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Quelque quarante ans après avoir massivement investi le travail rémunéré au cours de leur vie, toute une génération de Québécoises atteint présentement l’âge de la retraite. Fait sociohistorique nouveau, les trajectoires des septuagénaires d’aujourd’hui ont été, plus que celle des hommes, bouleversées par la « double transformation » du monde du travail et de la famille (Attias-Donfut, 2009 : 189). On assiste ainsi à une pluralité de parcours et de transitions entre travail et retraite : sortie précoce, préretraite (Quéniart, 2006, 2007), maintien en emploi, réinsertion tardive ou postcarrière (Lesemann, 2007; Guillemard, 2007). Sur le plan des sciences sociales et de la gérontologie, un des effets de cette incursion des femmes dans l’univers du travail est la diversification des figures féminines du vieillissement, et notamment l’émergence des représentations autour de la « mamie » moderne, active, indépendante et engagée dans plusieurs sphères publiques, qui fait contrepoids au modèle de la femme aînée traditionnelle, centrée sur les pratiques de maternage et de soins (Charpentier, 1995; Langevin, 2002; Charpentier et Quéniart, 2009). À cela s’ajoute plus largement l’apparition de nouvelles conceptualisations gérontologiques à propos de la « vieillesse réussie » ou du « bien vieillir » (Rowe et Kahn, 1997; Gangbè et Ducharme, 2006). Toutefois, l’avancée en âge continue d’être marquée, dans le discours et les pratiques sociales, par la persistance de représentations négatives et de stéréotypes dégradants, notamment « l’indigence et la dépendance »[1] des personnes aînées. En effet, dans une société dominée par la productivité et la performance, cette « population grise » a la plupart du temps été perçue comme un groupe stagnant, immobile et timoré, caractéristiques antithétiques de toute organisation sociale moderne, se voulant innovante et dynamique (Pitrou, 1997). Or, faisons-nous l’hypothèse, ces deux conceptions dominantes semblent être en décalage avec les expériences contemporaines des femmes à l’âge de la vieillesse.

Pour pallier cette lacune, une littérature émergente fait un pas de côté face aux approches traditionnelles et met l’accent sur « la perception qu’ont les personnes âgées de leur propre vie » (Gangbè et Ducharme, 2006 : 298). Car, faut-il l’avouer, nous connaissons peu la réalité des aînés, et encore moins celle des femmes vieillissantes. C’est dans cette perspective que se situent nos récents travaux qui cherchent à mettre en relief différentes dimensions et conceptions de leur vie, notamment leur engagement citoyen et leur rôle fondamental de transmission dans la famille (Quéniart et Charpentier, 2009). Toutefois, le quotidien des femmes aînées reste un vaste terrain à défricher : à l’âge de la retraite, que font-elles de leur temps? Comment appréhendent-elles cette séquence temporelle du vieillir et quelles en sont leurs représentations? Plus globalement, de quelle manière vivent-elles leur rapport au temps? Ces divers questionnements ont émergé d’une recherche qualitative que nous menons actuellement sur le rôle des femmes aînées dans la transmission intergénérationnelle, et ce, tant au sein de la sphère privée que publique[2]. De fait, même si l’objectif premier de cette étude ne concerne pas la thématique de la temporalité, la question du rapport au temps s’est pourtant imposée dans les récits des femmes âgées, et c’est pourquoi nous nous proposons ici de défricher, à titre exploratoire, ce thème. Après avoir brièvement décrit le contexte sociohistorique et l’approche théorique dans lesquels s’inscrivent nos travaux, nous nous intéressons d’abord aux représentations sociales de la vieillesse des femmes aînées. Par la suite, nous discuterons de leur rapport au temps au regard de leurs trajectoires et de leurs dynamiques familiales. Nous conclurons enfin sur une réflexion plus holistique et soulèverons quelques enjeux relatifs à la gestion et l’utilisation de ces temps aux troisième et quatrième âges.

Considérations théoriques

L’allongement de l’espérance de vie, la diminution du nombre d’enfants par famille, les progrès dans le domaine biomédical ainsi que l’amélioration des conditions de vie depuis le dernier siècle sont quelques-uns des changements qui ont eu des impacts considérables non seulement sur les modalités de vieillissement des populations, mais aussi sur « les vécus » de la vieillesse. Il y a cinquante ans, la retraite délimitait une frontière autour de 60-65 ans pour désigner les personnes âgées ou du troisième âge; aujourd’hui, la vieillesse se décuple en des « vieillesses », amenant ainsi l’étude de « nouveaux âges » dans le continuum du vieillir (Lalive d’Épinay, 2008). En d’autres mots, les repères marquant la vieillesse traditionnelle s’étiolent, les trajectoires en fonction des âges et des générations se pluralisent et façonnent les diverses étapes de la vie, ou encore « temps de vie », pour emprunter l’expression de Houde (1999). C’est dans ce contexte qu’émergent, en Occident, de nouvelles catégorisations de la vieillesse en terme démographique : les « young old » (65-74 ans) pour désigner, de façon bancale, voire paradoxale, les « jeunes vieux »; les « old old » (75-84 ans) pour nommer les personnes âgées en voie de le devenir et, enfin, les « oldest old » (85 ans et plus), soit les « très vieux » ou, plus communément, les vieillards (Lalive d’Épinay et Spini, 2008). C’est au regard de ces distinctions démographiques, mais aussi en tenant compte des différentes générations sociales auxquelles elles renvoient, que nous avons construit notre échantillon[3]. Dans le sillage de Mauger (2009 : 8), nous estimons que les générations sociales, qui sont clivées selon l’âge et le contexte sociohistorique, possèdent une vision du monde et un « événement fondateur » qui leur sont propres et qui les distinguent entre elles. « Le vieillissement social et la formation des générations relèvent donc de processus communs et solidaires; leur singularité est caractéristique de la période qui les constitue » (Tassé, 2002 : 201-202). Dans le cadre de cet article, en raison de la petitesse de l’échantillon[4] entre autres, les différences entre les modes de génération ressortent essentiellement pour les femmes de la première catégorie (65-74 ans), ayant connu les premiers changements de la Révolution tranquille et ceux amorcés par le mouvement de libération des femmes. Pour les deux autres groupes d’âge (75-84 ans et 85 ans et plus), et au regard du thème à l’étude, peu de différence significative émerge; nous y reviendrons ultérieurement dans la présentation des résultats.

Par ailleurs, sur le plan des dynamiques familiales, avec la transformation des institutions, des cadres de socialisation et des changements démographiques subséquents, nous observons un élargissement de la parentèle et une solidarité intergénérationnelle qui tend à s’accroître dans une société de plus en plus multigénérationnelle (Loriaux, 1995). Toutefois, les relations filiales au sein des réseaux familiaux ont quant à elles changé de modes : anciennement basées sur le sens d’appartenance à la fratrie ou à une descendance, elles apparaissent aujourd’hui plus « négociables et sélectives » (Tassé, 2002 : 205). En d’autres mots, les obligations normatives continuent de jouer un rôle au sein des fratries, mais elles tendent à se traduire de plus en plus en termes d’affection et de choix et moins en termes de devoirs. Par conséquent, la dimension affective et émotionnelle devient plus importante pour assurer la cohésion familiale et les liens intergénérationnels (Lowenstein et al., 2007). En ce sens, « le poids des traditions n’est plus suffisant pour tisser des liens. La famille devient de plus en plus affective, voire plus forte, car les liens électifs sont plus riches, mais paradoxalement plus fragiles à la fois, car la force de la tradition ne résiste pas à certains conflits » (Gaudet, 2009 : 128).

En toile de fond de ces considérations théoriques, notons que si « la vieillesse a aussi un sexe » (Pitrou 1997 : 149), les rapports sociaux de sexe déterminent l’expérience du vieillissement et marquent un rapport au temps spécifique selon le genre. Notre recherche s’inscrit ainsi dans les tentatives récentes de rapprochements théoriques et pratiques entre les études féministes et la gérontologie. Nous estimons en ce sens que les facteurs structuraux de notre société patriarcale marquent encore les discours, les institutions et les pratiques sociales, entraînant des conséquences réelles pour les femmes, particulièrement au grand âge, et ce, non seulement au plan socioéconomique, mais aussi sur le plan de la santé et, par extension, dans les modes de vie. Dans le cadre de notre étude, l’approche féministe s’avère d’autant plus pertinente qu’elle reconnaît l’importance du vécu des femmes et s’intéresse aux trajectoires au regard des dynamiques familiales sexuées. Enfin, notre posture féministe nous permet aussi de considérer l’agentivité des femmes âgées et ainsi, d’éviter de les cantonner dans « un rôle passif d’êtres de besoins » (Charpentier et Quéniart, 2009 : 16).

2. Précisions méthodologiques

Utilisant une méthodologie qualitative et privilégiant le point de vue des principales concernées, notre cueillette de données se fait par le biais d’entrevues semi-structurées auprès d’une trentaine de femmes âgées de 65 et plus[5]. Outre les informations visant à brosser un portrait sociodémographique de notre échantillon, les thèmes abordés s’articulent autour de deux dimensions. La première s’intéresse aux représentations des femmes aînées et des grands-mères : perceptions et images des femmes aînées, place et rôles dans la société; la deuxième vise à explorer la dynamique de la transmission intergénérationnelle : nature, type, valeurs et savoirs transmis, modes de transmission (directe/indirecte, imitation/incitation/imposition, etc.), sens de la transmission (vision du monde, mémoire, éducation), facteurs incitatifs et contraignants, etc. Toutes les entrevues jusqu’ici réalisées ont été retranscrites et codées afin de générer des thèmes (anticipés et émergents) et d’en dégager le sens, en accord avec l’analyse par théorisation ancrée, qui vise l’élaboration d’une théorie enracinée dans la réalité empirique des faits sociaux peu étudiés (Laperrière, 1998; Paillé, 1994). Nous avons par la suite regroupé ces thèmes sous des catégories conceptuelles et mis celles-ci en relations pour, ensuite, élaborer des hypothèses interprétatives et les confronter avec les théories explicatives globales. Enfin, nous avons réalisé une analyse transversale du matériau afin d’établir la récurrence ou non des contenus des discours.

L’échantillon d’aînées sur lequel se base cette analyse exploratoire du rapport au temps des femmes aînées se compose de 14 femmes issues de trois générations : 5 répondantes sont âgées de 65-74 ans (catégorie 1), 6, de 75-84 (catégorie 2) et finalement, 3 femmes sont âgées de 85 ans et plus (catégorie 3). Sur le plan socioéconomique, 4 femmes disposent de revenus modestes à faibles, 6 se situent dans la classe moyenne et 2 vivent au sein de milieux sociaux plus nantis. La majorité des femmes sont soit mariées, soit veuves (deux femmes célibataires et une divorcée, 6 mariées et 5 veuves). Hormis les 2 femmes célibataires, les 12 autres ont des enfants adultes et 11 ont des petits-enfants d’âges variés (7 répondantes ont de 1 à 3 enfants et 5 autres, plus de 4 enfants chacune). Sur le plan des trajectoires et de la formation scolaire, 4 des 5 femmes de la première génération (65-74 ans) détiennent un diplôme postsecondaire (respectivement un baccalauréat, une maîtrise, et pour deux d’entre elles, un doctorat) et la cinquième a bénéficié de formation au sein de son entreprise, lui permettant ainsi d’accéder à un poste de professionnelle. Toutes ont donc occupé un emploi rémunéré en ayant une famille – elles sont mariées ou veuves et une seulement est divorcée – et s’inscrivent dans les classes sociales moyennes à élevées. Enfin, elles se disent socialement engagées, que ce soit au sein de leur communauté ou en poursuivant leur activité professionnelle sous forme de bénévolat. Finalement, les femmes appartenant aux catégories 2 (75-84 ans) et 3 (85 ans et plus)[6] possèdent une trajectoire similaire : elles sont mariées ou veuves et, pour la plupart, ont occupé un travail traditionnellement féminin (secrétaire, technicienne, aide familiale et ouvrière en usine) avant de se marier. Ainsi, comme dicté par les normes sociales de l’époque, elles ont été principalement femmes au foyer et se sont consacrées à leur famille et à leurs proches. Seules deux femmes, l’une se situant dans la deuxième catégorie et l’autre dans la troisième, sont restées célibataires, sans descendance et ont oeuvré comme aide familiale pour gagner leur vie. Elles disposent de revenus modestes ou moyens; certaines ont été ou sont encore engagées socialement.

3. Représentations des temps de la vieillesse

Dans un premier temps, nous nous sommes penchées sur les représentations du vieillir et de l’appréhension de ce temps de vie appelé vieillesse. Rappelons succinctement que les représentations sociales sont une notion plus englobante ainsi que moins caricaturale et grossière que les stéréotypes. Définies comme des « univers d’opinions » et des « connaissances de sens commun » par Maisonneuve (1973 : 213), elles servent de régulateur des lieux communs. En cela, elles permettent de donner un sens aux pensées, aux comportements et aux pratiques et, ce faisant, de se situer en tant qu’individu au sein d’un ensemble social organisé.

Étant donné l’influence qu’exerce ce sens commun du vieillir non seulement dans les pratiques discursives et sociales, mais aussi dans la vie des femmes aînées, il nous a été possible de cerner, dans l’analyse préliminaire des témoignages des répondantes, leurs représentations de la vieillesse et, plus particulièrement, leur vision d’elles-mêmes en tant que femmes vieillissantes. Nous avons également pu dégager le regard qu’elles portent sur le passage du temps, et ce, en dépit du fait que la plupart d’entre elles refusent de se définir comme étant des femmes âgées ou aînées. Leurs discours expriment, d’une part, de quelle façon elles appréhendent ce temps de vie et, d’autre part, comment elles négocient ce processus du vieillir dans une société où la jeunesse est signe de vitalité et de performance.

3.1. Subvertir la vieillesse pour rester vivante

Une majorité des femmes aînées, toutes catégories d’âges confondues, et qu’elles aient ou non occupé un emploi rémunéré, ou qu’elles aient été mariées, veuves ou célibataires, ne se considèrent pas comme femmes aînées ou, du moins, n’apprécient pas cette appellation. Leur perception des femmes âgées dépend des personnalités auxquelles elles se réfèrent, ou encore de leurs représentations du terme « aînés ». Par exemple, Bernadette, 76 ans, se réfère à sa propre grand-mère : « [Les personnes âgées], je [les] vois comme ma grand-mère […] qui avait une toque sur la tête. Là, je trouvais que ça avait l’air de vraies personnes âgées! […].C’est-tu drôle! Je ne me vois pas, moi, comme [une] personne âgée. De coeur, non, je ne me sens pas là-dedans. » En continuité, Céline, 80 ans, estime que les femmes « plus âgées » sont pour la plupart passives et niaises, car « elles se laissent faire »; ces représentations négatives l’incitent à ne pas se définir comme telle. Même scénario pour Jeanine, 70 ans, pour laquelle les aînés typiques sont des personnes isolées, voire inertes.

Je trouve que c’est d’valeur […]. Ils sont assis sur une chaise, puis [ils] attendent. Puis attendent. Puis ça, ce n’est pas drôle, tu sais. Pour moi, c’est ça, une vraie aînée, qui ne veut pas avancer rien. […] Quand je vois une femme dire : « Moi, je m’ennuie », je trouve ça effrayant. Effrayant. Parce que, moi, je n’ai même pas le temps de tout faire ce que j’ai à faire.

Dans cette perspective, la répondante affirme n’avoir « pas le temps de vieillir », « d’avoir des bobos et de s’ennuyer », car pour elle la vieillesse est associée au ralentissement, à l’inactivité tant sociale que physique et psychologique. Ces répondantes s’excluent sciemment de la catégorie homogénéisée « femmes âgées » en raison, d’une part, de leur adhésion aux représentations sociales dominantes et péjoratives attribuées aux personnes âgées, et aux femmes plus particulièrement (Perrig-Chiell, 2001). D’autre part, leurs expériences d’une vieillesse autre que celle socialement projetée les conduisent à se considérer plus jeunes, à ne pas se sentir vieilles. Même Denise, âgée de 85 ans, spécifie ne pas se « sentir » comme une aînée :

C’est drôle, mais on se sent pas aînées tant que ça, on vit notre vie, je te dis mon âge, puis je me sens pas cet âge-là. […] Je dirais qu’il faut essayer de bien vieillir […]. Moi, je ne m’engage pas dans des cercles [d’aînés]. Y en a un groupe ici de personnes âgées. J’ai de la misère avec ça. Mais je trouve que si tu es capable d’avoir l’air disponible, puis d’essayer de bien vieillir, ça paraît que tu as encore le goût de vivre.

Pour ainsi échapper à ce « ressenti » de la vieillesse et aux images stéréotypées sous-jacentes, il faut rester actives, maintenir une vivacité d’esprit et faire preuve de disponibilité. Le témoignage de Claire (72 ans) met quant à lui l’accent sur l’importance de préserver une acuité intellectuelle et une posture d’ouverture sur le monde, attitude permettant d’échapper au recroquevillement sur soi-même et à la taciturnité, autre représentation négative associée à la vieillesse.

Quand l’esprit se referme sur lui-même, c’est là qu’on devient toute ratatinée. […] Ce que j’aime bien chez certaines femmes, c’est celles qui demeurent actives, quand la santé le permet évidemment. Qui demeurent actives physiquement, intellectuellement, et qui ne sont pas juste centrées sur elles-mêmes. Pour moi, c’est important de rester ouvert aux autres personnes et à ce qui se passe dans le monde.

Pour quelques septuagénaires, bien vieillir indique non seulement une vie active, mais comporte aussi un caractère esthétique. « Moi, je ne vieillis pas. […] Moi, je veux faire une belle vieille », s’exclame Bernadette (76 ans) pour signifier que le temps ne semble pas avoir d’emprise sur elle, puisqu’elle demeure toujours vive, indépendante et autonome. Selon Jeanine, 70 ans, veiller à son apparence physique et maintenir une vie sociale sont deux dimensions importantes que les femmes âgées devraient mettre de l’avant : « Des femmes de mon âge […] qui aiment encore se pomponner, aller à la coiffeuse, se faire faire les ongles, aller magasiner, sortir, prendre un verre de vin en mangeant, c’est ça que ça me dit moi. Mais, aînée, là, ah ça, j’aime moins ça. » Le « prendre soin de soi au féminin » apparaît ainsi associé non seulement aux normes sociales sexuées, mais aussi aux capacités de mobilité, de vitalité et de plaisir qui caractérisent, typiquement, la jeunesse. Globalement, les femmes de cette première catégorie d’âge (65-74 ans) semblent particulièrement préoccupées par la nécessité de « rester vivante », de maintenir leurs réseaux sociaux et de préserver une curiosité citoyenne. Elles souhaitent ainsi poursuivre des projets variés, entretenir leurs passions même si elles sont à la retraite, que ce soit par l’entremise de loisirs, de poursuite d’activités rémunérées à temps partiel, d’implication sociale ou familiale. Femmes en tête de la génération pivot décrite par Attias-Donfut (2000) et ayant profité des changements sociaux en matière de travail, de famille et d’éducation, elles cherchent à emprunter un chemin du vieillir qui s’inscrit davantage en continuité avec la vie vécue. Odette, 73 ans, détenant un diplôme de 3e cycle et ayant oeuvré comme professionnelle toute sa vie, représente bien cette génération de femmes : « Je suis passionnée par ce que je fais, je sais que c’est utile, puis ça me passionne, alors j’en vois des femmes autour de moi qui ont mon âge et qui continuent de faire des choses intéressantes. »

En revanche, plus les répondantes avancent en âge, plus un accent est mis sur la santé. Rappelons les paroles de Bernadette (76 ans) : « Je me vois encore avec un bel avenir qui me reste parce que je suis relativement en bonne santé. » Pour les répondantes âgées de 85 ans et plus, la santé, la forme physique et l’autonomie deviennent centrales dans leur définition de soi comme femme vieillissante : « J’aime bien les femmes qui font des exercices, puis qui font toutes sortes d’affaires pour se garder en forme », mentionne Lise, 93 ans. De son côté, Josette, 91 ans, affirme qu’en dépit d’une fracture de la hanche, nécessitant des soins quotidiens, elle est « toujours debout », signifiant que malgré une mobilité amoindrie au cours des années, son autonomie demeure un facteur nodal dans sa représentation d’elle-même. De plus, et même âgée de 91 ans, à la question portant sur les femmes aînées, Josette nous répond : « Je vais te dire, il n’y en a pas beaucoup de vieilles madames. Elles ont une marchette, ça, c’est correct, mais je veux dire, de bien malades, là, non, je ne pourrais pas dire ça. » Les mots « femme aînée » lui apparaissent être d’emblée associés à une condition physique en déclin, à une mobilité réduite ou encore à la maladie. Une scission se crée ainsi dans l’esprit de Josette entre les femmes âgées relativement autonomes comme elle, et les femmes aînées « malades ». En l’occurrence, nous constatons que les conceptions traditionnelles de la vieillesse, qui l’amalgament d’emblée à la perte de capacités physiques et cognitives, à la fragilité et la dépendance, sinon à la maladie, entrent en contradiction avec les récits expérientiels du vieillir. C’est notamment ce que Grenier (2009) met en relief en montrant comment les femmes âgées bénéficiant de services de santé publics réfutent la notion de « fragilité », concept basé uniquement sur des indicateurs biomédicaux et cliniques, car elle élude les dimensions cognitives et émotionnelles du terme.

En outre, si la plupart refusent de s’identifier à l’expression « femmes aînées » et ne se perçoivent pas de la sorte, c’est notamment parce qu’elle renvoie à l’image d’une « vieille femme » cloîtrée et en marge de la société, une représentation péjorative qu’elles retrouvent dans les diverses tribunes et pratiques sociales. Claire (72 ans) déplore à ce propos que la vieillesse soit vue comme un fardeau social : « On n’est pas des poids morts pour la société. J’ai beaucoup de misère avec le discours actuellement sur le vieillissement des personnes », précise-t-elle. Lise (93 ans) mentionne dans le même esprit qu’elle préfère l’expression « grand-maman ». « Femme aînée, dit-elle, c’est considéré comme vieux. Grand-maman aussi, [mais], tu es vieille aussi, mais je trouve ça plus respectueux ». Plus encore, Mona (80 ans), constate les conséquences de ces préjugés sociaux envers les personnes aînées : exclusion sociale, stigmatisation et occultation de leur bagage expérientiel par les plus jeunes générations.

Je disais à mes petits-enfants : en Afrique, y a un vieux proverbe qui dit : « Quand une personne âgée meurt, c’est une bibliothèque qui brûle. » Alors, j’ai dit : tenez compte de l’expérience de votre grand-mère. […] Je me rappelle que quand mes grands-parents parlaient, c’était digne de foi. Y avaient tout le bagage du passé avec eux, qu’ils représentaient. Aujourd’hui, on a tendance à tenir les vieux dans le coin, puis amusez-les avec une danse de ligne temps en temps. […] Mais il faudrait qu’on soit écoutés aussi. Au départ, si t’as le préjugé de dire : [elle] est vieille, a pas connu [telle chose] heu… il faut qu’elle évolue...

Même Josée, 71 ans, avoue elle-même avoir eu ce type de jugement défavorable envers les personnes âgées : « Je voyais les vieux comme étant un peu gâteaux, un peu dépassés par leur temps, qui rabâchent toujours les mêmes affaires […], j’avais une vision pleine de préjugés, de stéréotypes concernant le vieillissement et je ne voulais pas m’identifier à cela ». Force est de constater que « les aînés ne sont pas dans l’air du temps » : les changements dans les modes d’éducation, la croissance des valeurs d’autonomie et d’indépendance ainsi que la contestation des figures d’autorité et des obligations normatives participent à considérer l’expérience des personnes âgées comme non recevable, sinon obsolète (Attias-Donfut et Segalen (2002). Pour les répondantes, cette mise à distance du terme « femme aînée » peut être aussi appréhendée comme une résistance à considérer la vieillesse comme un processus structurant toutes les dimensions de leur vie : leur identité de femme, leur place et rôle dans l’organisation sociale, position trop souvent à-côté, limitrophe, périphérique à l’action et à l’agir citoyen. Au contraire, les femmes âgées doivent « défendre leur place », « dire leurs affaires » et ne « pas rester dans le coin, parce qu’elles ne sont pas juste bonnes pour tricoter des chaussettes », affirment une majorité d’entre elles. De surcroît, les jeunes septuagénaires, telles qu’Odette (73 ans) et Josée (71 ans), insistent sur le « devoir de citoyenne » qu’elles ont à jouer au sein de la société.

Ainsi conscientes des préjugés sociaux entourant la vieillesse des femmes, mais les récusant en bloc, les répondantes concentrent leurs représentations du vieillir autour des valeurs positives d’autonomie, d’indépendance, du maintien de la santé physique et intellectuelle, état permettant de préserver une vitalité d’esprit et, de surcroît, une attitude sereine à l’égard de l’irréversible avancée vers le quatrième âge. Ces caractéristiques associées à leur processus du vieillir leur permettent non seulement de résister aux représentations négatives considérant la vieillesse comme un problème social, mais de surtout « rester dans la vie », dans le continuum de leur existence et des projets anticipés, et non en rupture ou en marge du temps et des réalités contemporaines.

3.2. Accepter le passage du temps

En dépit du refus d’endosser l’étiquette « femmes aînées » en raison des préjugés sociaux et idéaux qui y sont associés, les répondantes ayant évoqué le vieillissement de façon plus spécifique en parlent comme une phase, une étape inévitable à laquelle il faut s’ajuster et, surtout, que l’on doit « accepter », comme l’évoque Loraine, 77 ans : « [Il faut] accepter notre vieillesse… Accepter que notre corps change, accepter les bobos, les inconvénients, il faut accepter qu’on est rendues là ». Pour Loraine, il s’agit non seulement d’intégrer sur le plan psychologique ce temps de la vieillesse, mais aussi les changements physiques et l’avènement des marqueurs corporels subséquents. Pour elle, les transformations du corps interpellent directement les représentations de soi-même et en cela, « accepter la vieillesse », c’est rechercher cette « congruence entre l’image de soi et l’image corporelle, [car] ce n’est pas le corps qui doit s’adapter à l’image de soi, mais l’image de soi qu’il faut accepter de voir transformée » (Vanneinwenhove, 2009 : 77). Image de soi et identité doivent ainsi être mises en consonance pour intégrer l’idée du temps qui passe et, avec lui, l’inéluctable « limite de l’existence » (Charton, 2005 : 54) : « Quand tu l’acceptes [la vieillesse], tu vis bien. Tu profites plus de tous les moments parce qu’on sait, a beau dire, [mais] on ne va pas durer tout le temps. On est chanceuses. » (Denise, 85 ans) Concomitamment à l’acception de la vieillesse, il y a la notion d’apprivoisement du fait de vieillir, comme l’illustre Josée, 71 ans :

D’apprivoiser et d’accepter que je suis une femme vieillissante, que j’ai beaucoup moins d’années en avant de moi que j’en ai en arrière, que la dernière étape, ça serait la mort. Puis de faire en sorte que ça ne soit pas noir, mais qu’on peut respirer avec ça et on peut trouver plein de plaisir à vivre.

Apprivoiser et accepter cette étape ressort davantage des témoignages des femmes septuagénaires, âge autour duquel on situe dorénavant l’entrée dans la vieillesse (Lalive d’Épinay et Spini, 2008). Pour Denise (85 ans), le sentiment de plénitude ressenti face à son avancée en âge lui apporte non seulement la conscience d’une vieillesse choyée, mais alimente aussi son désir de « rester vivante » : « On vieillit toutes, on se visite et on se parle de ce qui se passe dans la société et on regarde comment ça a évolué; des fois, on n’est pas contentes, des fois, on trouve que c’est aussi une belle période, mais on veut rester vivantes. » Le temps qui marque les époques, elle le constate aussi sur l’évolution sociétale et les changements sociaux subséquents.

Le rapport serein au temps futur de ces répondantes apparaît aussi lié au fait de percevoir son existence comme étant encore significative, autrement dit, que le chemin devant soi n’est pas futile mais, au contraire, qu’il s’inscrit dans une continuité ontologique de la trajectoire jusqu’ici parcourue (Houde, 2003). Le prolongement de l’engagement collectif semble aussi permettre ce continuum qui donne un sens au présent : « Ce n’est pas le chèque qui est important, mentionne Odette (73 ans) en parlant du travail qu’elle effectue à temps très partiel, je sens que je suis encore bien vivante et active et, pour moi, c’est ça qui est important. » Se sentir en vie, être active et en santé apparaît en l’occurrence essentiel pour appréhender avec quiétude les années de la vieillesse :

[…] je me vois encore avec un bel avenir […] qui me reste, parce que je suis relativement en bonne santé. […] J’ai laissé ma maison, je reste chez mon garçon, et puis je suis bien heureuse là. On voit à moi, je me sens aimée, puis c’est de même que je pense que je vais finir ma vie. (Bernadette, 76 ans)

Ces femmes, encore mariées ou veuves, impliquées dans leur famille et dans leur communauté et en « bonne santé », ressentent le poids des années, mais dans les conditions d’un certain « bien vieillir », défini entre autres par l’acceptation de soi, le maintien de relations positives avec les autres, le sentiment d’autonomie ainsi que la maîtrise de son environnement (Ryff, 1995, dans Reising et Fees, 2006 : 8). La façon de concevoir cette dernière phase du vieillir, qu’Erickson[7] nomme l’intégrité personnelle, période réflexive où l’individu a cette impression d’avoir eu « une vie bien remplie », ou est envahi par un sentiment de désespoir (Houde, 2003 : 99), apparaît ainsi tributaire de l’état de santé physique, cognitif, relationnel et socioémotif de la personne âgée. En l’occurrence, l’âge des répondantes et leurs conditions de vie influencent aussi leur rapport à la vieillesse. Contrairement à Bernadette, entourée de sa famille et qui n’a pas de problème de mobilité, Lise, une veuve de 93 ans, vivant dans une résidence pour personnes âgées, mentionne qu’elle ne souhaite pas vivre jusqu’à cent ans en raison de sa condition physique altérée par son grand âge, mais elle semble satisfaite de ce qu’elle a accompli dans sa vie : « Je suis heureuse malgré tout. J’ai fait ma vie, je suis rendue à 93 ans, mais j’ai fait une belle vie avec mes enfants puis tout ça. Donc, qu’est-ce que tu veux de plus? Mon temps est échu, mon temps est fini ni plus ni moins. » À cette étape-ci de la vie, Lise fait une rétrospection sur le temps passé et sur les expériences qui l’ont accompagnée. Si la vieillesse apparaît être un moment propice pour effectuer un bilan personnel et mener une réflexion à rebours sur son existence (Aumond, 1987)[8], le regard résigné que Lise pose sur le temps à venir est imprégné d’un sentiment de finitude, d’un temps de vie qui se prolonge, mais qu’elle estime néanmoins achevé.

À travers ces quelques témoignages, nous l’avons vu, il existe diverses façons « d’habiter ce temps de la vieillesse » (Houde, 2003 : 95). Au-delà de l’âge, le rapport à la santé, physique et mentale, façonne l’expérience de la vieillesse et le rapport au temps présent et futur. Pour celles qui n’ont pas atteint le « quatrième âge », accepter le passage du temps interpelle à la fois des dimensions identitaires et rationnelles, c’est-à-dire la nécessité de s’approprier une image de soi vieillissante et d’inscrire ce temps du vieillir dans une vision du monde qui continue de donner un sens à la vie. Pour la dernière répondante, le rapport au temps à la grande vieillesse semble s’opérer à travers « la séquence et ruptures des âges » (Charton, 2005 : 54). De fait, les diverses étapes du vieillir et les changements expérientiels subséquents associés au vieillissement, qu’ils soient d’ordre physique, matériel, psychologique, etc., rendent manifestes la fin d’un parcours de vie où le temps devant soi apparaît désormais réduit. Toutefois, pour développer ce sentiment de sagesse à la mesure du temps passé et à venir, il apparaît nécessaire, pour la majorité des femmes interrogées, de prendre une distance avec les représentations sociales péjoratives de la vieillesse ou encore avec les pratiques discursives et médiatiques qu’elles estiment infantilisantes. En cela, bien vieillir ou simplement vieillir n’est donc pas un état statique, mais une évolution dynamique mettant en jeu une série de facteurs d’ordre sociohistorique, culturel, symbolique et identitaire. Les représentations de la vieillesse se transforment donc constamment, sous l’influence à la fois de ce qui circule dans la société (normes, valeurs, etc.) et des perceptions des individus – ici les femmes – menant à la formation d’identités composites du vieillir. Mais quelle que soit la recomposition identitaire que ces femmes effectuent, une chose est certaine : l’entrée dans la vieillesse n’est pas une « mort sociale » pour nos répondantes, comme l’évoque Guillemard (2002) à propos des représentations de la retraite. Au contraire, pour plusieurs, elle crée un nouvel espace-temps, une interface salutaire s’immisçant entre le mitan de la vie et le grand âge. C’est sur cette période de la « maturescence » et ce nouveau rapport au temps invoqué par Houde (2003 : 96) que nous nous attarderons dans la section suivante.

4. Le temps de la vieillesse : entre le temps pour soi et le temps pour autrui

4.1. Du temps pour soi, enfin!

Vieillir interpelle d’autres dimensions de la vie que celles reliées aux représentations sociales de la vieillesse et à son identité de femmes âgées ; l’expérience du vieillir ouvre une nouvelle fenêtre sur la temporalité; le rapport au temps se modifie à l’aune des trajectoires, elles-mêmes en changement à l’âge de la retraite. En effet, ralentir ou prendre congé du travail salarié permet de s’affranchir des rôles sociaux jusqu’ici endossés au sein de la sphère privée et publique ; l’individu s’engage dans une « transition biographique » importante où l’accent est mis sur la reconsidération des priorités personnelles et des nouveaux projets de vie (Pennec, 2004 : 99). Six de nos répondantes à la retraite ou qui se la remémorent, ont mentionné ce temps de répit qui s'aménage à la suite de trajectoires où le travail domestique, d’éducation et de soins aux enfants et aux proches accaparait alors une grande partie de leur temps, sinon la totalité pour deux d’entre elles. C’est le cas de Lise (93 ans) et de Bernadette (76 ans), deux veuves ayant oeuvré dans la sphère privée et endossé les rôles traditionnels d’épouse, mère et ménagère dès leur mariage. C’est souvent le départ des enfants de la maison qui laisse a posteriori l’occasion de s’occuper de soi-même et de se divertir, comme l’exprime Bernadette : « Chacune doit se divertir aussi, un coup que tu es rendu à un certain âge, [tu peux] te divertir, puis […] faire des choses que tu aimes, puis que tu n’as pas eu le temps de faire dans ta jeunesse. » La notion du divertissement est ici révélatrice d’un nouveau regard sur soi, de ses passions dans le cadre d’une temporalité qui échappe dorénavant aux impératifs du devoir familial. À cet égard, la vie conjugale peut aussi prendre un nouvel essor lors de cette période où les urgences quotidiennes propres au mitan de la vie se font évanescentes; on vit davantage dans l’ici et maintenant en optimisant le temps présent (Houde, 2003). Ce cycle de vie où le temps devient de plus en plus poreux, de moins en moins structuré par les obligations de la vie adulte correspond, dans tous les récits, à la période de la retraite, ou de la préretraite, soit celles des femmes elles-mêmes si elles ont eu travail rémunéré, ou sinon celle du conjoint. C’est le cas de Lise, 92 ans, pour qui la retraite de son mari a permis l’inauguration de cette période de liberté, de voyages et de moments à soi, à eux.

On avait un chalet à Maskinongé qu’on a converti en maison résidentielle. Alors, on est allé rester là [pendant] 12 ans. Mon mari est décédé à 69 ans. […] Donc, ça, c’est les 12 plus belles années que j’ai eues dans ma vie, disons, à faire ce que je voulais, quand je le voulais et sortir avec mon mari, ne pas être seule.

Les quatre autres répondantes retraitées âgées de 65 à 74 ans ont occupé un emploi rémunéré en s’occupant de leur famille, comme plusieurs femmes de leur génération. Vives et en santé, comme elles le soulignent, ce moment spécifique « du bel âge » leur offre aussi, en écho aux deux participantes plus haut, du « temps pour soi », pour profiter des « petits plaisirs de la vie », comme le souligne Claire. En effet, après une vie orientée sur l’aide et le soutien aux autres en tant que mère et travailleuse sociale, la retraite va lui permettre de renouer avec le « plaisir de vivre ». Un plaisir de vivre qui apparaît renouvelé au contact de temps de loisirs et de voyages, qui permettent l’accomplissement de rêves inassouvis : « Je suis allée en Norvège […], nous dit Pierrette, 73 ans. Et là, j’ai le goût d’aller au pôle Nord, aller voir les rennes. » Plus largement, la notion de voyage apparaît corollaire d’un désir de liberté, d’extériorité et de réalisation personnelle. En effet, lorsque les conditions de santé permettent la mobilité, les projets de voyage représentent un moyen pour affirmer cette émancipation nouvellement acquise : « J’ai une assez bonne santé pour le moment, donc je peux faire des rêves, puis accomplir ce que je veux. […] Je fais des voyages, je ne refuse aucun voyage dans le moment. Je n’en ai pas fait beaucoup dans le temps que j’élevais ma famille. » Ainsi, pour Pierrette, mariée et qui dispose de conditions matérielles nécessaires à l’édification de tels projets, la mise au rancart des responsabilités familiales et le retrait du marché du travail permettent de « faire une belle vie », le plus souvent, ajoutent-t-elle « avec le conjoint, si celui-ci n’est pas décédé ». En écho à Lise, la retraite s’appréhende a priori dans une union conjugale; ce temps pour soi apparaît ainsi intriqué à un temps de conjugalité marqué par l’oisiveté, la détente et l’intimité amoureuse retrouvée.

La retraite, c’est aussi l’occasion de disposer de temps pour investir de nouveaux champs d’intérêt ou encore d’approfondir de nouvelles dimensions de soi, à travers l’art notamment. Odette (73 ans) s’est inscrite à un cours de peinture afin de développer son potentiel artistique :

Je dis souvent que j’ai une formation scientifique, mais je dis souvent qu’il y a un côté artistique en moi qui n’a jamais eu beaucoup de temps ni de place. Là, je prends des cours d’aquarelle, je me suis inscrite l’an passé, puis je repars là. Disons qu’il y a ce côté expression, cette sensibilité et expression de la beauté [que je souhaite développer].

Cette démarche d’Odette s’inscrit dans la mise en place de paramètres de vie qui tiennent dorénavant compte de ses ambitions à examiner des horizons qui, jusqu’ici, ne trouvaient pas d’espace pour s’insérer dans le cadre d’une vie professionnelle, familiale et conjugale. Pour Pierrette, Claire, Jeanine et Odette, ce moment de répit permet non seulement « de mettre à distance l’organisation antérieure des temps », mais offre au surplus « la redécouverte des potentialités mises en veilleuse auparavant (Pennec, 2004 : 10). Dans tous ces récits, c’est la retraite qui semble être « l’acte repère » ou « acte inaugural » à partir duquel peut naître cette exploration d’un nouveau pan de vie (Charton, 2005 : 71). Lalive d’Épinay (2008) conceptualise dans les mêmes termes, mais plus largement, ce troisième âge comme une période spécifique, un « espace de vie » qui s’insère suite au mitan de l’existence et avant celui de la vieillesse que les individus, libres des contraintes liées au travail et à la famille, investissent de façon discrétionnaire et créative en fonction de leurs ressources. En effet, si le troisième âge et de façon corollaire, la retraite, « paraît ouvrir sur un âge de liberté » (Ibid, 1995 : 339), cette redéfinition du rapport aux temps demeure largement conditionnée par les positions sociales des répondantes. Issues de milieux socioéconomiques variant de moyen à nanti, mariées ou veuves, scolarisées et ayant eu un revenu pendant une majeure partie de leur vie familiale, ces « jeunes femmes âgées » appréhendent leur retraite avec quiétude, disposant de conditions socioéconomiques permettant la réalisation d’univers de possibles. En écho à Pennec (2004 : 101), nos résultats montrent aussi que :

Le temps pour soi et la redéfinition des priorités sont plus facilement réalisables pour les personnes dont le statut professionnel est plus haut dans la hiérarchie sociale, car la reconnaissance de leur statut et engagements antérieurs ainsi que les ressources économiques dont elles disposent les tiennent à distance des injonctions familiales.

Bien que ces aînées du troisième âge, privilégiées sur le plan des ressources et des positions sociales, aménagent leur retraite dans une perspective de redéfinition d’espaces personnels et conjugaux, le temps consacré aux petits-enfants, à la famille demeure par ailleurs toujours présent. En effet, avoir cette opportunité de renégocier des espaces-temps à soi n’est pas antinomique avec le temps que les répondantes dédient à la parentèle et aux proches. Ces moments offerts aux proches s’inscrivent cependant au sein de deux dynamiques familiales différentes; nous en proposons un premier déblayage conceptuel dans la partie qui suit.

4.2. Le temps pour les proches : entre discontinuité et réciprocité de l’entraide

Imbriquant temps pour soi et temps consacré aux autres, les répondantes répartissent ce temps devenu « vacant » entre les moments impartis aux loisirs et au couple, le cas échéant, et ceux consacrés aux membres de la famille. À titre d’illustration, Claire (72 ans) mentionne qu’après une carrière en travail social, elle préfère dorénavant prendre soin de ses proches. Elle évoque à cet égard l’importance qu’elle accorde aux rapports filiaux et à la solidarité familiale, sans porter atteinte au principe de l’autonomie qu’elle juge fondamental. Professionnelle à la retraite avec son conjoint, elle dispose des ressources nécessaires pour « profiter de la vie » tout en offrant présence et soutien à la parentèle. Naviguant ainsi entre les divers temps sociaux, son témoignage indique une dynamique familiale où les normes d’indépendance au sein de la fratrie sont prégnantes : « On n’est pas dans des dépendances trop poussées les uns des autres. Ça, pour nous, c’est important aussi de [le] maintenir. Ils ont leur territoire, on a le nôtre », précise-t-elle.

En écho au récit de Claire, celui de Pierrette (74 ans) permet de cerner un rouage relationnel similaire entre les membres de la famille. Ainsi, nonobstant l’importance accordée aux relations intergénérationnelles, elle souligne cet esprit d’autonomie qui la caractérise dans ses rapports filiaux, notamment avec ses enfants : « Je ne les vois pas souvent, mais je ne m’accroche pas après. Je ne dis pas : viens me voir! Quand est-ce que tu vas venir? Je ne les appelle pas pour rien, en général, j’appelle si j’ai quelque chose. » Tel que le conceptualise Brannen (2006), la culture familiale de ces répondantes apparaît marquée par l’indépendance familiale et la discontinuité du soutien fourni. Plus précisément, dans cette configuration des rapports filiaux, l’entraide et le soutien intergénérationnels sont manifestes, mais se prodiguent dans des temps irréguliers et sporadiques selon les situations données, les événements, les ressources et les dispositions de chacun. Le partage des temps sociaux de ces retraitées de la génération des moins de 75 ans montre que la famille, et particulièrement les enfants et les petits-enfants, occupe un espace notable dans les temps du vieillir des femmes âgées, sans toutefois occulter l’importance accordée au temps pour soi et pour les activités sociales. Nos données rejoignent à cet égard les résultats de Roberto et al. (1999) : un peu plus de la moitié des femmes âgées interrogées (soit 34) considèrent essentiel de maintenir leurs temps de loisirs et implications sociales et estiment que même si leurs enfants demeurent importants, elles doivent aussi vivre leur propre vie.

Les récits de ces femmes aînées permettent de constater que le rapport au temps s’est modifié à la mesure des nouvelles générations sociales et des transformations dans les « modes de génération » (Mauger, 2009 : 8). En l’occurrence, ces jeunes septuagénaires ont vécu leur jeunesse dans la foulée de la Révolution tranquille et du mouvement féministe, période d’émancipation ayant non seulement bouleversé les rapports sociaux de sexe, mais aussi l’ensemble de la société québécoise. Ces répondantes ont ainsi eu la possibilité de faire des études postsecondaires et de mener une vie professionnelle ou publique. Refusant – c’est le cas de plusieurs – de se cantonner dans les pratiques exclusives de maternage, leurs parcours de vie sont donc marqués par plus d’individualisation et de mobilité sociale (Attias-Donfut 2009). C’est pourquoi, comme l’explique Tassé (2002), les rapports intergénérationnels vécus par ces femmes en tête de la génération pivot[9], et par extension, le temps qu’elles consacrent aux proches, se situent davantage dans une logique de discontinuité que dans une perspective de réciprocité mutuelle inter ou intragénérationnelle, et ce, pour une majorité d’entre elles.

En revanche, pour quelques répondantes des catégories 2 et 3, soient celles âgées de 75 ans et plus, les moments consacrés aux proches apparaissent monopoliser une grande part de leurs activités et instants de loisir, sinon la presque totalité de leur temps. Se distanciant donc des autres grands-mères réclamant du temps à soi, leurs discours et leur temps libres restent focalisés sur la famille et les responsabilités subséquentes. Ainsi, leurs témoignages semblent refléter une « culture de mutualité » où la réciprocité dans l’échange des ressources, des soins, des services entre les générations s’effectue de façon continue (Brannen, 2006), ou selon Attias-Donfut (2009), de manière directe, tel que l’illustre Lise, 93 ans : « Je suis chanceuse. Mes enfants, ils me soutiennent tous. Y viennent souvent. […] Oui, c’est un beau retour. […] Je suis bien contente de les avoir ». Les propos de Jeannine (70 ans) mettent également l’accent sur cette réciprocité bilatérale de l’entraide familiale, c’est-à-dire sur le soutien mutuel entre les membres de la parenté : « S’il arrive de quoi, tu n’as pas besoin de chercher 56 voisins, t’appelles ta soeur, t’appelles, c’est comme ça. » Pour Aline, 77 ans, l’essentiel dans la vie, c’est d’être présente pour répondre aux besoins de ses enfants et de ses petits-enfants : « On est une continuité, ce sont nos descendants, c’est important », rappelle-t-elle. Clément et Lavoie (2001 : 111), dans leurs travaux sur l’aide aux proches âgés en perte d’autonomie, qualifient ce type de relations familiales de « modèle familialiste », fermé sur l’extérieur où les pratiques d’entraide sont influencées par le « sceau de l’obligation ». Les relations ont une dimension instrumentale marquée. L’identité semble d’abord s’ancrer dans le « nous » familial [familles fusionnelles] ». D’après leur observation, cette obligation de réciprocité normative se retrouve davantage dans les milieux ouvriers et défavorisés, en milieu rural, de même que chez les individus plus âgés et issus de certains groupes ethniques[10].

Dans le même sillage, le récit de Paulette (79 ans) traduit cette nécessité de proximité et d’engagement envers les siens; pour elle, la solidarité familiale représente une valeur essentielle qui devrait se transmettre à l’ensemble des générations successives. Pour ces répondantes partageant ces mêmes pratiques d’entraide, c’est l’institution familiale qui « soutient le temps », tant présent que futur (Roussel, 1989, cité dans Charton, 2005 : 66).

On souhaite qu’ils [nos enfants] restent proches comme on a été proches des frères et soeurs. Autant [que] mon mari était proche de ses soeurs et frères, et moi aussi. On souhaite que le fait qu’ils sont justes deux [enfants] maintenant, qu’ils ne se laissent pas après qu’on ne soit plus là. […] Et que les petits aussi puissent continuer à se voir. Parce qu’en vieillissant, c’est facile de s’éloigner. Quand il y a eu des malheurs, si on a quelqu’un de près de nous, soit frères et soeurs, c’est bien important pour passer au travers. (Paulette, 79 ans)

C’est dans cette perspective de solidarité intergénérationnelle que les temps sociaux de plusieurs des grands-mères interrogées restent occupés par les pratiques de « grand-parentage », permettant notamment la mobilité ascendante des jeunes parents, et des jeunes mères particulièrement (Attias-Donfut et Segalen, 2007). Par exemple, pour Mona, 80 ans, il importe qu’une grand-mère « tienne sa place » et montre l’exemple en termes de disponibilités offertes aux petits-enfants, que ce soit en leur donnant des conseils ou les hébergeant. Dans le même ordre d’idées, Paulette (79 ans) affirme que « les grand-mères, c’est fait pour justement prendre soin des petits quand les parents en ont besoin ». Cette relation privilégiée qu’entretiennent les grands-parents avec leurs petits-enfants est différente du rapport parent-enfant; il est davantage basé sur l’amour filial et le plaisir que sur l’éducation et la discipline. Ainsi, bien que les grands-parents aient un rôle secondaire dans l’éducation de leurs petits-enfants, ils assurent néanmoins une présence en termes « de soutien affectif, moral et pratique » (Attias-Donfut et Segalen, 1997 : 198).

En somme, entre temps pour soi et temps pour les autres, le rapport au temps des répondantes se scinde en deux logiques différentes : selon leur âge et leur génération d’appartenance. Les femmes de la première cohorte de la génération des baby-boomers ont investi leurs parcours et se permettent dorénavant plus de projets autonomes et personnels. Partagé entre rôle traditionnel et rôles nouveaux au sein du privé, leur rapport au temps, notamment au moment de la retraite, est davantage vécu « comme un projet de maîtrise de l’existence » (Charon, 2005 : 66). Le temps consacré à autrui est par conséquent arbitré dans une pluralité de temps sociaux à orchestrer – temps à soi, conjugal, familial et intergénérationnel. Pour les répondantes âgées de 75 et plus, la division sexuelle de l’espace et du travail, le rôle d’aidante et de soignante, les tâches de l’intérieur ainsi que le travail du proche (Pennec, 2009) caractérisent leur existence; plus encore, ces rôles participent à la définition de soi en tant que femmes âgées. À la vieillesse et au grand âge, leur parcours et rapport au temps se place sous une « logique de continuité et de tradition », dans le sillage des normes et des rôles familiaux bien circonscrits (Charon, 2005 : 72). Le soutien du proche et le travail sororal demeurent ainsi une valeur nodale canalisant la majorité de leur temps. Dans cette perspective d’analyse, nous ne notons pas de différence significative entre ces deux générations (75-84 ans et 85 ans plus); leur trajectoire est sous-jacente au fonctionnement des organisations sociales traditionnelles.

En filigrane de ces deux cas de figure, nous observons néanmoins que la trame temporelle du vieillir, que ce soit au troisième ou au quatrième âge, demeure inévitablement médiatisée par le souci d’autrui. En effet, même si ce temps consacré aux autres se vit et s’articule différemment, l’engagement de proximité, tel que défini par Pennec (2002)[11], continue d’occuper une place considérable dans la vie des femmes âgées. Nous convenons donc avec Pennec que même « si les femmes de cette génération [pivot] manifestent cette volonté d’exister hors de la sphère familiale, les services d’entraide intergénérationnelle continuent d’exercer sur elles une force de rappel vers les fonctions domestiques et de soin » (Ibid, 2009 : 149). Cet état de fait n’est pas surprenant, puisque le domaine du privé, de la famille et du travail émotif demeure encore l’apanage des femmes; les pressions sociales et familiales, et même politiques, restent fortes pour qu’elles continuent à offrir tant de temps à autrui.

6. Conclusion

L’étude des récits montre comment la temporalité intervient non seulement dans les représentations sociales des femmes aînées, mais aussi de quelle façon cette séquence du vieillir est mise en oeuvre et actualisée aux troisième et quatrième âges. Au regard d’une vieillesse de plus en plus polymorphe, ce temps de vie incite d’abord à porter un regard réflexif sur le chemin parcouru, exercice d’introspection menant, pour les répondantes, à une paisible acceptation du temps passé. C’est ce sentiment de plénitude qui permet également l’appréhension du temps à venir ou restant dans les mêmes termes harmonieux. Toutefois, au-delà de l’intégration de sa propre vieillesse, c’est toute l’organisation sociale qui participe à la construction identitaire, sans cesse en mouvance, des personnes âgées (Pitrou, 1997). Or même si les représentations de la vieillesse vacillent dorénavant entre deux pôles, à savoir l’image de l’aîné fringant et actif et celle du « vieux » ou de la « vieille » vivant en marge et dépendant (Caradec, 2004), ce sont ces dernières évocations qui apparaissent prégnantes dans l’imaginaire des femmes aînées. Ces préconçus sur la vieillesse fournissent une vision partielle et grossière de la situation des personnes aînées, car « non seulement [ils] rédui[sent] les singularités, mais servent aussi à dédialectiser, réifier et dépersonnaliser » leur réalité concrète en créant une « perception essentialiste » du processus du vieillir (Gabel cité dans CSF, 2010 : 13). Les récits montrent d’ailleurs que les femmes âgées récusent en bloc ces préjugés homogénéisants à propos de la vieillesse, laquelle, au contraire, se vit et « s’inscrit dans des rythmes multiples » (Houde, 2003 : 96) créant, par le fait même, une atomisation des temps sociaux.

Aujourd’hui plus que jamais, de nouvelles temporalités se sont immiscées dans la vie des femmes. Après le retrait du travail salarié et le départ des enfants du foyer, le rapport au temps s’arbitre entre le temps pour soi et le temps pour autrui; temps disponible que l’on choisit de se réapproprier, d’investir ou de donner. Et ce sont les différentes configurations des relations familiales, reflétant tantôt des pratiques de réciprocité directe et indirecte, tantôt des schèmes d’entraide discontinus, qui influencent cette partition des temps sociaux. Considérant cette « nouvelle culture du vieillissement », ce sont les femmes, plus que les hommes, qui restent les premières interpellées à investir le temps laissé vacant au moment de leur retraite (Attias-Donfut, 2009 : 190). Si celles bénéficiant des conditions matérielles nécessaires réinvestissent ces espaces dans une logique d’individualité et de loisirs, les femmes demeurent néanmoins « les chevilles ouvrières » (Pitrou, 1997 : 149), les gardiennes de la parentèle et des liens filiaux. Qui plus est, avec l’allongement de l’espérance de vie et, par conséquent, l’émergence de rapports entre plusieurs générations et de plus longue durée, les femmes âgées risquent de poursuivre leur engagement de proximité pendant longtemps; autrement dit, de donner beaucoup plus de temps que d’en recevoir (Bengston, 2001).

Ainsi, le temps consacré à autrui continue d’informer non seulement les trajectoires personnelles et professionnelles des femmes, mais aussi leur appréhension et conjugaison des espaces-temps de la vieillesse. Or étant donné que l’éthique de la sollicitude (Gilligan, 1982) continue de caractériser la socialisation du genre féminin, n’est-il pas à craindre, avec l’effritement des ressources publiques dans une société vieillissante, que le temps disponible devienne, lui aussi, de plus en plus accaparé par ce rôle « d’aidante naturelle », position que les femmes ont d’ailleurs toujours occupé au sein des réseaux familiaux? De surcroît, puisque le vieillissement de la population et la longévité se conjuguent au féminin, mettant ainsi en scène plusieurs générations de femmes, leurs fonctions de pivots seront accrues pour plus de temps et auprès de plus de personnes (Pennec, 2009). En l’occurrence, si avec Pennec (2009 : 158), nous estimons que le « souci du proche est politique », le rapport au temps des femmes âgées nous apparaît, lui aussi, éminemment enchevêtré par ces mêmes enjeux.