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L’histoire et la politique constitutionnelles canadiennes ne sont plus tellement à la mode. Il faut dire que la question des rapports entre le Québec et le Canada a été renvoyée aux calendes grecques par les politiciens. En politique comparée, il est vrai, le Québec continue d’occuper une place de choix dans les travaux sur le nationalisme et les débats sur la multination[1]. Par contre, l’engouement des universitaires francophones du Québec pour la politique internationale et le monde universitaire américain font en sorte que de la question des rapports Québec-Canada peut faire sourciller. Qui, aux États-Unis, aura envie d’écouter un spécialiste pérorer sur le statut du Québec au sein du Canada ? On ferait mieux de travailler sur une question plus à la mode comme la mondialisation et davantage publiable dans une revue américaine, en anglais bien sûr. Pourtant, les clivages entre souverainistes et fédéralistes perdurent dans les milieux intellectuel et universitaire québécois. Des essais, en français, ne cessent d’être publiés sur le sujet. Ces dernières années, nous avons eu La raison du plus fort d’Alain-G. Gagnon (2008), Le fédéralisme d’ouverture d’Éric Montpetit (2007), et Le Québec et le fédéralisme canadien.Un regard critique de Réjean Pelletier (2008). Les livres de Daniel Jacques et de Mario Polèse, parus respectivement en 2008 et en 2009, poursuivent sur cette lancée et invitent au renouvellement de la réflexion sur l’avenir du Québec. L’ambition est noble et la possibilité d’un renouveau de la réflexion sur le Québec et le fédéralisme est souhaitable car nombreux sont les Québécois qui n’acceptent toujours pas le statu quo constitutionnel et encore moins le fédéralisme de fermeture. Nous sommes loin d’un véritable programme politique et de recherche qui permettrait de renouveler les perspectives sur la vie politique et constitutionnelle au Québec comme dans le reste du Canada. Par contre, il y a dans les essais de Jacques et de Polèse, la volonté d’une démarche post-souverainiste qui pourrait bien contribuer à un tel programme.

La fatigue politique du Québec français

Daniel Jacques, professeur de philosophie au collège François-Xavier Garneau et membre fondateur de la revue Argument, a intitulé son ouvrage, La fatigue politique du Québec français, en écho au célèbre texte d’Hubert Aquin, « La fatigue culturelle du Canada français », dont il fait aussi l’exégèse. Il utilise l’expression « fatigue politique », car celle-ci décrirait le mieux la situation d’ambivalence dans laquelle le refus des Québécois de se doter d’un pays indépendant, malgré quarante ans de débats infructueux, les a placés. Cette condition, que Jacques associe à une sorte d’abandon, de déni de soi ou de mépris, est intenable car elle mine la vie politique au Québec. Deux thèses et une conviction animent plus précisément l’auteur dans son essai. Première thèse, l’indépendance du Québec est dorénavant improbable. Deuxième thèse, il faut retrouver la liberté de pensée perdue, sortir de l’enfermement imposé par une certaine pensée souverainiste et envisager l’avenir autrement (p. 13). Jacques est fermement convaincu de la nécessité du renouvellement de l’imaginaire collectif du Québec, invitant du même coup à repenser les sources de son impuissance politique en acceptant, à la suite d’Aquin, « la dimension proprement tragique qui lui est inhérente » (p. 14). 

L’ouvrage est constitué de quatre chapitres. Un premier, portant sur le thème de « La détestation tranquille », permet à l’auteur de dresser la table pour la suite. Dans ce chapitre, Jacques s’en prend à la représentation de soi sur laquelle repose l’idée de Révolution tranquille. Au lieu d’un autre régime, celle-ci a donné lieu à un nouveau nationalisme fondé sur un discours de « dépréciation radicale du passé canadien-français », à l’image d’une société arriérée, d’Ancien Régime, vivant sous le joug des soutanes jusqu’en 1960. L’appel à la liberté, à l’époque, a donné lieu à une rupture radicale avec ce passé – pensons à Refus global – qui a incarné un tel mouvement permettant, comme l’explique Jacques, à l’artiste de devenir « la principale figure d’autorité » (p. 26). Dans ce mouvement, si l’idée de révolution a été un guide, son succès repose pourtant sur une rhétorique de la haine de soi qui a contribué, à « cultiver les formes d’ambivalence politique les plus rares et les plus exubérantes. Il en a résulté une impuissance politique » (p. 32). Jacques invite au dépassement de cette représentation misérabiliste de l’histoire où le futur se construit sur le rejet du passé. Il s’agit de « l’une des tâches intellectuelles les plus urgentes qui s’offrent à nous » (p. 33).

Les deux chapitres suivants, intitulés « La fatigue politique du Québec français I et II » portent, de façon toute particulière, sur l’héritage intellectuel et politique légué par Aquin au regard de la représentation nationaliste de l’histoire. Toutefois, Jacques retient aussi de l’auteur la volonté réelle d’émancipation qui l’a si profondément habité. Une telle volonté subsiste-t-elle toujours chez les Québécois (p. 36) ? Mais Aquin a aussi été « l’un des grands représentants de l’intellectuel paradoxal canadien-français » (p. 39), une figure que Jacques voit comme une constante dans l’histoire contemporaine du Québec. L’intellectuel canadien-français est « celui qui désire ardemment la réalisation dans l’histoire d’un idéal et qui, du même souffle, conçoit clairement l’improbabilité de celle-ci, voire tout simplement son impossibilité » (p. 40). On pense aussi à Maurice Séguin et non uniquement à Aquin. Comme l’explique Jacques, il existe une sorte de « conscience malheureuse de l’intellectuel paradoxal canadien-français, bientôt remplacé dans cette fonction critique par son équivalent québécois » (p. 43). Trudeau n’appartient peut-être pas à cette tradition bien qu’il fut parmi les plus grands théoriciens de la détestation de soi au Québec. Il adhère à la même historiographie que ses adversaires – un curieux consensus entre souverainistes et fédéralistes qui perdure depuis lors. Par contre, à la différence d’Aquin, Trudeau considère que toutes les nations n’ont pas à se transformer en État. Pour sa part, Aquin croit plutôt que « [t]oute culture politique authentique […] est fille d’une révolution, c’est-à-dire d’une résolution commune, comme en témoigne l’expérience historique vécue tant en France qu’aux États-Unis » (p. 47).

Dans le troisième chapitre, l’auteur poursuit sa réflexion sur l’écart entre l’idéal d’indépendance porteur d’une représentation valorisante de soi et le réel dans lequel il devrait s’incarner. L’idée d’indépendance rallie les Québécois autour d’une représentation favorable d’eux-mêmes et leur promet un avenir meilleur. Pourtant, ce rêve presque inhérent à la condition historique québécoise pourrait bien être en voie de disparaître. Comment les Québécois francophones devraient-ils redéployer leur engagement envers leur collectivité ? Deux sorties possibles de l’ambivalence s’offrent à eux : « une improbable souveraineté, toujours possible sous le choc d’imprévisibles événements, ou bien encore un retour progressif et réfléchi de notre collectivité dans l’espace canadien, ce qui signifierait alors la fin du rêve d’indépendance » (p. 92). Les Québécois devraient réapprendre « à redevenir des Canadiens français, qui accompagneraient les autres Canadiens de toute appartenance linguistique dans l’aventure commune que représente l’établissement d’une société démocratique plus juste dans cette partie de l’Amérique » (p. 94). Jacques joue-t-il sur les mots en expliquant que l’on ne peut pas demander aux Québécois de redevenir des Canadiens français, car « dans le pays réel, nous n’avons jamais cessé d’en être » (p. 94) ? Il y a certainement une confusion au Canada anglais à l’effet que les Québécois ne se définissent plus comme des Canadiens français. Toutefois, ce n’est pas à cette idée que Jacques veut en venir, mais au fait que le concept de Canadien français est une identité méprisée au Québec.

Le quatrième chapitre, « Justice et humanité » procède à la critique interne du projet souverainiste. Celui-ci a aussi été, sous l’influence d’une certaine représentation du rôle de l’État et de la justice, redéfini au profit d’un idéal de nation civique en opposition à un projet de nation culturelle. Jacques délaisse ici Aquin pour s’intéresser davantage à la défense que Dumont fait de la nation culturelle dans ce nouveau contexte où l’on préfère la nation civique à toute référence à la culture. Fernand Dumont, selon Jacques, a rejeté « ce projet d’épuration de la société au nom de la justice » (p. 99). Trop tournée vers l’avenir, la modernité détruit tout rapport au passé et délaisse l’homme et son héritage humaniste au profit de l’intérêt. Ce chapitre permet de rappeler l’importance d’un lieu qui permet à l’homme de poursuivre son histoire.

Dans le cinquième chapitre, « Mythologie souverainiste », Jacques s’interroge sur « la contribution véritable de René Lévesque » (p. 123) à l’histoire du Québec. Il s’en prend à la stratégie étapiste de Claude Morin, à l’idée de « révolution nationale » qui poursuit le réformisme provincial et considère que Lévesque a échoué à faire du Québec une nation achevée. Nous sommes loin du projet originel d’une véritable liberté politique pour le Québec. Cet état d’inachèvement dans lequel se trouve le Québec est néfaste pour son avenir, en particulier celui des francophones. Jacques s’en prend d’ailleurs à la déclaration de Lévesque lors du soir du référendum de 1980, « À la prochaine fois », qui n’a fait que reconduire l’ambiguïté du peuple québécois. Lévesque aurait plutôt dû mettre fin une fois pour toute au projet souverainiste et ainsi à cette étape de l’histoire qui ne cesse de pourrir depuis ce moment fatidique.

« Que faire ? », se demande Jacques en conclusion à son essai. Il faut tout revoir et impérativement mettre fin à l’écart entre le réel et l’imaginaire (p. 141). Les Québécois doivent se doter d’un nouvel imaginaire collectif, bref en finir avec l’ambivalence, le mépris de soi, le déni et la mauvaise foi. Mettre fin à ce statut, c’est en finir avec le souverainisme, d’une part, et d’autre part, c’est aussi accepter son statut de minorité culturelle (p. 144). Jacques rejette du même coup tout projet d’une constitution pour le Québec et d’une citoyenneté québécoise qu’il conçoit comme contribuant à la confusion actuelle. Il annonce trois mesures en vue d’une politique plus réaliste pour le Québec, la première étant de dissoudre le Bloc québécois, la deuxième, de modifier l’article premier du programme du Parti québécois « de sorte qu’il soit clairement affirmé que la priorité de cette formation est la préservation et l’épanouissement de l’identité québécoise (p. 151) », et la troisième, de former un parti indépendantiste résultant du regroupement des forces indépendantistes au Québec dont l’objectif serait l’indépendance. Un tel parti n’aurait pas beaucoup de chances mais au moins il n’entraînerait pas les Québécois dans l’ambiguïté.

Serons-nous plus libres après un OUI ?

C’est aussi à cette tâche colossale de renouvellement du discours sur soi que se consacre Polèse dans son essai. Professeur à l’INRS-Urbanisation, Culture et Société et titulaire de la Chaire de recherche du Canada en Études urbaines et régionales, l’auteur a aussi été, en 1977, membre du Groupe d’étude sur l’association économique ou « Comité Bonin ». Il a changé de camp et profite de cet ouvrage afin de nous convaincre de la rationalité de son choix. Polèse nous propose deux exercices. Le premier sert à expliquer que l’absence d’une véritable réflexion sur le partenariat économique avec le reste du Canada au sein du mouvement souverainiste constitue un handicap important. Cette absence ne permet pas de donner l’heure juste aux Québécois eu égard aux négociations d’un traité le lendemain d’un oui à la souveraineté. Le deuxième, lié au premier, vise à montrer que cette absence de réflexion contribue à renforcer une conception imaginaire de la souveraineté caractérisée par le mépris et le ressentiment. Selon Polèse, l’imaginaire souverainiste mine la capacité d’action du Québec et le développement du français en Amérique du Nord. L’auteur est aussi animé par une ambition, celle de formuler une option de rechange à la souveraineté qui passerait par un renouvellement de l’engagement des Québécois envers le combat de la langue française au sein du Canada.

L’ouvrage est divisé en quatre parties. Dans la première partie, l’auteur raconte son expérience personnelle qu’il juxtapose à celle du Québec. Immigrant américain ayant côtoyé des Québécois dans le cadre de ses études à l’Université de Pennsylvanie, une fois installé au Québec dont il est tombé amoureux à l’époque, Polèse s’est rapidement intégré à sa société d’accueil ; il épouse une Québécoise francophone et il est recruté par l’INRS. Il est ensuite invité à travailler au ministère de l’Immigration et se joint, une année plus tard, au ministère des Affaires intergouvernementales où il devient une des chevilles ouvrières du projet d’association avec le reste du Canada advenant un oui au référendum de 1980. Le chapitre ne nous apprend rien de neuf sur l’époque sauf que Polèse, à la différence de Jacques, ne croit pas vraiment dans le thème de l’impuissance politique des Québécois. Il soutient que ce n’est pas tant la politique qui soit déterminante dans la prospérité d’un peuple, ni le fait de contrôler un État souverain que des attributs comme l’éducation et les valeurs culturelles propres à un peuple (p. 32). Polèse accepte l’idée, associée à Trudeau, selon laquelle une nation n’a pas besoin d’être indépendante ou d’avoir un État afin de se développer.

La deuxième partie de l’ouvrage porte sur la plomberie d’un éventuel traité économique entre le Québec et le Canada après un oui à la souveraineté. Polèse s’imagine une nouvelle relation Canada-Québec qu’il s’attarde à décrire de façon suffisamment détaillée pour donner une bonne idée des enjeux à négocier et des difficultés qui s’annoncent au lendemain du oui. Parmi les éléments clés du traité qu’il explore, la protection des libertés économiques comme i) la libre circulation des marchandises, ii) la libre prestation de services, iii) la libre circulation des personnes/liberté d’établissement, et iv) la circulation des capitaux sont les plus déterminants. Il en profite aussi pour préciser sa pensée au sujet de l’incidence du traité sur la liberté de légiférer des États souverains et la possibilité d’institutions communes. Ainsi, tout au long de l’exercice, Polèse initie le lecteur à son traité économique imaginaire et procède à ses mises en garde contre un trop grand optimisme, car la renégociation des libertés des Québécois pourrait donner lieu à bien des déceptions. Polèse voit tout de même certains gains à la souveraineté, le principal étant d’ordre linguistique et identitaire (p. 66). Il n’y aura plus d’ambiguïté lorsqu’un immigrant arrivera au Québec. Il débarquera dans un pays dont la langue est le français et il devra envoyer ses enfants à l’école française. Mais d’ajouter, « il ne va pas de soi qu’un Québec souverain sera forcément un Québec plus français » (p. 68). L’auteur est convaincu que le bilinguisme canadien permet au Québec de maintenir un espace francophone. Or, une fois le Québec souverain, il pourrait très bien être moins vigilant, pour ne rien dire des francophones hors Québec. Polèse ne voit pas comment le français pourra survivre à l’extérieur du Québec et comment le Canada pourra demeurer un pays bilingue advenant la souveraineté. Une protection linguistique formelle dans le cadre d’un traité devra être adoptée afin de protéger les francophones hors Québec. Or, à chaque fois que le Québec voudra négocier une question, rien n’empêchera le Canada de vouloir « ouvrir des dossiers restés en suspens dans le régime fédéral » (p. 84). Et que dire de la situation à Gatineau ? Si le nouveau traité Québec-Canada parvient à garantir les libertés économiques des Québécois, rien n’ira de soi lorsqu’il sera question de Gatineau. Que faire quand l’employeur principal de la population de cette région est de l’autre côté de la rivière et que c’est le gouvernement fédéral ? Faut-il continuer à ouvrir les emplois de la fonction publique fédérale aux ressortissants d’un pays étranger ? Qu’en est-il du principe de loyauté ? Des institutions communes seront nécessaires afin de donner des emplois aux fonctionnaires fédéraux à Gatineau. Par contre, Polèse se demande s’il sera avisé de maintenir la capitale du Canada à Ottawa après l’indépendance du Québec.

Dans la troisième partie, l’auteur revient sur la question des souverainetés imaginées. S’il procède d’abord par un exercice de réalisme politique, il veut ensuite montrer que le discours souverainiste actuel au Québec brouille les cartes. La polarisation des options fait en sorte que les expressions « souverainiste » et « nationaliste » sont devenues des synonymes. Les fédéralistes sont aussi des complices dans cette opération, tellement ils s’empêchent de penser tout renouvellement du lien qui devrait unir le Québec au Canada, par peur de concéder quoi que ce soit à l’idée de souveraineté. Par contre, Polèse soutient que le Québec a obtenu à quelques pouvoirs près la limite de ce qui est possible sans vider l’union fédérale de sa substance mais reconnaît aussi que la question ne se pose plus en ces termes pour beaucoup de souverainistes chez qui l’indépendance a pris une dimension existentielle au nom du discours de la dignité et du respect de soi (p. 128). Ce type de discours pèse lourd dans le thème de l’impuissance des Québécois et choque Polèse qui aimerait que les Québécois reconnaissent dans l’option fédérale un choix tout aussi noble que celui de la souveraineté. Il soutient « que ce choix – fait en connaissance de cause – n’est le signe d’aucune maladie ou affliction collective » (p. 131). C’est un tel choix qu’il invite à faire car, selon lui, la souveraineté dans le contexte actuel est un trop gros pari. Non seulement le traité économique à venir risquerait d’être en-deçà des attentes des souverainistes, il y a aussi la question autochtone. L’opinion publique internationale étant plus sensibilisée que par le passé envers les droits des peuples autochtones à l’autodétermination, le Québec risque de perdre beaucoup dans ce dossier. La situation des autochtones pourrait devenir un enjeu clé dans un éventuel traité Québec-Canada, signifiant la possibilité de remise en cause des frontières du Québec.

Dans la quatrième partie, intitulée « Sortir de l’impasse », Polèse veut en finir avec ce qu’il considère comme des mythes, en commençant par celui de la peur de disparaître des Québécois. Le faible taux de natalité du Québec est un trait qui caractérise d’autres peuples, que l’on pense aux Russes ou aux Japonais, qui seraient dans une pire situation (p. 163). L’autre mythe dont il faut se défaire est celui du malaise identitaire des Québécois. Celui-ci serait essentiellement « une question d’opinion et de perception » (p. 165) qui ne repose pas sur grand-chose. Polèse se rallie derrière la Commission Bouchard-Taylor, qui voyait, au final, que les choses se passaient plutôt bien. Pour lui, le peuple québécois se porte plutôt bien sur le plan identitaire. Dilemmes et mythes étant déconstruits, la conscience collective du Québec devrait mieux s’en porter. Ensuite, il faudra relancer un projet de société au sein du Canada, apprendre de nouveau à vivre avec l’identité canadienne, renouer avec l’histoire du pays et avec les francophones hors Québec et ainsi poursuivre le renforcement du Québec au sein de la fédération.

Polèse invite les Québécois à se réengager en vue de mener la bataille du français au sein du Canada. Il soutient que « [l]’affaiblissement du français – la perte du poids démographique des francophones – doit se transformer en préoccupation canadian. Il faut le dire et le redire : l’affaiblissement du français menace l’existence même du pays. Maintenir l’équilibre entre les deux langues – et donc aussi, indirectement, entre les deux peuples – doit devenir une obsession nationale, et non pas seulement des francophones. Voilà la bataille à livrer » (p. 168). Loin de se définir comme un trudeauiste en matière de bilinguisme, Polèse considère que la défense du français à la grandeur du pays est une nécessité collective. Il faut accorder une attention particulière au français et en faire une exigence en tout, au sein de la fonction publique, dans le domaine de l’affichage et dans la fréquentation scolaire. Les hautes fonctions de l’État comme celles de gouverneur général, premier ministre, chef de parti politique, ambassadeur, juge, gouverneur de la Banque du Canada, devraient toutes exiger les deux langues officielles. Polèse ne cherche pas tant à rapatrier des pouvoirs qu’à mener des luttes symboliques au sein de la fédération. Par contre, il suggère de faire de la citoyenneté un domaine de compétence partagée et de faire de l’exigence du français aux immigrants qui arrivent au Québec un critère accepté et reconnu par le gouvernement fédéral. La citoyenneté canadienne se verrait davantage décentralisée et la connaissance du français s’inscrirait dorénavant dans une démarche fédérale partie prenante de la préoccupation du Québec. Au final, Polèse considère qu’il ne renonce en rien aux objectifs qui ont été les siens il y a quarante ans et qui ont motivé son adhésion à l’option souverainiste (p. 181). Toutefois, il soutient aujourd’hui que le modèle fédéral est dorénavant le plus apte à poursuivre son engagement envers le développement du Québec et l’épanouissement du français en Amérique du nord.

Vers une approche post-souverainiste du Québec ?

À quoi pourrait ressembler le nouvel idéal de la post-souveraineté ? Au préalable, mentionnons qu’il ne s’agit pas d’un projet anti-souverainiste. Tant Jacques que Polèse continuent de croire en la légitimité de l’option. Le premier persiste à dire que tout peuple doit pouvoir être indépendant pour se réaliser pleinement, alors le deuxième affirme que toutes les nations n’ont pas à être indépendantes afin de prospérer, bien qu’il ne dise rien dans son ouvrage sur la situation de l’éducation et des valeurs au Québec en ce moment. Pour Jacques, un Québec non pleinement indépendant serait peut-être condamné au statut de « petite province française qui s’imagine à l’occasion être une nation dans un monde tout aussi réel » (p. 56) alors que chez Polèse, loin d’être impuissants politiquement, les Québécois pourront renouveler leur engagement au sein du projet canadien. S’il comprend que le Québec ne sera pas cet État souverain qu’il appelle de ses voeux, lui, Daniel Jacques, devra assumer son statut d’intellectuel paradoxal canadien-français convaincu que la destinée de son peuple en appelait autrement. Pour sa part, Polèse ne semble pas aux prises avec ce type de dilemme. L’idée de la post-souveraineté que Jacques fait sienne est guidée par une représentation tragique de soi alors que Polèse semble davantage pragmatique.

Malgré des approches distinctes puisant dans des courants de pensée diamétralement opposés, le romantisme chez Jacques et le pragmatisme chez Polèse, les deux auteurs affirment que la représentation de soi véhiculée dans le discours souverainiste et l’historiographie sur laquelle elle s’appuie – la même qui inspire le discours des fédéralistes par ailleurs – ne sert plus la cause du Québec. Ils formulent un même souhait, celui d’une approche de rechange au discours de la détestation de soi. Ils insistent sur le besoin d’un nouvel imaginaire collectif afin de relancer l’action du Québec au sein du Canada et formulent un certain nombre propositions en vue de jeter les bases d’un nouveau projet intellectuel et politique. Ainsi, tant Jacques que Polèse lancent un appel au développement d’une approche post-souverainiste à la souveraineté. Le propos pourra rappeler les invitations de Jocelyn Létourneau (2000) et de Jocelyn Maclure (2000) à imaginer un autre avenir pour le Québec. Toutefois, à la différence de ces derniers, Jacques et Polèse formulent des propositions à la fois plus difficiles et plus concrètes.

De façon plus précise, même si les propos de Jacques puisent dans un registre complètement opposé à celui de Polèse, les deux auteurs ne sont pas à convaincre de l’importance d’une remise en cause de l’historiographie dominante sur le Canada français. Sans entrer dans les détails, rappelons qu’il existe aujourd’hui une nouvelle génération de chercheurs dont les travaux commencent à constituer une alternative crédible à l’historiographie misérabiliste sur laquelle s’est érigé le néonationalisme québécois. Mentionnons ici les travaux de Marc Chevrier (2009), Claude Couture (2008), Louis-Georges Harvey (2005), Martin Meunier et Jean-Phillipe Warren (2002). Il faudra éventuellement faire la synthèse de ces différents travaux afin de voir comment ils contribuent à jeter les bases d’un nouvel imaginaire collectif et d’un nouveau récit historique pour le Canada français. Sans être anti-souverainiste, la nouvelle historiographie cherche à relire l’histoire des Canadiens français vus comme une minorité culturelle certes, mais non comme une minorité impuissante. Après tout, les Québécois ont réussi à doter le Québec de caractéristiques qui en font plus que jamais un État fédéré et non une province ou une entité administrative au sein d’un plus grand ensemble. C’est à écrire cette histoire qu’il faut aussi se consacrer.

Polèse ne dit pas aux Québécois d’apprendre à aimer leur statut de minorité culturelle. Il s’en prend surtout à l’argumentaire existentiel de la souveraineté et à la notion d’ambivalence. Force est de reconnaître que celle-ci est malheureusement devenue une caractéristique existentielle de la condition politique québécoise alors qu’elle était autrefois comprise, par des historiens comme Gilles Paquet et Jean-Pierre Wallot, comme étant une stratégie gagnante d’acteurs rationnels. Par contraste, Jacques et bien d’autres ont délaissé le terrain de la politique pour embrasser celui de la psychologie collective et de l’essentialisme pour décrire l’âme des Québécois. L’ambivalence est devenue un symbole d’impuissance pour les souverainistes ou d’intelligence pour les fédéralistes mais sans permettre une meilleure compréhension de la vie politique réelle des Québécois. Pour sa part, Polèse oppose une version pragmatique du fédéralisme au concept d’ambivalence. Il veut dire aux Québécois que le fédéralisme comprend toujours une marge de manoeuvre permettant au Québec de poursuivre son développement. Polèse complète ici la réflexion de Jacques, qui ne dit mot du fédéralisme. Sur ce plan, il y a aussi un bilan de l’historiographie du fédéralisme qui devra être effectué. Un tel bilan n’existe pas et pourrait donner lieu à un nouveau chantier de recherche sur l’histoire du fédéralisme canadien.

Jacques et Polèse ont formulé un certain nombre de propositions sur le plan politique qui méritent aussi quelques commentaires. Leurs approches sont de nouveau opposées. Jacques paraît défaitiste sur le plan politique alors que Polèse semble déjà prêt à reprendre la route 417 vers Ottawa afin d’aller frapper à la porte du gouvernement canadien. À titre d’exemple, à la différence de Jacques, Polèse ne parle pas de mettre fin au projet de citoyenneté québécoise. Il suggère plutôt d’inscrire la question de la citoyenneté dans une perspective fédérale afin d’exiger le partage de la compétence. Il invite aussi les Québécois à relancer leur projet identitaire et linguistique au sein du Canada, et d’en faire une préoccupation canadienne qui inclurait également la situation du français à l’extérieur du Québec. L’exercice de Polèse vise à relancer le débat identitaire mais sans pour autant tomber dans le piège tendu par les spécialistes de la diversité d’une société multiculturelle aveugle à la question du français. De plus, à ceux qui pensent que le combat pour la langue est un combat d’arrière-garde et qu’il faudrait passer à autre chose car la question n’intéresse plus personne, Polèse laisse plutôt entendre le contraire. La langue constitue le coeur de son projet de renouvellement du fédéralisme.

Or, il se peut fort bien que ses suggestions ne soient pas très populaires auprès des fédéralistes, qui semblent aujourd’hui davantage préoccupées de gagner le coeur des Albertains que de conserver celui des Québécois. Plus sérieusement, est-ce que le redéploiement des revendications linguistiques des Québécois auprès du gouvernement canadien s’avère suffisant pour jeter les bases d’un projet politique post-souverainiste ? Il est difficile de voir comment le renouvellement de l’engagement des Québécois envers le renforcement du français au sein du Canada ne risque pas de renouer avec le discours de la peur de disparaître et celui de la fragilité collective. Ensuite, il se peut très bien qu’un tel projet plaise davantage aux souverainistes qu’aux fédéralistes. Devant les protestations que les demandes des francophones pourront provoquer, ceux-ci pourront montrer encore une fois qu’il est vain de lutter pour l’avancement du français à Ottawa. Par ailleurs, tous ne seront pas réfractaires à l’avancée du français au sein du Canada. Ce qui est bon pour les francophones hors Québec peut aussi contribuer à la vitalité du français au Québec et à convaincre que la souveraineté demeure une nécessité vitale.

Polèse ne dit rien sur le statut du Bloc québécois à Ottawa. À la différence de ce que Jacques peut en penser, ce parti a non seulement sa raison d’être, son existence pourrait être davantage justifiée dans un contexte de post-souveraineté. Il est fini le temps où les Québécois votaient majoritairement pour le Parti libéral du Canada. Il y a aussi loin de la coupe aux lèvres avant que les Québécois se redonnent une base de pouvoir dans les partis politiques fédéraux. Par contre, l’ensemble des députés francophones à la Chambre des communes pourrait très bien se rallier au Bloc québécois dans le cas de revendications identitaires et linguistiques. Les députés du Québec pourraient se solidariser dans certains dossiers et exiger de transcender les barrières partisanes tellement ces enjeux seraient perçus comme importants pour eux en tant que francophones ou Québécois. La question du partage des compétences dans les domaines de la citoyenneté mais aussi des communications et de la culture pourrait d’ailleurs devenir un cheval de bataille commun à l’ensemble des députés francophones à la Chambre des communes, tout comme la constitutionnalisation de la Loi 101. Des enjeux symboliques comme la possibilité de faire flotter le drapeau du Québec au sein de l’équipe canadienne ou encore la reconnaissance de l’action internationale du Québec devraient aussi rallier les députés de la Chambre des Communes. Polèse ne voit pas beaucoup de limites à ce que le modèle fédéral puisse permettre (p. 160). De fait, sa liste des possibles tombe sous le sens, que l’on pense aux États américains qui ont chacun leur « National Guard », à l’Écosse qui a ses propres billets de banque, ou la Biélorussie et à l’Ukraine qui bénéficiaient de sièges à l’ONU à l’époque communiste. Polèse pense même que la proposition de madame Pauline Marois d’une « gouvernance nationale » pour un prochain gouvernement péquiste se conçoit très bien dans le cadre fédéral (p. 160).

Ni Jacques, ni Polèse ne soulèvent vraiment la possibilité de réformer la Constitution canadienne dans le cadre d’une politique post-souverainiste. Or, il s’agit là d’un enjeu que l’on ne peut pas éviter, même vingt ans après l’échec de l’Accord du lac Meech. Sans une reconnaissance constitutionnelle de son caractère distinct, le Québec ne signera jamais la Constitution de 1982 et ne devrait pas le faire. Dans le présent cas où le gouvernement canadien tente de s’arroger une compétence provinciale comme le domaine des valeurs immobilières, une telle reconnaissance pourrait constituer une police d’assurance. Par surcroît, après avoir fait adopter une motion favorable à la nation québécoise à la Chambre des communes, un prochain gouvernement qui ferait preuve de volonté politique pourrait très bien lui donner une portée constitutionnelle sans exiger de nouvelles négociations avec l’ensemble du pays. Seule la mauvaise foi électoraliste et non les intérêts supérieurs du pays ainsi que du Québec guident les politiciens dans ce débat.

Force est de reconnaître que les ouvrages de Jacques et de Polèse, reconduisent l’opposition entre Aquin-Trudeau, bien que le contexte soit tout à fait différent de celui de l’époque. Ce débat, probablement insurmontable, jalonne incontestablement l’approche post-souverainiste sauf que pour le moment, personne n’a envie de diaboliser son opposant comme par le passé. Par contre, à la défense de Jacques, Polèse ne peut pas sérieusement penser que toutes les nations qui ne deviendront pas des États ne vont pas ressentir une certaine impuissance. Le débat est loin d’être tranché et il nous semble peu utile d’en faire une maxime généralisable à tous les contextes. Il n’y a certainement pas de droit universel à l’autodétermination mais on ne peut pas décréter que toutes les nations ne peuvent devenir des États sans prendre en compte le contexte dans lequel se joue leur avenir, pensons à l’Irlande ou encore à l’Écosse et à la Catalogne dont les mouvements indépendantistes sont de plus en plus populaires.

Finalement, depuis quelques années, le Québec a été le théâtre de polarisations entre plusieurs options : lucides et solidaires, pluralistes religieux et pluralistes laïcs. Dans les deux cas, des manifestes ont été signés par des personnalités et des universitaires du Québec. Dans chaque document, les auteurs ont pris soin de rappeler que des souverainistes comme que des fédéralistes faisaient partie des signataires. Le fait de décliner ainsi son identité politique donne-t-il une plus grande crédibilité au consensus établi sur d’autres sujets comme l’économie et la diversité ? Il semble qu’il soit toujours nécessaire au Québec de revendiquer une identité politique souverainiste ou fédéraliste pour parler d’enjeux de société. Or, les deux options sont de moins en moins mobilisatrices comme en témoignent les commentateurs sur toutes les tribunes. Les ouvrages de Jacques et de Polèse n’offrent pas de solutions magiques contre le cynisme politique. Si le propos de Jacques peut paraître défaitiste, il ne faut pas sous-estimer la volonté de changement qui anime son auteur. Si le projet d’un fédéralisme renouvelé fondé sur la langue et l’identité peut paraître ringard pour certains, rigolo pour d’autres, Polèse ne s’empêche pas de penser qu’il soit nécessaire afin de relancer la capacité d’action du Québec et le développement de la langue française en Amérique du Nord. Le Canada de 1982 ne pourrait que s’en porter mieux mais encore faut-il que les fédéralistes du Québec se saisissent de la question et qu’ils voient plus loin que leurs intérêts électoraux. Reste à voir comment un gouvernement péquiste à Québec jouera la carte de la post-souveraineté. Si la souveraineté n’est pas pour demain, il faudra s’assurer que, dès aujourd’hui, les Québécois pourront recommencer à concevoir leur avenir sans penser qu’ils sont impuissants politiquement.