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Ce collectif est la fois un hommage à l’essai de François Paré publié en 2003 et un kaléidoscope d’illustrations de ses théories. La parution de La distance habitée marquait en effet une évolution sensible dans la pensée du théoricien des littératures minoritaires en cela qu’il y abandonnait la rhétorique victimaire – selon l’expression de François Ouellet – qui avait prévalu dans Les littératures de l’exiguïté (1992) et transparaissait dans les études de Théories de la fragilité (1994), pour étudier les stratégies d’accommodement et d’ouverture dont font preuve ces cultures. Afin de penser ces phénomènes, Paré proposait de nouveaux concepts tels que ceux de diaspora, d’itinérance, d’accommodement, de créolisation et l’image la fois ouverte et fermée de la parabole, symbole d’échange et de transmission entre individus et institutions. L’ensemble s’appuyait sur des études sociologiques, linguistiques et historiques des institutions littéraires et culturelles, ainsi que des analyses d’oeuvres littéraires.

Les huit articles que regroupe Habiter la distance se partagent en deux moitiés. Les premiers s’attachent surtout aux réflexions de Paré autour de la langue. L’étude de Catherine Leclerc porte sur des productions littéraires et culturelles acadiennes, celle de Johanne Melançon sur les groupes franco-ontariens Cano et Konflit Dramatik, Pamela Sing s’intéresse aux modalités de l’écriture bi-langue dans des romans de l’Ouest canadien et Guy Poirier, à la mise en récit de l’habitation récente de la côte ouest par les francophones. Ces études reprennent et interrogent les concepts de diglossie, de créolisation des langues, de changement de codes et rendent compte de la créativité des jeux de mots occasionnés. Les quatre autres études sont rassemblées autour du concept fédérateur d’espace, omniprésent dans la pensée de Paré. Sophie Beaulé s’intéresse ainsi aux phénomènes de migration et de mémoire dans des romans de science-fiction, Lucie Hotte à la distance à la fois spatiale et mémorielle dans les oeuvres de Michel Ouellette, Jean Morency à la filiation d’une identité canadienne-française inspirée de Gabrielle Roy et de son oeuvre dans des textes québécois contemporains ; quant à Kathleen Kellet-Betsos, elle étudie la tentation de la dispersion et de l’indétermination identitaire dans les nouvelles du Canon des Gobelins de Daniel Poliquin.

Il faut sans nul doute situer cet excellent collectif dans la lignée des précédents codirigés par Lucie Hotte (parus en 1996, 2002 et 2005). Ces collectifs se référaient déjà substantiellement aux théories de François Paré, mais en se centrant sur la littérature franco-ontarienne. Habiter la distance change d’optique. Son objet est à la fois plus restreint en cela qu’il se présente comme un dialogue étroit avec la pensée de Paré, et plus large dans la mesure où le champ d’observation n’est plus seulement la littérature franco-ontarienne, mais les littératures canadiennes de langue française. La lecture d’Habiter la distance révèle à quel point les concepts proposés par Paré sont opérationnels, essentiels à la compréhension de la structuration de ces micro-champs littéraires et de l’économie des textes minoritaires. Il est frappant de remarquer que ses concepts permettent également une approche stimulante, quoique distanciée, des textes de science-fiction étudiés par Sophie Beaulé, corpus auquel Paré ne fait pourtant jamais référence. De façon générale, les auteurs ont largement repris à leur compte les concepts d’accommodement, de diaspora, de créolisation et d’appartenance. En revanche, l’image de la parabole qu’avançait à plusieurs reprises La distance habitée (tout un chapitre lui était consacré) ne semble pas avoir retenu autant les esprits. Il n’en reste pas moins que ces études d’Habiter la distance pourraient s’insérer quelque part entre les pages de La distance habitée, parmi les propres analyses de François Paré.

Le théoricien signe la postface du collectif. Il souligne à quel point le motif mythique de la disparition inexpliquée du père et de la quête à la fois inquiète et éperdue du fils rend compte des mécanismes de la création en milieu minoritaire. Cette inquiétude ontologique n’est pas seulement le signe d’une perte de filiation et d’une possible extinction ; elle est aussi à l’origine d’un dynamisme complexe et des perpétuelles métamorphoses des cultures créoles, diasporales et minoritaires. Elle laisse enfin entrevoir la poursuite de ce dialogue passionnant entre création, théorie et critique.