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L’essai de l’anthropologue Charles Gaucher sur la quête identitaire des Sourds contribue à enrichir un champ qui privilégie une approche de type culturaliste de la surdité. Ce champ d’étude s’est démarqué et connaît un développement important depuis une quinzaine d’années au Québec parmi différentes disciplines. De plus, en abordant avec finesse et rigueur un vécu expérientiel d’une communauté particulière, les travaux de Gaucher s’inscrivent dans un débat plus large entourant l’existence de la différence et de la quête de reconnaissance. Cette quête de reconnaissance revendiquée par les personnes sourdes dans le contexte québécois a fait l’objet de travaux antérieurs. Dans le cas présent, Gaucher s’approprie de manière centrale le processus identitaire des sourds et il se donne pour objectif de le décortiquer en profondeur. L’auteur pose un regard nuancé sur ce processus en définissant la dyade Sourd/entendant à l’aide d’un triptyque éclairant la définition de ce rapport. Il érige le Sourd comme figure référentielle à partir de laquelle s’établissent les conditions de possibilité de l’identité sourde. Contrairement à une vision où la surdité serait une condition et un état figés, cette figure est présentée comme un processus de distanciation et de proximité endogènes et exogènes à la communauté des personnes sourdes.

La majuscule associée au vocable Sourd identifie les individus qui, dans les termes de l’auteur, « refusent les désignations associées au manque et se disent à partir de ce qu’elles ont de plus : la langue des signes et la culture sourde ». Cette représentation de la surdité se trouve ici déclinée de manière fine en fonction de trois mises à distance : différentialiste (culture sourde/autres cultures), oppositionnelle (monde sourd/monde entendant) et ontologique (Sourd/entendant). L’ouvrage de Gaucher montre que ces mises à distance, loin d’être déracinées, sont contextualisées et résultent de représentations sociales. Pour ce faire, son angle d’attaque s’appuie sur l’interprétation de récits historiques et autobiographiques dans le champ de la surdité et trouve son effectivité dans une approche empirico- inductive. Cette perspective, qui met en valeur le discours des personnes sourdes et donne un accès privilégié au fondement expérientiel de leur identité, a été possible grâce à l’établissement d’un contact avec ces individus et à une participation au sein de leur communauté. Le travail ethnographique comporte des limites et des difficultés ; il est donc important de souligner que le regard discret et avisé de Charles Gaucher, qui est celui d’un entendant, a su laisser une juste place à l’expression d’un dire plein et entier appartenant aux personnes sourdes.

Gaucher reconnaît l’apport des disability studies dans l’appréhension de la surdité, tout en relevant certaines limites qu’il attribue à une perspective dont les catégories sont davantage figées. Certes, il est communément admis que ce champ d’étude a contribué à déplacer l’attention d’une perspective individualisante et biomédicale des afflictions vers l’importance de facteurs environnementaux, en développant la catégorie de handicap social. Pour sa part, l’auteur s’inspire des travaux de l’anthropologue Patrick Fougeyrollas, notamment ceux menés autour du modèle de processus de production du handicap (PPH), où le handicap social, dans le cas présent la surdité, relève moins d’une condition et d’un état que d’un processus qui est le fruit de l’interaction de facteurs personnels, composés de systèmes organiques et d’aptitudes et de facteurs environnementaux qui peuvent être soit des facilitateurs ou des obstacles. Dans ce cadre, la déclinaison de trois mises à distance, qui constitue le coeur de l’ouvrage de Charles Gaucher, permet d’analyser le déploiement de l’identité sourde dans une dynamique à la fois d’ouverture, de repli et de confrontation, à l’égard de variables endogènes et exogènes à la communauté des personnes sourdes, entre des individus, des groupes sociaux et des entités. Cet essai vient confirmer que les études de type culturaliste sur la surdité au Québec ont passé définitivement le cap d’une simple prise de conscience de l’existence d’un groupe dit différent. Alors que la pertinence disciplinaire de l’étude de la culture sourde et du Sourd en tant qu’objet est reconnue aux États-Unis et en Grande-Bretagne par le truchement des deaf studies et d’écrits de sociologues et d’anthropologues français (Bernard Mottez et Yves Delaporte notamment), il est dorénavant convenu que l’appréhension culturelle de la surdité au Québec a fait son entrée dans le milieu universitaire. Le livre de Charles Gaucher est sans contredit une référence importante car il articule des fondements théoriques riches à partir d’un regard empirique rigoureux.