Corps de l’article

Lire Poliquin rassemble les communications des treize participants au colloque sur « L’univers narratif de Daniel Poliquin » organisé dans le cadre de l’Acfas (2006). Cherchant à cerner l’évolution de son oeuvre et à en faire une mise au point critique, les contributeurs nous permettent de prendre conscience des enjeux thématiques ainsi que des diverses stratégies et formes qui habitent l’écriture de l’écrivain. Ils nous offrent un livre de référence incontournable qui guidera les recherches à venir dans le champ d’étude de la littérature franco-ontarienne. Leurs analyses sont fondées sur diverses avenues théoriques (D. Maingueneau, J. Paterson, M. Bakhtine, G. Genette) et l’ensemble est précédé par l’introduction de François Ouellet – qui jette un coup d’oeil important sur les publications savantes antérieures à 2006 – et par l’intervention stratégique de Daniel Poliquin sur l’évolution de son oeuvre.

Daniel Poliquin commente certains points qui occupent les critiques comme la filiation entre les personnages ou leur évolution dans la trame narrative de ses récits. La référence à l’histoire est elle aussi présente dans son discours. L’écrivain affirme par exemple que Le roman colonial est un « essai sans frontière » né à la suite des intolérances d’un débat référendaire auquel il participa. Il réitère ici sa méfiance envers la classe intellectuelle embourgeoisée et le souverainisme québécois. Il rit sans se cacher de cette idéologie qu’il qualifie de « cariée » et « fleurdelisée », dont les contradictions restent invisibles à une « mémoire ignorante ». Son intervention montre que l’engagement idéologique n’empiète pas sur l’aspect esthétique de son oeuvre, et que, bien au contraire, il l’alimente en lui attribuant un caractère universel qui projette sa création au sein des enjeux littéraires et sociopolitiques du Canada. Lire Poliquin a l’avantage de réunir des articles de chercheurs qui se sont déjà penchés sur l’oeuvre et d’autres qui y consacrent leurs premières analyses de fond.

Les articles regroupés dans l’ouvrage offrent un large éventail de réflexions et ils traitent, entre autres, du processus narratif et de la problématique identitaire des personnages afin de montrer comment la réalité est utilisée dans la construction du récit poliquinien. Ainsi, la contribution de François Paré, qui parle de dérive et dérivation du romanesque chez Poliquin, montre que, si le romancier entretient une prédilection particulière pour des personnages en perpétuelles transhumances, c’est parce que leur déracinement s’adapte aux formes d’une narration mobile et enchâssée qui permettent de fragiliser la parole narratrice au profit des voix marginales du récit. Par exemple, c’est dans la communication avec le démuni, le marginal, que le narrateur de L’Obomsawin déleste sa conscience et se construit une identité juste (Jimmy Thibeault). Les personnages de Poliquin s’occupent à transformer leur passé et l’histoire des autres (La Côte de sable, L’Obomsawin et L’Écureuil noir). Passé et histoire, mémoire et perte interagissent dans la reconstruction déficitaire du « savoir individuel et collectif » (François Paré, Nicole Bourbonnais). L’article de Lucie Hotte, qui traite de narration, d’altérité et d’éthique, signale que, dans L’Écureuil noir, il n’y a pas multiplicité de narrateurs et que le contexte romanesque aide l’écrivain à exposer des problèmes de conscience, les affres de l’humanité qui l’entoure et à se libérer des obsessions qui le hantent.

Le contexte de la nouvelle répond aux mêmes visées. Se penchant sur les deux recueils de Poliquin, Le Canon des Gobelins et Nouvelles de la capitale, Michel Lord montre que les notions d’éthique, d’ethnie, d’esthétisation formelle et de dialogisme opèrent ensemble dans la construction du récit de la nouvelle. Notons ici que toute étude qui aborde la question dite « ethnique » gagnerait à bien définir le mot en fonction de la notion de multiculturalisme (voir les travaux de Gilles Bourque et Jules Duchatel). Lire Poliquin montre encore que, si les relations entre certains personnages sont marquées d’écarts et de distorsions (Marie-Ève Pilote), c’est parce que l’ordre social dominant, en perpétuelle déconstruction, déhiérarchisé et hétérogène, poursuit une volonté de partage et d’égalitarisme qui refuse la doxa et la hiérarchisation chez l’écrivain (L’Obomsawin et L’Écureuil noir). Ce recueil signale aussi qu’à travers l’image composite du Métis (Lyne Girard), un pont entre les peuples et les cultures permettrait aux personnages en quête d’identité d’accéder au bonheur découlant d’une intégration sociale (L’Obomsawin, L’Écureuil noir et Samuel Hearne). Romancier franco-ontarien, Poliquin inscrit ses romans dans une optique culturelle américaine, sans se départir pour autant entièrement de l’influence culturelle européenne qui attire les écrivains de la bourgade (Jean Morency). Son oeuvre accéderait à un renversement ou à un surpassement positif de la déréliction dès que la réalité est admise avec ses failles. Ainsi à titre d’illustration, dans La Côte de sable, un accès au bonheur devient possible pour Véronique et la gent féminine qu’elle représente (Claudie Gagné). Le trajet romanesque observé par François Ouellet dans L’Écureuil noir, L’Homme de paille et La Kermesse confirmerait l’existence d’un double renversement fondateur, biblique et identitaire, qui aboutirait à l’abandon des fausses identités au profit d’une identité véritable, forte de son authenticité. Lire Poliquin nous montrerait, au moyen de fort intéressantes démarches démonstratives, que de Temps pascal à La Kermesse, le romancier ne cesse d’esquisser un rapprochement avec le Québec et que chez lui, il n’y a pas de rapprochement sans distanciation paradoxale, doute et critique ironique, déconstruction et reconstruction de soi et des autres « par intercession réciproque » (Patrick Bergeron). Le lecteur devra bien relire par exemple le roman L’Obomsawin pour pouvoir apprécier l’étendue de l’ironie, interpréter la fiction et extraire sa vérité des contradictions juxtaposées (Johanne Melançon).

En analysant l’« impératif identitaire » qui émerge du génotexte de l’oeuvre de Poliquin, Robert Yergeau y relève une conception coextensive du mot « frontière » et signale que « le continuum idéologique » (issu d’une négation identitaire franco-ontarienne), qui émerge des oeuvres de l’écrivain depuis Temps pascal, perdure dans La Côte de sable, L’Écureuil noir et Le Canon des Gobelins. Cependant, dans La Kermesse, il y aurait le déblocage d’un « savoir identitaire » permettant un retour au père biologique, un espoir d’amour et de paternité qui pourrait marquer un tournant dans l’oeuvre de Poliquin (François Ouellet). La relation problématique qui unit le fils au père et au Québec finira par s’estomper dans le personnage de Lusignan. La réconciliation avec le père et le Québec passerait donc, selon Robert Yergeau, par l’acceptation de l’identité dynamique du « Métis culturel » vivant une autochtonie particulière entre sa mère patrie et son pays natal.

Lire Poliquin sort des sentiers battus et illustre bien que la littérature franco-ontarienne se retrouve du côté « de la différence et de la différenciation » alors que la langue se range du côté de la domination. Sur ce plan, le livre de Jean-Pierre Bertrand et Lise Gauvin (dirs), intitulé Littératures mineures en langues majeures (Les Presses de l’Université de Montréal, 2003), alimenterait la réflexion théorique sur l’espace littéraire car le sujet exposé touche aux littératures mineures, c’est-à-dire aux littératures qui se trouvent dans l’espace francophone. Lire Poliquin se situe donc dans un champ doublement marginal : d’une part, par sa distanciation littéraire (distance avec l’intérieur le plus proche qui est dans ce cas le Québec) et, d’autre part, par son appartenance à une minorité francophone au sein de l’anglophonie qui l’encercle (distance avec l’extérieur, dans ce cas-ci, le Canada anglais). Au dilemme linguistique et identitaire (spécificité territoriale, géopolitique et sociohistorique) fait écho la question de l’ancrage littéraire qui projette l’oeuvre de Poliquin vers une reconnaissance universelle. Cette légitimation renégocie la notion d’appartenance identitaire tout en faisant l’illustration et la défense de la langue-culture minoritaire franco-ontarienne. Lire Poliquin indique sans ambages que l’écrivain franco-ontarien a répondu au défi lancé à son identité en ouvrant ses portes à la pérennité.