéologie, comme science des idées, prend le relais de l’idée d’énergie, si prégnante au siècle précédent (Delon, 1988). Il y a dans le concept même d’idée une charge énergétique informe, probablement métaphorique, qui se répand dans le corps. Il faudra attendre plus d’un siècle pour voir émerger et se développer les théories de l’information et de la communication qui généreront une description dynamique du fonctionnement nerveux à travers un réseau d’analogies et de métaphores approximatives.

Les neurosciences sont d’abord apparues comme une branche de la biologie et de la médecine, philosophiquement inspirée par le scientisme du xixe siècle et postulant l’absence de toute cause endogène (auto-générée) du comportement humain. Avec l’évolution des connaissances scientifiques et des méthodes, la chimie, la psychologie, l’informatique et la physique ont par la suite amplement contribué aux progrès de cette discipline. Par ailleurs, il ne faut pas oublier une branche moderne de la philosophie, les sciences cognitives, qui a eu, et a encore, un impact certain sur la façon d’approcher les neurosciences. René Descartes utilisait déjà un argument « neuroscientifique » pour faire de la glande pinéale le siège de l’âme (tout en accordant à cette dernière une existence distincte). Si les termes de cette question particulière sont aujourd’hui dépassés, l’approche philosophique du scientisme continue de jouer un rôle important dans les paradigmes mis en oeuvre au sein des neurosciences. L’étude actuelle du système nerveux passe par de multiples approches qui suivent deux grandes directions : l’ascendante (ou bottom-up) qui étudie les briques de base du système nerveux pour essayer de reconstituer le fonctionnement de l’ensemble ; la descendante (top-down) qui, en examinant les manifestations externes du système nerveux, tente d’en comprendre l’organisation et le fonctionnement.

Cette intrusion de l’idéologie dans le milieu médical a une postérité trop souvent négligée, qui se retrouve en partie dans quantité de théories scientifiques ou pseudo-scientifiques : l’hérédo de Léon Daudet, la noosphère de Vladimir I. Vernadski, d’Édouard Le Roy et de Pierre Teilhard de Chardin, l’écologie des idées de Gregory Bateson, l’auto-organisation de John von Neumann, de Heinz von Foerster, d’Henri Atlan et d’Ilya Prigogine, l’écologie des idées d’Edgar Morin et d’Henri Laborit, etc. (voir Larangé, 2009 : 127-172 et 367-379).

Brève introduction à la neurosémiotique

Qu’elle soit issue du formalisme logique comme la sémiotique peircienne, du structuralisme linguistique de Saussure (Jäger, 2001) ou même de la psycholinguistique comme le formalisme russe (Tchougounnikov, 2003), la sémiotique concerne les processus (mentaux) de signification, voire d’interprétation. Elle est amenée, par le courant phénoménologique qui la sous-tend, à rencontrer le corps qu’elle habite (Constantini et Darrault-Harris, 1996). C’est le lot d’une science qui a vocation à se généraliser. La sémiotique de Charles S. Peirce, explicitement pragmatique, finit par devenir, en amont avec Charles William Morris et en aval avec Alfred Korzybski, une « sémantique générale » où le signe devient l’objet d’une approche multipliée, sociale, psychologique et physiologique.

En effet, les émotions primordiales éveillent à la conscience et mettent en place des signaux, informations données par l’organisme afin que la conscience supplée aux besoins. Ces signaux, qui sont des inputs électriques mesurables variant dans le temps biologique et dans l’espace corporel, transportent ces informations sous une forme qui devient peu à peu des signes. L’organisation des signes permet alors l’émergence de la pensée (Denton, 2005). Dès lors, le Moi, l’une des instances de la personnalité qui prétend représenter l’ensemble de la personne comme unie (Freud, 1940) et gérer le « non » (Bachelard, 1940), n’est plus considéré comme l’auteur de ces signes, mais cette topique psychique semble être le centre du champ de conscience complexe où se transforment des images et des symboles par le jeu subtil des probabilités (Jung, 1951). Si les signes sont effectivement le produit du cerveau humain, il serait possible de décrire l’esprit ou la conscience unifiée comme une modalité matérielle (Légaré, 2001) aux règles algorithmiques (Larangé, 2009 : 108-125).

Les signes mentaux fonctionnent selon une syntaxe commune à tout système symbolique. Le vocabulaire systémique élaboré par Charles S. Peirce, dans les Collected Papers (1961), permet de rendre compte des mécanismes de la pensée[5]. La triade icône/indice/symbole est appliquée à l’opposition binaire signe d’essence/signe d’existence afin de rendre manifeste les différents rôles de l’iconicité (Eco, 1976). Une icône est logique (Peirce : 2.250 ; Jakobson, 1965 : 27) ou un diagramme (Peirce : 4.315-316 et 4.351) lorsque la pensée ramène par réduction chaque signe à un seul sens valable ; il devient analogique lorsqu’il dissémine le sens par métaphorisation (Haley, 1988 : 23).

Le signe d’essence ou symbole rhématique (Peirce : 2.260) où la qualité fait signe (signe de priméité) est établi sur l’icône logique, tandis que la production du signe d’existence ou indice (signe de secondéité) l’est sur l’icône analogique. La symbolisation se réalise quand la pensée opère une réduction iconique et l’indexicalisation, quand elle fonctionne par analogie (Favareau, 2008a).

Même si l’incroyable plasticité du cerveau réserve encore des surprises, certaines fonctions spécifiques sont aujourd’hui clairement localisées. Tandis que le langage, le raisonnement et le codage logico-analytique se situent dans l’hémisphère gauche, la perception globale des constructions, le déplacement et le positionnement du corps dans l’espace, la vision et l’audition relèvent de l’hémisphère droit. Il y a des localisations encore plus précises : la focalisation de l’attention, la concentration et la prise de décision dans le cortex préfrontal ; l’évaluation de la « valeur hédonique » d’une action et la motivation nécessaire à sa réalisation dans le noyau accumbens ; la réaction aux stimuli associés à la nourriture ou à l’activité sexuelle dans l’aire tegmentale ventrale ; la genèse des comportements de survie dans l’hypothalamus ; l’évaluation du degré de plaisir ou de déplaisir lié à une expérience dans l’amygdale ; l’enregistrement des souvenirs associés à une expérience dans l’hippocampe, etc. Les neurones qui les connectent libèrent de la dopamine, du glutamate ou d’autres neuromédiateurs. Il en ressort que le concept s’élabore à partir d’un ensemble de signes à fonction apodictique (démonstrative) produit principalement dans l’hémisphère gauche, tandis que l’image, constituée principalement dans l’hémisphère droit, provient de signes à fonction apophantique (illustrative).

Le psychologue Julian Jaynes défend l’origine bicamérale de la conscience et perçoit les vestiges de cette lutte grégaire entre les hémisphères et les univers que chacun construit indépendamment de l’autre dans l’Iliade d’Homère et les religions et mythologies grecques et latines. Selon lui, « la conscience réflexive, proprement humaine, est permise par un processus métaphorique enraciné dans le mode de perception visuelle »[6]. Les métaphores, images synthétiques nées de la fusion de deux images d’abord distinctes, finissent par être enregistrées et créditées sous la forme de clichés. À la base de tout langage, il y a la perception brute, qui est le mode de compréhension premier du monde : il est ensuite question de parvenir à une métaphore de cette chose, en lui substituant quelque chose de plus familier. Le travail métaphorique de la compréhension nécessite des « métaphrandes » (les choses à décrire), des « métapheurs » (les choses aidant à décrire les précédentes), des « parapheurs » (les mots associés aux métapheurs qui fonctionnent comme les sèmes contenus dans la connotation) et des « paraphrandes » (les mots de la langue associés aux choses à décrire). La conscience s’acquiert par la maîtrise de l’abstraction à l’aide de termes concrets employés dans des contextes de plus en plus abstraits, de sorte que la dénotation des mots de sens premier est remplacée par le sens connoté (Chauvin, 1988). Plus un langage serait riche en connotation, moins les termes seraient employés dans leur sens dénoté et plus la conscience s’ouvrirait au monde en affinant sa sensibilité à sa poéticité. La schizophrénie est le résidu pathologique de ce conflit bicaméral primitif. La conscience ressort de l’effondrement de cette lutte. Aujourd’hui, le bicaméralisme stricto sensu est dépassé, même si le principe général de la répartition des tâches a conservé sa pertinence.

En effet, les expériences de Roger Wolcott Sperry, Joseph E. Bogen (1974 ; 1977 ; 1986 ; 1997a ; 2000 ; 2004), Philip J. Vogel et Michael S. Gazzaniga ont mis en évidence les relations intra-hémisphériques et les relations inter-hémisphériques du cerveau humain (Bogen, 1995 ; 1997b ; 1997c ; 2001 ; Thompson, Bogen et Marsh, 1979 ; Gordon et Bogen, 1974). Chaque hémisphère connaît une activité interne, indépendante de l’autre hémisphère, et une activité où les deux hémisphères échangent des signes (Ivanov, 1983). Il existerait donc un « état naturel » de la rhétorique.

Les signes apodictiques sont issus de l’hémisphère gauche, spécialisé dans la symbolisation et la démonstration, et forment la pensée discursive. Lorsqu’ils sont en circuit clos, ils agissent en fonction de ce qui est mis en jeu, à savoir des signes d’essence, et donnent la pensée analytique. Enfin, un ensemble hétérogène de signes d’existence et de signes d’essence constitue la pensée réflexive. Le symbole occupe un rôle central dans la pensée analytique, alors que l’iconicité n’a qu’une fonction syntaxique, servant à réduire le nombre d’interprétants afin de composer le concept. En revanche, dans la pensée réflexive, une fonction sémantique lui est attribuée qui intègre la fonction grammaticale. La pensée analytique et la pensée somatique, dépourvues de signes communs, parviennent à communiquer par l’intermédiaire d’une relation permanente, formant un lien privilégié entre la pensée réflexive et la pensée imaginative.

Quant à l’indexicalisation et l’illustration, elles proviennent des principaux centres d’association situés dans l’hémisphère droit. Trois types de pensée s’y développent : holistique aux signes apophantiques ; somatique aux signes d’existence ; imaginative aux signes à la fois d’essence et d’existence. À chaque instance psychique correspondrait alors un mode de pensée : le Moi serait produit par la pensée analytique ; le Surmoi par la pensée imaginative ; le Ça par la pensée somatique ; et la conscience de soi par la pensée réflexive. Psychosémiotique et neurosémiotique, étroitement liées, parfois confondues, définissent le Moi comme un ensemble symbolique, le Surmoi comme l’indexicalisation de cet ensemble symbolique, le Ça comme un producteur d’indices et la conscience de soi comme la symbolisation des indices mentaux (Vygotski, 1934). Toute activité psychique graviterait alors autour du traitement des informations en fonction d’un jeu de représentation et de symbolisation (Marchais, 2003).

Dès lors, la neurosémiotique tisse des liens entre les fonctionnements de la pensée individuelle (le raisonnement) et collective (l’idéologie). L’esprit devient le réceptacle d’un ensemble complexe à la confluence de plusieurs pôles ou champs d’influence : à la croisée des motivations sociales et culturelles et des désirs et phantasmes individuels. Par conséquent, dire « Je » devient une opération toujours suspecte qui met en place tout un « jeu » de pensées qui viennent se greffer sur la volonté. De plus, si les émotions s’avèrent être des indices produits par la pensée holistique, la psychologie deviendrait immanquablement psychosémiotique. Ainsi John Onians (2007) en appelle-t-il à la constitution d’une neuroarthistory qui permettrait de reconsidérer la création artistique en termes neurologiques, comme l’avait déjà tenté Pierre Debray-Ritzen (1979), en se référant aux travaux de Michael Baxandall (1985) et Semir Zeki (1999, 2001 et 2009).

La sémiotique européenne, représentée entre autres par l’École de Paris, a manifesté sa méfiance pour tout ce qui touche à la psyché humaine. Algirdas J. Greimas propose de reconsidérer l’apport des sciences de l’esprit à la sémiotique.

La sémiotique s’est longtemps interdit de toucher à tout ce qui relève, de près ou de loin, du domaine de la psychologie. Ce parti pris, pleinement justifié à ses débuts, alors qu’il fallait poser d’abord les actants définis comme simples « agissants », nettoyés de la gangue séculaire de déterminations psychologisantes accumulée autour des « caractères » et des « tempéraments », ne s’impose plus aujourd’hui : au contraire, l’absence d’instruments d’analyse, lorsqu’il s’agit d’aborder des sentiments et des passions « de papier », rencontrés dans les discours, apparaît déjà comme une limitation méthodologique arbitraire.

1983 : 15

Algirdas J. Greimas se met à développer une sémiotique volitive, après s’être rendu compte que l’affectivité qui se dégageait à la lecture des textes pouvait être considérée comme un effet de sens produit par des structures pathémiques de caractère modal. Ni la grammatologie de Jacques Derrida, ni la séméiologie de Julia Kristeva, ni la communication assumée de Jacques Lacan ne l’ont attendu pour lever cette barrière qui séparait la psychologie de la sémiotique. Cependant, Greimas a permis de voir clairement comment s’effectuait un tel rapprochement dans le cadre des sciences humaines.

[S]ur le fond général de dispositifs modaux plus ou moins complexes – « attitudes » ou « états » –, chaque société trace les contenus de sa configuration pathémique particulière qui, interprétée comme une grille de lecture sociale, a pour tâche, entre autres, de faciliter la communication intersubjective et sociale.

Ibid. : 16

Greimas a prévu l’introduction de la dimension cognitive des discours, permettant, à l’origine, de faire une nette distinction entre les descriptions des hommes participant aux événements qui relèvent de la dimension pragmatique, et les descriptions portant sur leur savoir et leurs manipulations.

Quand, à la suite de l’interprétation des passions à l’aide de structures modales, toute affectivité s’est vue intégrée dans la dimension cognitive et que finalement, la fiducie s’est substituée à la connaissance comme support de toute communication, en réduisant le cognitif proprement dit au statut de l’une des composantes de la discursivité, il n’est resté du « cognitif », dans la dimension cognitive, que le nom, un méta-terme recouvrant une organisation conceptuelle tout autrement articulée.

Ibid. : 15

C’est pourquoi il met en place une sémiotique des passions (Greimas et Fontanille, 1991) afin de montrer que la cognition est incapable d’échapper aux influences des émotions et que les sentiments portent par conséquent en eux une logique sociale et culturelle dont on ne peut faire l’économie.

Les faiblesses du coeur face à la solidité de la raison préservent néanmoins par cette imperfection notre part d’humanité (Greimas, 1987). Il n’en demeure pas moins que 

[…] la sémiotique paraît être le domaine par excellence où se joue l’articulation entre les recherches cognitives et la linguistique comme science sociale.

Rastier, 1991 : 15

Le neurologue Jean-Pierre Changeux considère, quant à lui, que la sémiotique permet de  

[…] mettre en relation, si possible de manière causale, l’organisation anatomique et les états d’activité de notre cerveau avec les fonctions cognitives par excellence que sont l’acquisition de la connaissance et l’évaluation de sa vérité.

2005 : 11

François Rastier s’accorde également sur le fait que

[…] les recherches cognitives gagneraient à tenir compte des facteurs culturels, ne serait-ce que pour rendre compte des spécificités de la cognition humaine ; et qu’une sémiotique des cultures ne devrait en revanche évoquer qu’avec une extrême prudence l’esprit humain.

1991 : 15

En effet, la neurologie se révèle depuis une vingtaine d’années comme un domaine moteur pour l’ensemble des sciences humaines : « La découverte de la synapse et de ses fonctions rappelle, par l’ampleur de ses conséquences, celle de l’atome ou de l’acide désoxyribonucléique » (Changeux, 1983 :  8).

Ce rapprochement de la sémiotique et de la neurologie a vu le jour dans la constitution d’une nouvelle discipline baptisée neurosémiotique (Bouissac, 1985 ; Ivanov, 1993). Les travaux, encore modestes, sont appelés à se développer, et les projets déjà formulés par Tatiana Chernigovskaya[7] et Donald Francis Favareau partent précisément d’une réflexion sur la fonction de l’empathie dans l’émergence du langage (Favareau, 2002 : 58). La sémiotique doit toutefois garder un oeil vigilant sur les données neurophysiologiques, même si elle ne possède pas toutes les compétences nécessaires pour en discuter les modèles. Il n’en demeure pas moins que le cerveau reste l’organe du traitement des informations et que son infrastructure en détermine nécessairement les potentialités (Changeux et Dehaene, 1989). Certes, la sémiotique définit des virtualités, mais celles-ci tirent la cohérence de leur manifestation des capacités du cerveau. Toute émergence du sens dépend de notre compétence cérébrale à traiter les informations recueillies, à les confronter, à les décoder selon les grilles les mieux appropriées à l’environnement de l’extraction, et à les inscrire dans un même univers de significations. Par univers de significations, nous désignons une même sphère de réalités. L’un des présupposés sur lesquels l’ensemble de notre raisonnement se fonde consiste à poser la matière comme le lieu à partir duquel l’esprit parvient à se développer et, par voie de conséquence, à considérer que toutes les matières n’offrent pas les mêmes gammes de produits spirituels : la matière – configuration et structuration du système neurophysiologique – est déterminée et détermine ensuite le langage.

Algirdas J. Greimas est conscient que les structures sémiotiques ne sont pas tant dans le texte même que dans le regard qui s’y porte. Il en vient donc à reconnaître la nécessité de considérer la sémiotique et tout phénomène de linguistique générale dans leurs rapports à la neurologie, comme l’avait appelé de ses voeux Roman Jakobson. Le phénomène sémiotique découle de mécanismes cérébraux relativement bien compris. Il serait opportun de reconsidérer la pratique linguistique comme une application réussie d’activités cérébrales en développant les recherches en neurolinguistique (Bouton, 1984a et 1984b ; Monneret, 2003 ; Chernigovskaya, 2005). En effet, c’est en posant la question de l’origine du sens que le sens parvient à émerger et à se constituer (Alač et Violi, 2004), puisque la plasticité du cerveau découle de sa capacité à s’auto-organiser (Pribram, 1994).

L’analyse de la semiosis menée par Yuri M. Lotman (1999) le conduit à décrire la sémiosphère comme l’espace sémiotique dans lequel les signes opèrent en interconnexion avec leur environnement subjectif (die Umwelt) dans sa totalité. Finalement, le monde des idées décrit par Platon se retrouve ainsi placé au coeur même de la nature (Smirnov, 2008). Cet univers du sens est lui-même inscrit dans la biosphère, qui forme le « grand livre » de la nature dont le message est codé dans l’ADN. C’est pourquoi les tenants de la biosémiotique voient dans l’hérédité la survie sémiotique (Favareau, 2006), c’est-à-dire la survie par un message contenu dans le génome d’une cellule de très petit calibre, l’oeuf fécondé (Jakobson, 1973 ; Sebeok, 1976 ; Hoffmeyer, 1992). Le message contenu dans le génome de chaque organisme est auto-référé : il contient les instructions nécessaires pour la construction de l’organisme lui-même. Toutefois, cette forme sémiotique de survie, caractéristique des systèmes vivants, n’est pas complètement fidèle : dans chaque génération, les auto-descriptions sont fractionnées et recombinées dans de nouveaux patterns, en raison soit du crossing-over qui a lieu pendant la méiose, soit d’autres mutations. Ainsi, chaque génération manifeste un pool unique de génotypes. De même, dans chaque génération, les oeufs fécondés interprètent de façon appropriée les descriptions génomiques afin que les individus se développent normalement, mais ce processus n’est pas totalement fiable. Par conséquent, la survie par la semiosis implique une créativité dynamique inconnue dans le monde pré-biotique. En plus de participer à ce système sémiotique vertical (Salthe, 1985), tous les organismes participent également à un système sémiotique horizontal : une communication dans tout l’espace écologique (Hoffmeyer et Emmeche, 1991), car tout organisme naît dans un monde de significations. En effet, toute sensation est significative : nourriture, fuite, reproduction sexuelle, etc. C’est précisément l’une des principales notions mises en évidence par Jakob von Uexküll (1940), notion reprise par la phénoménologie : toute perception est porteuse de signification pour le sujet percevant (Favareau, 2008b ; 2008c ; 2008d ; Emmeche, 2001).

La théorie de la biogénétique structurale formulée par Eugene d’Aquili et Charles D. Laughlin (1974) est une avancée scientifique. Les auteurs soutiennent que les structures universelles propres au langage, à la représentation du temps et de l’espace, à l’affect, à certaines psychopathologies seraient les produits du système nerveux et donc que le phénotype, somme des caractères morphologiques, physiologiques ou comportementaux identifiables de l’extérieur, dépendrait en partie du génotype, c’est-à-dire de la somme de ses gènes. Ils identifient des schémas invariants de comportements, de cognition et d’expressions culturelles qui relèveraient de l’architecture neurale. Toutefois, même si les oeuvres sont les produits de l’esprit, elles agissent à leur tour sur les sujets qui les pensent et les reconfigurent (Ramachandran, 2003 ; Aquili, Newberg et Rause, 2001 ; Aquili et Newberg, 1999 ; Ramachandran et Blakeslee, 1998).

Les travaux en neurosémiotique sont multiples et variés. Ils sont généralement l’oeuvre de laboratoires transdisciplinaires qui développent leur propre protocole d’analyse. Ainsi en est-il du Center for Functionally Integrative Neuroscience de l’Université Aarhus (Danemark) qui collabore étroitement avec l’École sémiotique de Tartu-Moscou, et des travaux de l’anthropologue Andreas Roepstorff (2001 ; 2002 ; 2008). L’International Society for Biosemiotic Studies (ISBS), fondée en 2005, regroupe aussi bien des biologistes comme Jesper Hoffmeyer, Kalevi Kull, Claus Emmeche, Terrence Deacon, Luis Bruni, Alexei Sharov, Søren Brier, Marcello Barbieri, Anton Markos, Howard Pattee, Yair Neuman, Timo Maran, que les sémioticiens Martin Krampen, Frederik Stjernfelt, Floyd Merrell, John Deely, Myrdene Anderson, Lucia Santaella, Marcel Danesi, Winfried Nöth et les philosophes John Collier, Donald F. Favareau, Tommi Vehkavaara et Günther Witzany.

Neurosémiotique : un avenir pour la critique littéraire ?

Paul Perron et Marcel Danesi s’efforcent depuis des années d’aménager un espace sémiotique de tradition greimassienne dans les sciences cognitives, car

[…] l’esprit humain semble posséder une structure narrative qui se manifeste sous forme de récits et de mythes que tous les individus et toutes les cultures créent invariablement.

1996 : 149

Algirdas J. Greimas rejoint en cela Roland Barthes (1966 : 7). Quant à Jean Petitot-Cocorda (1985), il prétend que les structures narratives sont vécues de manière existentielle par l’entremise de passions, d’idéologies, d’actions et de rêves et que de pareilles structures sémionarratives méritent, d’après Gilbert Durand (1969), d’être perçues comme « les structures anthropologiques de l’imaginaire ».

Les conséquences sont importantes pour la recherche littéraire, notamment la lecture telle que Roman Ingarden la développe par le concept de « concrétisation » (1931) : une projection sensorielle de l’oeuvre dans notre imagination marque le départ de la participation active du sujet émotionnel à l’élaboration du donné esthétique (voir Biolik, 1983 ; Koçay, 1996 ; Larangé, 2009 : 439-467). Plus récemment, Jean-Marie Schaeffer reconnaissait que, dans la feintise fictionnelle, « la compétence active et la compétence réceptive sont les deux faces d’une même réalité » (1999 : 180). Raphaël Baroni décrit également en termes parfois physiologiques la tension provoquée par le récit sur le lecteur (2007).

La neuroesthétique défendue par Jean-Pierre Changeux est d’un grand secours. À la suite des travaux d’Alexandre R. Luria, il s’interroge sur les bases de la contemplation de l’oeuvre d’art et de sa création. Pour Changeux,

[…] l’art porte sur la recherche d’une communication intersubjective impliquant motivations et émotions, en harmonie avec la raison, mais sans progrès évident et en constant renouvellement.

2008 : 101

Cela conduit le neurologue à émettre l’hypothèse suivante :

De mon point de vue, les fonctions cognitives, en particulier la conscience et l’activité artistique, sont associées à un développement majeur de l’organisation cérébrale et plus particulièrement des cortex d’association préfrontale, pariétotemporale et cingulaire, en relation étroite avec le système limbique.

Ibid. : 104

Qu’est-ce que cela signifie pour le littéraire ? Le phénomène de concrétisation ouvre une nouvelle fenêtre sur la conscience, identique à la phase du sommeil paradoxal, moment avant le réveil où généralement les rêves se produisent. À période espacée, la conscience du lecteur est partagée entre la lecture des lettres et des mots – leur identification et leur inscription sémantique dans l’ensemble du texte – et la « vision » qui s’effectue au cours de laquelle il « voit », « entend », « sent » l’action du récit comme lors d’une projection et « ressent » des émotions pour des simulacres.

Dans ce cadre, Jean-Pierre Changeux étudie le phénomène de synesthésie, « trouble neurologique où la sensation dans une modalité sensorielle donne lieu à une sensation dans une autre modalité » (ibid. : 153). Ces phénomènes sont généralement suscités par des drogues comme le LSD, la mescaline ou le haschisch. Les conclusions ne sont que des propositions d’interprétation qui voudraient que le traitement de l’information au cours de la lecture littéraire sécrète des substances chimiques au niveau limbique, provoquant de la sorte des émotions par phénomène de mimesis avec la réalité, mais à des degrés moindres. Or la mimesis ne peut se réaliser sans comparaison : pour imiter, il faut faire un effort de mémoire afin de reproduire ce qui a déjà été enregistré.

Une démarche analogue est entreprise par Jean-Yves Tadié, qui propose avec son frère neurochirurgien Marc Tadié, une étude sur la fonction de la mémoire dans la lecture des textes proustiens. Il en conclut que le texte chez Proust met en place un mécanisme incitant le lecteur à s’approprier par accommodation et identification des bribes de récit afin que sa conscience se fonde dans celle du narrateur. Un lecteur dépourvu de mémoire, autrement dit d’expériences émotionnelles et sensorielles, ne saurait comprendre ce qu’il lit, faute de pouvoir identifier les « tensions » qui parcourent le récit et de s’identifier aux situations et aux personnages. La littérature a besoin d’une « mémoire externe » autant qu’elle nourrit une « mémoire littéraire » (Tadié et Tadié, 1999).

Ce phénomène d’appropriation est généralisé par Vincent Jouve (1992), qui parle d’« effet-personnage », dans la mesure où les héros de papier exigent du lecteur un investissement personnel au travers de transferts pendant lesquels les valeurs diégétiques parviennent, le temps de la lecture, à devenir celles du lecteur.

Mimesis et semiosis sont finalement indispensables dans le contexte littéraire. D’où l’importance de mieux saisir le rôle des neurones miroirs découverts par Giacomo Rizzolatti (2005 ; voir aussi Buccino et alii, 2004 ; Craighero et Rizzolatti, 2004 ; Rizzolatti, Sinigaglia et Raiola, 2007 ; Cattaneo et Rizzolatti, 2009 ; Gazzola, Rizzolatti, Wicker et Keysers, 2010). Ceux-ci sont activés non seulement lorsqu’un individu exécute une action, mais aussi lorsqu’il regarde son voisin exécuter la même action, de sorte que l’on pourrait croire que les neurones dans le cerveau de l’observateur imitent les neurones de la personne observée. Cela vient cliniquement (Fecteau, Pascual-Leone et Theoret, 2008) confirmer le principe d’imitation que Jean Piaget avait observé chez les enfants (1945) : l’imitation est importante pour l’apprentissage, le langage, la transmission culturelle, mais aussi pour l’empathie. La neurosémiotique voit ainsi une confirmation de la prédominance de la mimesis sur les autres activités de production, notamment langagières (Pineda, 2009 ; Keysers, 2008 ; Arbib, 2006) : le lecteur s’identifie par imitation à certains personnages, perçoit avec plus ou moins d’acuité les mêmes émotions dictées par le narrateur et découlant du contexte d’énonciation, et finirait par adhérer à une certaine axiologie, qui, d’après Vincent Jouve, est un compromis entre les valeurs débattues dans l’univers diégétique et leur filtrage par l’« encyclopédie du lecteur » (Umberto Eco) et l’esprit du temps. Tout le processus supposerait, comme l’a formulé Paul Ricoeur, une série cyclique de trois mimesis qui conduirait à confirmer l’hypothèse selon laquelle la lecture relèverait d’une pratique, aujourd’hui totalement sécularisée, de la croyance. C’est également la conclusion à laquelle aboutit Patrick Colm Hogan (2003) : la lecture suppose que le lecteur accorde un certain crédit aux informations que le récit dispense et qu’il accepte un certain nombre de contrats implicites, notamment celui du jeu de la lecture. Stanislas Dehaene, en identifiant les neurones de la lecture, met en évidence le recyclage neuronal et les processus cérébraux mettant en place des invariants culturels (2007 : 393-419).

Il en ressort qu’un dialogue fascinant entre sciences humaines et sciences expérimentales est en train de s’établir (Hurley et Chater, 2005) et que la complémentarité perçue par Dan Sperber (1996)entre la nature et la culture semble bien être sur le point d’être réalisée au xxie siècle : les idées se communiquent d’un cerveau à un autre et l’avenir de la culture se trouve dans sa relation au monde naturel, non construit ou détruit par l’homme.

La seconde génération de l’École de Paris poursuit une voie parallèle à celle de la neurosémiotique. Les travaux d’Eric Landowski sur la contagion (2002), autre métaphore médicale, ou ceux sur la tensivité de Claude Zilberberg (1981 et 1989) et Jacques Fontanille (Zilberberg et Fontanille, 1998) aboutissent à la constatation suivante : le texte agit directement sur le corps et l’esprit de celui qui reçoit ou intercepte le message. Cette réception est quantifiable et qualifiable.

Ce qu’on appelle parfois la sémiotique tensive n’est pas une autre sémiotique, qui s’opposerait à la sémiotique dite structurale. Elle s’intéresse, de fait, à un ensemble de phénomènes discursifs que leur caractère graduel, continu, dynamique ou affectif rendait difficilement accessibles à une approche discontinue, binaire, statique et strictement narrative. Ce faisant, elle découvre l’unité d’un autre domaine de recherches : celui du discours en acte, de l’énonciation vivante, celui de la présence sensible à l’autre et au monde, celui des émotions et des passions.

Zilberberg, 2006 : 15

La neurologie a déterminé que chaque classe de sensibilité et de sensation qui lui est éventuellement associée comporte plusieurs paramètres différents, à savoir l’intensité, la durée, la spatialité éventuellement, et enfin la qualité. Le système nerveux central semble utiliser des codes ou des combinaisons de codes différents, compatibles avec les propriétés physiologiques connues des neurones (Perkel et Bullock, 1968 ; Cariani, 1995 ; Plack, Fay, Oxenham et Popper, 2005 ; Doya, 2007). P. Cariani montre à quel point la notion de temps est constitutive du code, de l’encodage et du décodage (1999 ; 2001). Il distingue trois types de codages : celui par fréquence de codage, celui par latence (délais variables entre stimulation et émission d’un potentiel d’action) et celui par intervalles entre influx. Le schéma tensif, comme dispositif de la sémiotique post-greimassienne, définit justement une valeur par les deux « valences » de l’intensité et de l’étendue, l’intensité même étant constituée des deux sous-dimensions du tempo et de la tonicité. Cette description, utile pour une carte de l’affectivité déployée par exemple dans un texte, peut correspondre (et répondre) aux codages neuronaux (Larangé, 2009 : 285-306). L’expérience temporelle et la disposition mimétique qu’elle rend possible sont les deux voies que la critique littéraire explore sans toujours les mettre dans un rapport manifeste. Le temps et le récit sont inextricablement liés (Ricoeur, 1983-1985) tout comme la parole (littéraire) et ses figures – métaphore, analogie, comparaison, anaphore, etc. – nécessitent un potentiel mimétique (Girard, 1961).

La neurosémiotique reste encore assez « floue » à cause de son ampleur transdisciplinaire, mais son avenir sur le marché des théories n’en est pas moins radieux par l’attractivité intellectuelle et les fantasmes qu’elle suscite. Elle prétend réconcilier les sciences humaines avec les sciences dites dures ou expérimentales. Elle se fonde sur le fait que la connaissance de l’art est non seulement théorétique, mais surtout expérimentale, car l’esthétique découle d’abord d’une expérience.

La lecture, au même titre que la contemplation d’un tableau ou l’écoute d’un morceau musical, est une expérience qui suscite des émotions de plaisir ou de déplaisir. Elle crée des tensions et transmet des valeurs, objets de la sémiotique, qui nourrissent notre imaginaire et configure notre être-dans-le-monde (Tarasti, 2000).

Pourtant cette démarche éminemment positive soulève des interrogations idéologiques : à rebours du sensualisme de Condillac, elle défend un innéisme et fait de la culture une superstructure de la nature. Autrement dit, notre potentiel d’acquisition dépendrait de notre patrimoine génétique, permettant ainsi une compénétration entre la nature et la culture, qui ne s’opposent plus comme deux pôles, mais sont vues comme des complémentaires. On aboutit ainsi avec Jean Petitot-Cocorda et Francisco J. Varela à une naturalisation de la culture qui ouvre la voie à de nombreuses déviances. De surcroît, la neurosémiotique prend des orientations clairement théologiques et téléologiques en postulant, à partir d’une description systémique et complexe, des échanges d’informations dans le système nerveux (Delgado, 1983 ; 1985 ). Enfin, elle revendique clairement sa vocation universelle (Wilson, 1998) : le cerveau devient le lieu du Tout, où chaque signe s’avère pansémiotique. En posant la question du signe dans le cerveau, elle s’interroge du coup sur la place de Dieu dans le cosmos.