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La culture française en milieu minoritaire au Canada est confrontée à une diversité croissante[1]. Nous nous référons dans cet article aux communautés francophones et acadienne vivant en situation minoritaires au Canada. Les francophones du Québec ne sont donc pas directement touchés par cette étude. Depuis déjà une trentaine d’années, les changements qui marquent la culture française minoritaire viennent ébranler partout la conviction d’une culture homogène et stable. La croissance de la population immigrante dans les rangs des communautés francophones – celle-ci forme maintenant près de 8 % de la population[2] – en a souvent été le déclencheur. Parfois, c’est la rencontre des univers culturels francophones provenant de diverses régions du Canada, favorisée par le dynamisme du marché de l’emploi et la mobilité, qui suscite une remise en question des repères identitaires traditionnels dans les écoles et centres communautaires, dans les associations et les bureaux du gouvernement. Enfin, la cohabitation toujours plus étroite avec la population anglophone, à l’échelle du voisinage, du milieu de travail et des espaces de loisirs, chamboule aussi les pratiques et représentations de soi. Or, ce « bon » voisinage s’accompagne de positionnements identitaires inusités, associés par exemple au bilinguisme.

Face à ce rapport renouvelé à l’Autre, se redessinent les frontières de la francophonie minoritaire, la manière de les dire et de les imaginer. Comment s’opère cette oeuvre ? Qu’en est-il du lien mémoriel des communautés[3] francophones du pays ? Arrivent-t-elles encore à se définir en termes culturels ? Si oui, comment cette définition s’élabore-t-elle ? Quels sont ses fondements et ses visées ? Si non, quels principes guident l’élaboration des « nous » francophones, et de « l’intention vitale » du Canada français (Thériault et Meunier, 2008) ? Afin de répondre au mieux à ces questions, nous avons observé les usages de l’idée de culture lors d’événements phares soutenus par le milieu associatif de la francophonie canadienne au cours des dernières années. Dans cet esprit, nous reconnaissons une polysémie à la notion de culture. Cette polysémie a déjà été notée en sciences sociales, notamment par Cuche (2004) ; cependant, au plan des usages ordinaires de l’idée de culture, notamment dans le milieu associatif, on connaît encore mal ses variantes et les tensions qui en découlent. Notre travail vise à pallier cette lacune. Trois remarques permettront d’en saisir la portée et de justifier notre démarche.

Premièrement, nous reconnaissons le rôle clef joué par le milieu associatif dans la production et la transmission culturelle. À l’instar des recherches de Heller et Labrie (2003), nous nous intéressons aux représentations véhiculées par le milieu associatif, vu comme un des principaux « passeurs » culturels en milieu minoritaire francophone[4]. Engagé avec toutes les forces vives de la communauté, le milieu associatif permet plus que tout autre de maintenir une certaine cohérence. Lieu d’information et de discussion, lieu de coopération et d’échange, lieu de structuration du politique, il est un des fondements mêmes du maintien et de l’épanouissement de la communauté. Deena White (1994) souligne de même le caractère généralement réciproque du milieu associatif, puisqu’au départ la communauté produit certes une mobilisation associative, mais par la suite, c’est cette même mobilisation qui oeuvre à reproduire la communauté. Ce mouvement de production-reproduction est à la source de notre intérêt à chercher une définition de soi de la communauté au sein du milieu associatif.

Deuxièmement, il nous a semblé qu’un des meilleurs moyens d’apprécier le sort fait à la culture dans la francophonie minoritaire consistait à nous attarder à un certain nombre d’événements voulus rassembleurs[5], qui ont marqué son histoire récente. Nous en avons retenu quatre, particulièrement sensibles aux mouvements en cours des communautés qui les portaient, qui se présentaient ainsi comme des espaces privilégiés pour se dire et s’imaginer : les États généraux des arts et de la culture du Nouveau-Brunswick, la fondation de l’Assemblée francophone de l’Ontario (AFO), la Commission sur l’inclusion de la communauté fransaskoise et le Sommet des communautés francophones et acadienne[6]. L’analyse des discours produits et de la mise en scène des événements fait voir in vivo le sens donné aujourd’hui à la culture dans la francophonie canadienne ainsi que les premiers pas vers son institutionnalisation.

Troisièmement, nos observations de la culture dans ces événements relève d’une approche pragmatiste. Plus précisément, nous avons abordé les différents usages de la culture comme le déploiement de « grammaires publiques ». Daniel Cefaï les définit comme un ensemble de rituels, de cérémonies, de conventions, de règles discursives et de pratiques coordonnées qui guident l’agir en commun, qui disent la « forme de la cité » (2007, p. 625). Ceux-ci assoient les types de relation autorisés et sanctionnés. Ils conservent tout de même leur historicité puisqu’au fil des contestations, transgressions ou critiques, ils peuvent s’effacer ou être modifiés au point d’engendrer de nouvelles grammaires. Les grammaires publiques débordent de beaucoup le cadre des observations que nous ferons ici sur les usages ou le rejet de la notion de culture, et les différentes évolutions qu’elles ont subies. Notre recherche n’en témoigne pas moins d’une fabrication communautaire de nouvelles façons de se voir et de se définir et des défis que posent de tels changements pour leur avenir.

Précisons que la problématique principale à l’origine de ce projet s’appuie sur une approche théorique proche de celle Joseph Yvon Thériault (2007 et 2008), à savoir que pour « faire société », la francophonie canadienne doit reposer sur une « intention vitale », dont une des composantes essentielles touche l’affirmation d’une culture commune incarnée, comme le soutiendrait Kymlicka (2001), dans des pratiques propres à tous les champs de la vie sociale. Thériault reconnaît toujours la présence de signes d’une telle communauté de sens, tissée autour d’une mémoire partagée, dans la pratique et l’imaginaire des francophones. Or, d’autres travaux récents sur la francophonie minoritaire au Canada ont plutôt constaté une hésitation à affirmer l’existence et la projection dans l’avenir d’une communauté de mémoire et de culture. Nous posons que de tels constats esquissés sans nuances ne permettent pas de rendre compte des stratégies différenciées employées par le milieu associatif eu égard à la culture. C’est par un examen détaillé de la modulation du sens qu’on prête à la communauté et à la culture qu’émergent les possibilités ou impossibilités qui restent à la francophonie canadienne de faire société.

Nous proposons en première section un bref tour d’horizon des constats entourant l’évolution de la culture et de l’identité dans la francophonie, tels qu’abordés dans la les écrits sur la francophonie canadienne. Ce premier diagnostic servira de toile de fond pour aborder plus directement, dans un deuxième temps, l’état des discours du milieu associatif entourant l’idée de culture. Ainsi, les événements étudiés seront d’abord présentés pour être ensuite analysés, à partir des grammaires entourant l’usage de l’idée de culture. Dans une troisième section, nous nous attarderons aux principaux enjeux soulevés par les représentations qui ont cours aujourd’hui dans le milieu associatif. Les possibilités qu’elles ouvrent, de par le dialogue qu’elles permettent notamment avec l’Autre, seront abordées. De même, leurs limites seront examinées. Pour terminer, nous proposerons une réflexion sur le défi posé par la faiblesse des frontières communautaires eu égard à l’impressionnante puissance d’intégration de la culture dominante dans les divers milieux à l'intérieur lesquels évoluent les communautés francophones du pays.

La francophonie canadienne : des réalités et des discours en mutation

Ainsi, la francophonie canadienne n’a pas échappé aux changements importants qui ont affecté le pays au cours des dernières années (Cardinal, Gilbert et Thériault, 2008). Une nouvelle figure identitaire, celle du francophone mondialisé, est apparue dans le discours et, avec elle, celle d’une identité choisie, qui valorise les parcours personnels et le caractère plutôt instrumental de la communauté. Les discours sur la culture portés par le milieu associatif devront être analysés à l’aulne de ces changements. L’économie canadienne se mondialise. L’extension des échanges économiques à l’échelle mondiale, appuyée par l’émergence d’un système de connaissances planétarisé, rejoint les communautés francophones qui, à l’instar des autres groupes formant la société canadienne, doivent investir dans la recherche et le développement. L’éducation postsecondaire, les communications, les arts et la culture sont devenus les clés de leur richesse. Cette nouvelle économie du savoir soulève des enjeux nouveaux, au plan des ressources humaines, de l’entreprenariat, du développement local. Des expériences diverses pour mieux tirer son épingle du jeu sont tentées dans les différents milieux au sein lesquels évolue la francophonie canadienne. Un nouveau vocabulaire s’est ainsi développé. Des mots comme réussite et performance, celui de capital, fût-il social, jalonnent un discours résolument entrepreneurial, préoccupé par les ressources de la communauté et sa « valeur ajoutée ». Les vertus du bilinguisme des membres de la communauté sont chantées, de même que leur possible rôle d’entremetteurs entre les mondes francophone et anglophone, tant au Canada qu’à l’échelle internationale. La dynamique d’entreprise dame le pion à celles de la communauté solidaire et du politique. Les travaux de Heller et Labrie (2003), puisant à divers types d’exemples, l’ont habilement illustré, du moins pour l’Ontario. Ces derniers interprètent ce discours qu’ils qualifient de « mondialisant » comme une illustration de l’affaiblissement de la communauté. Selon eux, on est bien loin d’un « nous » inclusif, s’inscrivant dans une idéologie d’unité culturelle ou de ralliement politique. Ce « nous » se dilue en effet pour se recentrer sur le « je », celui de chacun des membres de la communauté, chez qui on veut, par le biais des institutions de la minorité, développer toutes les capacités requises pour occuper la place à laquelle chacun aspire, tant au sein de la minorité que de la société majoritaire. La communauté n’est plus qu’un choix, parmi d’autres, ici et maintenant, dont chacun évalue l’intérêt en fonction de son parcours personnel. Le choix rationnel de l’acteur aurait définitivement remplacé l’appartenance primordiale à une communauté culturelle significative.

Les mouvements croissants de population dans la francophonie ne sont pas étrangers à ces changements dans le discours. L’immigration a modifié le visage de la population francophone dans plusieurs métropoles, où se côtoient des moeurs et coutumes fort différentes, tant en ce qui concerne la vie familiale que communautaire et publique. Les réseaux sociaux des francophones s’y sont complexifiés. Non sans débat et heurt, des définitions nouvelles du francophone se sont peu à peu développées, depuis les grands centres vers les milieux plus traditionnels de la francophonie. L’ouverture est visible au niveau des pratiques organisationnelles, puisque des activités et structures sont adaptées dans un éventail d’organismes francophones pour répondre à des besoins changeants[7].

Ainsi, un discours de la diversité se propage et propose le dépassement des frontières identitaires qui avaient été jusqu’ici au coeur de la définition de la francophonie canadienne, pour exalter son métissage, son hybridation culturelle (Gallant et Belkhodja, 2005 ; Farmer, 2008). Plus inclusif, ce discours témoigne d’une reconnaissance du caractère pluriel de l’identité, doublé du refus d’une vision d’un ancrage identitaire dans une seule culture, sur un territoire bien balisé. Il tient compte à la fois de la diversité culturelle induite par l’immigration internationale et des différences issues d’un brassage quelquefois important des différentes composantes de la francophonie canadienne au gré des migrations. L’individu est au centre de ce discours, « cosmopolite », et c’est lui qui, au gré de ses trajectoires, fabrique son identité plurielle, en puisant tant dans ses racines familiales que dans les cultures auxquelles il s’est associé au gré de ses migrations, tant géographiques que sociales. La nature collective, unitaire, de la référence est ainsi évacuée, et avec elle sa dimension politique, historique.

C’est là une position idéologico-discursive nouvelle dans le milieu associatif. Certes, la sociologie des communautés francophones en situation minoritaire observe depuis plus de 20 ans les changements se faire en leur sein et témoigne des multiples modalités d’appartenance à la francophonie (Breton, 1994). Elle a insisté aussi sur le pluralisme identitaire des francophones, sur l’apparition d’un « je » bilingue et biculturel (Bernard, 1998 ; Gérin-Lajoie, 2003). Plusieurs interprètes de la francophonie canadienne ont ainsi montré le caractère construit, voire « négociable » de l’identité personnelle. D’autres ont analysé les ruptures et fragmentations de l’identité collective liées aux rapports de pouvoir au sein du groupe (Cardinal, 1994 ; Juteau, 1999), qui expliquent notamment l’impossibilité pour de nouveaux arrivants de faire partie de la communauté. Ces auteurs soulignent qu’en dépit de leurs observations sur le pluriel dans les communautés, le modèle identitaire dominant du milieu associatif francophone demeure celui de l’appartenance reçue en héritage. Bref, le discours de la continuité historique et culturelle a été jusqu’à tout récemment le seul qui soit valorisé dans les organismes, sauf en de rares exceptions[8]. Les tendances que nous venons d’observer dans le milieu associatif, à savoir la reconnaissance que l’unité de la communauté et de sa culture peut être battue en brèche, nous semblent de ce fait tout à fait nouvelles.

Des événements comme espace d’énonciation de soi

Les formes imaginées de la communauté et de sa culture varient selon les milieux et les circonstances[9]. Quatre événements portés par autant d’organismes porte-parole provinciaux ou nationaux permettent de l’observer. Ce sont, tout d’abord, les États généraux des arts et de la culture du Nouveau-Brunswick[10], qui ont mobilisé la population acadienne autour d’un projet de société ayant comme socle les arts et la culture. De ce fait, ils ont été le lieu d’une réflexion unique sur les fondements de la société acadienne et sur les modalités d’occupation de l’espace auquel elle aspire au plan culturel et politique. Puis, nous avons retenu la fondation de l’Assemblée francophonie de l’Ontario[11] (AFO), qui est liée à la volonté de la francophonie ontarienne de se donner une structure de gouvernance plus représentative de la diversité des intérêts des francophones de la province. De même, la Commission sur l’inclusion de la communauté fransaskoise[12], un milieu fortement marqué par l’anglicisation des francophones, a cherché à développer de nouvelles stratégies pour maintenir l’héritage reçu des générations précédentes tout en facilitant l’extension des frontières de la communauté. Des consultations publiques ont été organisées en vue de la production d’un rapport final, faisant état de recommandations à la communauté en regard de problèmes liés à l’inclusion et à son corollaire, l’exclusion. Enfin, notre regard s’est porté sur le Sommet des communautés francophones et acadienne[13] qui diffère des trois premiers événements de par son envergure nationale. Celui-ci intègre un moment de réflexion à un rassemblement national dont l’objectif était de permettre à la francophonie canadienne de se doter d’une nouvelle vision de son développement et d’amener ses chefs de file à s’engager à la traduire en actions. Trois mots ont été utilisés pour résumer son mandat : mobiliser, imaginer et agir. À l’issue du rassemblement, un plan stratégique a été adopté par le Forum des leaders, qui oeuvre encore à ce jour à la diffusion et à la réalisation du plan dans les communautés.

La compréhension des modes de réalisation de chacun des événements a nécessité de prendre en considération une panoplie de joueurs clefs aux horizons fort variés, de même que le déploiement de contextes géographiques et historiques chargés. Malgré tout, au vu des contraintes d’écriture et du mandat fixé, nous adopterons une certaine économie explicative en ne notant que les composantes nous paraissant les plus significatives. Par ailleurs, rendre compte de la manière dont des groupes s’imaginent nécessite de rendre compte non seulement de vocables utilisés, mais aussi d’ambiances, dont la teneur n’est toujours rendue qu’imparfaitement sur papier. Avant de présenter l’analyse de ces événements, il convient de même de préciser que celle-ci participe d’une recherche empirique et comparative, dont les principaux résultats sont présentés dans cet article. La première étape de la recherche a consisté en une analyse thématique approfondie des documents produits autour des événements étudiés[14]. Dans une seconde étape, ces résultats ont été soumis à un éventail de personnes actives dans la planification et la réalisation des événements[15] sous forme de groupes de discussion. Puis, une séance de travail a réuni une dizaine de spécialistes universitaires de la culture en milieu minoritaire francophone pour débattre des enjeux reliés aux observations faites dans le cadre de la recherche.

Nous retenons trois tendances lourdes ayant émergé de manière transversale dans les événements étudiés. En premier lieu, nous avons noté un changement de paradigme lors de l’emploi de la notion de culture. En second lieu, c’est le transfert d’intérêt de la culture à l’identité qui retiendra notre attention. En dernier lieu, la difficulté plus fondamentale à dire le « nous » sera abordée. Au total, plus que la difficulté à se nommer, ces événements font voir le déploiement de grammaires contestées, et surtout de nouvelles grammaires, qui s’imposent de plus en plus pour dire et imaginer la francophonie d’aujourd’hui et de demain.

De la cohésion à l’interaction dans la notion de culture

Certaines évolutions des règles entourant l’usage de la notion de culture dans les sciences sociales s’avèrent similaires à celles observées dans les événements étudiés. D’une perspective plus fonctionnaliste de la culture, nous passons à une perspective plus interactionniste. Cette distinction faite, nous verrons toutefois que la saillance de l’une ou l’autre de ces perspectives n’efface jamais entièrement l’autre ; en effet, dans tous les cas où il est question de culture, ni la mémoire ni les interactions ne sont complètement évacuées.

Les premiers anthropologues et sociologues à faire usage de la notion de culture, tels que Durkheim, Malinowski ou Boas, associés au fonctionnalisme et au culturalisme, cherchaient en effet à décrire les sociétés et leurs cultures en mettant l’accent sur ce qui les rendait cohérentes et harmonieuses. Plus récemment, Fernand Dumont a défini la culture première comme « un donné, un milieu, un ensemble de significations, de modèles, d'idéaux[16] » (Langlois et Martin), 1995, p. 6). De telles conceptions de la culture mettent l’accent sur la forme, les frontières et le contenu d’une culture, ici francophone, acadienne, etc. Au plan des événements étudiés, les États généraux font montre de ce type d’acception de l’idée de culture, plus traditionnelle, où sont valorisés la « mémoire » ou les « traits » culturels d’un ensemble sociétal assez « unifié » et « cohérent ». Tout d’abord, il faut bien voir qu’ici l’affirmation d’une culture acadienne se fait sans hésitation. Par exemple, un des chantiers de réflexion précédant le grand rassemblement, celui nommé Interculturel, devait réfléchir aux moyens d’améliorer la visibilité du secteur et de « combler le fossé qui existe entre les différentes cultures qui cohabitent dans cette province » (Moeller, 2007, p. 2). Les différentes cultures renvoient dans ce chantier aux principales cultures du Nouveau-Brunswick, soit celles des anglophones, des Premières Nations et des Acadiens.

Ensuite, c’est dans la structuration même de l’événement que l’on peut saisir une intention sociétale et culturelle forte, justifiée à partir de la légitimité de la mémoire artistique et culturelle comme ressort de l’Acadie actuelle et future. Il faut rappeler que l’idée de tenir des États généraux sur les arts et la culture est née d’une recommandation officielle élaborée lors de la Convention de 2004 de la Société acadienne du Nouveau-Brunswick. Dans la foulée des grandes conventions nationales ayant marqué l’histoire de l’Acadie, celle-ci représentait un lieu stratégique de réflexion sur les fondements de l’Acadie contemporaine et sur ses modalités de gouvernance. C’est dans cette optique que les 600 délégués présents ont reconnu les arts et la culture comme un « vecteur fondamental du développement de l’Acadie » (Association acadienne des artistes professionnels du Nouveau-Brunswick (AAAPNB), 2009). L’objectif général de l’événement était de mobiliser la population acadienne autour d’un projet de société acadienne où les arts et la culture occupent une place importante. Cette mobilisation a été suscitée à partir de réflexions autour de larges questions et d’un rassemblement festif célébrant la vitalité culturelle et artistique de l’Acadie du Nouveau-Brunswick. C'est ainsi qu'on affirme une relation dynamique, et obligée, entre les créations artistiques et culturelles, la culture acadienne et le projet de société acadienne du Nouveau-Brunswick ; relation qui sert d’ailleurs d’argumentaire de fond justifiant une reconnaissance accrue des arts et de la culture. La teneur artistique et culturelle de ce projet de société ne doit pas surprendre. D’une part, le Nouveau-Brunswick est la seule province à reconnaître la dualité linguistique, une dualité s’exprimant par le biais de deux communautés aux visées et besoins distincts. D’autre part, le Nouveau-Brunswick est une des rares provinces ayant adopté une politique culturelle, et ce, dès 1997. Ce contexte permet donc de légitimer l’usage d’une mémoire artistique et culturelle pour justifier le projet de société acadienne. Cette relation entre art, culture et société dit à la fois la richesse et la force des créations artistiques et culturelles passées, et leur capacité à énoncer l’avenir. Illustrant ce lien privilégié, dans la convocation au Forum sur l’artiste créateur, la présidente de l’AAAPNB indique que « la situation des créateurs est un enjeu central […] puisque ce sont eux et elles qui interpellent et actualisent notre identité culturelle collective et notre sentiment d’appartenance à l’Acadie contemporaine » (Acadie.Net, 2006).

Si, au Nouveau-Brunswick, l’idée de culture permet surtout de nommer une communauté dans sa cohérence, et de la définir en harmonie avec son passé et son devenir, des préoccupations liées à la diversité ont tout de même été soulignées :

L’histoire de l’Acadie a longtemps été marquée par les luttes livrées tout d’abord pour survivre, ensuite pour préserver la langue et la culture acadienne. Nous en sommes maintenant à une autre étape : celle d’un aménagement culturel qui préfigurera, dans les conclusions de nos assises, et sans présumer de ces conclusions, un avenir placé sous le signe du pluralisme et de l’ouverture à l’Autre

Lemieux, 2007

Les autres événements étudiés ont été confrontés plus fortement à l’inadéquation d’une telle vision de la culture lorsque vint le temps de faire face aux questions d’inclusion, d’intégration et de diversité. Ainsi, dans un second temps, partant de la polysémie de la notion de culture, l’analyse des événements fait voir que l’usage de cette notion s’apparente davantage à ceux des courants interactionnistes, où l’intérêt se déplace vers les processus d’interaction. De plus, dans une telle perspective, les temporalités rétrécissent pour se centrer sur le présent.

C’est au sein de la Commission sur l’inclusion que cette tradition apparaît de manière plus évidente, puisqu’un effort a été déployé pour octroyer un rôle important à l’agir collectif et individuel dans le dessein culturel de la communauté. La notion de culture conserve donc sa pertinence, mais cette fois pour répondre, d’un côté, à la perte de repères et de la consistance du groupe et, de l’autre, aux inquiétudes liées à la rigidité croissante des frontières du groupe. En témoigne le rapport final de la Commission, produit à la suite de consultations publiques, qui inclut notamment des recommandations destinées au milieu associatif de la communauté, et plus particulièrement à l’Assemblée communautaire fransaskoise (ACF). Deux exemples illustreront cette culture malléable et construite en interaction. Tout d’abord, la fransaskoisie est présentée comme étant nouée à la fois à la langue, la culture et la communauté. On explique que ce lien bénéficie d’une imprécision, puisqu’une personne peut présenter une maîtrise de la culture sans maîtrise de la langue, et vice versa. (acf, 2006, p. 14) Dans tous les cas, c’est par l’expérience communautaire que les Fransaskois peuvent travailler à réduire les écarts culturels ou linguistiques entre eux. L’idéal étant que la présence de la langue, de la culture et de la communauté s’affermisse et que leurs liens mutuels se resserrent. En second lieu, la notion de culture conserve sa pertinence en acquérant un statut malléable. On insiste en effet pour montrer que l’agir et l’interaction disent et assurent l’épanouissement de la culture fransaskoise. La première recommandation de ce rapport, intitulé De la minorité à la citoyenneté, résume bien cet accent sur l’agir individuel. On y propose l’adoption d’une nouvelle définition de la fransaskoisie :

Un Fransaskois ou une Fransaskoise est une personne qui s’identifie à la francophonie en Saskatchewan, actuellement ou dans le passé, que ce soit par la naissance, par le mariage, ou par l’adoption de la communauté fransaskoise ou l’identification à celle-ci, qui contribue à la vitalité de la langue française ainsi qu’à l’épanouissement et au développement des communautés francophones en Saskatchewan, tout en reconnaissant qu’il existe plusieurs façons d’y contribuer.

ACF, 2006, p. 11

En conséquence, « être fransaskois ou fransaskoise peut ainsi prendre un sens symbolique au-delà de la localisation géographique ou d’une culture francophone générique en se rattachant plutôt à l’expérience vécue de ceux et celles qui sont devenus Fransaskois de par leurs actions volontaires » (ACF, 2006, p. 9).

Notons toutefois que la Commission fait montre de certains écarts quand aux usages de la notion de culture que nous venons d’exposer. Il y a donc lieu de nuancer notre précédent exposé. Elle insiste en effet sur le besoin de réitérer la mémoire de la fransaskoisie, mais sous certaines conditions, et souligne en effet que, les difficultés d’inclusion de la communauté fransaskoise doivent être rattachées en partie à l’histoire d’une communauté minoritaire et minorisée : « Une telle culture et une identité construites en réaction à l’oppression peuvent s’avérer extrêmement hermétiques et statiques » (ACF, 2006, p. 7). Un lien mémoriel renouvelé doit donc se déployer dans une optique limitée : « Pour la communauté fransaskoise, il s’agit de parvenir, tout en protégeant sa spécificité culturelle, à concevoir et à intégrer la diversité comme étant une richesse plutôt qu’une menace, un facteur d’unité et non de tensions » (ACF, 2006, p. 7). Ces grammaires de la culture propres aux États généraux et à la Commission, s’inscrivant tantôt dans la continuité, tantôt dans la construction, n’ont toutefois pas été adoptée lors du Sommet ou de la fondation de l’AFO. Nous verrons que le désir de rencontrer les défis liés à l’inclusion et à la diversité, a plutôt rendu caduque l’usage de la notion de culture, trop lourdement attachée à une vision plus homogène et unitaire d’un groupe évoluant conformément à son histoire.

De la culture à l’identité

Parallèlement à ces usages différenciés de la notion de culture, celui d’identité est paru, dans tous les contextes d’étude, fort approprié ; on parle alors d’identité francophone, d’identité acadienne, d’identité fransaskoise, et même, d’identité culturelle. Les contextes d’usages de ces expressions font bien voir que leur emploi permet de mettre l’accent sur l’individu : en définitive, être francophone (acadien, fransaskois) est une question de choix individuel. Pour beaucoup, il semble que le désir d’adopter un discours célébrant la diversité culturelle ait facilité l’usage de la notion d’identité, qui met l’accent sur le moment présent et les choix personnels dans l’actualisation de la vitalité du groupe. En fait, dans le cadre des États généraux et de la Commission, les notions de culture et d’identité sont utilisées souvent de manière quasi-interchangeable, quoique les grammaires mettent davantage l’accent sur l’ensemble lorsqu’il est question de culture, et sur l’individu lorsqu’il est question d’identité. À l’opposé, dans le cadre du Sommet des communautés francophone et acadienne, une préférence pour la question identitaire est visible. De fait, le Sommet étant un événement d’envergure nationale, ses organisateurs ont été confrontés à deux visions particulières, soit, de fortes identités/cultures régionales et des divergences de vues marquées quant à ce qui définit la francophonie. Des propositions centrées sur l’identité plutôt que sur la culture leur ont permis de rallier ces différentes positions.

Un regard sur les différents documents produits et utilisés dans le cadre du Sommet montre en fait une évolution du vocabulaire. Un premier document de réflexion, Le Bilan depuis 1988 et enjeux, (FCFA du Canada, 2007a) a été rédigé pour inspirer la rédaction des mémoires et la tournée pancanadienne, dans l’année précédant le Sommet. Dans la section « bilan » de ce document, les rédacteurs se sont inspirés du rapport final de Dessein 2000[17]. Ce rapport présentait cinq espaces d’action prioritaires, dont un intitulé « espace » culturel, qui était définit comme suit : « lien qui unit celles et ceux qui créent à celles et ceux qui consomment la culture […] ; il est ce qui va nous permettre de consolider et d’élargir les autres espaces francophones puisqu’il réunit tous les francophones et leur fait prendre conscience de leur valeur ; il est le plus grand dénominateur commun des communautés francophones et acadiennes » (FCFA du Canada, 1992, p. 48). Cette notion d’espace culturel est reprise dans la présentation du bilan de la francophonie des vingt dernières années, pour être délaissée lorsque sont abordés les enjeux pour l’avenir. On note alors un investissement plus marqué des thèmes de l’identité et de la diversité : « la culture francophone revêt plus que jamais une diversité de teintes et de textures… » (FCFA du Canada, 2007a, p. 16). En l’occurrence, le statut de la culture change puisque la référence à un « dénominateur commun » laisse place à une culture marquée par le dialogue avec l’Autre (l’anglophone, le francophile, l’autochtone, etc.) et l’intégration de l’Autre (l’immigrant surtout). On questionne même la pertinence de se définir en termes culturels :

Depuis les années 1960, les anciens Canadiens français et les Acadiens cherchent néanmoins ce qui les unit à l’échelle canadienne. En se débarrassant de l’identité « hors Québec » pour celle de « communautés francophones et acadiennes », leur fédération a voulu en 1990 mettre l’accent sur l’autonomie. Y a-t-il pour autant une même fibre culturelle qui vibre chez tous les francophones à l’extérieur du Québec ?.

FCFA du Canada, 2007a, p. 23

Les documents suivants produits dans le cadre du Sommet, soit les Actes du Sommet et le Plan stratégique communautaire, durcissent cette hésitation à affirmer une culture nationale et cette préférence pour l’identitaire et la diversité. Le premier chantier nommé Notre population, résume ainsi le scénario envisagé pour 2017 :

Le Canada s’affiche à l’étranger comme terre d’accueil ouverte aux immigrants francophones dans toutes ses provinces et tous ses territoires. La vie des familles francophones est encouragée par des services en français abordables et de qualité pour les familles et la petite enfance. La croissance démographique est aussi soutenue par une immigration d’expression française. Les CFA intègrent, en outre, les migrants francophones, les enfants de familles exogames et les francophiles. Les CFA partagent une identité culturelle francophone tout en ayant des identités régionales, provinciales et territoriales propres..

FCFA du Canada, 2008, p. 9

De ce scénario, découlent quatre résultats globaux touchant respectivement la migration, l’immigration, l’appartenance et le soutien à la famille. Le renforcement de l’appartenance y est envisagé ainsi : « Il y a une augmentation de la transmission de la langue et un renforcement identitaire chez les jeunes et les familles endogames, exogames ainsi que les familles immigrantes. Les CFA vivent pleinement leur diversité ethnoculturelle. » (FCFA du Canada, 2008, p. 9.) Au total, si les documents produits dans le cadre du Sommet abordent la question culturelle et identitaire somme toute de manière assez marginale, il a été convenu que d’envisager la francophonie en termes identitaires permettait d’aborder plus aisément les questions liées à l’ouverture et à la diversité, des enjeux particulièrement centraux pour le milieu associatif francophone oeuvrant au niveau national.

Du singulier au pluriel

L’examen de ces événements a révélé un déplacement significatif du dessein de la francophonie : d’un « nous » donné, cohérent, vers un « nous » en construction, par l’interaction, à un « nous » performé à travers des choix individuels. L’examen de l’AFO, concorde avec de tels constats, tout en les dépassant, en ce que l’exercice de fondation de l’AFO a surtout révélé une difficulté plus fondamentale à dire la francophonie de l’Ontario. À plusieurs égards, la nécessité d’atteindre les objectifs d’intégration et de valorisation de la diversité, semblent avoir conduit les fondateurs de l’AFO à adopter une grammaire où le pluriel prime.

Bien sûr, l’urgence de rendre compte d’une plus grande diversité doit être rattachée au moins en partie au contexte démographique de l’Ontario français, marqué par une forte immigration et une complexité croissante du réseau associatif[18]. Le nouvel organisme devait donc se défaire de l’image de l’ACFO, l’ancien organisme de représentation provinciale, accusé d'un manque de représentativité. En réalité, l’ACFO avait subi une baisse de légitimité marquée auprès de ses bailleurs de fonds et de ses membres au moins dès les années 1990. De ce fait, à la signature de la 1ère Entente Canada-communauté, il a été convenu qu’une coalition d’organismes devait la supporter, plutôt que l’ACFO seule[19] : C’est une « ACFO sur la défensive, affaiblie par une diminution de son leadership et de sa crédibilité, qui a participé à la mise en oeuvre des deux premières Ententes Canada-communauté Ontario » (Groupe-conseil Baastel ltée, 2004, p. 9). Cette gestion bicéphale a donc eu pour effet d’augmenter des tensions déjà présentes entre l’ACFO et les organismes de la communauté. À partir de 2003, à la demande du Ministère du Patrimoine canadien, une série d’études, de comités et de consultations impliquèrent en particulier l’ACFO et la DECCO, en vue de déterminer des changements de fond, notamment en ce qui a trait aux modalités d’intégration des minorités raciales et ethnoculturelles francophones (MREF) dans un nouvel organisme. Les démarches de mise en oeuvre de l’AFO auront amené les participants à « marcher sur des oeufs » et à « peser chaque mot[20] » de manière à reconnaître et préserver les sensibilités de chacun, en particulier en ce qui a trait à la place des MREF. En conséquence, le choix du nom du nouvel organisme aura été « pesé, discuté et sélectionné avec précision » (AFO, 2005a, p. 3). Dans un tel cadre, l’expression francophonie ontarienne permettait d’offrir « de la place à tous les membres de la collectivité » tout en facilitant leur identification (AFO, 2005a, p. 3). Ainsi, on s’entendait pour dire que les expressions « franco-ontarien » ou « canadien- français » étaient devenues trop exclusives[21].

Par ailleurs, au moment de la fondation de l’AFO, il n’existe plus une communauté, mais bien deux (au minimum), regroupées au sein de la « collectivité francophone de l’Ontario », expression qui parait dans le titre de l’invitation à l’Assemblée constituante. En ce sens, lors de cette assemblée, un représentant des MREF précise : « nous espérons que les minorités raciales et ethnoculturelles ne seront plus considérées comme un secteur provincial, mais sera maintenant plutôt vu comme une collectivité qui peut avoir ses propres secteurs à gérer. Les francophones de souche et ethnoculturels forment aujourd’hui la communauté francophone de l’Ontario. Les deux communautés travailleront maintenant ensemble pour gérer les défis communs et indépendants. » (AFO, 2005b, p. 7.) Le passage d’une communauté franco-ontarienne à une collectivité francophone ne semble guère anodin. En dépit d’une polysémie importante associée à cette notion de communauté (Vibert, 2007), il convient de relever qu’ici, c’est bel et bien la dimension d’identité collective et de collectivité englobante (proche de la notion de culture) que l’on rejette, en préférant la notion de collectivité à celle de communauté. D’ailleurs, dans les documents officiels relatant les discussions précédant la fondation de l’AFO, on admet qu’au final, ce qui unit la collectivité, ce sont d’une part la langue et d’autre part, les intérêts à développer des services et activités destinés aux francophones.

Le nouveau regard sur la culture en perspective  

Les discours produits autour des quatre événements étudiés témoignent, d’une part, d’une difficulté à mettre en relation la valorisation de l’unité d’un groupe et sa diversité, et d’autre part, face à ce défi, d’une volonté franche de se ré-imaginer. Cette volonté s’exprime de diverses façons, parmi lesquelles un nouveau regard sur la communauté et ses fondements. En conséquence, le discours de la diversité qui s’est développé propose le dépassement de la vision unitaire de la communauté afin d’exalter son métissage, son hybridation culturelle. Souvent, le terme d’identité s’est imposé dans le vocabulaire politique, au point de détrôner celui de culture, qui servait jusque là à exprimer la spécificité francophone. Est-ce à dire que l’on remet en question le caractère culturel des frontières qui séparent la francophonie des autres groupes avec lesquels elle cohabite ? Nous ne le croyons pas, pour deux raisons principalement. Premièrement, la lecture des discours étudiés fait plutôt apparaître un lien étroit entre identité et culture. En effet, ce n’est point la culture en tant que telle qui est récusée ici, mais plutôt l’idée que ce sont essentiellement les différences culturelles qui produisent les identités collectives. De fait, la proposition sous-jacente aux discours étudiés valorise l’inverse, c’est-à-dire qu’une culture émerge d’un rapport social particulier autour duquel se forme l’identité, qu’elle devient sa conséquence plutôt que sa cause. La cohabitation de ces deux postures, mais surtout, la valorisation de la seconde, accorde à l’individu un rôle nouveau dans le processus par lequel la culture se crée et se transmet. C’est à travers lui, au gré de l’interaction qu’il a avec les autres et du sens qu’il lui prête, que se bâtit la vitalité communautaire. Les institutions porteuses de la culture sont ainsi reléguées au second plan, ce qui nous semble assez inhabituel dans le discours sociologique sur la francophonie canadienne.

Sous ses dehors descriptifs, notre étude témoigne de transformations profondes dans la façon de voir la culture dans la francophonie canadienne. Dans le milieu associatif, est définitivement disparue l’idée que la culture pouvait être un objet stable et facilement reconnu. La culture francophone s’apparente désormais davantage à une représentation construite et activée au fil des circonstances. Au-delà des différences régionales, la convergence des discours est presque totale à cet effet, si bien que la notion est peu utilisée, sauf pour faire ressortir sa grande perméabilité. C’est ainsi que l’on a changé progressivement de vocabulaire pour remplacer le concept de culture par celui d’identité. On utilise ce dernier terme quelquefois de manière interchangeable avec la culture, mais le plus souvent dans un sens légèrement différent, qui permet d’en faire ressortir le caractère volontaire. À notre avis, ce transfert est loin d’être anodin. Il reflète une transformation assez profonde de la représentation de la communauté, d’une vision plutôt essentialiste, qui insiste sur ses manières originales de faire et de penser partagées par ses membres à une vision plus constructiviste qui insiste sur le fait qu’elle est constamment retravaillée tant de l’intérieur que par des forces externes. L’identité nous ramène aux faits et gestes quotidiens des membres de la communauté, qui par leurs actions font que la culture se maintient et se consolide, à leur appartenance, à leur engagement. Ce faisant, ce terme déplace l’attention de la collectivité à l’individu et à sa volonté d’adhérer à la communauté et à la culture qu’il aura choisies. Ce parti-pris pour l’individu a des conséquences importantes sur la façon d’aborder la culture. La culture peut être vécue à divers degrés, selon différentes déclinaisons d’une part, et elle est suffisamment flexible pour évoluer et se transformer au gré des multiples influences qui la traversent d’autre part. Ses frontières ne sont plus guère évoquées que pour insister sur leur perméabilité.

Divers autres indices de cette mutation de la représentation de la culture peuvent être cités ; par exemple, on lui reconnaît souvent un caractère performatif. La Commission sur l’inclusion est allée relativement loin à cet effet, en stipulant que la communauté fransaskoise prend son sens dans l’action volontaire d’acteurs engagés dans le développement des communautés francophones de la province. La communauté aurait peu à voir avec l’origine de ses membres ou leur localisation géographique. Elle émergerait de leur expérience partagée, au gré d’un quotidien auquel ils ont choisi de s’associer, de s’identifier. La définition du projet francophone comme un acte volontaire est aussi centrale au projet acadien de société tel que formulé par les États généraux. Tous les acteurs y sont interpellés pour participer à une action vigoureuse pour que les arts et la culture occupent l’espace qui leur revient dans les différentes sphères de la vie collective. Le contenu de la culture importe moins ici que sa performativité à unir ceux qui veulent oeuvrer au projet acadien de société. De là, sa capacité de rallier l’Autre, majoritaire, s’il accepte de participer à ce projet.

Une telle vision présente des avantages certains, au plan politique. Comme le souligne Paré (2003), elle permet à la francophonie de mieux négocier son rapport avec la majorité et de se refonder dans l’interface plutôt que l’opposition, dans le compromis plutôt que le conflit. C’est ainsi qu’on insiste beaucoup sur la contribution de la culture française, sur sa plus-value dans une société en pleine transformation. Le discours de la Commission va même jusqu’à poser l’épanouissement de la culture fransaskoise comme un acte de citoyenneté et ce, en rejetant toute référence à l’idée de minorité.

La culture : lieux et enjeux

Ainsi le discours associatif francophone témoigne partout d’une définition nouvelle de la culture. La vision diffère toutefois d’un lieu à l’autre, ce qui soulève des enjeux particuliers selon les milieux. On n’est pas loin des trois types idéaux de regroupement identitaire présentés par Thériault (2008) : forme nationale, forme ethnique et ethnicité individualisée. Réinsérés dans une analyse du rôle conféré par chacun de ces types à la mémoire et à l’espace, ils font apparaître la grande diversité du sens prêté à la culture dans la francophonie canadienne.

C’est en Ontario que l’affirmation individualisée de la culture est la plus marquée. Une forte immigration aidant, les discours de la diversité et de la mondialisation se sont imposés au point où la francophonie est devenue incapable de formuler sa lutte dans l’optique d’une communauté d’histoire, d’une tradition, d’un monde commun qui vaudrait la peine d’être préservé. On ne parle plus de communauté et de culture qu’au pluriel, l’histoire et le patrimoine deviennent multiples. Les lieux de la culture perdent aussi de leur prégnance. Désormais, les éléments qui composent la collectivité francophone de l’Ontario, parce qu’ils proviennent de sources diverses dans le temps et dans l’espace, ne sont pas nécessairement intégrés les uns aux autres, si bien que l’identité du groupe se définit moins par la totalité de ces éléments que par ceux qui sont utilisés par ses membres, qu’ils agencent provisoirement au gré de leurs pratiques quotidiennes pour affirmer leur différence. Thériault (2007) a vu dans le type de mobilisation qui prévaut aujourd’hui dans la francophonie ontarienne un signe de la dénationalisation de l’Ontario français, ce qui lui enlève jusqu’à un certain point sa raison d’être. La contestation de l’ACFO qui a donné lieu à la naissance de l’AFO serait l’illustration d’une telle évolution : la communauté franco-ontarienne se serait alors délestée d’une institution politique pour se donner une simple structure de concertation entre intérêts divergents.

Le discours tenu par la Commission sur l’inclusion présente une position qui tient davantage de la forme ethnique. La communauté y est davantage présente qu’en Ontario et la culture est utilisée pour affirmer son identité. Celles-ci n’en sont toutefois pas moins volatiles. La Commission reconnaît la difficulté de maintenir un équilibre entre la communauté et la société. « Les Fransaskois et Fransaskoises veulent maintenir ce qu’il y a d’unique à leur communauté tout en s’intégrant au reste de la société » (Denis, 2008, p. 48). Bref, si le maintien de frontières culturelles est valorisé, la mobilité au-delà de ces frontières n’est pas rejetée. Deux objectifs jusqu’à un certain point contradictoires. On peut imaginer les défis posés par la réception d’un tel « double » discours dans une communauté francophone fortement minorisée et où la vitalité est parmi les plus faibles au pays (Guimont, 2010 ; Gilbert et Lefebvre, 2008). Or, nulle part dans ses travaux la Commission n’évoque les forces assimilatrices auxquelles sont soumis les membres de la communauté. Il n’est nulle part question d’une hiérarchie entre les cultures, qui se trouvent en position de force (ou de faiblesse) les unes par rapport aux autres. Pourtant, la minorisation de la communauté doit être prise en compte quand on s’intéresse à son magnétisme, à celui de ses institutions, et à leur capacité à répondre aux intérêts et besoins des francophones de la région. Or, dans le discours qui nous est offert, la communauté fransaskoise évolue le plus souvent hors du temps, dans un espace dénué de rapports de force.

Le projet des États généraux fait une plus large place à la culture. Celle proposée ici se réfère à un fait social et politique et correspond à ce que l’on peut nommer une « culture sociétale ». Elle se rapproche ainsi de la forme nationale proposée par Thériault. La culture est présentée comme une construction collective liée à des situations sociales concrètes dans lesquelles sont impliqués ceux qui s’en réclament. Voire, elle s’enracine dans un territoire dont on insiste sur le besoin de l’aménager, afin qu’il permette aux entreprises culturelles du groupe d’agir sur son maintien, sa vitalité. La réflexion ne s’aventure toutefois pas très loin quant aux façons de faire cet aménagement dans des lieux et des espaces sur lesquels on n’a souvent qu’un contrôle partiel, dans un territoire qui est encore à prendre dans plusieurs régions. La mémoire et son rôle dans la construction d’une identité consensuelle en Acadie n’est guère plus évoquée. Le propos est ainsi teinté d’un certain idéalisme. Si le discours des États généraux a le mérite de bien articuler la question de la culture acadienne dans le temps, celui du passé sur lequel on s’appuie pour bâtir l’avenir, il reste flou en ce qui concerne l’espace, forcément inégal, dans lequel elle se construit au quotidien dans les interactions individuelles et collectives. Comme si on le tenait pour acquis, qu’il existait a priori ou in extenso de la construction identitaire et du dynamisme de la culture. Or, comme nos travaux sur la vitalité communautaire des minorités francophones l’ont illustré, territoire et identité sont en lien dialectique (Gilbert, 2010). On ne peut donc faire fi du territoire quand on se préoccupe de culture (Gilbert, 2004).

La francophonie canadienne est, donc, en train de se ré-imaginer. Tant dans les données démographiques des communautés francophones (immigration croissante, proximité avec l’anglophone, etc.), dans les recherches témoignant de tendances sociétales lourdes (cosmopolitisme, mondialisation), que dans les travaux traitant de l’évolution des modes d’appartenances au sein des communautés, partout le pluriel s’impose. Les événements communautaires forts ont révélé que les institutions représentant la communauté ont pris note de ces évolutions dans leurs discours, sans s’y soumettre complètement toutefois, et non sans que des tensions apparaissent lorsqu’est venu le temps de dire côte à côte : culture et ouverture. Bien que dans tous les cas nous ayons relevé une diminution de l’intérêt et de la capacité à dire l’unité du groupe et, bien que l’individu occupe un espace significatif dans l’ensemble des grammaires développées, les façons de dire la communauté varient au fil des situations et contraintes. La particularité des contextes et des acteurs propre à chaque événement a fait émerger en effet des discours et des mises en scènes se déclinant dans des amalgames – entre cohérence, interaction, et action individuelle – dont la saillance de chacun des ingrédients variait considérablement.

Il s’agit là d’une proposition audacieuse, qui cherche à donner du sens aux nouvelles réalités vécues au sein de plusieurs composantes de la francophonie canadienne. Nous avons vu qu’elle s’inscrit dans la même logique que celle qui alimente les prises de position sur la culture formulées dans certains des événements étudiés. Mais le point de vue inverse est aussi présent dans le discours, qui reconnaît l’importance de réunir les membres de la communauté sous un « lexique commun de traditions et de conventions », définition plus traditionnelle de la culture (Dworkin, 1985). En conséquence, on sent un flottement, une hésitation entre ces deux types idéaux de communauté, souvent au sein d’un même événement. Ce qui nous permet de penser que tout n’est pas joué et qu’il n’est pas vain de se lancer dans la critique, la transgression et la dénonciation de grammaires culturelles qui, a priori, paraissent plus problématiques pour le maintien d’une intention vitale.

Nous avançons en effet que la pérennité d’une communauté ou d’une société est infléchie par sa capacité à dire son unité, notamment à partir de grammaires à teneur culturelles. Toutefois, la notion de culture étant chargée historiquement d’une préoccupation forte pour dire l’homogénéité de ses constituants, il peut s’avérer que certains contextes ne permettent plus son usage. N'empêche que, avant d’adopter sans nuances le paradigme de la diversité, il convient d’évaluer les possibles qui s’offrent aux communautés francophones, quitte à en forger de nouveaux. Dans cette optique, il revient aux leaders de la communauté de trouver les moyens de dire et de montrer une solidarité ressentie et voulue dans le respect de tous. Au final, quand bien même l’on aspire à reconnaître davantage de diversité dans une communauté donnée, il faudra toujours indiquer les limites de cette diversité. Car, s’il n’y a plus de balises, il n’y a plus de communauté. Mariève Forest poursuit ses études doctorales en sociologie à l’Université d’Ottawa. Elle se spécialise en sociologie politique et sa thèse porte sur l’espace de la décision politique dans le travail des députés au parlement canadien. Elle a acquis une expertise en francophonie minoritaire en travaillant comme consultante en recherche et analyse auprès de différents organismes de la francophonie canadienne, de même qu’à titre d’assistante de recherche à l’Université d’Ottawa. Elle a participé activement à la rédaction de plusieurs rapports de recherche sur la francophonie, touchant des thèmes tel que l’alphabétisation, les services à la petite enfance et le plan d’action sur les langues officielles.Anne Gilbert occupe un poste de professeur titulaire au département de géographie de l’Université d’Ottawa, tout en assumant la direction de la recherche du volet francophonies minoritaires au Centre interdisciplinaire de recherche sur la citoyenneté et les minorités. On lui doit l’ouvrage Espaces franco-ontariens, paru aux Éditions du Nordir en 1999, plusieurs articles et chapitres de livres sur le fait français au Canada ainsi que sur divers autres aspects de la géographie sociale du pays. Tout en poursuivant ses travaux sur la vitalité communautaire des minorités francophones au pays, elle dirige une équipe de recherche sur l’espace de la vie quotidienne dans la région d’Ottawa-Gatineau. Elle a coordonné récemment, en collaboration avec J. Y. Thériault et L. Cardinal la production d’un ouvrage sur les nouveaux enjeux du développement de la francophonie canadienne.