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Si les livres sur la photographie ne se comptent plus, les travaux réellement documentaires dans le domaine sont suffisamment rares pour que celui-ci mérite d’être signalé, d’autant plus qu’il présente de grandes qualités. C’est un ouvrage dense, précis, remarquablement fouillé, et dont l’écriture, ce qui ne gâte rien, est rapide, agréable, pertinente. Le propos de l’auteur est d’exposer la manière dont des groupes institutionnels (le gouvernement canadien, l’Église anglicane et la Compagnie de la Baie d’Hudson) ont élaboré et donné à voir une imagerie nordique au cours des premières décennies du XXe siècle. Dans ces groupes se détachent deux individus, Archibald Lang Flemming, missionnaire anglican, et Richard Finnie, prolifique photographe et cinéaste travaillant essentiellement pour le gouvernement.

L’ouvrage se découpe en six chapitres. Le premier, «Taking pictures and making history», tient lieu d’introduction théorique aux représentations photographiques du Nord canadien. Après une (trop) brève évocation des difficultés et des ambiguïtés de l’analyse des «vérités construites» de la photographie, l’auteur propose d’aborder le sujet de manière très classique par l’étude de la production, de la circulation et de la réception des images (p. 8). La méthodologie choisie, prenant pour base le fait que les photographies ne prennent leur sens que par juxtaposition les unes avec les autres, paraît empiriquement juste, sachant que dans ce domaine, chaque chercheur est un peu livré à lui-même. Cela apparaît clairement d’ailleurs dans les références de l’auteur. Elles sont incontournables (Alan Trachtenberg, Bill Nichols, John Tagg), mais commencent aussi à dater (tous les ouvrages cités en référence dans le champ des études analytiques en photographie remontent à au moins 15, si ce n’est 20 ans) ; cela ne provient pas d’une lacune de l’auteur, mais du fait que ce champ d’études est plutôt délaissé actuellement.

L’auteur interpelle le lecteur dès la préface, évoquant toutes les questions que l’on peut se poser, non seulement sur ce que l’on voit, mais aussi sur ce que l’on ne voit pas. La photographie, capture d’instants du réel, choisit, sélectionne, mais aussi «déréalise». L’un des défauts de cette étude sans doute est que, même si l’auteur en est conscient, il effleure à peine cette dimension. Mais il faut bien avouer qu’elle est particulièrement insaisissable. L’autre ambiguïté de la photographie tient du phénomène inverse: si un ensemble de prises de vues a le pouvoir de créer une image quelque peu mystificatrice (de l’autre, d’un territoire, d’une «atmosphère»), il n’en reste pas moins qu’elle se fonde sur le réel, et que ce réel lui-même joue son rôle dans l’image qui en sera ultérieurement donnée. Toutes les études en photographie achoppent sur cette articulation entre la réalité temporelle et «l’immortalisation» irréelle.

L’auteur, dès ce chapitre d’introduction, pose bien la question primordiale, celle qui est particulièrement intrigante pour quiconque a abordé ce thème: «que signifie cette prépondérance des photographies et des films ayant le Nord pour sujet?» (p. 5), proportionnellement aux documents écrits s’entend, et comparativement à d’autres régions. Effectivement, l’un des paradoxes du Grand Nord est que, même s’il véhiculait toute une «mythologie» à l’époque des explorations, sa découverte s’est faite sur le mode de la «preuve»: les arpentages, les explorations, les contacts avec ses habitants coïncident chronologiquement avec les développements techniques des prises de vue, de la photographie et du film, qui, dans les premières décennies du XXe siècle, peuvent s’effectuer dans des conditions plus difficiles et atteindre les contrées les plus reculées. Dans le cas du Nord, photographies et films présentent clairement une dimension institutionnelle, sachant que peu de personnes pouvaient se livrer à de telles activités à titre individuel, pour des raisons simplement pratiques et de coût – aborder cette étude sous l’angle institutionnel relève donc d’un choix par défaut, et rejoint ainsi les études sur la photographie en contexte colonial. Les six chapitres suivants présentent logiquement chacun un photographe représentatif d’une fonction: le deuxième chapitre, «Visualizing the State in Canada’s Arctic», porte sur les expéditions d’exploration du gouvernement canadien et s’étend plus longuement sur les photographies de Diamond Jenness, qui accompagnait l’une de ces expéditions afin d’effectuer des recherches sur les Inuinnait (Inuit du Cuivre) de Coronation Gulf. Le troisième chapitre, «Archibald Lang Fleming and Missionary Messages of the North», porte sur la photographie missionnaire par l’intermédiaire d’un seul de ses représentants. Le quatrième évoque les cinéastes et photographes travaillant pour le compte de la Compagnie de la Baie d’Hudson désireuse de valoriser ses activités et son importance dans le Nord, à l’occasion de son 250e anniversaire. Le cinquième accompagne plus spécifiquement Richard Finnie, membre de la Canadian Geographic Society et de l’American Polar Society.

L’auteur relève une remarque intéressante de ce dernier photographe: «Il approche très vite le temps où l’on ne pourra plus trouver d’images des Eskimos dans leur habillement traditionnel, utilisant leur équipement primitif de cuisine et de chasse. Cela pourrait très bien se produire cette année et il faudrait envoyer un agent […] pour prendre toutes les images qu’il pourra, surtout des autochtones dans leur environnement d’origine» (p. 144, traduction libre). Cette idée de la Vanishing Race que l’on appliquait aux Amérindiens au XIXe siècle se retrouve à l’identique chez les Inuit un demi-siècle plus tard, et elle aurait sans doute mérité un développement plus approfondi. On pourrait penser que tous ces photographes sont dépêchés par leurs institutions respectives pour prendre des images des Inuit, parce que ces institutions ont la certitude de leur disparition imminente.

Cet ouvrage a de grandes qualités documentaires, et devra constituer une référence pour les chercheurs s’intéressant à ce domaine. L’auteur présente de manière extrêmement détaillée et précise les auteurs des photographies, leurs itinéraires, leurs prédilections esthétiques et thématiques, le contexte dans lequel ils travaillent, la production et la circulation des images, tout cela s’accompagnant d’une somme de références très fouillées. Il ne s’agit pas cependant d’un travail réellement analytique. La question de la Vanishing Race, si importante, est évoquée, mais non réellement traitée, et la perspective institutionnelle incline à un discours quelque peu «foucauldien» sur le pouvoir. Pourtant ce pouvoir de la photographie sur le sujet photographié n’est cependant pas réellement défini non plus, dans le sixième chapitre, «Representation and Power in Northern Imagery». Cette idée de base de l’imposition d’un «pouvoir» souvent ressassé, jamais vraiment défini, dans de nombreux ouvrages et pas seulement celui-ci, élude une donnée fondamentale, à savoir que la photographie de l’autre implique la participation de l’autre. Si ces images sont destinées à revenir à leurs communautés d’origine, ainsi que le dit l’auteur dans le dernier chapitre, «pour les réinscrire dans leur contexte culturel» ou afin qu’elles «déclenchent une sorte de revitalisation culturelle» (p. 182), il faudrait les envisager sous l’angle non de l’imposition d’un pouvoir abstrait, mais sous celui d’un échange, inégal certes, mais librement consenti, entre le photographe et ceux qui ont accepté de lui livrer leur image.

Le lecteur, finalement, n’aura pas la réponse à la question de savoir pourquoi, en réalité, le Grand Nord a suscité une telle fascination. Mais il sourira à ce paradoxe optimiste que constitue le fait de restituer aux communautés, «pour revitaliser leur culture», des images prises dans l’urgence, devant ce qu’on croyait être l’imminence de leur disparition. L’histoire est toujours ironique.