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Introduction

L’anthropologie est définie comme l’étude de l’être humain (anthrôpos). Cependant, l’histoire de cette discipline montre que des controverses relatives à la localisation de son objet ont été soulevées et continuent d’inspirer de nouveaux fondements théoriques. Depuis quelques années, l’anthropologie a tenté d’explorer le « corps » en tant que lieu d’expérience phénoménologique et de l’identité (Wolputte, 2004). Toutefois, Janelle Taylor (2005 : 749) relève une tendance récente dans la littérature « à présumer, plutôt qu’à se demander qu’est-ce qu’un corps et quelles sont ses frontières significatives ». Déterminer quand et où commence le corps, à quel moment ses différentes composantes cessent de faire partie de l’être humain n’est pas toujours évident. Les pratiques actuelles de la biomédecine comptent de plus en plus sur l’échange de matériaux qui transgressent les frontières insaisissables du corps et remettent en question la catégorisation simple de ce qui appartient au corps ou non, au soi ou au non-soi, à la personne ou à la chose. Ces matériaux prélevés sur un corps humain sont utilisés à titre d’« outils thérapeutiques » (Hogle, 1996) et accumulés comme « biocapital » pour la recherche (Thacker, 2005). Ces différentes formes de matériaux appartiennent-elles à un corps ? À quel corps en particulier ? Et pendant combien de temps ? Même si les anthropologues se sont intéressés à de nombreuses pratiques médicales qui produisent de tels objets — en particulier, le traitement contre l’infertilité, la recherche sur les cellules souches, la transplantation d’organes, le stockage de matériaux biologiques humains et la manipulation de cadavres —, peu de théorisations sur ce vaste sujet ont été tentées à ce jour. À cause de leur statut ambigu (ils peuvent être considérés comme partie ou non d’un corps humain), les matériaux qui franchissent les frontières du corps exigent une attention particulière et constituent le point de départ de cet article. Je suggère d’utiliser le concept d’objets-frontières humains afin d’analyser de tels objets et de faciliter une exploration permettant d’évaluer les similitudes et les variations.

L’étude de rituels impliquant ce type d’objet équivoque qui transgresse les frontières du corps, tels que les ongles, les cheveux, les excréments, l’urine, la sueur et le sang, est une tradition en anthropologie. Dans le Rameau d’or, James Frazer écrivait avec une pointe d’arrogance que :

L’idée que l’on puisse ensorceler un homme au moyen d’une mèche de ses cheveux, de ses rognures d’ongles ou de n’importe quel autre échantillon de sa personne est plutôt répandue et confirmée par des preuves trop évidentes, banales et ennuyantes dans leur uniformité pour être analysée en détail. L’idée générale sur laquelle repose la superstition est l’existence d’un lien sympathique persistant entre une personne et tout ce qui a déjà fait partie de son corps ou a été étroitement lié à elle.

Frazer, 1993 : 233

Actuellement, les études sur les substances et les éléments corporels sont surtout restreintes au domaine de l’anthropologie religieuse. Malgré le mépris de Frazer envers une telle « superstition », les objets appartenant au corps ou détachés de celui-ci ont été reconnus d’intérêt universel. La manipulation de tels objets a été analysée en profondeur à titre d’exemple principal de relation entre le symbolisme public et privé (Leach, 1958 : 157), ce qui a permis de faire des avancées significatives dans les problématiques de catégorisation et de liens entre la personne, le corps et la société (Douglas, 1995 : chapitre 7).

Ce que l’on appelle le « tournant biotechnologique » en biomédecine a stimulé la production de nouveaux matériaux pour le corps et a contribué, jusqu’à un certain point, à rendre les méthodes actuelles de traitement, de recherche et de diagnostic de plus en plus dépendantes de l’échange de biomatériaux dérivés du corps humain (Rabinow, 1999) : ovules pour le traitement de l’infertilité, sang pour la transfusion, organes pour la transplantation, greffons de peau, hormones, cellules, etc. Ces objets pouvant à la fois appartenir ou non au corps humain remettent en question la catégorisation préalablement établie, comme la plupart des objets étudiés par Leach, Douglas et les autres. Aux biomatériaux, s’ajoute une vaste gamme d’appareils mécaniques, comme les stimulateurs cardiaques et les prothèses qui se fusionnent au corps pour suppléer certaines fonctions naturelles de l’être humain. Pour la plupart des anthropologues contemporains, l’héritage de l’anthropologie religieuse semble être tombé en disgrâce, comme si les anthropologues avaient involontairement tendance à adopter le point de vue implicite de Frazer : les systèmes de rituels et de croyances qui permettent de purifier les substances et les matériaux corporels représentent une sorte de superstition, étrangère aux acteurs rationnels des institutions biomédicales contemporaines.

Les objets situés à la frontière du soi et du non-soi continuent pourtant de soulever l’inquiétude des nations industrialisées contemporaines. Cet article vise à poser une plateforme afin d’explorer les différences entre des contextes rarement comparés. Cette plateforme sert de référence pour mieux déterminer ce qui est en jeu lorsque les objets-frontières humains se retrouvent au coeur de conflits, et en apprendre davantage au sujet des institutions qui manipulent ces objets. L’hypothèse avancée est que les objets qui circulent entre des corps ou entre des communautés de pratique indépendantes affichent de façon dynamique des structures de valeurs, de connaissances et de pouvoir au sein des systèmes d’échange dans lesquels ils circulent, tout en étant vecteurs de changement pour ces mêmes systèmes. La création de nouveaux objets qui transgressent les frontières n’est pas dénuée de conséquences en ce qui concerne les institutions. Pour ces raisons, les objets-frontières constituent un espace productif pour l’étude de processus liés à la catégorisation, la valorisation de soi et l’identité.

Pour soutenir cette argumentation, une liste de vocabulaire pertinent a été dressée en mettant particulièrement l’accent sur les concepts d’objets-frontières humains et d’infrastructures-frontières. Par la suite, les « lieux » où sont échangés les objets-frontières humains sont décrits en mettant de côté l’interface humain/animal (même si cette interface est fort intéressante (Brown, 2005 et Milton, 2003) afin de braquer le projecteur sur certains débats plus particulièrement. Ces lieux sont classés selon les trois phases de la vie du corps telles que nous les connaissons habituellement, c’est-à-dire : la fabrique d’une nouvelle forme de vie, la reconstruction continue du corps adulte et la dégradation du corps jusqu’à la mort.

La création d’un vocabulaire

Les concepts ne sont pas envisagés comme des mots désignant des choses qui partagent des caractéristiques inhérentes ; ils sont appréhendés comme des outils heuristiques indispensables pour mettre en évidence des pistes potentielles de recherche. La comparaison à un autre objet semblable est la démarche adoptée au cours de cette recherche. Strathern (2004) a fait remarquer que la connaissance est toujours créée par comparaison : théoriser c’est établir des liens partiaux entre ce qui s’avère autrement isolé. Peu importe qu’un même objet soit examiné dans différents contextes, ou différents objets rapportés à un même contexte, ce sont les analogies qui dessinent le sujet d’étude. Ces liens partiaux — de telles « comparaisons [1] » — sont ici mobilisés pour transcender les prétentions existantes sur les composantes du corps, leur symbolisme, leur définition et leur rôle. Dans leur célèbre et important ouvrage sur le commerce des tissus humains, Waldby et Mitchell (2006) suggèrent d’établir des liens comparatifs en mettant l’accent sur l’étude des pratiques de commercialisation de tissus humains. Néanmoins, l’étude se limite aux tissus humains et laisse dans l’ombre de nombreux autres objets susceptibles de fournir d’autres perceptions du corps. En outre, l’attention portée à l’aspect économique met de côté la façon dont les objets contribuent à l’expérience du soi. Il serait pertinent d’explorer un spectre plus large d’objets biologiques et d’essayer de les appréhender non pas en termes d’entités définies de façon ontologique, mais plutôt de prendre pour point de départ les activités qui y sont menées, telles que le déplacement de ces entités biologiques vers l’intérieur et en dehors de ce qui est phénoménologiquement ressenti comme le corps.

Afin de déterminer un traceur à mon étude, j’ai trouvé une source d’inspiration dans le terme objet-frontière, créé par Susan Leigh Star et plusieurs coauteurs (Bowker et al., 1999 ; Star et al., 1989 ; Star, 1989). Dans un ouvrage sur les pratiques de classification des institutions biomédicales rédigé conjointement par Goeffrey Bowker et ses collaborateurs, la définition suivante du terme objets-frontières est proposée :

[...] objets qui circulent entre plusieurs communautés de pratique et qui répondent aux exigences informationnelles de chacune d’elles. En pratique, ce sont des objets qui peuvent traverser des frontières tout en maintenant une certaine constance identitaire.

Bowker et al., 1999 : 16

Ces auteurs emploient le terme objets-frontières pour désigner les objets utilisés dans la production de savoirs scientifiques afin de faciliter la coopération entre des gens qui les utilisent à des fins très différentes grâce à la capacité de certains objets circulant à maintenir une flexibilité conceptuelle et matérielle. En ajoutant « humain » à l’expression empruntée « objet-frontière », l’optique adoptée est légèrement différente tout en étant plus précise. Je désigne par objet-frontière humain un type d’entité particulier qui circule entre des corps que l’on juge humains.

Star et Bowker soulignent que les objets-frontières ont besoin d’infrastructures qui « d’une façon générale, font le travail nécessaire pour rendre les choses conformes » (ibid. : 313). C’est aussi le cas pour les objets-frontières humains. Les objets et les infrastructures sont mutuellement constitutifs dans le cadre de la théorie de l’acteur réseau (Actor Network Theory — ANT). Les infrastructures-frontières sont essentiellement des communautés de pratiques indépendantes à partir desquelles circulent les objets et leur rôle peut être comparé à celui que l’anthropologie classique attribuait aux rites et rituels : maintenir une stabilité des structures sociales en « blanchissant » les substances et les éléments corporels équivoques. Ainsi, le sens du terme infrastructure-frontière établi par Bowker et Star se rapproche beaucoup de l’une des principales problématiques des anthropologues, celle de la mise en place de catégorisations dominantes, tenues pour acquises et influencées par la « société » ou la « culture ». Afin d’analyser cette dimension, l’étude des infrastructures pour les objets-frontières humains exige de développer une perspective anthropologique sur les aspects moraux et culturels des frontières perméables.

Les infrastructures-frontières sont ici envisagées à titre de structures soutenant la manipulation physique des objets-frontières humains : ce sont des édifices, des pratiques de travail, des normes techniques, des pratiques d’étiquetage, mais aussi des valeurs morales et des cadres légaux à partir desquels les institutions exercent leurs activités. En résumé, il s’agit de moyens d’interaction qui permettent aux objets de passer d’un domaine à un autre (ce qui réunit ces derniers), tout en gardant à l’écart les domaines aux prises avec des enjeux conflictuels sur les objets. Si Frazer et ses contemporains se sont penchés sur la « culture primitive » pour chercher à comprendre le destin des matières corporelles, il faut maintenant s’intéresser aux structures politiques, économiques et morales complexes ainsi qu’aux catégorisations qui permettent d’organiser et de faciliter la circulation des objets-frontières humains, tout en étant elles-mêmes modifiées et mises en question par ces derniers.

Élargir les principes fondamentaux de l’anthropologie

La définition du début et de la fin de la vie, de la naissance et de la mort d’une personne a suscité un très grand intérêt chez les anthropologues tout au long de l’histoire de cette discipline (James, 2003). Il est maintenant bien admis que le concept de personne évolue dans le temps, et dépend de la culture et du contexte institutionnel[2]. Cet intérêt a donné lieu à d’importantes études qui ont analysé la catégorisation d’éléments détachés d’un corps vivant. Dans son ouvrage précurseur sur la pureté et les tabous, Mary Douglas constatait que « toutes les marges sont dangereuses » et que la salive, le sang, l’urine et les autres substances et éléments peuvent devenir des objets dangereux simplement en traversant « les frontières du corps » (Douglas, 1995 : 12). Une fois détachés du corps, ils incarnent des menaces pouvant déstabiliser ces catégorisations dotées d’une importance symbolique. Stimulé par les constatations de Douglas (et de Van Gennep), Victor Turner s’est intéressé au rôle des rituels en manipulant ce qui est catégoriquement ambigu : le liminal (Turner, 1967). Il affirme que les rituels sont instigateurs de « transformation dans l’être » (ibid. : 102) et que cette ambiguïté est essentielle à cette transformation (ibid. : 96-97). Turner décrit l’espace non défini entre les catégorisations comme une « obscurité féconde », pleine de potentiel pour la créativité culturelle (ibid. : 110). Nous rencontrons aussi cette sorte de potentialité dans le cas de l’objet-frontière humain. Paul Rabinow constate que les nouveaux produits de la biomédecine sont considérés avec un mélange d’espoir et de peur, ce qu’il nomme anxiété purgative, avec laquelle l’avenir constitue un enjeu permanent (Rabinow, 1999). Ces peurs ont été explorées en profondeur dans l’analyse de scénarios futurs (à risques), mais il faut préciser que l’avenir n’est pas le seul enjeu : le présent est aussi menacé lorsque les objets-frontières humains remettent en question les catégorisations dominantes actuelles.

Ce ne sont évidemment pas toutes les matières corporelles qui provoquent cette anxiété purgative. Nous laissons bien entendu des traces d’ADN pratiquement partout où nous allons, mais dans certaines sociétés des substances corporelles visibles comme le sang menstruel ou les rognures d’ongles font l’objet de mécanismes de contrôle très rigides. En général, le passage d’une « partie d’une personne » au statut de « rien » ou de « déchet » est moins dérangeant que la transformation de cette même partie dans un autre domaine plus dense à un niveau sémantique. Cette observation est utile pour cerner plus étroitement le sens que je souhaite donner à ce concept d’objet-frontière humain. Pour être considérée comme un objet-frontière humain, l’entité doit non seulement être perçue comme faisant partie du corps humain ou avoir été détachée de lui, elle doit également s’engager avec plusieurs communautés de pratique, c’est-à-dire qu’elle ne doit pas simplement passer d’un état significatif à non significatif. Il est toutefois important de souligner que le statut de déchet n’est jamais fixe : n’importe quel objet peut réintégrer la circulation, puis retrouver une signification (Thompson, 1979) et par conséquent devenir un objet-frontière comme nous le verrons avec des exemples plus loin.

À partir de travaux de recherche, Susan Squier a critiqué l’applicabilité de l’interprétation de la liminalité de Turner à l’étude de nouveaux produits créés par la biomédecine (Squier, 2004). Elle affirme que Turner fait de la liminalité un phénomène purement culturel, une question de sens ou de sémantique appliquée à une nature informe mais inchangeable. Turner avance aussi que l’esprit humain a besoin d’établir des distinctions que la biologie ne peut soutenir, d’où la création de frontières par la culture afin de rendre la nature compréhensible. Dans son ouvrage, Douglas pose également une distinction entre la nature et la culture (dans son cas entre la saleté et la pollution) qui fait de la catégorisation une activité uniquement sociale. La matérialité est interprétée comme la victime passive de la culture, quelle qu’elle soit. Cependant, il s’agit d’une description inadéquate pour des entités telles qu’un embryon dans un tube à essai ou une culture de cellules souches. Ces entités sont des constructions sémantiques et matérielles, des croisements entre la biologie et la culture (Carsten, 2000). Par ailleurs, les entités n’attendent pas passivement d’être catégorisées : elles agissent sur les personnes entre lesquelles elles circulent (ainsi, elles deviennent parfois une partie du corps d’une autre personne).

Même si l’étude des objets-frontières humains ressemble à celle de la biographie socioculturelle des choses de Kopytoff (1986) et d’Appadurai (1986), mon approche diffère de la leur sur un point particulier. Kopytoff prétend que les « choses » (l’échange d’ovules humains est l’un de ses exemples) sont soit singularisées, soit marchandées. En plus de classer les objets au domaine des choses plutôt qu’à celui des personnes (ce qui n’est pas toujours clair dans les débats que nous examinons), cet auteur considère la catégorisation comme une activité purement sociale, tout comme Turner et Douglas. La valeur, la signification et l’effet des choses sont subjectifs à chacun. Les ovules humains, les échantillons sanguins et les autres objets-frontières humains ne sont cependant pas toujours les « mêmes » objets auxquels différentes significations sont attribuées pendant une « phase de vie » : ces objets sont « faits » pour endosser une signification. De plus, les objets font quelque chose pour les communautés de pratique parmi lesquelles ils circulent. De nombreux exemples parlent d’eux-mêmes. Ils suggèrent que les objets finissent souvent par faire partie du corps d’une personne et qu’ils sont liés à la conscience et à l’identité des donneurs et des receveurs. L’importance de cette recherche peut être illustrée à l’aide d’exemples tirés de faits vécus, ce que je ferai un peu plus loin. En me basant sur la littérature ethnographique, je montrerai que les différentes infrastructures-frontières influencent le sort des objets-frontières humains.

Formes de vie embryonnaire

Depuis ses débuts annoncés par la naissance du premier bébé éprouvette Louise Brown, en 1978, la fécondation in vitro (FIV) dépend des systèmes d’échanges internationaux, c’est-à-dire des infrastructures-frontières mises en place pour la circulation d’ovules, de spermatozoïdes et d’embryons, et en bref, des objets-frontières humains (Franklin, 1997 ; Strathern, 1995). La première réussite de la fécondation in vitro a été précédée d’une centaine d’années de recherche en reproduction qui ont permis d’isoler techniquement l’ovule, le spermatozoïde et l’embryon, et de les constituer en entités distinctes (Clark, 1998 ; Morgan, 2003). L’histoire montre que ces objets biologiques ont toujours été considérés comme une composante de liquides corporels tangibles (sang menstruel, sperme et résidus d’avortement). Cependant, ces objets n’étaient pas considérés de la même façon avant la mise en place des infrastructures-frontières (et vice-versa) (Addelson, 1999). L’arrivée du traitement FIV a accéléré les demandes pour des ovules et des spermatozoïdes devant fonctionner en tant qu’« objets qui circulent entre plusieurs communautés de pratique et répondent aux exigences informationnelles de chacune d’elles », pour reprendre Bowker et Star. Les nouvelles demandes exigent une classification de l’objet et des normes techniques précises (cf. Parry et al., 2006)[3]. Si Kopytoff s’intéresse à la signification et aux valeurs changeantes attribuées aux choses déjà existantes, nous privilégions plutôt le cas d’objets qui observent un processus plus radical : non seulement une signification et des valeurs sont attribuées à leurs formes liminales de vie, mais cette signification et ces valeurs sont inscrites dans ces objets, au moment même où ils sont produits (Franklin, 2003). La façon dont ces objets sont recueillis, entreposés et distribués fait partie du procédé qui les rend particuliers, susceptibles de remplir des fonctions précises. Si les caractéristiques physiques du donneur (par exemple, la couleur de la peau) sont enregistrées, le gamète revêt une signification différente de celui du donneur dont on ne possède pas de telles informations. Lorsque, grâce à eux, une fécondation est couronnée de succès, ces objets constituent le point de départ d’une nouvelle biographie dont le destin est imprévisible et dépasse les intentions des « créateurs » : la sélection ne peut pas déterminer tous les caractères et les gènes seuls ne représentent que l’une des conditions préalables à la formation d’une nouvelle existence. Les infrastructures-frontières sont néanmoins nécessaires pour limiter le pouvoir qu’exercent les gamètes sous la forme d’un patrimoine génétique — même si ce pouvoir n’est jamais total.

Les arrangements légaux et pratiques de la circulation de gamètes diffèrent considérablement selon les contextes nationaux. Je voudrais maintenant aborder les conséquences des aspects légaux et des systèmes de valeurs des infrastructures-frontières en comparant l’Espagne, le Sri Lanka, les États-Unis et le Danemark. Ces pays ont principalement été sélectionnés à cause de la facilité d’accès à leurs travaux de recherche permettant de comparer des pratiques qui semblent similaires de prime abord, mais qui, en les observant plus attentivement, sont encadrées par des infrastructures-frontières très différentes.

Comparaison des infrastructures-frontières

À première vue, ces quatre pays se rejoignent, car ils appuient tous l’Association médicale mondiale (AMM) qui condamne toute forme de commercialisation de dons de gamètes[4]. Cependant, en y regardant de plus près, l’Espagne (comme certains autres pays tels que le Royaume-Uni) permet la « compensation monétaire ». Dans une récente étude, les donneuses d’ovules espagnoles invoquent la volonté altruiste de contribuer à la maternité d’une autre femme comme principale motivation pour envisager le don ; elles admettent toutefois que sans compensation financière, elles ne l’auraient pas fait (Orobitg et al., 2005). En situation de compensation financière plutôt que de prix et avec l’anonymat préservé des donneurs et des receveurs, les infrastructures-frontière, facilitent dans certains cas la circulation de gamètes en permettant l’échange d’argent contre des ovules[5] (les objets-frontières sont ainsi perçus dans ce cas précis comme des singularités).

Au Danemark, la compensation financière pour des ovules humains est strictement interdite. En outre, jusqu’à une récente modification de la loi, seules les femmes en traitement d’infertilité pouvaient faire le don d’ovules excédentaires à d’autres femmes. Dans une déclaration faite à ce sujet, le Danish Ethics Council (2004) expliquait que le don d’un ovule soulève davantage de questions éthiques que le don de sperme, parce qu’il n’est pas naturel qu’un ovule circule à l’extérieur du corps et parce que, sans assistance technique, le don d’ovules est impossible. Des professionnels de la médecine ont aussi affirmé que les traitements hormonaux qui stimulent la maturation de l’ovule nécessaire avant le don constituent un risque injustifiable à la santé d’une femme saine. Par conséquent, l’infrastructure-frontière établit des valeurs et des catégorisations particulières qui concernent les membres de la famille, la protection du patient et les rôles selon le sexe. Au Danemark, le don de sperme est considéré de façon moins sévère que le don d’ovules : ce petit pays d’à peine cinq millions d’habitants détient en réalité une part remarquablement importante du marché mondial de spermatozoïdes par la compagnie privée Cryos[6]. Même si en principe le don de sperme représente encore un geste altruiste, la page d’accueil de la compagnie offre aux donneurs potentiels la possibilité de cliquer sur un lien nommé « compensation » pour connaître le montant qu’ils pourraient obtenir. Au Danemark, les cliniques de fertilité publiques achètent le sperme pour les receveuses. Le médecin doit chercher un donneur qui ressemble à la future mère. En préservant l’anonymat du donneur et de la receveuse, il est plus facile de contrôler l’aspect monétaire tout en faisant en sorte que la vie de l’enfant soit attribuée à la clinique plutôt qu’au donneur. Cependant, lorsque les produits de la compagnie Cryos traversent la frontière danoise jusqu’aux États-Unis, les gamètes circulent selon des conditions qui, selon les mots d’un juriste, « ressemblent fortement à un paiement effectué pour une vente » (Charo, 2004 : 108). Contrairement au système danois dans lequel les médecins décident à la place des futurs parents, on donne aux clients étrangers les caractéristiques physiques du donneur et sa profession, et même dans certains cas, la photo du donneur lorsqu’il était enfant, la description de sa personnalité et les motivations altruistes qui l’ont poussé à faire le don. Sur l’un des onglets de la page d’accueil, le corps du donneur est comparé à celui d’un « Viking ». On y explique entre autres choses que :

Nos ancêtres avaient la réputation de posséder une santé robuste et une force extraordinaire. Ils aimaient tellement les grands espaces qu’ils ont fait la conquête de l’Angleterre, du Groenland, de l’Islande et d’une grande partie de l’Europe du Nord. Les Scandinaves sont aujourd’hui reconnus pour leurs idéaux plus pacifiques. C’est pourquoi nous parrainons le prix Nobel de la paix (ce n’est pas un prix danois). Soyez avertis : les Vikings d’aujourd’hui possèdent une capacité troublante à séduire les parents.

http://www.dk-da.cryosinternational.com/hjem.aspx/ (consulté pour la dernière fois le 11 juin 2009)

Cet effort de marketing montre comment le sperme est supposé renfermer des traits de personnalité (Kroløkke, 2009). Le pouvoir génétique potentiel de l’objet fait aussi partie de sa valeur marchande.

Les infrastructures-frontières sont établies dans le but de limiter le pouvoir de l’objet en circulation, en passant sous silence certains renseignements et en mettant en valeur certains autres. C’est pourquoi les infrastructures-frontières endossent des valeurs sociétales particulières. La séparation entre le donneur et le couple receveur est essentielle pour la conception d’une nouvelle vie aux États-Unis ; l’anonymat du donneur doit donc absolument être préservé. De façon similaire, le Danemark (contrairement au Royaume-Uni, à la Norvège et à la Suède) ne permet pas aux enfants conçus grâce à la FIV, une fois devenus adultes, de retracer les donneurs. Même si les liens génétiques donnent encore plus de valeur aux produits « vikings », les infrastructures-frontières assurent qu’ils ne puissent pas se développer en liens de parenté : le rôle du donneur n’est pas d’être père. Ainsi, les infrastructures déterminent en partie les acteurs et leur rôle.

Au Danemark, le sperme et les ovules ont été interprétés comme des objets très différents qui demandent des réglementations spécifiques et qui s’inscrivent dans des infrastructures particulières. Ces distinctions reflètent les idées sur les moyens légitimes de séparer les objets de ce qui est humain : les objets ne doivent pas comporter de risques pour la santé des donneurs et les méthodes utilisées doivent se rapprocher d’un modèle « naturel » de dissémination (ce qui révèle des points de vue intéressants sur la sexualité masculine et féminine). Au fur et à mesure que les normes sociétales se transforment, la circulation de nouveaux objets devient possible. Depuis la récente modification de la réglementation danoise que nous avons évoquée plus haut, les femmes peuvent maintenant faire un don d’ovules sans suivre de traitement pour l’infertilité ; un nouveau groupe de corps peut désormais contribuer à la production d’objets-frontières humains.

La particularité culturelle des infrastructures-frontières danoises est plus évidente si nous faisons une brève comparaison avec le Sri Lanka où l’on voit d’un mauvais oeil la compensation financière, mais pour des raisons différentes. Simpson affirme que le bouddhisme Theravâda accorde beaucoup d’importance au don, ce qui contraste avec l’importance de la bioéthique et des rôles selon le sexe de l’État-providence scandinave (Simpson, 2004). Au Sri Lanka, on considère depuis longtemps que le don d’une « partie du corps » est un geste charitable particulier qui permet de se rapprocher de l’état du nirvana. Le don d’ovules fait maintenant partie de cette considération. Au Danemark, les risques élevés sur la santé des donneuses constituent une raison pour restreindre les dons d’ovules. Au Sri Lanka, la même raison donne au contraire une valeur sociale au don d’ovules : les risques rendent le sacrifice encore plus valable. Le don de sperme provoque cependant un certain embarras au Sri Lanka, et ce, pour les mêmes raisons qui rendent la chose inoffensive au Danemark : le don de sperme n’est pas vu comme un réel sacrifice, car il est produit par une activité sexuelle à laquelle la plupart des hommes s’adonnent de toute façon (et sans rapport avec des motifs religieux). Le don d’ovules cause donc moins de problèmes que le don de sperme au Sri Lanka.

Dans cet exemple, les infrastructures-frontières reflètent la société dans laquelle elles sont établies et elles peuvent servir de fenêtres pour mieux comprendre cette dernière. Cependant, elles ne sont pas limitées à cette fonction. Les infrastructures-frontières définissent aussi les repères à partir desquels les donneurs et les receveurs peuvent agir et créer de nouveaux acteurs. La circulation d’objets-frontières sert de laboratoire pour la construction et la défense des valeurs sociales dominantes. En Espagne, les donneuses sont invitées à expérimenter la maternité à distance et, en même temps, à considérer leur propre corps comme une ressource financière potentielle (cf. Anagnost, 2006), ce qui n’est pas le cas au Danemark et au Sri Lanka (bien que pour des raisons différentes). Au Danemark, les donneurs de sperme sont cependant encouragés à considérer leurs dons comme des transactions étroitement liées à la rémunération ; les lois protégeant leur anonymat facilitent ce type de don. Les infrastructures-frontières servent alors à créer une séparation entre le donneur et le receveur ainsi qu’à faciliter la circulation de sperme dont le donneur n’est pas identifié aux États-Unis.

L’interface des cellules souches de la FIV

Dans plusieurs pays, les cliniques de FIV produisent des « produits-déchets » récemment connus sous l’expression « embryons surnuméraires ». Une fois créés et catégorisés surnuméraires (ce qui demande un certain travail, cf. Svendsen et al., 2008), ces produits exercent un pouvoir, non seulement par leurs propriétés génétiques que nous avons évoquées plus haut (par exemple, la capacité d’influencer la couleur des yeux, etc.), mais aussi par la création d’un nouvel espace d’action : les gamètes agissent de plusieurs façons. C’est ce que nous avons pu observer suivant ce que Sarah Franklin appelle l’interface des cellules souches FIV (Franklin, 2006).

La demande en embryons n’est pas uniquement dirigée vers des fins de procréation ; ils sont aussi nécessaires à la fabrication de lignées de cellules souches embryonnaires. Ces cellules souches peuvent se régénérer d’elles-mêmes et, en principe, se diversifier en d’autres types de tissus plus spécifiques. Si ce processus fait l’objet d’un contrôle clinique, les cellules dérivées d’embryons peuvent être introduites dans le corps d’une personne qui est atteinte de la maladie de Parkinson par exemple, pour reconstruire les parties du cerveau détériorées. Le changement de destinée d’un embryon humain éveille davantage de controverses, en particulier aux États-Unis (Kelly, 2003). Les responsables politiques, autant que les scientifiques, ont cherché à inscrire la catégorisation des cellules souches dans la problématique permanente entre les personnes et les choses, l’être humain et la propriété (Rosenthal, 2005 ; Waldby et al., 2006). Ce n’est pas sans ironie que ces débats tournent souvent autour de la « dignité immanente » des embryons en tant que personnes : avant la recherche sur les cellules souches embryonnaires, les embryons ne pouvaient pas être congelés pour un usage ultérieur et étaient, dans la plupart des pays, simplement jetés comme déchet hospitalier. Appréhender l’embryon comme un objet-frontière humain nous permet de mettre en lumière de nouvelles communautés de pratique. Le fait qu’il ne soit plus jeté à titre de déchet est digne d’attirer l’attention, ce qui donne une valeur « immanente » à cet objet.

Dans le traitement par les cellules souches, deux objets-frontières sont nécessaires (un ovule et un spermatozoïde) pour qu’une nouvelle vie puisse être créée ; vie qui sera source de dynamisme pour d’autres personnes que celles qui ont participé à sa création. Du point de vue de Mary Douglas, la réaction des institutions est assez compréhensible quand un objet-frontière humain a autant de limites perméables : les cellules souches embryonnaires sont un des principaux exemples d’objets contaminés sur le plan de la catégorisation. La manipulation d’objets-frontières humains se rattache aux normes et aux valeurs de la société tout en façonnant cette dernière.

Cette section a permis de montrer que l’objet-frontière humain est une entité coproduite par ses infrastructures-frontières. Pour illustrer davantage ce point de vue théorique et pour souligner son rapport avec le concept de frontières perméables de Douglas, nous examinons maintenant des cas de produits utilisés pour le traitement du corps adulte.

Les objets-frontières humains et la reconstruction du corps

Dans cette section, il s’agit de montrer comment le statut contingent de l’objet-frontière interagit de façon ambiguë avec la perception du soi. Les cas d’étude s’appuient sur des objets produits par les technologies de transplantation et d’implant (même si d’autres exemples comme celui de la vaccination, contestée depuis ses débuts à cause de ses frontières perméables, pourraient également appuyer mes propos, voir Bashford, 2004).

L’objet-frontière humain et la conscience de soi

La capacité de remplacer et de réparer des parties du corps humain endommagées grâce aux technologies de la transplantation et de l’implantation est une preuve convaincante des progrès de la médecine. Ces technologies soulèvent aussi des questions sur la façon dont le « remplacement des parties » peut avoir des conséquences sur le « corps entier » ou, en d’autres mots, sur la façon dont les objets-frontières peuvent interagir avec l’identité du patient. En 2005, la première transplantation faciale par exemple, a immédiatement suscité des débats sur l’identité du donneur et du receveur : qui est qui maintenant ? (Butler, 2005). Des débats ont aussi été soulevés en ce qui concerne la transplantation d’organe par laquelle un objet doit être retiré d’un corps d’une personne pour faire ensuite partie de celui d’une autre. Ce type de frontière perméable a fait réagir les institutions en soulevant des problèmes éthiques qui reflètent les idées sur les menaces à l’identité et l’influence des autorités sur la circulation des objets (Lock, 2002 ; Scheper-Hughes, 2000). Au contraire, l’utilisation de greffons autologues (tissu retiré du corps d’une personne, transformé techniquement puis réintroduit dans son propre corps) fait l’objet d’une réglementation peu sévère, d’à peine quelques débats et est même considérée par certains régulateurs et scientifiques comme un « domaine en dehors de l’éthique » (Kent et al., 2006). Pourquoi ? Est-ce parce que le concept d’individu (si précieux dans les sociétés occidentales capitalistes où l’utilisation de la technique de greffons autologues se répand) n’est pas remis en question de la même façon que lorsqu’il s’agit d’une transplantation d’une personne à une autre ?

Une autre distinction peut être établie dans la littérature et les réglementations européennes et américaines concernant les objets biologiques et les dispositifs mécaniques. De façon générale, les implants mécaniques (par exemple, les prothèses et les stimulateurs cardiaques) semblent moins controversés que les implants d’objets provenant d’un autre être humain ou d’un animal (Hacking, 2006), ce qui montre que certaines frontières sont plus difficiles à franchir que d’autres dans ces sociétés bien que certaines règles simples doivent être nuancées. Les implants non biologiques ne sont habituellement pas considérés de façon problématique, tant qu’ils comblent les attentes du receveur. Par exemple, les femmes qui ont vécu une implantation mammaire réussie rapportent (dans la plupart des cas) une amélioration de leur sentiment de féminité et une impression de contrôle sur leur corps. Cependant, si l’intervention ne produit pas les effets escomptés et contribue à développer ce que les femmes décrivent elles-mêmes comme des maladies liées à la silicone, ce matériel représente alors une « menace étrangère » (Kent, 2003). En résumé, si l’implant est conforme aux attentes du receveur, il devient une « partie de » cette personne, sinon, il est considéré comme un objet étranger au corps. Peu importe comment les objets-frontières humains interagissent avec le sentiment de contrôle et la perception de soi : ils représentent bien davantage que de simples outils servant des objectifs définis. Cependant, très peu d’analyses ont porté leur attention sur les différences entre les frontières que peuvent ou non franchir les nouveaux produits biomédicaux.

La conscience de l’identité est aussi menacée lorsque les objets-frontières transgressent des frontières sociales particulières, par exemple lorsque des institutions américaines donnent du sang « noir » à des « Blancs » (Weston, 2001) — ou lorsqu’« une réserve de sang collective » est censée « unir » les nations et influencer l’identité nationale en France (Rabinow, 1999 ; Waldby, 2006). La menace à l’identité concerne surtout les classes sociales dominantes et la circulation d’objets fait partie d’un mode d’organisation particulier.

L’information semble jouer un rôle paradoxal en suscitant l’inquiétude au sujet des objets-frontières humains. Plus les gens concernés par la circulation de tels objets, qu’ils soient donneurs potentiels, membres de la famille, receveurs ou professionnels de la santé, savent comment les objets ont été produits à partir de la morgue, du salon funéraire ou de la salle d’opération, plus ils participent au type d’interprétation symbolique que Frazer qualifie de préoccupation universelle. Néanmoins, davantage d’informations et de campagnes de sensibilisation demeurent une bonne façon d’éviter les conflits. S’il s’agit d’un enjeu fondamental pour la délimitation identitaire, les gouvernements ne peuvent toutefois mettre fin aux questionnements du public en améliorant le seul accès à l’information. Ces exemples montrent que les infrastructures-frontières contribuent à réduire les frictions possibles en permettant aux gens de ne pas savoir ce qu’il advient des objets en circulation. Ce cas d’étude relatif aux gamètes et aux greffes d’organes et de tissus montre que les infrastructures-frontières unissent le donneur et le receveur à travers le don, mais qu’elles les séparent aussi vis-à-vis des communautés de pratique : les deux acteurs doivent ignorer leurs activités respectives, alors qu’ils continuent de partager une substance particulière[7].

Dès la mort d’une personne, la biomédecine a fait en sorte que certaines parties de son corps puissent être utilisées au bénéfice d’une autre personne. Le corps possède une obscurité féconde, non seulement pour ce qui relève de sa signification, mais aussi dans ses capacités biologiques ; cependant, les différents types de tissus ne reçoivent pas tous la même attention. Par exemple, les dons squeletto-musculaires sont aujourd’hui plus fréquents que les dons d’organes, mais ils ne reçoivent qu’une portion de l’attention donnée aux greffes d’organes (Anderson et al., 2004). La plupart des recherches comparatives doivent comprendre ces différences. Pour remettre fondamentalement en question les problématisations existantes, nous avons besoin de concepts pour découvrir de nouveaux liens partiaux. Les objets-frontières produits dès la mort et utilisés pour la reconstruction d’un autre corps nous entraînent maintenant vers la dernière des trois phases de la vie, utilisée ici pour structurer mes exemples.

Manipuler la mort : le corps transformé, dispersé et évaporé

À un certain moment, le corps cesse d’être une personne. La mort marque une étape où le cadavre en tant que tel devient un objet-frontière humain devant être manipulé pour satisfaire aux exigences informationnelles et matérielles des différentes personnes qui participent à sa récupération[8]. Le passage de l’état d’entité concrète à celui d’abstraction peut être accompli par des rituels simples. À l’aide des exemples ci-dessous, il s’agit d’abord de montrer que l’intensité des réactions institutionnelles dépend en partie du fait que le corps est recyclé ou non dans un domaine qui impose des exigences différentes de celles souhaitées par les membres de la famille du défunt. Ensuite, il s’agit de comprendre les raisons qui rendent l’utilisation des objets-frontières dans le domaine médical symboliquement plus dense que leur utilisation dans un autre domaine. À partir d’un exemple simple issu des pratiques funéraires danoises, j’explique comment les différents points abordés dans cet article peuvent interagir avec la manipulation quotidienne des objets-frontières humains.

Une seule ou plusieurs communautés de pratique ?

L’exposition très controversée des corps plastinés, « Körperwelten » (Body Worlds) qui propose une collection d’objets-frontières humains, a suscité de violentes réactions, au fur et à mesure de sa présentation un peu partout dans la plus riche partie du monde. En Allemagne, la loi concernant l’inhumation interdit l’exposition publique du corps des personnes décédées. À la suite des plaintes de visiteurs, « le système judiciaire de Mannheim (…) a décidé que les corps plastinés ne sont pas des « corps aux yeux de la loi » (Eberhardt in Linke, 2005 : 18). Une nouvelle frontière a ensuite été établie : la plastination ne rend pas le corps assez vraisemblable pour faire l’objet d’une considération légale, et ce, même si la publicité faite par les organisateurs de l’exposition affirmait montrer « de véritables corps humains ».

À l’inverse, des exemples d’utilisations de cadavres à des fins commerciales qui ne soulèvent pas trop de plaintes peuvent aussi être cités, du moins aux États-Unis. En effet, peu de réactions ont été suscitées par les services de conservation cryogéniques, où les corps sont congelés à une température extrêmement basse, dans l’espoir qu’ils puissent être réanimés ultérieurement[9], ou par les services LifeGem, une compagnie offrant la possibilité de créer « un diamant de haute qualité à partir du carbone d’êtres chers en mémoire de leur vie unique[10] ». Certaines de ces différences expriment les divergences des sociétés entre lesquelles les objets-frontières humains se déplacent et suggèrent aussi que les frontières peuvent être franchies dans certaines situations. Il ressort que la circulation d’un objet-frontière au sein d’un même groupe (où les mêmes personnes sont concernées, par exemple le corps transformé en diamant) semble provoquer moins de réprobations publiques, et par conséquent de réactions éthiques et juridiques, que la circulation d’un objet-frontière entre différents groupes. Ceci m’amène à aborder le deuxième point, celui de la médecine en tant que domaine social particulier pour les objets-frontières humains.

Le symbolisme dans le monde médical : la question de confiance

La plupart des objets-frontières humains les plus controversés semblent être ceux produits dans le monde médical. Le scandale entourant la conservation d’organes à l’hôpital British Alder Hey fournit un exemple de la façon dont les objets-frontières humains soulèvent la question de la confiance quand les professionnels de la médecine manifestent un intérêt pour une partie du corps en particulier plutôt que pour le patient en entier. Au British Alder Hey, le professeur van Velzen a été tenu responsable d’avoir en sa possession plusieurs centaines d’organes. Dans les médias britanniques, les coeurs (81) et les cerveaux (83) étaient les parties du corps les plus fréquemment nommées, ce qui révèle le statut moral de ces objets-frontières (voir Seale, Cavers et Dixon-Woods, 2006).

Un certain nombre de mesures ont été suggérées pour « reconstruire la confiance » du public, en particulier, celle de mettre davantage l’accent sur les droits des membres de la famille afin qu’ils puissent donner un consentement éclairé. La question de la confiance peut nous faire comprendre la différence entre les transactions qui ne soulèvent quasiment pas de controverses, comme dans le cas de compagnies telles que LifeGem, et la circulation très conflictuelle d’objets-frontières dans le monde médical. Puisque nous séjournons à l’hôpital dans les périodes de la vie où nous sommes le plus vulnérables, la manipulation d’objets-frontières humains dans cet environnement devient un indicateur de la façon dont la vie du patient est prise au sérieux. L’objet-frontière humain devient une personne par procuration. L’utilisation d’échantillons de tissus stockés dans des hôpitaux publics de l’État-providence scandinave, pour identifier les victimes de la catastrophe du tsunami en décembre 2004 par exemple, n’a pas semblé ébranler la confiance du public envers les institutions conservant des « parties de personnes », même si les gens n’avaient pas été avertis dans un premier temps de cette activité de stockage. Cependant, lorsque les « parties d’une personne » circulent vers d’autres communautés de pratique et que celles-ci accordent une valeur à cette personne en particulier ou aux membres de sa famille, les conflits peuvent alors surgir. L’hôpital Alder Hey n’était pas préparé à manifester de la compassion — bien que c’est ce que de nombreux patients s’attendent de la part d’une institution médicale. Les attentes de la société (par ex. médicale ou esthétique), les interactions entre les différentes communautés de pratique, l’information offerte sur les pratiques d’approvisionnement et le nombre de frontières perméables contribuent à créer un « scandale public ».

Si des événements marquants comme ceux de Körperwelten et d’Alder Hey ont joué un grand rôle dans l’imagination du public, mon dernier exemple montre que la négociation des objets-frontières humains relève plutôt du quotidien.

L’évaporation du corps : un exemple ordinaire[11]

Durant le printemps 2005, plusieurs journaux danois rapportaient que « des prothèses de personnes décédées étaient vendues à des cours de ferrailles » (BT, 9 mai 2005 : 9). Cette nouvelle n’a jamais fait la manchette et de toute façon, elle pourrait difficilement être considérée comme une nouvelle au sens strict. En 2001, un prospectus distribué par le gouvernement clarifiait les règles concernant la disposition des corps incinérés en précisant que les métaux précieux provenant des bijoux, des dents, etc. devaient être placés dans l’urne funéraire avec les restes du corps. Une mention indiquait toutefois que l’on autorisait la vente du métal provenant de prothèses de la hanche à une compagnie néerlandaise. Trois crématoriums danois ont désapprouvé cette distinction entre le métal des dents et celui des prothèses et ont insisté pour que tous les métaux soient placés avec les cendres du corps. Un gestionnaire de cimetière expliquait à un journal : « Nous refusons depuis le début… [Les prothèses de la hanche] appartiennent à la personne décédée bien entendu » (BT, 9 mai 2005). On remarque que la référence à l’éthique de l’identité ouvre un espace particulier pour l’action (Hoeyer et al., 2005). Les fabricants de prothèses n’ont en réalité pas l’autorisation de récupérer le métal.

Les prothèses ne sont pas les seules à rendre la situation compliquée pour les administrateurs de crématoriums. La parution d’un second article a immédiatement suivi le premier, comme une suite directe : la Danish Association of Crematoria proposait de recycler et de vendre la chaleur générée par les crématoriums. Le responsable politique de la ville de Copenhague a toutefois interdit ce commerce pour des « raisons éthiques ». La question de la récupération peut être perçue comme une controverse sur les objets-frontières utilisés à des fins qui dépassent les préoccupations immédiates des membres de la famille. Aucun accord n’a été conclu afin d’établir quelles sont les frontières entre les personnes et les choses — on ne peut incontestablement affirmer que la fumée des cheminées est une « personne », telle qu’elle l’était. Néanmoins, la responsabilité d’imposer ces frontières revient clairement au gouvernement. L’importance de l’histoire réside dans la façon dont sont définies les frontières. L’enjeu consiste à comprendre comment l’identité se construit de façon à être significative dans des situations précises pour un groupe social spécifique et comment les institutions gouvernementales mais aussi le personnel des crématoriums interviennent dans le processus qui sanctionne certaines formes de l’identité au détriment d’autres. Même si nous sommes tous des cyborgs, comme le propose Haraway (2004), une société cherche à inclure et exclure ce qui appartient à son monde « humain ». L’exemple du recyclage complète l’argumentaire au sujet des objets-frontières humains.

L’anthropologie des objets-frontières humains

En dépit des nombreux exemples donnés, l’objectif de cet article demeure relativement modeste. Il est de tracer une piste possible de recherche en établissant un concept nous permettant d’approfondir l’étude du lien entre les objets introduits et retirés du corps, et les sociétés dans lesquelles ils circulent. L’article n’épuise pas le détail du sujet et n’établit pas l’inventaire de toutes les réactions sociétales possibles. Il vise surtout à établir un concept pouvant faciliter les prochaines études sur ce sujet. Il a également apporté certaines réflexions sur les types de politiques qui semblent se répandre dans les sociétés occidentales capitalistes, comme une conséquence des nouveaux types de recherche et de traitement médicaux.

Le mot « éthique » est employé lorsqu’on s’adresse à des politiques sur les objets-frontières humains et il sert souvent de référence, de règle à suivre. Les politiques créent des distinctions, des communautés de pratique indépendantes, neutralisent les émotions ou donnent une nouvelle signification aux objets pour rendre possible la coopération entre les acteurs, malgré leurs idées différentes et parfois même incompatibles. En ce sens, l’éthique est plutôt une recherche pratique. Les politiques servent aussi à incarner les concepts prédominant sur le sujet, pour définir l’identité et créer des repères à partir desquels nous pouvons expérimenter la valeur humaine. La création de ces politiques implique habituellement plusieurs sortes d’experts, mais ce n’est pas eux qui les établissent. Dans ce domaine politique, l’opinion du public et des gens qui travaillent dans un crématorium est également traitée avec un certain respect. D’importantes tentatives ont été faites par ailleurs pour confirmer la confiance du public envers les institutions qui manipulent les objets-frontières. Les objets-frontières humains se trouvent au coeur des débats publics des sociétés qui les manipulent.

La confiance du public est souvent un thème central des politiques relatives aux objets-frontières humains. En matière de confiance, les objets peuvent circuler relativement librement et peu d’attention est portée à leur recatégorisation. Notons ici que les infrastructures-frontières servent à séparer les communautés de pratique et de ce fait, à protéger les donneurs et les receveurs d’une confrontation à la transformation matérielle et sémantique des objets placés entre les mains d’une autre personne. La confiance n’est pas toujours celle que l’on pense. Si les chercheurs des services de santé ont tendance à enquêter pour montrer que les systèmes de santé souffrent de problèmes de communication, l’étude des objets-frontières humains peut mettre en lumière l’importance du travail fait par ces institutions pour faciliter la coopération avec peu ou pas de communication. En étudiant l’objet-frontière humain dans différentes communautés de pratique, nous pouvons mieux comprendre pourquoi les donneurs et les receveurs, dans certains cas, mettent seulement l’accent sur leurs idées personnelles et pourquoi ils préfèrent parfois recevoir moins plutôt que trop d’informations. Par conséquent, un nouveau regard peut être jeté sur certaines des solutions les plus répandues aux controverses sur les objets-frontières : les autorités en santé ont tendance à considérer la transparence, le consentement éclairé et le respect pour l’autonomie comme des façons d’augmenter la confiance. En réalité, trop de communications peuvent contribuer à la création d’un « manque de confiance ».

L’étude des objets-frontières humains est une étude de l’excédent : un excédent de signification, de problématisations impossibles à maîtriser et même un excédent de matériel créant de nouvelles formes de vie à l’intérieur et à l’extérieur du corps (Callon, 1998). J’ai mis l’accent sur la façon dont les objets agissent sur leur entourage, ce qui pourrait être vu comme un exemple d’anthropomorphisme obsessionnel (Ellen, 1988), c’est-à-dire la construction d’un acteur là où il n’y en a pas. Ma vision est cependant légèrement différente. Il est impossible de savoir si l’objet possède une « volonté » (même si cela semble peu probable), mais il est facile de constater que son pouvoir dépasse souvent les intentions de ses créateurs. L’action n’a pas besoin d’être rattachée à l’idée de « volonté ». En utilisant un vocabulaire qui ne réduit pas les objets-frontières au résultat de l’intention d’un individu, il est possible de mieux explorer l’obscurité féconde qu’ils constituent.

En résumé, je suggère de revitaliser la recherche sur les thèmes classiques de la liminalité, de l’identité et de la catégorisation par l’étude des objets-frontières humains dans différents contextes. Je suis persuadé que cette étude peut ouvrir la porte à de nouvelles comparaisons pour mieux comprendre ce qui est particulier à chaque groupe ethnographique. Les études sur les objets-frontières peuvent compléter les travaux existants sur l’histoire du corps (Wolputte, 2004), simplement par le fait qu’elles ne tiennent pas pour acquis les limites du corps. La circulation des objets-frontières nous oblige à réaliser que le concept de corps est la plupart du temps ambigu et peu documenté. De nombreuses études sur les entités que j’appelle objets-frontières humains présument des limites du corps, ce qui empêche l’analyse de la véritable problématique qui est en réalité contestée. Les objets-frontières rassemblent les domaines macro-économique, culturel et politique avec les aspects plus personnels et matériels de la conscience du soi au sein de cette contestation. Plus précisément, les objets-frontières humains détiennent un potentiel à titre de nouveaux « espaces » de recherche anthropologique (Marcus, 1995), ce qui ouvre des portes prometteuses à l’étude de sociétés complexes. La tradition anthropologique offre un potentiel unique pour l’étude des controverses entourant les nombreux objets équivoques issus de la biomédecine. À son tour, la théorisation anthropologique aurait tout intérêt à s’intéresser à de tels objets intermédiaires, qui transgressent la nature et la culture, divisent et mettent en question les connaissances anthropocentriques du pouvoir ; des objets qui questionnent nos propres catégories analytiques de base que sont la personne, le corps et le soi.