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Depuis plusieurs années, l’anthropologue Pierre Anctil mène une vaste entreprise de traduction des ouvrages écrits par les auteurs de langue et de culture yiddish à Montréal. Ces livres, rédigés par des témoins et des acteurs de l’époque pour un lectorat juif et yiddishophone et peu susceptibles d’être lus par un public francophone ou anglophone, offrent un voyage intime et spontané à travers l’histoire, la culture, la religion, les institutions et les débats sociopolitiques de la communauté juive à Montréal dans la première moitié du XXe siècle. Dans ce récit des premières années de fondation de l’école Peretz, Anctil contribue une nouvelle fois à nous révéler une autre facette de l’identité montréalaise, trop souvent enfermée dans la trame des « Peuples fondateurs ». Il offre la perspective d’un Montréal juif riche en manifestations et en initiatives culturelles, sociales et politiques qui constituaient une nouveauté par rapport à l’expérience humaine et collective vécue par la société d’accueil canadienne-française ou canadienne-anglaise. En effet, l’école Peretz, dès sa fondation en 1911, défendait une vision résolument laïque, progressiste, sioniste et souhaitait faire du yiddish la langue nationale des Juifs de la diaspora. Un cas d’espèce dans le paysage scolaire montréalais de l’époque délimité par les frontières confessionnelles.

Il faut saluer l’excellent travail de vulgarisation et de synthèse du contexte sociopolitique de Pierre Anctil. Une contribution absolument nécessaire pour que l’ouvrage, traduit en français et destiné avant tout aux lecteurs francophones, leur soit intelligible et compréhensible. Pour guider les néophytes à travers les dédales de la culture juive et yiddish montréalaise, Anctil a choisi de commenter en bas de page les passages des textes de Novak qui se réfèrent à l’histoire du mouvement ouvrier ou du judaïsme européen et il a ajouté un nombre important de notes bibliographiques. Il a conservé aussi intactes entre parenthèses les expressions hébraïques et yiddish les plus importantes, ce qui dénote un souci fort louable de préserver le contenu des textes dans leur intégrité et leur originalité. Enfin, Anctil a glissé un glossaire à la fin du livre, très utile pour les non-initiés à l’histoire de la communauté juive de Montréal ou d’ailleurs.

La partie sur l’école Peretz est plutôt courte, à peine une trentaine de pages, ce qui peut laisser le lecteur sur sa faim. Néanmoins, dans ce texte écrit en 1938, Novak recrée l’atmosphère de l’époque, les efforts et les sacrifices des militants travaillistes et sionistes pour fonder une école nationale-radicale, les difficultés financières et matérielles de l’institution et, surtout, le débat entourant la prédominance à accorder à la langue d’enseignement, le yiddish ou le yiddish et l’hébreu. Ce texte est enrichi de photographies d’époque où figurent les membres fondateurs et les bâtiments de l’école Peretz.

La troisième partie porte sur les mémoires posthumes de Hershl Novak, publiés à New York, en 1957, où celui-ci raconte dans un récit rempli de candeur et fort attachant son expérience d’immigrant. Il reproduit sous les yeux du lecteur le Montréal juif d’antan vécu au quotidien, mais aussi son expérience qui peut prendre valeur d’exemple en renseignant sur la trajectoire d’un immigrant juif d’obédience socialiste et sioniste au sein de la société montréalaise. Ses mémoires comportent des passages fort intéressants, notamment son opinion sur les relations entre les Juifs et les francophones, révélateurs des préjugés, favorables et défavorables, que les immigrants juifs pouvaient ressentir vis-à-vis de la société canadienne-française qu’ils côtoyaient en parallèle sans vraiment la connaître. Néanmoins, cette troisième partie, malgré son intérêt évident, apporte un peu de confusion, alors que l’objet du livre est censé traiter des premières années de fondation de l’école Peretz. D’autant plus que les mémoires constituent plus de la moitié de l’ouvrage (155 pages sur 264), ce qui est trompeur par rapport au sujet que prétend aborder le livre.

Cette publication de Pierre Anctil comporte des qualités indéniables. Elle révèle, notamment par le témoignage d’un acteur privilégié de l’époque, les conditions sociales et idéologiques qui ont présidé à la fondation d’une école nationale-radicale. Il reste que sa principale contribution, il faut la voir – du moins l’espère-t-on – comme une première pierre ajoutée à un édifice en construction visant à faire l’histoire de ces écoles juives qui jetterait un tout autre regard sur l’histoire socioculturelle montréalaise souvent présentée à travers les sources de langue anglaise et française, et qui peut constituer un biais interprétatif. À cet égard, une étude, fondée sur des sources yiddish, offrirait une tout autre perspective. Elle contribuerait, entre autres, à donner une voix, trop longtemps oubliée, à ces militants juifs qui, par leurs efforts et leurs sacrifices, ont jeté les bases d’un réseau d’écoles nationales-radicales, à la fois porteur d’un idéal sioniste et socialiste.