Corps de l’article

Des projets de loi actuellement à l’étude en France et au Canada annoncent un durcissement de la justice pénale des mineurs. Alors que la tendance générale est au rapprochement avec la justice des majeurs, l’ouvrage de David Niget prend une résonance particulière en décrivant l’émergence récente – au cours de la première moitié du XXe siècle – d’une justice des mineurs spécialisée et adaptée. Issu d’une thèse de doctorat en histoire, ce livre en conserve le style soutenu et se fonde sur un dépouillement impressionnant d’archives judiciaires locales et nationales, ainsi que sur une bibliographie exhaustive qui intègre de nombreuses références à des thématiques connexes. L’approche comparative France-Québec met en regard le Tribunal pour enfants et adolescents d’Angers et la Cour des jeunes délinquants de Montréal. Ces deux juridictions sont appréhendées comme les illustrations de problématiques plus larges qui font ressortir les contours de l’enfance irrégulière. La quasi-simultanéité des législations françaises et québécoises relatives aux tribunaux pour enfants renforce la pertinence d’une analyse comparée. Cependant, la force de cet ouvrage est de dépasser la simple comparaison pour offrir une vision globale de la jeunesse délinquante, en intégrant notamment l’apport des théories américaines, majeures en la matière.

Trois chapitres concernant l’institution judiciaire servent de cadre aux autres développements sur les comportements juvéniles répréhensibles. L’oeuvre débute par deux chapitres sur les compétences et les activités des deux juridictions, tandis que le chapitre final s’intéresse à l’éventail des mesures judiciaires. Au-delà d’un code civil commun et de similitudes dans la qualification des délits et des peines, les deux États présentent une organisation judiciaire très différente, fondée sur un système pénal qui lui est propre (code napoléonien ou Common Law). L’auteur met en parallèle deux évolutions distinctes : à l’intégration classique du tribunal angevin dans la hiérarchie juridictionnelle s’oppose l’autonomie innovante de la cour montréalaise. En outre, de part et d’autre de l’Atlantique, le contexte politique et social va conférer une coloration spécifique à ces nouvelles justices et orienter leurs pratiques. En France, le Tribunal des enfants et des adolescents apparaît dans un climat politique tendu, encore marqué par l’affrontement idéologique entre l’Église et l’État, qui se traduit par une méfiance des pouvoirs publics envers les milieux philanthropiques privés souvent religieux. Au Québec, en l’absence de service public, l’assistance à l’enfance relève entièrement du secteur privé, dominé par l’Église et ses communautés religieuses auxquelles la Cour des jeunes délinquants n’hésite pas à recourir.

David Niget décrit la lente progression, après le traumatisme de la Première Guerre mondiale, du pénal vers le social. Issue d’un mouvement réformateur, l’apparition de ces justices constitue bien une avancée, sans pour autant créer de rupture, faute de moyens financiers. En France, la spécialisation du tribunal d’Angers s’affermit progressivement, mais laisse un goût d’inachevé. L’écart, très français, entre la grandeur des principes et la timidité de leur application cantonne le nouveau délégué à la liberté surveillée dans un rôle accessoire. Par ailleurs, l’enfance moralement abandonnée relevant de l’assistance publique (loi du 24 juillet 1889), l’intervention judiciaire se départit mal de son côté répressif. L’élan progressiste paraît plus marqué au Québec, mais les attributions de la cour de Montréal demeurent modestes. Son efficacité s’appuie essentiellement sur le charisme du magistrat qui la dirige. Elle fait figure de laboratoire judiciaire, propice à l’avènement de l’officier de probation chargé de mener un suivi individualisé du jeune contrevenant. La juridiction cherche rapidement à étendre ses compétences du répressif au préventif, du délinquant au prédélinquant. Cependant, en dépit de ses efforts vers davantage de social, elle conserve son statut pénal, bridée par des pratiques sociales traditionnelles. En effet, l’enfermement reste longtemps la norme au Québec.

À côté d’un certain paternalisme judiciaire inhérent à la période, l’historien annonce le glissement de la répression vers la réhabilitation en évoquant les prémices d’une professionnalisation de la protection de l’enfance et la timide percée des connaissances médicales et psychiatriques. Décrivant l’alternative entre l’enfermement (maisons de correction en France, écoles de réforme au Québec) et la liberté surveillée (patronages), David Niget montre pourtant l’inadaptation et l’inefficacité des mesures judiciaires proposées. À cet égard, l’idéal d’une primauté de l’éducatif sur le répressif est encore d’actualité. Quatre chapitres centraux, consacrés aux illégalismes juvéniles, traitent successivement du vol, de la violence, de la sexualité et de la maltraitance familiale. L’auteur aborde ainsi des phénomènes de plus en plus complexes, jusqu’aux conflits familiaux qui permettent un renversement de la problématique, en jumelant l’enfant-délinquant et l’enfant-victime. Le vol incarnant bien souvent la porte d’entrée dans la criminalité, l’ordre des chapitres tend à refléter le cercle vicieux de la délinquance juvénile. Illustrant les circonstances d’exemples variés, le chercheur retrace les trajectoires sociales des jeunes délinquants. À Montréal, l’invention de l’incorrigibilité permet d’élargir les compétences de la cour à de nouvelles populations prédélinquantes.

En consacrant une étude à la naissance de la justice des mineurs, l’auteur cerne une période essentielle dans l’histoire de la protection sociale, qui symbolise le passage d’une conception archaïque à une conception moderne de l’enfance. En rattachant la pratique sociale de l’institution judiciaire à l’expérience sociale des jeunes délinquants, David Niget brosse un tableau très complet des juridictions pour mineurs et des comportements délictueux de leurs justiciables. Un tel ouvrage intéressera non seulement l’historien, mais aussi le juriste et le sociologue.