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À la fin d’une vie, la tradition veut qu’on tire la ligne et qu’on fasse la somme. Si le parcours a été suffisamment linéaire et étroit, la somme peut suffire pour donner un résumé qui ne sera pas trop réducteur de la trace qu’a laissée une personne sur son passage. Mais dans le cas de Jean-Pierre Wallot, le procédé est condamné à être inadéquat. Quelles que soient les astuces de l’additionneur, il faudra toujours compter avec le reste – un reste dont on ne peut faire l’économie, parce que la vie de Jean-Pierre Wallot a été trop riche et extensive pour faire seulement l’objet d’une addition de ses réalisations. Une simple somme serait condamnée à n’être que de la fausse représentation.

Jean-Pierre Wallot a été l’homme des vingt-quatre heures dont parlait Gaston Bachelard. Si on veut le saisir, il faut toujours l’imaginer comme habitant plusieurs mondes au cours de sa journée : le matin en classe expliquant avec force détails la stratégie foncière de l’habitant à l’île d’Orléans vers 1800 ; le midi finalisant au lunch un arrangement administratif déterminant ; en après-midi, présidant l’une ou l’autre de ces innombrables rencontres qu’il acceptait toujours d’animer ; en début de soirée communiquant télépathiquement avec son épouse sur le parquet d’une salle de danse, quand il ne syncope pas avec son trio de jazz ; inquiet plus tard le soir de la maladie de sa fille et priant pour sa guérison ; puis, à sa table de travail, en début de nuit – car c’est souvent le seul moment qu’il avait pour écrire ; et enfin, aux petites heures, dans son sommeil, rêvant de kangourous, de bûches de Noël, et peut-être même de souveraineté. Qui pourrait dire laquelle de ces vignettes peut prétendre nous donner une idée de la vraie nature de Jean-Pierre Wallot ? Même au simple registre du travail, Jean-Pierre Wallot a eu une variété de carrières et a fait sa marque dans un grand nombre de secteurs d’activités disparates.

D’abord journaliste au Progrès de Valleyfield où ses éditoriaux décapants ont dérangé bien des gens, Jean-Pierre Wallot a été ensuite un musicien de jazz (et l’est resté tout au long de sa vie – en fait il a failli faire une carrière de percussionniste – avant de devenir un historien – formé à l’École de Montréal par Maurice Séguin, Guy Frégault et Michel Brunet. Pendant un moment, ce travail d’historien à plein temps l’a accaparé. Il a enseigné aux universités de Montréal, Toronto, Concordia et Ottawa, et il a été directeur d’études associé à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales à Paris. Ses travaux ont révolutionné l’histoire sociale, économique et politique du Québec au XIXe siècle, et remis en question les interprétations canoniques à la Creighton-Lower-Ouellet. Il a proposé une interprétation de rechange – une vision entrepreneuriale de cette période de l’histoire du Québec pour remplacer les versions déchéantistes et victimisantes en vogue. Ses travaux ont eu un impact déterminant sur toute une génération d’historiens et lui ont valu de nombreux honneurs (Ordre du Canada, Société royale du Canada, Académie des lettres du Québec, etc.), ainsi que des doctorats honorifiques au Canada et à l’étranger.

En parallèle à ses travaux d’historien, Jean-Pierre Wallot a accepté un grand nombre de postes administratifs. Il va ainsi être amené, d’une promotion à l’autre, à devenir vice-recteur de l’Université de Montréal. Il sera aussi président d’un grand nombre de sociétés scientifiques canadiennes et québécoises. Dans tous ces chantiers il aura été un constructeur méticuleux, sa marque de commerce. Et puis, en 1985, Jean-Pierre Wallot prend un grand virage : il devient le grand maître d’oeuvre de ce qui deviendra Les Archives nationales du Canada. Il passera plus d’une décennie à ce poste et laissera sa marque sur cette institution. Il sera d’ailleurs appelé, à cause de la qualité même de ses travaux au Canada, à accepter des responsabilités de première ligne au niveau international dans le monde archivistique – la Présidence d’honneur du Conseil international des archives. Il ne sera pas simplement un administrateur des archives du Canada, mais quelqu’un qui va réfléchir et faire réfléchir sur l’importance de la mémoire collective. Ses nombreuses interventions vont contribuer de manière significative à un exhaussement des archives nationales. D’ailleurs, ce passage aux archives nationales du Canada a été fort gratifiant pour Jean-Pierre Wallot. À son départ, en juin 1997, on rapportait dans Le Soleil de Valleyfield (Valleyfield, toujours), une portion de son discours d’adieu à ses employés. Il déclarait : « J’ai donné les douze plus belles années de ma carrière aux Archives nationales. Ce furent aussi les plus belles de ma vie professionnelle. Aucun milieu ne m’a jamais autant emballé, stimulé et comblé… Ensemble, nous avons gagné plusieurs coupes Stanley des archives. Il vous faut maintenant un nouvel entraîneur qui saura vous aider à vous maintenir au sommet. »

Mais la vie aux Archives nationales du Canada ne marquera pas la fin de la carrière de Jean-Pierre Wallot. Après vingt ans comme historien et une décennie comme archiviste, il prendra un moment, en fin de carrière, comme Directeur du Centre de recherches en civilisation canadienne-française à l’université d’Ottawa pour organiser quelques colloques sur certains dossiers qui lui semblaient réclamer une attention nouvelle. Encore une fois, il aura le don de nous forcer à jeter un regard neuf sur des thèmes (la Commission Pepin-Robarts, la gouvernance linguistique) que nous avions trop vite choisi d’oublier.

Dans tous ces terrains, Jean-Pierre Wallot innove, remet en question les dogmes conventionnels et propose des hypothèses et initiatives inédites qui vont renouveler le canon – mais il le fait sans faire beaucoup de bruit, sans tambour ni trompette. Tout au long de ces diverses équipées, il y aura bien des vies parallèles et bien des passions, mais il existe deux grands fils conducteurs dans la vie de Jean-Pierre Wallot. D’abord, le professeur, celui qui a formé toute une génération d’historiens au Québec, et qui leur a transmis sa fougue et son goût du travail bien fait. Rigoureux et méticuleux à l’excès, il a été un maître exigeant mais aussi un précepteur omniprésent et un mentor extraordinairement dévoué. Ensuite, l’homme, partout et toujours d’une intégrité à toute épreuve – un homme d’une incroyable générosité, d’une humilité embarrassante pour ses collègues, un homme bon, incapable de vindicte et même de mauvaise humeur, un homme porté naturellement à présumer les meilleures intentions chez tous ses proches et moins proches, et trop prompt parfois à oublier leurs infamies. Dans un monde où les professeurs d’apparence, les poseurs et les resquilleurs sont partout, il a été un constructeur tranquille d’institutions, un chercheur infatigable, un professeur inspirant, un collègue toujours en perpétuel dépassement (et nous entraînant dans sa course) et, surtout, un homme de coeur.

Voilà la somme formelle à laquelle on arrive. La trace visible que laisse cette somme : c’est d’abord la démolition en règle du travail de certains grands simplificateurs dans l’histoire du XIXe siècle canadien ; ensuite l’élaboration d’une problématique de rechange pour l’interprétation du XIXe siècle québécois ; enfin une vision émouvante des archives comme « mémoire du monde ».

Mais il faut parler aussi du reste, et on me permettra de le faire sur un ton plus personnel. J’ai collaboré pendant quelque 45 ans avec Jean-Pierre Wallot. Et pourtant rien ne nous préparait l’un et l’autre à cette longue aventure. Tout nous séparait. Il avait été formé dans le sein de l’École de Montréal et moi, dans la « chapelle du Clarendon » de l’École de Québec – des appellations maintenant un peu surannées, mais qui, dans les années 1960, étaient des marqueurs d’identité. Et pour rendre toute collaboration encore plus improbable, Jean-Pierre Wallot était hyper-prudent, alors que, pour moi, l’imprudence est une méthode ; il était irrésistiblement attentif aux détails, alors que je m’intéressais aux grandes tendances ; il était super-conscient des limites de ce que peut révéler le dossier documentaire, alors que j’avais la théorisation aventureuse.

Cette collaboration improbable nous a fondamentalement transformé tous les deux. Nous avons migré ensemble : physiquement, (depuis Montréal et Québec) vers Ottawa ; intellectuellement, au plan de l’histoire, vers un campement qui doit se situer quelque part dans les bois autour de Trois-Rivières – à peu près à mi-chemin entre Québec et Montréal ; personnellement, au point d’en arriver à douter fermement des certitudes qui avaient fondé nos travaux de jeunesse et à forger, au fil d’une longue conversation de quarante ans, une amitié aussi profonde qu’improbable. On pourrait donc penser que je connais bien Jean-Pierre Wallot puisque c’était mon meilleur ami … eh bien, c’est une erreur ! Mes rapports personnels avec Jean-Pierre ont été comme ceux qu’ont entretenus trop souvent les hommes de notre génération. Nous avons été comme des porc-épics en hiver…assez près pour fournir à l’autre la chaleur nécessaire, mais pas trop près pour l’ennuyer de nos aiguilles piquantes. Trop de pudeur, une certaine distance, trop de sujets tabous qu’on s’était mis d’accord implicitement pour ne pas aborder…

La somme des choses accomplies par Jean-Pierre Wallot (professeur, chercheur, administrateur, animateur, entraîneur) au cours de sa vie, est donc fort impressionnante, mais cette somme formelle n’a été le résultat que de quelques heures seulement de ses journées. Cette somme il faut la célébrer, évidemment, mais c’est pour le reste surtout – moins visible et commis dans les autres heures de la journée – qu’il va nous manquer le plus – à nous ses étudiants, ses collègues, ses amis et sa famille.

Jean-Pierre Wallot est l’auteur de plusieurs livres en histoire et en bibliographie. Il a aussi dirigé la publication de nombreux ouvrages collectifs. De plus, il est l’auteur ou co-auteur de plus d’une centaine d’articles scientifiques ou chapitres dans des livres, en plus d’une quarantaine d’articles de vulgarisation ou de nature professionnelle, ainsi que de nombreux articles dans le Dictionnaire biographique du Canada. Nous ne retenons de cette vaste production qu’un tout petit échantillon.