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La recherche biographique est le plus souvent portée par une démarche singulière. Elle traduit, à distance, une forme d’échange ou de complicité entre la personnalité dont la vie se voit ainsi inventoriée et son biographe, qui agit à la fois comme enquêteur et interprète et qui se livre aussi, en filigrane, à une investigation qui lui est personnelle, quel qu’en soit le fondement ou la finalité. Toute oeuvre biographique invite à la mise en contexte social raisonnée d’un parcours individuel, dans la ligne de l’approche définie par Daniel Bertaux dans Destins personnels et structure de classe. Pour une critique de l’anthroponymie politique (1977). L’ouvrage de Pierre C. Poulin ne saurait échapper à une telle mise en perspective. Son sujet est sans aucun doute indissociable de l’intérêt porté par l’auteur à la région de la Beauce, dont « le juge Cliche » (1921-1978) est un éminent représentant : l’autoroute de Beauce et la municipalité régionale de comté dont le siège se situe à Saint-Joseph-de-Beauce portent aujourd’hui son nom. La richesse des informations recueillies et analysées était sans nul doute de nature à dispenser l’auteur de faire part des contraintes matérielles ou d’ordre financier qui l’ont conduit à réviser ses ambitions de chercheur à la baisse et à laisser poindre sa propre « déception » (p. xvi et 69).

Trois séries d’informations méritent tout particulièrement de retenir l’attention. Elles se rapportent à la période de formation de R. Cliche, à sa carrière politique et à ses origines beauceronnes. Bien que traité vers la fin de l’ouvrage, l’enracinement bi-séculaire de la famille Cliche en Beauce a, sans nul doute, exercé une influence cruciale sur la détermination et les choix de vie de celui qui publia (avec Madeleine Ferron), en 1972, Quand le peuple fait la loi : la loi populaire à Saint-Joseph-de-Beauce (Montréal, Hurtubise HMH) et qui fut l’époux de la romancière et essayiste Madeleine Ferron (décédée en 2010), qui s’est, pour sa part, attachée à souligner, sinon à célébrer, l’« insoumission » des Beaucerons, ainsi dévoilée au grand jour. R. Cliche associe étroitement pareil esprit de résistance à l’esprit d’indépendance des Amérindiens, dont il dit porter avec fierté le sang, à l’instar, selon lui, de nombre de ses concitoyens de la région. Poulin insiste sur le mérite qui fut celui de R. Cliche et de M. Ferron d’avoir ouvert le débat sur cette question du métissage.

Entre ses études au Séminaire de Québec, qu’il dut quitter pour des raisons non élucidées, et son entrée, en 1941, à la Faculté de droit de l’Université Laval, R. Cliche passe une année au collège Saint-Dunstan à l’Île-du-Prince-Édouard ; par-delà la pratique de la langue anglaise, c’est pour lui l’occasion d’une ouverture d’esprit et d’une prise de conscience de réalités canadiennes insoupçonnées, conscience que viendra conforter quelques années plus tard son enrôlement dans la marine. À l’Université Laval, il fraternise notamment avec René Lévesque, Doris Lussier, Jean Marchand, Jacques Ferron, Jean-Charles Bonenfant et Roger Lemelin.

La personnalité de R. Cliche s’est exprimée dans deux sphères d’activité que les circonstances vont se charger d’entrecroiser : la profession d’avocat et l’engagement politique. Dans l’un et l’autre de ces domaines, R. Cliche, dont l’une des belles-soeurs fut signataire du Refus global, se fait somme toute avant tout le défenseur d’une « juste cause », sur fond d’humanisme assumé et de contestation sociale. Poulin donne à voir, de façon précise et documentée, la construction de son parcours politique, auquel manquera la reconnaissance du suffrage. Ce bref parcours prend son départ et se poursuit dans une période charnière marquée à la fois par le duplessisme et la Révolution tranquille, sur la scène québécoise, puis par l’arrivée au pouvoir de Pierre Elliott Trudeau, à Ottawa. Déçu par un Jean Lesage qui ne sollicite pas ses services, R. Cliche s’engage dans l’aile québécoise du Nouveau Parti démocratique, dont il devient président en 1965. Sa candidature à l’occasion des élections législatives fédérales, d’abord en 1965 dans le comté de Beauce, puis en 1968 dans celui de Duvernay, à Laval, se conclura par un échec, malgré un score plus qu’honorable. L’engagement personnel de Trudeau dans Duvernay en 1968 sera perçu avec une durable amertume par le candidat NPD, qui « doit s’incliner devant la machine libérale qui n’a rien lésiné pour le battre » (p. 121). Cette défaite marque le terme de l’engagement partisan de R. Cliche, dont le destin professionnel bascule quatre ans plus tard lorsqu’il est nommé juge en chef adjoint à la Cour provinciale du Québec, où il est chargé de la toute nouvelle Division des petites créances. Cette fonction fit office de tremplin pour sa nomination, par Robert Bourassa, à la présidence de la Commission d’enquête sur l’exercice de la liberté syndicale dans l’industrie de la construction, créée à la suite du saccage de l’un des chantiers de la baie James ; il y fut secondé, à titre de cocommissaires, par Brian Mulroney et Guy Chevrette, tandis que Lucien Bouchard exerça les fonctions de procureur adjoint. La Commission Cliche, qui a mis au jour un vaste réseau de corruption, a puissamment contribué à l’assainissement des pratiques dans le milieu syndical.

L’ouvrage de Poulin fait très opportunément revivre le portrait d’un homme que Charles Taylor qualifie dans sa préface de « remarquable », d’« extraordinaire » et d’« exceptionnel » ; il l’inscrit en effet dans les mutations que connaissent alors les systèmes politiques québécois et canadien. Il restitue également la dynamique d’une vie qui, selon les mots du préfacier, se lit comme une « extraordinaire fusion d’une fidélité intégrale aux racines et d’une ouverture radicale aux changements ». Conçue comme un simple résumé de l’ouvrage, la conclusion aurait assurément gagné à plutôt élucider la signification et la portée d’une telle « fusion » entre ce que peut avoir de profondément réfractaire l’identité beauceronne et ce qu’elle recèle, non pas malgré mais en raison même de cela, d’innovation et de capacité d’initiative par voie de mise en acte d’un « esprit de place » original et créatif.