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Cet ouvrage présente les contributions de différents chercheurs, regroupés autour du CRIEVAT (Centre de recherche et d’intervention sur l’éducation et la vie au travail) qui s’intéressent aux liens entre l’organisation du travail et la santé mentale. En introduction, Maranda et Fournier nous montrent que cette problématique est bien sur la place publique. En effet, en s’appuyant sur des statistiques rapportées dans les médias, elles attestent de la fragilisation des personnes et la présente, d’entrée de jeu, comme étant liée aux grandes tendances du marché du travail et de l’emploi, en particulier à l’intensification du travail. Les entreprises de service sont particulièrement touchées par ce phénomène qui se traduit par des coûts importants pour les individus, par exemple une hausse de la consommation des psychotropes, et pour les entreprises, des hausses d’absentéisme et des baisses de productivité. Les auteurs nous rappellent également l’importance de l’enjeu de la santé mentale, puisque l’OMS prévoit qu’en 2020, la dépression sera la cause première d’incapacité.

La première partie de l’ouvrage comprend quatre chapitres qui décrivent des stratégies défensives mises en oeuvre en réaction aux difficultés vécues dans le travail et qui peuvent contribuer à propulser ceux qui les adoptent dans la maladie. Ainsi, Molinier nous brosse un tableau des conséquences des nouvelles formes d’organisation du travail du point de vue de la psycho-dynamique du travail (PDT). Alors qu’elles prétendent générer une grande autonomie chez les personnes au travail, les nouvelles organisations exercent en fait une domination fondée sur l’assujettissement des cadres et la destruction des collectifs. On constate chez les personnes touchées des cas d’isolement dont l’issue la plus dramatique est le suicide. Des pressions importantes sont exercées à différents niveaux, le client, le marché et le flux de l’activité lui-même, alors qu’aucune marge de manoeuvre n’est disponible pour y faire face. Les critères d’évaluation du travail se resserrent autour de l’utilité économique, autour de ce qui se compte, alors que d’autres dimensions, telles l’utilité sociale du travail, sont évacuées. L’auteure tire plusieurs illustrations de ses travaux dans le domaine des soins : on peut, par exemple, comptabiliser les infections nosocomiales dans les hôpitaux alors que les chiffres peuvent difficilement rendre compte de toute la dimension du « care ». L’auteure indique que l’impact de ces tendances se traduit par des conduites délictueuses (par exemple, sentir que l’on participe à de sales boulots) et que les pathologies post- traumatiques ne sont plus le résultat d’événements tels les agressions dans les banques, mais peuvent survenir par suite de l’insatisfaction du client face aux promesses non tenues de l’entreprise. L’une des stratégies observées est celle de l’activisme : pour protéger le sens du travail, les infirmières, par exemple, vont se lancer dans l’hyperactivité avec des conséquences graves pour leur santé, telles des lésions musculo-squelettiques. Une telle stratégie peut aussi être source de division du collectif : d’un côté, celles qui se surinvestissent et de l’autre, celles qui se refusent de le faire. Par ailleurs, la financiarisation fait en sorte aussi que chacun n’est plus apte à juger de la qualité de son propre travail : si l’on fait trop bien, on devient « vendable » avec ce que cela comporte comme insécurité possible. Maranda et coll. s’intéressent pour leur part aux médecins ayant vécu un épuisement professionnel. En s’appuyant sur une enquête auprès de 13 médecins, hommes et femmes, les auteurs ont dégagé des situations à risque pour leur santé mentale. L’augmentation de la charge de travail, de la responsabilité, de la demande de performance en parallèle avec la diminution des ressources, de l’autonomie, de la latitude décisionnelle, des relations avec les collègues composent ainsi des situations à risque. Leur étude pointe notamment la relation fusionnée entre un idéal de métier et un idéal de soi élevé dans un contexte où le travail s’est intensifié. Ici aussi, les stratégies individuelles d’hyperactivité contribuent à une « idéologie de l’endurance » où l’hypertravail est valorisé : il est payant, anesthésiant au sens où il permet de bloquer la pensée et les émotions, et celui qui se soustrait à cette idéologie devient un maillon faible. Paillé aborde, pour sa part, les liens entre le harcèlement et le consentement à l’injustice. Elle propose que les stratégies individuelles de retrait, en laissant la voie libre à la violence et à l’injustice, expriment une forme de consentement à subir la violence et à l’infliger. Après avoir fait le point sur les écrits scientifiques et juridiques, elle interroge le phénomène du point de vue de la psycho-dynamique du travail (PDT) en s’intéressant aux processus intersubjectifs mobilisés en situation de travail. Elle discute de trois pistes d’intervention possibles face au harcèlement : 1) l’action préventive de types primaire, secondaire et tertiaire apparaît nécessaire mais insuffisante parce qu’elle n’empêche pas la « tétanisation » de la pensée; 2) la négociation collective de meilleures conditions de travail; 3) le rétablissement de la parole et la restauration du pouvoir d’agir. Cette dernière piste fait écho à la définition de la souffrance donnée par Ricoeur comme « destruction de la capacité d’agir, du pouvoir faire, ressenties comme une atteinte à l’intégrité de soi ». Face à la demande sociale pour prévenir la souffrance et la violence au travail, Almudever constate une polarisation quant aux cibles d’intervention : d’une part, le sujet et, d’autre part, l’organisation. Ainsi, l’adhésion au pôle sujet peut donner lieu à une psychologisation des problèmes de santé au travail qui oblitère les dimensions sociales, psycho-sociales et organisationnelles, d’où l’intérêt des approches cliniques des situations de travail. Elle nous dresse un portrait intéressant des différentes approches en prévention où elle met en lumière le statut du sujet. Après avoir traité brièvement, mais avec beaucoup de pertinence de la PDT et de la clinique de l’activité, elle pousse plus loin la réflexion sur le passage à l’action en s’appuyant sur la psychologie sociale clinique.

La seconde partie de l’ouvrage aborde les obstacles à surmonter et les stratégies utilisées par certaines catégories de travailleurs pour se maintenir sur le marché du travail dans des conditions acceptables pour eux. C’est ainsi que Gauthier et coll. s’intéressent au phénomène du « travail atypique persistant » à partir d’entrevues en profondeur avec des personnes de plus de 45 ans cumulant au moins trois années de travail atypique. Les auteurs font d’abord une revue de la question resituant le phénomène du travail atypique au coeur des tendances affectant le monde du travail et de l’emploi. Il ressort de l’étude que, tout en reconnaissant la pénibilité de certains aspects de leur travail et le fait que celle-ci soit vécue de façon isolée, ces travailleurs associent malgré tout leur activité professionnelle au plaisir. Néanmoins, face à la souffrance, des stratégies sont mises en oeuvre, parmi lesquelles on note le désengagement qui consiste à reléguer le travail au second plan, en autant que d’autres projets sont possibles. Dans leur chapitre sur le retour au travail, St-Arnaud et ses collaborateurs relatent une étude réalisée auprès de 37 personnes que se sont absentées au moins quatre semaines à la suite de problèmes de santé mentale. En analysant des entrevues en profondeur, les auteurs relèvent les principales difficultés que soulève ce type d’absence du point de vue de ceux qui les vivent. Il ressort qu’à moins d’être causée par un problème « grave », l’absence devient objet de suspicion et de controverse, autant de la part des supérieurs que de la part des collègues. C’est le cas en particulier lorsque le problème est relié au travail lui-même : l’absence est difficilement excusable et on l’attribue plutôt à la faiblesse du travailleur, ce qui marque fortement l’issue de son retour au travail. Dans le dernier chapitre, Negura s’intéresse au bien-être psychologique des travailleurs indépendants au regard de leur représentation du travail. L’auteur se concentre sur les travailleurs indépendants qui n’ont pas d’employés et tente de répondre à la question suivante : quel est le fondement représentationnel de la satisfaction relative assez élevée des travailleurs indépendants alors que plusieurs éléments objectifs de leur situation semblent défavorables (notamment l’absence de protections sociales, la rémunération moins élevée et instable) ? L’auteur utilise un questionnaire d’évocation et des entrevues semi-dirigées auprès de quinze travailleurs choisis de manière aléatoire dans deux villes canadiennes. Par une analyse fine des matériaux, l’auteur nous révèle les représentations que se font ces travailleurs indépendants de leur travail. Ainsi, le noyau central de leur représentation est constitué autour des éléments : argent, plaisir et effort. D’autres éléments colorent également leurs représentations et sont liés plutôt à des valeurs entrepreneuriales, telles l’autoréalisation, la liberté et le savoir faire. Cette représentation sociale du travail indépendant agit, selon l’auteur, comme un médiateur dans l’autoévaluation de la satisfaction au travail et amènent ceux qui font ce « choix » de vie à considérer comme normales certaines contraintes. Ce phénomène amène l’auteur à qualifier de « fragile » la satisfaction au travail chez les travailleurs indépendants.

Les différentes contributions de l’ouvrage sont toutes pertinentes pour quiconque s’intéresse aux changements dans le monde du travail et de l’emploi et à leur impact sur les travailleurs et travailleuses. Sur le plan théorique, l’ouvrage traduit un effort d’interdisciplinarité tout à fait intéressant pour cette question complexe. Bien que plusieurs chapitres se situent franchement en PDT, des cadres théoriques diversifiés sont mobilisés ici d’un chapitre à l’autre et même, au sein d’un même chapitre, comme par exemple, ceux de Almudever, Paillé et Nigura. Il est à souhaiter que ce collectif pousse plus loin l’apport de différentes disciplines, auxquelles on pourrait d’ailleurs ajouter l’ergonomie, de manière à construire un regard renouvelé sur les liens entre santé et changements dans le monde du travail et de l’emploi. D’ailleurs, le titre de l’ouvrage ne rend peut-être pas tout à fait compte de ce qui est réellement couvert par les auteurs. En effet, il est question, dans plusieurs chapitres, de mutations du travail qui vont au-delà de l’organisation du travail en tant que telle, qu’on pense aux changements dans les statuts d’emploi (travail atypique, travail indépendant) et qui interrogent, plus largement les forces sociales (comme le fait, par exemple, Molinier dans son chapitre) et les politiques publiques.