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Le 2 septembre dernier décédait le sociologue Shmuel Noah Eisenstadt

Le professeur Eisenstadt a été associé à la vie de Sociologie et sociétés et ce, depuis les débuts de la revue. Membre de son comité scientifique, il y a publié trois articles. Dans le dernier, paru en 2007 et intitulé « Une réévaluation du concept de modernités multiples à l’ère de la mondialisation », il se proposait d’actualiser ses plus récents travaux. Au-delà de leur critique de la modernité classique, écrivait-il alors, les mouvements de contestation caractéristiques du monde contemporain reprennent en fait à leur compte les thèmes mêmes de cette modernité. Les traduisant dans leurs propres termes, ces critiques empruntent aux prémices et aux thèmes fondamentaux du discours de la modernité et, de ce fait, participent à l’émergence de nouvelles manifestations de ce discours. Ses travaux constituent eux-mêmes un réexamen des théories de la modernisation, le grand courant sociologique du changement social de l’après-guerre. Comme l’a souligné avec justesse Matthias Koenig (2005 : 43), Shmuel Noah Eisenstadt était un sociologue de l’intégration théorique bien plus que de la confrontation.

Le professeur Eisenstadt aimait dire qu’il « réorganisait quelques idées » (recombine some ideas). Il intégrait, dans une approche toujours en évolution, de nouvelles problématiques et de nouveaux objets. C’est à partir des antinomies entre différents principes inhérents à la modernité classique et des tensions au sein d’organisations qu’il pensait le changement. En cela, il reprenait un des fils conducteurs de l’oeuvre de Max Weber. Son programme de recherche était d’une ampleur inégalée — et peut-être pouvons-nous voir là une autre influence du classique allemand dont il a développé, à sa propre façon, la sociologie historique et comparative des civilisations. Sa relecture de la sociologie comparée des religions de Weber s’est d’abord déployée dans un contexte où dominait le courant structuro-fonctionnaliste, et elle s’est poursuivie alors que la mode s’orientait davantage vers sa critique. Je ne suis pas certaine de ce que pensait le professeur Eisenstadt de l’analogie souvent établie entre Max Weber et lui-même. Sans doute l’aurait-il tournée en dérision — bien qu’il n’ait pas caché sa fierté d’être invité à prononcer la conférence Max-Weber, un grand événement soulignant le centenaire de l’article sur « l’objectivité » et de l’Éthique protestante lors du congrès de la Société allemande de sociologie à Munich en 2004.

Né à Varsovie, en Pologne, Shmuel Noah Eisenstadt émigra en Palestine avec sa mère en 1935, à l’âge de douze ans. Il fit des études d’histoire et de sociologie à l’Université hébraïque de Jérusalem sous la direction de Martin Buber. Le professeur Eisenstadt racontait que Buber l’appréciait et que, très tôt, il l’enjoignit à lire les classiques de la sociologie, comme Les règles de la méthode sociologique, dont il discutait avec lui. En 1949, Eisenstadt prendra la direction du Département de sociologie jusque-là assumée par Buber. Il se verra confier une chaire de sociologie en 1959, qu’il occupera jusqu’à son éméritat en 1983. Bien que ses travaux et lui-même soient étroitement associés au développement de l’État israélien, la carrière du professeur Eisenstadt fut indéniablement internationale. Ses livres ont été traduits dans plusieurs langues, et il séjourna en Angleterre, aux États-Unis, en Suède, en Suisse et en Autriche. Dans les années 1970, il se rendit pour la première fois en Allemagne. Si cette décision ne fut pas toujours comprise par son entourage, il y gagna cependant de nombreux amis et y retourna à plusieurs reprises. Fellow au Max-Weber-Kolleg, il a marqué les débuts de l’Université d’Erfurt, institution recréée dans la foulée de l’unification allemande.

Lecteur incroyable (il pouvait lire jusqu’à 250 pages à l’heure !), commentateur généreux, ami agréable et attentif, il se démarquait par son attitude décontractée et pragmatique. Bien que ses auditeurs à Erfurt, où je l’ai côtoyé, aient parfois mis en doute le choix de certains de ses concepts ou critiqué leur caractère général — non sans une certaine irritation —, il ne se laissait pas facilement ébranler. Le professeur Eisenstadt avait l’habitude de hausser les épaules. « O. K. », disait-il en levant légèrement les mains et les yeux, « just give me a name. » Bien qu’il se nourrissait des travaux d’historiens, ce sont des dynamiques et des configurations sociales qu’il parvenait — et osait — mettre au jour grâce à une grande érudition et un formidable esprit de synthèse. Ses collègues et étudiants se souviendront de l’homme à la fois sérieux et du maître de l’autodérision qu’il était.

Quelques références

Eisenstadt, S. N. (2007), « Une réévaluation du concept de modernités multiples à l’ère de la mondialisation », Sociologie et sociétés, vol. 39, n° 2, p. 199-223.

Eisenstadt, S. N. (1973), « L’éducation, la science, la technologie et les crises culturelles », Sociologie et sociétés, vol. 5, n° 1, p. 9-26.

Eisenstadt, S. N. (1970), « La sociologie politique et les expériences de modernisation des sociétés », Sociologie et sociétés, vol. 2, n° 1, p. 25-42.

Eisenstadt, S. N. (2006), The Protestant Ethic and Modernity — Comparative Analysis with and beyond Weber, inK. S. Rehberg (dir.), Soziale Ungleichheit, kulturelle Unterschiede (Verhandlungen des 32. Kongresses der Deutschen Gesellschaft für Soziologie in München), Francfort-sur-le-Main, Campus, p. 161-184.

Eisenstadt, S. N. (2000), Die Vielfalt der Moderne, Weilerswist, Velbrück Wissenschaft.

Eisenstadt, S. N. (1986), (dir.), The Origins and Diversity of Axial Age Civilizations, Albany, State University of New York Press.

Eisenstadt, S. N. (1963), The Political Systems of Empire, New York, Free Press of Glencoe.

Eisenstadt, S. N. (1956), From Generation to Generation. Age Groups and Social Structure, Glencoe, Free Press.

Koenig, M. (2005), « Shmuel Noah Eisenstadt », inD. Kaesler, Aktuelle Theorien der Soziologie, Munich, Verlag C.H. Beck, p. 41-63.