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La mesure du phénomène de la pauvreté pose de nombreux problèmes théoriques et méthodologiques qui trouvent même un écho dans les journaux et sur la place publique[1]. Elle soulève également des difficultés particulières pour effectuer, d’une part, des comparaisons dans le temps au sein d’une même société et, d’autre part, des comparaisons internationales. Ces problèmes sont causés à la fois par la multitude des définitions et des indicateurs possibles de pauvreté, mais ils sont également occasionnés par les hypothèses théoriques, souvent sous-jacentes, sur lesquelles les mesures sont fondées. Enfin, l’estimation du nombre de ménages pauvres dans une société donnée et l’analyse du comportement de ces ménages soulèvent des problèmes différents, notamment parce que la pauvreté a un caractère relatif dont l’importance s'est confirmée ces dernières années.

L’examen des écrits sur la pauvreté donne clairement à penser que celle-ci est de plus en plus multidimensionnelle dans les sociétés développées. La dimension strictement monétaire de la pauvreté demeure importante, certes, mais celle-ci doit aussi être appréhendée par les conditions de vie et son évaluation par les acteurs sociaux eux-mêmes comprend un aspect subjectif non négligeable. Autrement dit, la pauvreté peut être caractérisée par l’insuffisance du revenu (pauvreté monétaire), et en ce cas elle est mesurée par la référence classique à la moitié du revenu familial disponible médian. Elle peut ensuite être évaluée par l’incapacité à consommer un panier de dépenses jugées minimales pour vivre décemment, comme c’est le cas pour l’approche du panier de consommation mise en place par Ressources Humaines Canada et Statistique Canada au début des années 2000. La pauvreté est aussi appréhendée par la mesure plus large des conditions de vie, qui inclut la qualité du logement par exemple. Enfin, elle peut être définie de manière subjective par des enquêtes ad hoc sur les représentations sociales des conditions de vie (pauvreté subjective). Toutes ces approches sont maintenant bien connues (pour le Québec, voir Morasse, 2005).

Face à ces difficultés, il importe de bien expliciter la position théorique du problème de la pauvreté dans une société développée comme le Québec, mais aussi de préciser clairement la méthode utilisée pour la mesurer. La détermination des populations pauvres est souvent opérée dans le but d’évaluer le nombre de pauvres dans une société et d’estimer les pertes de bien-être. Nous nous sommes plutôt attardés à étudier les comportements économiques et sociologiques des populations pauvres en les comparant à ceux des autres ménages, tant en France (Cardoso et Gardes, 1996) qu’au Québec (Gardes et Langlois, 1996 et 2003) ou au Canada (Gardes, Gaubert et Langlois, 2000), ce qui requiert une approche différente. Deux questions se posent : en quoi les comportements de consommation des ménages pauvres se différencient-ils de ceux du reste de la population ? Ces différences se sont-elles accentuées ou ont-elles diminué dans le temps ? C’est dans cette perspective que nous avons construit un indice multidimensionnel de pauvreté-richesse (IMPR) qui permet de prendre en compte le fait que la pauvreté contemporaine n’est plus unidimensionnelle, et qui permet aussi d’étudier les comportements des ménages pauvres sur longue période ainsi que d’effectuer des comparaisons entre pays. L’objectif de cet article est double. Il explicite les bases théoriques et opératoires de la mesure de la pauvreté proposée et il présente une analyse des comportements de consommation des ménages pauvres et non pauvres dans le dernier tiers du XXe siècle afin de voir s’il y a convergence entre les classes socioéconomiques.

L’article commence par rappeler les fondements de l’indice multidimensionnel de pauvreté-richesse. Les sections suivantes décrivent les sources de données puis illustrent l’évolution de la pauvreté multidimensionnelle en comparaison avec d’autres mesures de faible revenu utilisées par Statistique Canada. Un premier aperçu des caractéristiques des ménages pauvres selon l’IMPR est alors proposé en utilisant un modèle probit qui permet de saisir de façon plus efficace la corrélation entre les caractéristiques des ménages et leur statut de pauvreté. L’article se termine par une analyse de convergence des comportements de consommation des ménages à travers les classes socioéconomiques définies par l’IMPR.

L’indice multidimensionnel de pauvreté-richesse

L’indice multidimensionnel de pauvreté-richesse (IMPR) s’appuie sur une définition opératoire qui privilégie la prise en compte simultanée de trois dimensions différentes de la pauvreté : la non-satisfaction des besoins de base (ou privation), la marginalisation par rapport à une population de référence du ménage et l’insuffisance du revenu relativement à l’ensemble de la société. L’indice multidimensionnel tient compte ainsi du fait que la notion de pauvreté change avec la modification générale des conditions de vie : seront pauvres des ménages incapables de satisfaire leurs besoins fondamentaux, mais aussi ceux qui sont exclus d’une pleine participation à la vie en société. Il s’agit donc d’une définition assez restreinte de la pauvreté, dans la mesure où les trois critères sont croisés pour définir les populations pauvres, bien que les champs de définition de la pauvreté soient assez larges. Insistons sur le fait que c’est la conjonction des trois dimensions retenues qui définit l’état de pauvreté. Notre approche diffère méthodologiquement de celles qui privilégient un critère unique définissant la pauvreté sur une seule dimension, supposant donc que l’individu classé dans une position très défavorable quant à ce critère unique ne devrait pas être en mesure de dépasser ce handicap quand on le situe sur d’autres dimensions de la précarité. Ceci n’est vrai que si l’on applique ce critère de pauvreté à une population homogène. Cela explique probablement que les critères de pauvreté deviennent moins pertinents à mesure que l’hétérogénéité caractérise chaque classe sociale. On peut espérer ainsi éviter le grave problème posé par la non-concordance des divers indicateurs de pauvreté : S. Lollivier et D. Verger (1997) ont montré en effet qu’une très faible partie des ménages français (autour de 2 %) sont frappés simultanément par les trois types de pauvreté qu’ils considèrent, la pauvreté monétaire, la pauvreté d’existence et la pauvreté subjective.

Notre démarche s’inscrit également dans les nouveaux développements théoriques qui rejettent l’idée de contenir la pauvreté dans l’unique dimension monétaire. À titre d’exemple, l’approche défendue par Streetenet al. (1981) ne perçoit pas l’amélioration du bien-être comme étant uniquement le résultat d’une croissance soutenue du revenu réel des ménages mais, aussi, le résultat d’une amélioration dans la satisfaction d’un ensemble de besoins fondamentaux. Dans ce contexte, A. Sen (1985, 1992) a suggéré de mesurer le bien-être et la pauvreté directement en observant « les performances » (Functionings) et « les capacités » (Capabilities) des individus. Le premier terme fait appel à ce qu’un individu a réalisé avec les biens et les caractéristiques dont il dispose, c’est-à-dire à ses accomplissements. Le second terme, en revanche, indique la faculté de l’individu de choisir entre plusieurs types de « performances ». Les indices de pauvreté doivent donc mesurer le manque de « capacité de performance » pour atteindre certains minima acceptables tels que l’incapacité d’être bien nourri, en bonne santé et bien éduqué, etc. L’application de l’approche directe suggérée par A. Sen nécessite donc l’élaboration d’un indice qui tienne compte du caractère multidimensionnel du phénomène de pauvreté dans la mesure où celle-ci est le résultat d’un ensemble de handicaps à la fois monétaires et non monétaires.

Aucun des indicateurs classiques ne permet un comptage robuste du nombre de pauvres. L’indice IMPR ne vise pas prioritairement à estimer un taux de pauvreté, mais plutôt à obtenir une définition objective et opératoire de sous-populations sur lesquelles on pourra entreprendre des analyses microsociologiques des phénomènes de pauvreté et de richesse et sur lesquelles on pourra aussi effectuer des analyses fiables d’évolutions temporelles. Cet indice multidimensionnel mesure le degré d’appartenance des ménages à une classe socioéconomique, mais il ne définit pas directement un seuil de pauvreté à partir du revenu. Par ailleurs, l’intérêt de cet indice est de permettre d’effectuer des analyses longitudinales de sous-populations distinguées selon plusieurs critères et définies de la même manière dans des enquêtes répétées.

L’indice IMPR prend par ailleurs en compte le caractère relatif de la pauvreté. Celle-ci est d’abord relative dans le temps, ce qui exige de tenir compte de l’augmentation de la richesse moyenne dans la société : si la richesse augmente, il faut élever le seuil qui définit la pauvreté. Mais la pauvreté est aussi relative à un groupe, comme l’ont bien montré le sociologue allemand Georg Simmel (1907) dans un article souvent cité et, avant lui, Alexis de Tocqueville dans son Mémoire sur le paupérisme (1835). On est pauvre par rapport aux normes acceptées dans l’ensemble de la société à un moment donné, certes, mais également par rapport aux normes du groupe social auquel on appartient ou auquel on s’identifie. Dans le même contexte, Sen considère que la pauvreté est une notion absolue dans l’espace des capacités, mais qu’elle prend très souvent la forme d’un problème relatif dans l’espace des biens et des caractéristiques[2]. Il importe de considérer ces deux aspects dans la construction de l’indice et chacun des trois critères devra donc préciser en fonction de quelle référence il sera construit.

L’intérêt de la mesure proposée est aussi de caractériser les autres ménages non pauvres selon les mêmes dimensions. Il est en effet possible de définir opératoirement, en utilisant les mêmes indicateurs et sous l’hypothèse qu’ils jouent un rôle symétrique pour les classes riches, des critères de richesse identifiant les ménages qui se démarquent très nettement des autres, mais à l’autre extrême du continuum. Seront ainsi considérés comme riches les ménages qui répondent aux trois critères retenus de richesse spécifiés plus loin. Les ménages restants seront définis comme appartenant à la classe moyenne, ultérieurement divisée en trois.

Voici, brièvement esquissé, comment l’indice IMPR a été élaboré en tenant compte de la perspective qui vient d’être présentée. Nous préciserons d’abord opératoirement comment les trois dimensions de la pauvreté retenues – privation, marginalisation et pauvreté monétaire – ont été mesurées.

Non-satisfaction des besoins de base (privation)

Les ménages pauvres ont, du fait du resserrement de leur budget, une proportion de dépenses de subsistance plus élevée que celle de la population en général. La part des dépenses totales consacrée à l’alimentation est un indicateur classique de subsistance et de privation. Cet indicateur correspond à l’une des dimensions du critère de capabilité suggéré par Amartya Sen. Nous proposons de définir comme pauvres selon ce premier critère les ménages qui consacrent, pour la proportion de leur budget qui va à l’alimentation au foyer, au moins un tiers de plus que les ménages de référence définis plus loin. Par ailleurs, seront considérés comme riches les ménages qui consacrent à se nourrir un tiers de leur budget de moins que leur population de référence. Ceci revient à supposer qu’il existe une relation de proportionnalité fixe entre les dépenses alimentaires et les autres dépenses de subsistance. Or, on sait que cette proportion dépend du niveau de vie des familles, de leur catégorie sociale et de leur position relative au sein de leur groupe de référence, de la structure démographique de la famille, de la localisation géographique… Il s’agit donc d’un indicateur assez fruste qu’il conviendrait d’analyser plus précisément. Le deuxième critère vise à corriger partiellement ces défauts.

Marginalisation

Les seules dépenses de subsistance ne suffisent pas à définir la pauvreté dans les sociétés développées caractérisées par une extension considérable de la consommation marchande à toutes les sphères d’activités des ménages : il faut aussi prendre en compte la non-satisfaction des besoins sociaux, qui vont bien au-delà de la subsistance définie au sens strict. Du point de vue sociologique, les ménages pauvres ne sont pas seulement incapables de subvenir adéquatement à leurs besoins de base, mais ils sont aussi marginalisés ou exclus et ne parviennent pas à combler un minimum de besoins susceptibles d’assurer une pleine participation à la vie en société, comme le logement, le transport ou les communications. Ces besoins sont maintenant très variés. Plutôt que d’identifier un panier de base dont la composition risque toujours d’être arbitraire, nous proposons de considérer comme pauvres les ménages ayant un niveau de dépense totale par unité de consommation qui ne dépasse pas les 67 % du niveau moyen du total des dépenses observées dans la population de référence et comme riches, ceux qui dépensent plus de 50 % de la moyenne du groupe de référence.

Insuffisance de revenu (pauvreté monétaire)

L’insuffisance du revenu est naturellement une source importante de pauvreté. Aussi, considérer le revenu par unité de consommation comme troisième critère – et non seulement les dépenses totales par unité – s’avère-t-il essentiel parce que certains ménages ont, pour diverses raisons, une consommation nettement inférieure à celle de leur groupe de référence. On aurait tort de définir ces ménages comme pauvres, alors qu’en réalité ils consomment moins tout en ayant des revenus suffisants pour leur assurer éventuellement un niveau de vie décent. D’après l’insuffisance du revenu courant comme troisième critère de pauvreté, seront pauvres les ménages qui se situent dans le quartile inférieur sur l’échelle des revenus disponibles par unité de consommation. Ce critère se distingue des deux précédents parce qu’il situe cette fois les pauvres par rapport à toute la population dans la société. Le critère du revenu disponible par unité de consommation tient compte du caractère progressif de l’impôt sur le revenu, de l’ensemble des ressources monétaires courantes des ménages, de leur taille et de leur composition.

Groupe de référence et unité d’analyse

Nous tenons partiellement compte que la pauvreté ne peut pas être mesurée seulement de manière absolue, puisqu’elle est aussi relative au positionnement du ménage ou de l’individu dans son groupe de référence (social, professionnel, familial) et dans son cycle de vie. Le ménage anticipe en effet l’évolution de son niveau de vie en fonction de son âge et des changements prévisibles de sa structure démographique. Cette anticipation influence certainement ses choix de travail et de consommation. Deux pôles de référence s’imposent. Le premier est constitué par l’ensemble de la société : nous posons que les ménages évalueront leur situation par rapport aux ressources qui sont disponibles à un moment donné dans leur société. En effet, avec la disparition de certaines frontières sociales et la diminution des coûts de transport et de communication, la société génère de nos jours un mode de vie plus unifié qu’auparavant. Le deuxième pôle fait plutôt référence à des groupes sociaux qui partagent un certain nombre de caractéristiques. À titre d’exemple, les jeunes se comparent aux autres jeunes plutôt qu’aux adultes d’âge mûr et les retraités évaluent leur situation par rapport à d’autres retraités.

En conséquence, les dépenses totales et la part du budget consacrée à l’alimentation par chaque ménage seront analysées par rapport à un sous-groupe de référence et non pas par rapport à l’ensemble de la population comme c’est le cas pour le revenu disponible. Le sous-groupe de référence a été spécifié à partir de trois critères : le milieu de vie, la cohorte et le niveau de scolarité. Ces trois critères de référence ont l’avantage d’être quasiment invariants dans le temps : seul le critère d’appartenance à une cohorte d’âge est totalement invariant, mais les deux autres se modifient relativement peu sur le cycle de vie de la plupart des ménages.

En résumé, seront caractérisés comme pauvres les ménages qui consacrent une partie de leur budget à la fonction d’alimentation à domicile, au moins d’un tiers plus élevée que celle observée dans les ménages de référence, qui dépensent moins de 67 % de la moyenne observée dans leur groupe et qui se situent dans le quartile inférieur sur l’échelle de distribution des revenus disponibles par adulte équivalent, cette fois dans l’ensemble de la société. Les ménages riches seront ceux qui ont une part de leur budget consacrée à l’alimentation à domicile inférieure ou égale à 67 % de celle observée dans leur groupe de référence, qui dépensent plus de 50 % du total des dépenses moyennes dans leur groupe de référence et qui se situent dans le quartile supérieur de l’échelle des revenus disponibles par unité[3].

Dans ce travail, nous faisons en effet l’hypothèse que les membres d’une même famille mettent en commun leurs ressources et les répartissent de façon équitable selon les besoins de chacun, se mettant donc dans la perspective d’un modèle unitaire de ménage. Évidemment, cette hypothèse pourrait être contestable, bien qu’elle soit faite dans la plupart des analyses microéconomiques et microsociologiques de la famille. Par ailleurs, l’analyse des problèmes liés à la répartition intra-ménage dépasse les objectifs de cette étude. Il est donc naturel de considérer la famille comme l’unité d’analyse dont le niveau de bien-être doit être analysé. Ce choix pose, cependant, trois problèmes importants car il s’agit de comparer le bien-être de familles de taille et de composition différentes.

Le premier problème est que toutes les familles ne sont ni de taille ni de composition identiques. Si tel était le cas, le choix de la famille en tant qu’unité de mesure serait un choix approprié. En réalité, aussi bien la taille que la composition de la famille varient dans le temps et, peut-être aussi, dans l’espace (c.-à-d., à travers les régions ou les provinces). Ainsi, si la taille de la famille diminue dans le temps, et si cette diminution est accompagnée par une baisse exactement équivalente des ressources, le bien-être de la famille par unité de consommation ne change pas. Pour bien capter cette évolution, le niveau des ressources per capita serait un premier candidat pour appréhender son niveau de bien-être.

Le deuxième problème est que, en dehors de la différence de la composition des familles qui entraîne une différence des besoins entre les adultes et les enfants, la présence de biens publics et d’économies d’échelle dans la consommation intrafamiliale fait que le revenu par tête sous-estime le niveau du bien-être individuel, même si tous les membres du ménage sont adultes. La construction d’une échelle d’équivalence est théoriquement la méthode la plus appropriée pour passer du bien-être de la famille au bien-être individuel. Dans ce travail, nous adoptons les échelles d’équivalence de Statistique Canada qui attribuent un poids égal à 1 au premier membre de la famille, 0,4 à tout adulte supplémentaire âgé de 17 ans et plus, et 0,3 pour tout enfant.

Le troisième problème concerne la structure d’échantillonnage. Comme la plupart des enquêtes dans le monde, les observations des enquêtes canadiennes ne sont pas tirées de façon aléatoire. Une application simple des poids d’échantillonnage produira des résultats représentatifs pour l’ensemble des familles québécoises. Cette façon de procéder n’est pas, toutefois, la meilleure. En effet, elle revient à attribuer le même poids aux familles pauvres composées d’une seule personne qu’aux familles pauvres composées de plusieurs personnes. Pour pallier ce problème, et produire des résultats représentatifs à l’échelle de la population québécoise, nous multiplions les poids d’échantillonnage par la taille du ménage afin de passer d’un système de pondération où l’unité d’analyse est le ménage à un système de pondération où l’unité de mesure est l’individu.

Pour chacune des trois dimensions de bien-être retenues, nous attribuerons la valeur de 1 à tout ménage ayant un critère définissant une situation de pauvreté et 3 le fait d’avoir un critère de richesse, le résidu étant noté 2. Les types de ménages seront déterminés par l’intersection des populations définies par ces trois dimensions. Cette procédure définit donc 27 sous-populations, qui seront regroupées en sept types différents :

  1. Les ménages classés comme pauvres satisfont aux trois critères de pauvreté simultanément (notation 111).

  2. Les ménages quasi pauvres : ils ont deux critères de pauvreté (deux notes 1) et aucun critère de richesse (une note 2) ; par exemple 112 ou 211.

  3. Les ménages de la classe moyenne inférieure : ils ont soit deux critères de pauvreté et un critère de richesse (exemple 311 ou 131), soit un seul critère de pauvreté mais aucun critère de richesse (exemple 212 ou 122).

  4. Les ménages de la classe moyenne : ils ont une cote moyenne à travers les trois dimensions de bien-être égale à 2 (exemple 123, 222, ou 321). Ils ne peuvent donc pas avoir deux critères de richesse.

  5. Les ménages de la classe moyenne supérieure : ils peuvent soit remplir deux critères de richesse et un critère de pauvreté (exemple 331 ou 313), soit satisfaire un seul critère de richesse mais ils n’ont aucun critère de pauvreté (exemple 223 ou 232).

  6. Les ménages quasi riches : ils ont deux critères de richesse (deux notes 3) et aucun critère de pauvreté (une note 2), par exemple 332 ou 323.

  7. Les ménages classés comme riches satisfont aux trois critères de richesse simultanément (notation 333).

L’état de pauvreté s’inscrit sur un continuum et n’est pas un état discret au sens où un dollar supplémentaire ferait sortir tout à coup le ménage de la situation de pauvreté. L’indice IMPR a l’avantage de tenir compte de cette situation sur un continuum en distinguant les ménages pauvres selon les trois critères différents identifiés plus haut – privation, marginalisation et faiblesse du revenu – et ceux qui le sont selon deux sur trois. Nous avons qualifié ces derniers de quasi pauvres, faute d’un meilleur terme. Il faut aussi rappeler que notre indice ne vise pas le dénombrement des pauvres, mais plutôt à identifier des ménages ayant des comportements de pauvreté, ce qui est différent. En distinguant ainsi deux grands types de comportements de pauvreté, nous tenons compte du fait que la pauvreté n’est pas homogène.

Les données qui seront analysées proviennent des Enquêtes sur les dépenses des familles (EDF) de Statistique Canada administrées en 1969, 1978, 1982, 1986 et 1992. L’analyse portera sur l’échantillon québécois seulement. L’année 1978 pose des problèmes techniques (certaines variables pour construire l’indice IMPR sont absentes) mais nous l’incluons quand même dans l’analyse de la convergence des comportements de consommation puisque notre objectif est d’analyser plus loin les comportements de consommation des ménages pauvres et non pas d’estimer les proportions de pauvres avec cette mesure. Nous utilisons aussi les Enquêtes sur les dépenses de ménages (EDM) qui ont pris la relève sur les EDF à partir de 1996. Nous utilisons donc les enquêtes de 1996, 2004, 2005 et 2006. Les EDM de 1997 à 1999 n’ont pas été retenues car elles n’incorporent pas le niveau d’éducation du chef du ménage. Dans la mesure où il s’agit d’une variable clé dans la définition des groupes de référence, il n’était pas possible de construire de façon satisfaisante l’indice IMPR pour ces années.

Évolution temporelle de l’indice et comparaisons avec d’autres mesures

De 5 % à 8,5 % des ménages sont classés comme pauvres d’après l’indice IMPR au Québec entre 1969 et 2006 (tableau 1). La proportion de ménages quasi pauvres (deux critères de pauvreté sur trois et aucun de richesse) est plus élevée, autour de 10 %. Nous distinguerons dans nos analyses les deux groupes de ménages, mais les considérerons aussi ensemble dans certaines analyses, ce qui donne des proportions variant entre 15,5 % et 19,4 % par addition des deux premières lignes du tableau 1.

Nous avons comparé l’indice IMPR avec les deux mesures les plus connues de la faiblesse du revenu et de la pauvreté utilisées au Québec et au Canada : le Seuil de faible revenu (SFR) de Statistique Canada et la mesure de faible revenu (MFR) basée sur la médiane. Rappelons que l’estimation de la valeur du SFR est basée sur le revenu des ménages dont la part budgétaire consacrée aux biens essentiels (nourriture, vêtement et logement) est égale à la moyenne canadienne plus 20 points de pourcentage. Le MFR est par contre un seuil relatif fixé à 50 % du revenu familial médian. Les mesures SFR et MFR sont calculées pour l’ensemble des ménages québécois en utilisant l’échelle d’équivalence de Statistique Canada. Le SFR (base 1992) est en régression dans les années 2000. Le MFR a changé de manière moins marquée à cause de son caractère relatif. Nous avons croisé l’indice IMPR avec le SFR et le MFR afin de voir si les ménages à faibles revenus selon le SFR et le MFR ont des comportements de pauvres (tableau 2).

Tableau 1

Distribution de l'indice IMPR selon l’année (1969-2006) et évolution des indices SFR et MFR, Québec

Distribution de l'indice IMPR selon l’année (1969-2006) et évolution des indices SFR et MFR, Québec

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Tout d’abord, une partie non négligeable des ménages classés à faibles revenus par le SFR de Statistique Canada (deux premières colonnes du tableau 2) n’ont pas de comportements de pauvreté selon notre indice, quelle que soit l’année. Cela confirme une critique souvent faite de cette mesure selon laquelle elle ne caractérise pas de manière spécifique la pauvreté. Deuxième observation à tirer du tableau, le MFR (seul ou conjointement avec le SFR) caractérise mieux les situations de pauvreté, puisque la majorité des ménages qu’il identifie comme étant pauvres ont aussi des comportements de pauvreté selon notre indice. C’est cependant moins le cas à partir des années 1980, ce qui donne à penser que la dimension strictement monétaire laisse échapper des dimensions importantes de la pauvreté, confirmant ainsi l’intérêt et la nécessité d’une nouvelle approche multidimensionnelle pour caractériser les situations de pauvreté.

Tableau 2

Répartition des indices de faiblesse de revenu (SFR) et de pauvreté MFR selon les classes de l'indice IMPR, Québec, 1969-2006

Répartition des indices de faiblesse de revenu (SFR) et de pauvreté MFR selon les classes de l'indice IMPR, Québec, 1969-2006

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IMPR et indice de polarisation

L’indice multidimensionnel que nous proposons corrèle bien avec la mesure de polarisation du revenu disponible par adulte équivalent. Nous avons retenu sept points de coupure différents souvent considérés dans les écrits scientifiques (tableaux 3 et 4). Les trois premiers caractérisent les situations de faibles revenus (parts des ménages recevant moins de 40 % de la médiane, entre 40 % et 60 % et entre 60 % et 75 %). Les deux points de coupure suivants délimitent les classes moyennes (part des ménages recevant entre 75 % et 125 % de la médiane et entre 125 % et 175 %). Enfin, nous retenons la proportion des ménages situés nettement au-dessus de la médiane (au-delà de 180 %). Cette approche caractérise le phénomène de la polarisation.

En 1969, la grande majorité des ménages disposant de faibles revenus relatifs étaient en situations de pauvreté selon l’IMPR et, par ailleurs, une très faible proportion de ménages classés dans la classe moyenne d’après les revenus avait des comportements de pauvres et de quasi-pauvres (tableau 3). On notera aussi pour cette année-là une forte corrélation entre les deux mesures. La situation a changé dans les années 2000 (tableau 4). Cette fois, davantage de ménages de classes moyennes ont des comportements de pauvres et, par ailleurs, une part plus élevée de ménages ayant des comportements de pauvres se situe dans la classe moyenne mesurée en termes strictement monétaires. Si l’on dénombre les ménages classés en situation de faible revenu (et respectivement de revenus élevés) mais qui sont classés différemment d’après l’indice IMPR, on obtient 18 % de tels ménages en 1969, 24 % en 1986, 25 % en 1989 et 33 % en 2006. Ce résultat montre clairement que la pauvreté est devenue au fil des ans davantage multidimensionnelle et que l’indice IMPR est plus robuste que l’indicateur strictement monétaire pour la repérer.

Tableau 3

Distribution des ménages classés dans l'indice IMPR selon diverses proportions du revenu autour de la médiane (indicateurs de polarisation), Québec, 1969

Distribution des ménages classés dans l'indice IMPR selon diverses proportions du revenu autour de la médiane (indicateurs de polarisation), Québec, 1969

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Caractéristiques des ménages pauvres

Les caractéristiques des ménages pauvres ont changé de manière importante en quarante ans, de même que leurs modes de vie (tableau 5). Nous avons retenu deux caractéristiques personnelles – l’âge et la scolarité – et quatre attributs décrivant le mode de vie : le milieu de vie rural ou urbain, la propriété du logement, le type de ménages (personnes vivant seules, couples sans enfant, couples avec enfants et familles monoparentales) et la taille du ménage.

Tableau 4

Distribution des ménages classés dans l'indice IMPR selon diverses proportions du revenu autour de la médiane (indicateurs de polarisation), Québec, 2006

Distribution des ménages classés dans l'indice IMPR selon diverses proportions du revenu autour de la médiane (indicateurs de polarisation), Québec, 2006

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En 1969, la personne de référence d’un ménage pauvre était peu scolarisée, alors qu’elle l’est de plus en plus à mesure qu’on avance dans le siècle, ce qui est en phase avec la hausse de la scolarisation de la population québécoise. La part des jeunes ménages était plus élevée chez les pauvres dans les années 1980, reflétant la détérioration de leurs conditions socioéconomiques dans cette décennie, marquée par un taux de chômage élevé chez les moins de 35 ans. On compte aussi de moins en moins de ménages ayant un chef âgé au cours de la même période, des années 1960 aux années 1980, notamment à cause de la bonification des programmes de sécurité du revenu à l’intention des retraités et des personnes âgées de 65 ans et plus. Cette tendance s’est inversée par la suite dans les années 1990 et 2000, avec la décroissance de la proportion de jeunes ménages chez les pauvres et la reprise à la hausse de la part des ménages plus âgés, un aspect qui a moins retenu l’attention ces dernières années. Les conditions de vie des jeunes ménages se sont fortement améliorées depuis les années 1980 et leur poids dans la population totale a régressé, ce qui a contribué à leur déclin dans le contingent des ménages pauvres. La part plus élevée des personnes âgées dans le contingent des ménages pauvres est de son côté en bonne partie attribuable à la plus grande fréquence du mode de vie en solitaire, comme on le verra plus loin, de même qu’à l’accroissement de la pauvreté chez les hommes âgés entre 55 et 64 ans, touchés par la désindustrialisation et le chômage dans les années 1990 et 2000.

Les modes de vie des ménages pauvres ont changé de manière marquée. Tout d’abord, la part des ménages pauvres vivant en milieu rural a chuté et celle des pauvres qui vivent dans les grandes villes a fortement augmenté dans les années 2000, ce qui n’est pas le cas pour les ménages non pauvres[4]. Ils y sont aussi plus souvent locataires (80 % en 2006, contre 62 % en 1969). Autre changement majeur : la moitié des ménages pauvres est formée de personnes vivant seules, alors que cette proportion ne représentait que le quart de la population pauvre à la fin des années 1960.

Tableau 5

Indices IMPR selon les caractéristiques des ménages, Québec, 1969-2006

Indices IMPR selon les caractéristiques des ménages, Québec, 1969-2006

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Les revenus nets des ménages pauvres, exprimés en dollars constants de 2006, sont stagnants depuis plusieurs décennies, mais il faut tout de suite préciser que la composition des ménages pauvres a profondément changé durant la période examinée, notamment avec la montée du mode de vie en solitaire (tableau 6). Comme nous avons défini la pauvreté en bonne partie à partir des comportements de consommation (deux composantes sur trois de notre indice IMPR), nous accorderons plus d’attention à l’évolution des dépenses moyennes par unité de consommation. Celles-ci sont en constante progression sur toute la période étudiée (1969 à 2006). Il faut souligner que la réduction de la taille des ménages – et en particulier de la taille des ménages pauvres – explique en partie ce résultat.

Tableau 6

Revenus nets moyens, revenus nets moyens par unité de consommation et dépenses moyennes par unité de consommation en dollars constants de 2006 selon la situation de pauvreté et l'année, Québec, 1969-2006

Revenus nets moyens, revenus nets moyens par unité de consommation et dépenses moyennes par unité de consommation en dollars constants de 2006 selon la situation de pauvreté et l'année, Québec, 1969-2006

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Facteurs explicatifs : une estimation à l’aide d’un modèle probit

Nous explorerons maintenant le poids de ces différents facteurs et caractéristiques à l’aide d’un modèle probit (tableaux 7 et 8). La variable dépendante est la mesure de la pauvreté au total selon l’IMPR (ménages pauvres et quasi pauvres agrégés), dichotomisée : 1 = pauvres et 0 = non pauvres. Certaines variables explicatives du modèle sont élevées au carré afin de tester la présence d’un effet non linéaire. Le modèle proposé donne une vue d’ensemble sur la période allant de 1969 à 2006. L’analyse des caractéristiques des ménages ayant une corrélation importante avec leur statut de pauvreté à l’aide du modèle probit confirme et précise, de manière plus sûre sur le plan statistique, l’analyse descriptive simple faite à l’aide des tableaux exposés dans la section précédente[5]. Plusieurs résultats empiriques sont à retenir.

La pauvreté est plus marquée en milieu rural et chez les locataires qui, eux, sont majoritairement des urbains. La présence d’enfants n’a pas d’effet propre significatif au plan statistique sur la pauvreté. D’autres variables associées à la présence d’enfants prennent sans doute en compte cet effet. On le voit, par exemple, avec le fait que les coefficients associés aux familles monoparentales soient positifs et élevés sur toute la période. Au Québec, le fait de vivre seul n’a pas un effet si significatif sur la probabilité d’être pauvre et le mode de vie en solitaire – qui est de plus en plus associé à la pauvreté dans les analyses descriptives – est sans doute pris en compte dans d’autres variables du modèle comme l’inactivité sur le marché du travail ou le fait d’être locataire. Par contre, la monoparentalité est associée à une plus grande probabilité d’être pauvre, effet net et distinct de celui des autres variables.

L’activité des membres du ménage est importante pour prédire leur risque de pauvreté. Ce dernier augmente lorsqu’aucun membre du ménage n’est actif, et il est plus élevé aussi dans les ménages qui ne comptent qu’un seul membre actif à temps partiel sur le marché du travail par rapport aux ménages qui comptent deux membres actifs. Ainsi, le double revenu dans les unités contribue-t-il à réduire l’incidence de la pauvreté, une observation déjà faite dans les écrits sur la question. Notons également que la contribution du travail à temps partiel à la réduction du risque de la pauvreté est, certes, positive, mais moins importante que le travail à temps complet.

Enfin, l’âge du chef de ménage est fortement associé à la pauvreté au cours de la période étudiée, mais non de façon linéaire, comme on l’a vu dans les tableaux plus haut. On observe deux types différents d’effets associés à l’âge, dont il faudrait creuser l’analyse avec des méthodes plus appropriées. Un effet de période d’abord, très net dans les tableaux descriptifs mais aussi dans le probit, et un effet non linéaire de l’âge : le logarithme de l’âge au carré est significativement négatif, ce qui indique que la probabilité d’être pauvre diminue en fin de trentaine. La pauvreté régresse chez les jeunes en fin de période alors que, après avoir diminué chez les personnes les plus âgées en début de période, elle est de nouveau en augmentation dans les années 1990 et 2000.

Tableau 7

Résultats d’estimation du modèle probit selon l’année, Québec, 1969-2006

Résultats d’estimation du modèle probit selon l’année, Québec, 1969-2006

** p < 0,01, * p < 0,5, + p < 0,1

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Tableau 8

Effet marginal sur la probabilité d’être pauvre, modèle probit, 1969-2006Convergence temporelle et transversale des comportements de consommation des ménages entre classes socioéconomiques

Effet marginal sur la probabilité d’être pauvre, modèle probit, 1969-2006Convergence temporelle et transversale des comportements de consommation des ménages entre classes socioéconomiques

** p < 0,01, * p < 0,5 , + p < 0,1

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L’indice IMPR s’avère être un bon instrument pour l’étude des évolutions temporelles des comportements économiques et sociologiques des ménages pauvres et non pauvres. Nous discuterons ici la structure des dépenses des ménages dans les enquêtes budgétaires, ce qui permettra de comprendre la nature des besoins des divers groupements sociaux définis par l’indice. La structure des dépenses est caractérisée par leur distribution en proportion dans les dix grandes fonctions de consommation retenues : alimentation, logement, équipement, habillement, transport, loisir, protection, santé et soins personnels, éducation et enfin, dépenses diverses. Le tableau 9 donne la distribution des dépenses dans ces dix fonctions de consommation selon les classes de l’indice IMPR pour les années 1969 à 2006.

Tableau 9

Coefficients budgétaires pour dix fonctions de consommation selon les catégories de l’Indice multidimensionnel pauvreté-richesse (IMPR), Québec, 1969-2006

Coefficients budgétaires pour dix fonctions de consommation selon les catégories de l’Indice multidimensionnel pauvreté-richesse (IMPR), Québec, 1969-2006

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La comparaison des coefficients entre les classes socioéconomiques sert à caractériser l’évolution transversale des besoins. Ainsi, on voit dans le tableau 9 que la part du budget consacrée à l’alimentation diminue à mesure que le statut socioéconomique du ménage s’élève, et ce, au cours de chacune des années d’enquête considérées. La comparaison des coefficients attribués à chaque classe au cours des différentes années sert quant à elle à étudier les évolutions temporelles des besoins dans chacune d’entre elles. Ainsi, la part des dépenses consacrées à l’alimentation dans les ménages pauvres passe-t-elle de 44,8 % en 1969 à 27,1 % en 2006, en diminution importante, et les mêmes parts passent de 14 % à 8 % dans les ménages riches, aussi en diminution.

Comme les données sont nombreuses et trop complexes pour une lecture directe, nous avons construit un indice simple afin de mesurer la convergence temporelle et la convergence transversale des besoins de consommation entre 1969 et 2006, qui apparaît au bas du tableau 9. Un signe négatif indique que la fonction de consommation est en régression dans la structure des dépenses (c’est le cas de l’alimentation par exemple). Un signe positif indique que la fonction accroît son importance dans le budget de dépenses des ménages (cas de la fonction transport par exemple). Les signes contraires indiquent que les évolutions transversales et temporelles divergent (c’est le cas du logement). Voyons plus en détail ce qui en est.

L’évolution transversale des coefficients budgétaires des biens et services nécessaires à la vie quotidienne reflète la marchandisation accrue qui caractérise nos sociétés. La fonction alimentation est en diminution à mesure que s’élève le niveau du revenu familial mais cette part reste élevée dans les budgets des ménages pauvres. La loi classique mise en évidence par Ernst Engel au XIXe siècle se confirme, sur les plans temporel et transversal. Rappelons la formulation qu’il en donnait : plus le niveau de vie d’une famille s’élève, plus la part du budget consacrée à l’alimentation diminue.

Les fonctions équipement, transports, loisirs, protection, éducation et dépenses diverses augmentent en importance, traduisant l’apparition de nouveaux besoins à satisfaire, y compris chez les ménages pauvres.

Le poste logement arrive maintenant au premier rang dans la structure des besoins révélés par les dépenses des ménages devant la fonction alimentation qui était historiquement la première en importance depuis plus d’un siècle. Il s’agit là d’un changement majeur, au point que la fonction habitation doit maintenant être considérée comme un indicateur important de niveau de vie, et peut-être le principal indicateur dans la mesure où les dépenses d’habitation structurent l’ensemble des autres dépenses des ménages (par la localisation qu’elles définissent et les technologies de production domestique qu’elles génèrent).

La fonction transport connaît une mutation importante. Elle augmente en importance dans tous les budgets, mais davantage dans la structure des besoins des ménages ayant le plus haut niveau de vie, partageant même le premier rang avec les dépenses en logement dans la classe des ménages les plus riches. Le coefficient budgétaire pour les transports vient aussi au premier rang dans la structure des dépenses des ménages du premier quintile de revenu (données non publiées). Il en va de même pour les coefficients budgétaires qui caractérisent les dépenses pour la fonction protection (les assurances diverses) et la fonction dépenses diverses (qui correspond à de nouveaux besoins), dont la progression est plus marquée chez les riches.

Les diffusions transversale et temporelle vont donc dans le même sens pour huit fonctions budgétaires. Elles sont en hausse pour cinq fonctions en croissance, soit les transports, les loisirs, la protection, l’éducation et les dépenses diverses dans les budgets des ménages, tandis qu’elles régressent dans les deux perspectives d’analyse pour la fonction alimentation. Cela signifie que les nouveaux besoins que sont les transports – et en particulier l’automobile et les dépenses qui y sont reliées – les loisirs et la protection du revenu s’imposent rapidement en parallèle à l’enrichissement des ménages et avec la montée des revenus discrétionnaires, et que ces types de dépenses se diffusent dans le temps auprès de toutes les classes socioéconomiques. On retiendra cependant que les deux types de diffusion n’évoluent pas nécessairement au même rythme selon les classes socioéconomiques. Ainsi, les ménages les plus riches accroissent leur effort budgétaire (augmentent leurs dépenses relatives) plus rapidement que les ménages pauvres comme on le voit dans les cas du transport, de la protection et des dépenses diverses.

On constate par ailleurs des contradictions intéressantes entre les convergences transversales et temporelles pour deux fonctions importantes, l’habillement et le logement. Dans ces deux cas, la diffusion sociale diffère de la diffusion temporelle. Sur le plan transversal en effet, la part du budget des ménages consacrée à la fonction habitation est moins élevée pour les riches que pour les pauvres à toutes les années de la période que nous analysons. Le coefficient budgétaire pour la fonction habitation au sens large est en effet de 26,3 % dans les ménages pauvres et de 21,4 % pour les riches en 1982. Mais cette part du budget augmente dans le temps pour toutes les catégories de ménages quelle que soit l’année. Elle passe de 21,7 % chez les ménages pauvres en 1969 à 28,8 % en 2006, et elle augmente de 19,1 % à 24,9 % dans les ménages riches au cours de la même période. On voit par ailleurs nettement que la croissance du coefficient d’effort a été plus prononcée dans les ménages les plus pauvres, comme le montrent l’indice au bas du tableau 9 ou l’examen des proportions.

C’est l’inverse qui se produit pour la fonction habillement : la part de cette fonction est plus élevée dans les ménages riches chaque année, mais elle diminue dans le temps dans tous les types de ménages. Chez les plus pauvres, la fonction habillement passe de 9 % en 1969 à 4,5 % en 2006, et chez les plus riches, de 11 % à 5,4 %. Ce point est essentiel : l’observation de ménages différents en une même période ne permet pas toujours de prévoir sans biais les évolutions des consommations. Cette différence entre les deux distributions, temporelle et transversale, peut être due à un changement du prix relatif du poste considéré. Elle peut aussi indiquer une divergence fondamentale des évolutions dynamiques pour l’ensemble de la société.

Cette analyse a permis de dégager un autre résultat empirique important. Quand un poste de consommation est dynamique temporellement (son coefficient budgétaire augmentant rapidement lorsque le revenu croît entre deux périodes), il est généralement plus différencié socialement qu’il ne croît temporellement. Les exemples du transport et de la protection dans les budgets québécois du tableau 9 sont éloquents sur ce point. Ainsi, tous les ménages ont augmenté leurs dépenses de transport au fil des ans. Celles-ci sont devenues le reflet d’un besoin essentiel comme la nourriture et le logement. Mais les ménages les plus riches les ont accrues encore davantage – achat d’autos plus luxueuses, plus de déplacements ou multimotorisation dans ces foyers. La diffusion transversale (0,466) est donc encore plus importante que la diffusion temporelle (0,128), comme le montrent les indices ou l’examen des proportions. Ce résultat signifie que l’évolution temporelle des revenus des ménages les moins nantis ne leur permet pas d’atteindre les positions acquises par les ménages les plus riches. Autrement dit, les ménages riches augmentent encore plus vite leur consommation de biens de luxe et de biens discrétionnaires que ne le font les ménages occupant une position moins élevée.

L’analyse de la pauvreté ne peut être effectuée uniquement à partir d’indicateurs strictement monétaires, si utiles soient-ils. Le phénomène de la pauvreté apparait en effet clairement, au terme de cette analyse, comme étant de plus en plus complexe, impliquant plusieurs dimensions différentes. L’Indice multidimensionnel de pauvreté-richesse est un mode de classement des ménages plus robuste sur longue période que les indicateurs monétaires, d’un côté, et il a l’avantage de saisir les aspects non monétaires qui sont en jeu, de l’autre.

L’étude de l’évolution des comportements de pauvreté a révélé des faits nouveaux. Il y a augmentation de la proportion de pauvres chez les personnes âgées au tournant des années 2000, ce qui marque l’avènement d’une tendance nouvelle qui a été peu notée, en rupture avec la diminution tendancielle observable depuis les années 1970. On observe ensuite une hausse des situations de pauvreté vers la fin du cycle de la vie active, sans doute due aux mutations sur le marché de l’emploi qui ont affecté les travailleurs dans les dernières années de leur vie active, notamment dans les secteurs industriels en profonde transformation, sans oublier la croissance du nombre d’emplois précaires dans les services qui touchent l’ensemble des salariés. La situation de pauvreté est de plus en plus étroitement associée au mode de vie en solitaire et la part des ménages pauvres vivant dans les grandes villes a fortement augmenté dans les années 2000.François Gardes est professeur de sciences économiques à l’Université de Paris 1 Panthéon Sorbonne et chercheur associé à l’École d’Économie de Paris. Ses champs d’intérêt sont la microéconomie, l’économétrie et l’économie théorique. Il travaille sur la modélisation des choix des ménages (structure familiale, production domestique, consommation), sur l’estimation de modèles sur données individuelles, sur les tests de rationalité ainsi que sur la modélisation dynamique et en économie mathématique. Il poursuit en parallèle à ses travaux en économie une carrière d’écrivain et de poète.Simon Langlois est professeur titulaire au département de sociologie de l’Université Laval. Ses champs de recherche portent sur la sociologie de la consommation, la stratification sociale et l’étude du Québec considéré comme société globale. Il a publié Les raisons fortes. Nature et signification de l’appui à la souveraineté du Québec (avec Gilles Gagné) en 2002 et Consommer en France en 2005. Il travaille à des recherches comparées sur la pauvreté avec François Gardes (Université de Paris I Panthéon Sorbonne). Il est membre de la Société des Dix et il a récemment publié plusieurs articles sur la consommation dans Les cahiers des Dix. Il a été rédacteur de Recherches sociographiques de juin 2005 à août 2010.Sami Bibi détient une maîtrise en sciences économiques de l’Université Laval et un doctorat en sciences économiques de l’université de Tunis (Tunisie). Ses champs d’intérêts sont l’économie du développement, le développement international et la microéconométrie. Il a récemment publié plusieurs article de recherche, dont le dernier en collaboration avec Jean-Yves Duclos, « L’effet des taxes et des transferts sur la pauvreté au Québec et au Canada » dans Analyse de Politiques (décembre 2010). Il travaille comme directeur-adjoint du programme Suivi et mesure de la pauvreté du réseau de recherche sur les Politiques Economiques et la Pauvreté basé à l’Université Laval.