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[…] la note spécifiquement rationnelle à la situation du « civilisé » par opposition à celle du « sauvage », c’est plutôt : […] la confiance qu’on met en ces choses matérielles en tant qu’elles fonctionnent rationnellement, c’est-à-dire selon des règles connues […] de sorte que, du moins en principe, on peut compter sur elles, « calculer » leur comportement et orienter sa propre activité d’après les expectations univoques qu’elles suscitent.

Max Weber

Que peut-on apprendre de la tempête de verglas de janvier 1998 ? Que nous enseignent les réactions sociales et institutionnelles à cet événement ? Si ces événements « extrêmes » sont annonciateurs d'autres qui risquent de se produire plus fréquemment dans un climat plus chaud, comment évaluer la dépendance des sociétés contemporaines aux systèmes techniques et leur confiance en leurs propres systèmes organisationnels ? Si la catastrophe n’est pas arrivée, à quoi cela est-il dû ? À un changement météorologique favorable, aux systèmes techniques qui ont tenu le coup, malgré les fortes pressions exercées sur eux, ou à la manière dont les organisations et les décideurs ont répondu à la situation d’urgence ?

Ces questions sont posées dans un ouvrage remarquable de Raymond Murphy qui, jusqu’à tout récemment, était professeur de sociologie de l’environnement à l’Université d’Ottawa. Le titre peut, par un rapprochement avec leadership in disarray, semer l’ambiguïté. L’ouvrage ne conclut, cependant, pas que les leaders ont mal fait leur travail durant la crise et ont perdu leurs points de repère ; face à la crise, ils ont réagi de manière responsable. Des erreurs ont certes été commises et des zones sont demeurées longtemps après la tempête privées d’électricité, mais les organisations de gestion de crise ont réussi à réduire et à limiter les dégâts. Les dommages matériels ont été considérables, mais on a évité la catastrophe et la perte de vies humaines a été contenue : 18 au Québec et en Ontario, 17 aux États-Unis (p. 136). Ce qui est le plus intéressant dans cet ouvrage, c’est qu’il ne juge pas de l’extérieur ce qui s’est produit, mais essaie de comprendre de l’intérieur comment les choses se sont bousculées en interrogeant après coup les hommes et les femmes (bien que pas tous), qui ont été au-devant de la scène et qui ont pris des décisions souvent dans une zone qui leur était inconnue. Les leaders dont parle l’ouvrage sont bien sûr les élus (peu d’entre eux ont joué un rôle de premier plan, comme le premier ministre du Québec, qui a refusé d’être interrogé, le maire de Montréal, qui a accepté volontiers, ou le gouverneur de l’État du Maine, qui s’est prêté au jeu sociologique), les dirigeants des sociétés d’État comme Hydro-Québec et les organismes de la sécurité publique et civile. La région de Montréal a été la plus touchée, mais d’autres régions, dans le Maine, dans l’État de New York, dans l’est de l’Ontario, ont aussi été victimes du verglas et de ses conséquences coûteuses et désastreuses. L’enquête de Murphy est comparative, ce qui l’enrichit beaucoup. Elle permet de faire apparaître les similitudes et les différences. Une différence entre autres saute aux yeux. Alors que les États américains et l’Ontario ont été prompts à décréter l’état d’urgence, le Québec n’a pas senti le besoin de le faire, malgré une forte présence militaire venue en aide aux forces de l’ordre débordées.

Sociologie des risques

L’ouvrage est divisé en quatre parties. Il démarre avec une élaboration théorique qui emprunte à plusieurs domaines de la sociologie des risques et de l’environnement. Murphy y mobilise de nombreux auteurs et diverses approches pour comprendre les relations sociales à l’environnement. La deuxième partie relate ce qui s’est passé comme si on y était. Il s’agit d’un fil des événements précis et richement fourni en nombreux détails. Le livre aurait pu être plus généreux en images et photos. La troisième partie analyse les entretiens que l’auteur a pu recueillir auprès des décideurs au-devant de la scène. La dernière partie s’ouvre sur l’avenir et réfléchit sur les effets plus ou moins prévisibles des changements climatiques. Quelque part entre ces parties, l’auteur s’est permis un séjour d’observation et d’entretiens dans une communauté amish vivant dans le nord de l’État de New York (p. 295-317). Alors que tous s’affolaient autour d’eux, les Amish, qui refusent plusieurs des commodités de la modernité, sont passés à travers la tempête sans se sentir trop menacés, ni dérangés. Se pourrait-il que, face à ce type d’événements climatiques « extrêmes », des collectivités plus traditionnelles, moins dépendantes des systèmes technologiques de pointe, s’en tirent mieux, sans accident et sans grands dégâts ? L’auteur semble le penser, mais sa « preuve » laisse quelque peu perplexe, car si les Amish refusent dans leurs foyers les technologies modernes, comme le téléphone, ils ne sont pas entièrement coupés des produits et des bienfaits du monde moderne qu’ils côtoient sans le pénétrer complètement.

Le livre de Murphy se distingue du rapport de la Commission scientifique et technique « chargée d’analyser les événements relatifs à la tempête de verglas survenue du 5 janvier au 9 janvier 1998 », publié en 1999. Le rapport public avait pour but non pas d’identifier des responsabilités, mais d’« analyser, de la façon la plus rigoureuse qui soit, les caractéristiques du verglas de 1998, ses conséquences et leurs impacts, afin d’en tirer le maximum d’enseignements pour l’avenir (Commission scientifique et technique, 1999, p. 3). La Commission a tenu des audiences publiques et a consulté de nombreux experts avant de faire une longue liste de recommandations pour mieux préparer l’avenir et renforcer ce qu’elle appelle une culture de sécurité publique au Québec. L’approvisionnement en énergie, la fiabilité du réseau de transport de l’électricité et la résilience des infrastructures aux événements climatiques sont au coeur de sa réflexion. Elle s’est aussi penchée sur la sécurité des personnes, des biens et des équipements et sur les impacts écologiques et économiques d’une telle tempête. Enfin, comme la société Hydro-Québec fut le principal acteur dont les activités ont été mises à mal par le verglas, la Commission fait porter une bonne partie de ses recommandations sur le réseau d’électricité.

On est assez loin du projet de Murphy, qui poursuit dans son livre deux grands objectifs. D’une part, en se concentrant sur les acteurs et décideurs clés, son enquête cherche à montrer comment et pourquoi ceux-ci ont décidé comme ils l’ont fait. D’autre part, Murphy poursuit un objectif plus théorique. Qu’est-ce que ce sinistre et la manière dont il s’est déployé peuvent apporter à la sociologie de l’environnement, à la compréhension des rapports entre modernités avancée et nature ? Ce second objectif est plus ambitieux et montre la différence entre une enquête publique qui doit, par définition, adopter une visée pragmatique et une recherche sociologique qui tient à tester, ou à mettre à l’épreuve, certains modèles explicatifs. En outre, la Commission ne s’est intéressée qu’à ce qui s’est produit sur le territoire québécois ; Murphy, quant à lui, élargit son horizon par sa comparaison entre États américains et provinces canadiennes.

Les décideurs

Commençons par l’enquête empirique. Même si l’auteur semble déplorer le petit nombre de répondants, 18 en tout, étant donné leur position au sommet des organisations qu’ils dirigent, il n’y a pas lieu de s’inquiéter de leur représentativité. Fred Hirsch qualifiait de bien de position ce type de biens très rares. Il y a peu de postes au sommet des organisations et des institutions sociales et ils ne peuvent, contrairement aux biens matériels, être reproduits en très grand nombre grâce à l’innovation technologique. Les grands N des enquêtes statistiques et sociologiques ne s’appliquent pas à ce genre de cas. De plus, les répondants ne sont pas entièrement substituables. Si le premier ministre de l’époque et le président de la société Hydro-Québec n’acceptent pas de répondre aux questions du sociologue, on peut difficilement leur trouver un remplaçant. Cela n’est toutefois pas impossible : un chef de cabinet peut en savoir long sur les actions de son chef, même si peut lui échapper la combinaison des raisons profondes qui ont motivé les actions du décideur. Les acteurs interrogés lors d’entretiens prolongés se sont ouverts avec franchise aux questions du sociologue, ne cachant pas les hésitations qu’ils ont pu avoir, ni les conflits qui sont survenus entre différents organismes chargés de missions particulières, dont ils ont été témoins. L’auteur se demande quelle est la part de raison et la part de justification, ou de reconstruction après coup, dans les témoignages reçus. Conscient de ce problème, il en conclut qu’il n’a pas de raison valable de douter des réponses reçues. Raison ex ante et justification post hoc s’interpénètrent dans toute tentative sociologique de faire sens d’une situation déjà vécue ou passée. D'ailleurs, le sociologue observateur n’est pas mieux placé pour comprendre les situations vécues. Comme il est rare qu’il puisse directement observer une situation qui se développe, il doit s’appuyer sur les acteurs qui ont vécu les événements pour reconstituer le sens des actions et des décisions, les dilemmes rencontrés, les incertitudes auxquels ils ont eu à faire face.

Les entretiens sont riches et révèlent les choix arrêtés. La plupart des acteurs se montrent responsables et conscients des difficultés. La coordination des interventions a dû être construite parfois péniblement, mais elle semble après coup avoir été adéquate. Certains acteurs disent qu’ils ont été pris de court et qu’ils ne savaient pas trop quoi faire dans plusieurs cas. Une décision en particulier mérite qu’on s’y attarde. Lorsqu’il est apparu que l’usine de traitement des eaux de Montréal pouvait être privée d’électricité si le temps ne s’améliorait pas, les décideurs ont fait le choix de ne pas prévenir les citadins de peur qu’ils commencent à stocker de l’eau, mettant ainsi en péril le fonctionnement de l’approvisionnement en eau. La Commission passe assez vite sur le sujet, mais le sociologue Murphy s’y est intéressé parce que des travaux de recherche sur les conduites en cas de catastrophes et de sinistres montrent que les comportements individuels ne versent pas dans l’irrationalité. Fait surprenant, la décision fut prise de ne pas prévenir les résidants de crainte de réactions irrationnelles. Les décideurs ne pouvaient pas être au courant des écrits sociologiques et psychologiques sur les conduites en cas de sinistres et de catastrophes et ils ont, en quelque sorte, réagi et agi en fonction d’une anticipation toute faite des réactions de leurs semblables. Or, quand Murphy a demandé aux décideurs interrogés s’ils prendraient à nouveau la même décision, tous, sauf un, ont dit qu’ils étaient encore aujourd’hui convaincus que leur décision était justifiée. Le raisonnement du dissident est révélateur : il se rend compte aujourd’hui que le contraire de ce qu’il pensait se serait probablement produit et que, par conséquent, les équipements auraient pu être moins sollicités. Alors que les décideurs craignaient que les gens se mettent à faire des réserves d’eau, ce décideur se demande si l’action contraire ne se serait pas produite : au lieu de faire des réserves, les gens auraient économisé davantage l’eau, allégeant ainsi la pression sur le réseau d’eau. Je doute que ce revirement d’un seul acteur puisse convaincre ses pairs de leur erreur ; si une situation similaire se reproduisait, je crains que les décideurs adoptent la même attitude. Pourquoi cela ? Murphy laisse la question sans réponse, mais on le sent pencher vers la franchise et la communication ouverte à l’égard des populations. Il mobilise pour appuyer sa préférence plusieurs études sur la communication du risque. Loin de donner lieu à une explosion de conduites irrationnelles et égoïstes, les situations de crise, de sinistre et de catastrophe sont souvent le théâtre de formes de solidarité et de comportements de retenue que les modèles de décision, inspirés de la théorie des choix rationnels, nient. Il se pourrait que les décideurs aient été trop marqués par ces modèles au point de croire qu’il vaille mieux taire la réalité que de l’exposer le plus simplement du monde.

Rapports nature / société

Une des grandes contributions de ce livre est certes la réflexion théorique. Au-delà d’une sociologie des sinistres, des risques et de la gestion des risques, Murphy élabore sa position sur les rapports entre nature et sociétés modernes. Dans les chapitres théoriques, il prend appui sur les penseurs de la société du risque, notamment Beck. Celui-ci, accompagné en cela par Giddens, s’est interrogé sur ce qui distingue la « seconde modernité » de la première. C’est le risque et l’incertitude, non plus naturels, mais « fabriqués » qui caractérisent le monde actuel. Cette seconde modernité est confrontée à de nouveaux défis, qui sont le produit différé des actions de la première modernité. En effet, les nouvelles technologies, l’intégration mondiale, l’émergence de mouvements violents et terroristes rendent la poursuite de la modernité triomphante caduque. Le livre de Murphy s’inspire de ces réflexions, mais ce n’est pas sa thèse la plus profonde. Murphy ne récuse certainement pas la montée d’une seconde modernité, mais je crois que l’essence de son propos est ailleurs : le risque si !, qu’il soit naturel ou non, mais derrière le risque se dessine le rapport humain et moderne à la nature.

Murphy a déjà pris position contre un constructivisme « fort » en sociologie de l’environnement et en sociologie des sciences (Murphy, 2002). Ce type de constructivisme semble nier que la nature ait quelque rôle que ce soit à jouer dans la détermination soit des faits scientifiques, soit des problèmes écologiques. Pour la sociologie constructiviste, seules comptent les constructions sociales, que l’on doit expliquer, comme la tradition le demande, par d’autres faits sociaux et non par des « forces naturelles », y compris, en prenant toutes les précautions et les nuances nécessaires, car il n’y a pas unanimité de vues chez les constructivistes, les constructions humaines sur la nature. Sans entrer dans les détails d’une controverse qui tend à s’essouffler, en partie à cause de l’incompréhension réciproque entre les participants (je doute que Murphy me suive sur ce point), se sont longtemps opposés réalistes et constructivistes en sociologie de l’environnement. Les réalistes désirent faire une place à la nature dans l’explication sociologique. Bien que les constructivistes n’aient rarement sinon jamais défendu une position voulant que la nature importe peu, les réalistes reprochent aux constructivistes de jouer avec le feu et de flirter avec des positions idéalistes extrêmes, voire politiquement dangereuses. Pour sortir de cette impasse, Murphy propose une approche intégrant les acquis des uns et des autres. On ne peut, dit-il, réduire la sociologie à un naturalisme scientiste. Les faits sociaux peuvent s’expliquer par d’autres faits sociaux, mais ils doivent tenir compte des réalités matérielles, qui apparaissent comme des contraintes extérieures plutôt immuables, même si parfois certaines d’entre elles peuvent être aménageables, comme le prouvent les progrès techniques qui ont atténué, sans les faire disparaître, les forces de la nature. Mais ce serait une erreur monumentale que de croire en la disparition de la nature, à son effacement au profit des systèmes techniques humains : la nature peut rendre des coups et, comme Némésis, « se venger ». Tout l’ouvrage de Murphy est à l’enseigne d’une nature, qui, dans le cas de la tempête du verglas comme dans le cas d’autres sinistres, reprend son autonomie et son droit de cité sur la cité des êtres humains. Pour décrire cette relation, Murphy utilise l’image d’une danse à deux (p. 42 et suiv.). Dans ces pas entrelacés, les constructions humaines, au sens propre comme au sens figuré, rencontrent les « constructions » naturelles. Les acteurs humains se frottent aux « actants » naturels. Les deux peuvent agir selon des déterminations propres, mais aucun groupe n’a le dessus sur l’autre. La danse se poursuit depuis longtemps, sinon toujours, et, si les pas ont pu changer, si le rythme s’est intensifié, pour poursuivre l'image de l’auteur, les partenaires sont soudés l’un à l’autre. Cette image est très évocatrice, mais, comme toute métaphore, demeure imparfaite pour expliquer des relations complexes.

Qu’est-ce qui ne va pas dans cette proposition ? Le danger de trop fonder son argumentation sur une image ? Certes ! Mais le bât blesse à deux endroits. D’abord, n’est-il pas exagéré de dire ou de laisser entendre que les modernes aient réussi à neutraliser la nature, à en faire un pur sujet des manipulations humaines sans capacité d’agir et de réagir ? Que les mouvements scientifiques et technologiques aient tenté de contrôler la nature ne signifie pas qu’ils aient entièrement réussi. Si les « réalistes » se fondent sur ce mythe pour vaincre les constructivistes (les ingénieurs ne seraient-ils pas les constructivistes les plus achevés ?), ils s’offrent une victoire à la Pyrrhus. Ensuite, parler de « constructions » naturelles est presque de l’anthropomorphisme. La nature n’est pas construite, elle est ce qu’elle est. Ce ne sont pas ses « constructions » qui entrent dans un pas de deux avec les constructions humaines mais ses déterminations. « Construction » fait référence à une intention et à des choix. Murphy reprend l’idée d’actant de Latour pour nommer les choses et les faits de nature, mais je doute qu’il partage avec lui tout ce que signifie l’adoption du mot actant. Dans le système de pensée de Murphy, le mot agent serait plus juste, comme un catalyseur est agent d’une réaction chimique. Enfin, la nature, dans l’exemple que Murphy étudie, réagit aux constructions matérielles humaines et non aux constructions mentales, bien que toute construction matérielle naisse d’une conceptualisation, d’une représentation de ce qu’elle doit être. La nature réagit, pour ainsi dire, aux systèmes techniques, ou plus exactement sociotechniques, mis en place, construits sur des représentations incomplètes et imparfaites des déterminations naturelles. Les sociologues de l’environnement savent que le rapport à la nature est, dans la modernité avancée, médiatisé par toute une série de systèmes sociotechniques qui placent la nature au bout d’une longue chaîne d’intermédiaires. Si les choses vont mal pour les Montréalais du 5 au 9 janvier 1998, c’est parce qu’ils sont très dépendants, contrairement aux Amish, des réseaux techniques nombreux et complexes et étroitement reliés. L’électricité, exemple par excellence de la première modernité, est le moyen d’échange quasi universel ; si son approvisionnement tombe en panne, tout, ou presque, s’arrête. Les systèmes informatiques, cas de figure de la seconde modernité, occupent une fonction similaire dans les réseaux contemporains. Ils sont couplés aux autres systèmes et une panne, comme la panne appréhendée du passage à l’an 2000, risque de bloquer tous les autres systèmes techniques, tel l’accès aux informations bancaires, sanitaires, sécuritaires, etc. Charles Perrow, dont Murphy reconnaît la contribution, a étudié ces systèmes fortement couplés et en est venu à la conclusion qu’il faut, dans un univers de risques techniquement fabriqués et pour éviter les risques d’effondrement des réseaux techniques, les découpler et les simplifier (Perrow, 2007). Cette idée, teintée du romantisme des petites technologies que chacun peut maîtriser, n’est reprise ni par Murphy, ni – il ne faut pas s’en étonner – par la Commission scientifique et technique. Elle apparaît, au sein des milieux techniques et professionnels, comme une voie à ne pas suivre, car l’optimisme techniciste y règne en maître : il est possible de construire des systèmes sociotechniques complexes à haute fiabilité où les accidents sont très rares et que, lorsqu’ils se produisent, ils sont dus à des erreurs humaines individuelles que l’on peut toujours apprendre à éviter. Diane Vaughan (1996, 2003) a montré que l’erreur humaine n’est pas tant individuelle que collective : elle se produit dans des cultures techniques et institutionnelles qui débordent de confiance en elles-mêmes et tolèrent la prise de risque au détriment de la plus élémentaire prudence ou du simple bon sens. Les travaux de Vaughan précèdent, de plusieurs années, la crise financière récente…

Intention sociologique

Murphy me semble hésiter à faire sienne cette idée ; il ne se croit pas en position de faire des recommandations et de suggérer, dans la foulée de Perrow, un découplage et une simplification des grands systèmes techniques. Je ne crois pas que l’exemple de la communauté amish, malgré son intérêt anthropologique, vienne répondre aux questions que la société d’aujourd’hui se pose sur ses propres systèmes techniques et sa relation avec la nature. Qui veut vivre comme les Amish ? Les propos de Beck (2009) proclamant la fin des certitudes techniques et l’entrée dans une ère d’incertitude profonde sont démesurés. Tout n’est pas ouvert à l’incertitude et à l’échec éventuel des constructions humaines. La première modernité a laissé des travaux durables et des traces indélébiles. Murphy ne fait pas écho à Beck. Sociologue de l’environnement réaliste, il conserve, en matière de risque écologique et technique, la tête froide et croit en un jugement plus nuancé. D’ailleurs, c’est, contrairement à Beck, au rapport à la nature bien plus qu’au rapport aux techniques qu’il s’intéresse. Dans une phrase finale, lourde de sens épistémologique, il résume très bien son intention sociologique et théorique : « It [this book] proposes that the social action of purposive human agents be analyzed in its biological context of non-social action of nature’s actants, as well as in the context of the non-social action of human agents oriented to those actants » (p. 341-342). Si on peut, à la suite des interactionnistes, mettre en doute qu’il existe des actions humaines non sociales et lui reprocher que le choix d’actant n’est pas des plus heureux, il reste que Murphy demeure un théoricien des rapports humains à la nature avec qui il faut compter. Sa théorie repose sur l’idée que les deux constructions doivent finir par s’accorder, sinon les êtres humains seront en péril. C’est le message qu’on peut tirer de son incursion sur les enjeux des changements climatiques. Dans son esprit et avec un langage tout à fait poppérien, les constructions humaines sont des hypothèses mises à l’épreuve des « constructions » naturelles. La nature fournit des indices (prompts en anglais) pour évaluer si les hypothèses humaines vont résister à l’épreuve des faits. Les tours de transport d’électricité qui s’écroulent en succession sous le poids de la glace sont un indice que le réseau technique n’est pas prêt à affronter des événements climatiques hors de l’ordinaire, mais probables. Persister à croire en ses propres constructions risque de mener à des échecs comme le montrent les défaillances technologiques nombreuses depuis un demi-siècle et qui sont un des éléments déclencheurs du vaste mouvement écologiste. Si Murphy désire établir un équilibre, une symétrie, entre les deux types de construction, il apparaît évident que les constructions humaines sont bien imparfaites et que, en faisant leur sociologie, on fait une sociologie de l’erreur. Or, l’erreur est connue après coup, comme l’incapacité des réseaux de transport d’électricité de résister à une tempête de verglas exceptionnelle.

Si les constructions humaines changent, les « constructions » naturelles évoluent ; la nature n’est pas stable, mais mouvante (p. 341). Cette affirmation mérite d’être nuancée. S’il est vrai que peu ou rien dans la nature est stable, ses mouvements sont le plus souvent des changements lents qui excèdent considérablement les temps sociaux. Les changements climatiques sont un bon exemple. Ils ont probablement été amorcés dès l’ère industrielle, ils se sont accélérés au cours des dernières décennies, mais on ne voit pas encore leurs principaux effets. Les changements écologiques sont de même nature, sauf sur des espaces localisés. Certes la somme des changements locaux et régionaux se répercute à l’échelle planétaire, mais avec un décalage variable selon les écosystèmes touchés. Les mers réagissent, par exemple, plus lentement que les milieux humides terrestres qui peuvent disparaître en un rien de temps. De plus, c’est surtout grâce à la connaissance scientifique que nous savons que les écosystèmes changent et évoluent. La nature ne nous parle que par les sciences, de moins en moins par le savoir empirique local. Par conséquent, la plupart des constructions humaines ne sont pas arbitraires, produit de l’imagination, mais le fruit d’un long labeur méthodique et systématique. Elles peuvent être dans l’erreur, mais, si on croit à l’applicabilité de la norme du scepticisme systématique qui, selon Merton, caractérise l’éthos scientifique, les constructions scientifiques humaines ont une certaine robustesse matérielle et institutionnelle. De plus, les événements extrêmes sont, par définition statistique, rares. Que peuvent les constructions humaines contre ces « constructions » naturelles très rares ? Elles doivent faire des hypothèses de probabilité d’occurrence et éliminer les cas extrêmes, sinon aucun système technique ne serait jamais construit. Murphy doute que l’argument, souvent invoqué pour caractériser la tempête de verglas de 1998, « une fois par 100 000 ans », soit valable ; dans aucun document scientifique n’a-t-il trouvé la preuve de cette affirmation. Mais si on réduisait, par exemple, à 1 000 ans ou même à 100 ans la probabilité d’occurrence, quelle attitude devrait-on prendre dans la planification des systèmes techniques ?

Malgré les efforts de Murphy (1994, 1997) pour fonder une sociologie de l’environnement sur un « réalisme critique », et dépasser la controverse entre réalisme et constructivisme, je ne pense pas que la sociologie dispose encore d’une théorie unifiée des rapports à la nature. Certains pensent qu’il faille adopter le cadre conceptuel des systèmes socioécologiques, dont les auteurs sont, à mon avis, enclins à naturaliser les sociétés humaines (Folkeet al., 2005 ; Liuet al., 2007). D’ailleurs, ce sont les écologues plus que les sociologues qui utilisent le concept et y trouvent une grande vertu programmatique. Les partisans de l’écologie humaine en sociologie de l’environnement, les plus réalistes parmi les réalistes, seraient peut-être prêts à faire le saut, mais on peut comprendre que les adeptes d’une approche constructiviste y soient très opposés. D’autres croient que la symétrie généralisée de Latour (1999), à laquelle Murphy emprunte l’idée d’actant et de résistance des choses aux élaborations humaines, sans accepter de conférer, comme le veut Latour, aux choses le droit de former un parlement, soit le début d’une théorie du grand tout socionaturel. Face à ceux qui veulent naturaliser le social, se dressent ceux qui veulent socialiser le naturel, en tentant, pour paraphraser Durkheim et inverser sa célèbre maxime, d’expliquer les choses comme des faits sociaux. Murphy tente d’unir ces contraires dans son modèle de double construction. Si la tentative est louable, elle est aussi inachevée et soulève plusieurs réserves.

Le livre de Murphy sur les sinistres est une sorte d’apogée de ses précédents travaux en sociologie de l’environnement. Il devrait être lu et discuté non seulement au sein de la sociologie de l’environnement, mais dans tous les champs de la sociologie intéressés aux risques, aux grands systèmes techniques et à l’évolution de la modernité. Il importe, de plus, qu’il soit traduit en français.