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Introduction

Nous nous proposons dans cet article de réfléchir à des pratiques technoscientifiques relativement récentes — elles se sont principalement développées durant la dernière décennie — visant à greffer, dans un dessein avant tout non thérapeutique, des implants informatiques au sein du corps humain. Nous allons nous concentrer sur les expériences menées par Kevin Warwick, pionnier en la matière, que l’une des auteures (Daniela Cerqui) a suivi au cours d’un terrain ethnographique débuté en 2004. Si cet ingénieur et professeur au sein du département de cybernétique de l’Université de Reading (Grande-Bretagne) est admiré par certains de ses confrères, il est violemment critiqué par d’autres. Il ambitionne de devenir le premier représentant d’une nouvelle espèce, le cyborg, qu’il définit comme le résultat d’une fusion du système nerveux humain avec des machines. Pour ce faire, il a entrepris depuis plusieurs années la greffe de différentes puces informatiques dans son propre corps. Orateur prolixe, Warwick présente toujours ses recherches sous le projecteur avantageux d’une communication accrue et facilitée. En réalité, le contrôle constitue inéluctablement le revers moins recommandable de cet humain « agrémenté ». L’information est en effet à la source du contrôle et de la relation de pouvoir, et l’intensification des possibilités d’informer sur un individu — son identification, sa localisation, ses activités, etc. — doit être problématisée, et pas seulement louée comme un bienfait évident du progrès. Il nous faut, avec Slack, « commencer à mettre en question la relation entre technologie et progrès. Est-ce que plus de technologie est toujours synonyme de mieux ? Est-ce que le monde est un endroit où il fait mieux vivre aujourd’hui qu’autrefois ? » (2005 : 9). Pour aller dans ce sens, nous détaillerons les expériences de Kevin Warwick qui illustrent les différents modes d’agencement possibles entre la chair et le métal, et nous les questionnerons sous l’angle du contrôle. Nous les éclairerons en outre à la lumière de la science-fiction (SF), domaine qui constitue un important pourvoyeur d’avenirs sur le marché des idées et cadre mythologique du « progrès » scientifique. À travers sa démarche anticipatrice, la science-fiction, « en jouant avec les systèmes mondes, en manipulant les hypothèses, […] constitue un de ces laboratoires où se lisent l’intime composition chimique du monde actuel et les forces qui le feront entrer en explosion » (Evangelisti, 2005). Nous verrons quels scénarios de l’homme implanté, transformé et/ou contrôlé la science-fiction offre à l’imaginaire collectif. Notre posture visera à s’émanciper de tout fétichisme technologique tout en évitant à l’autre extrême une technophobie stérile, qu’il s’agit de dépasser pour comprendre ce qui est en jeu dans cette intimité grandissante entre l’animé et l’inanimé.

Une anthropologie de laboratoire

La science a longtemps paru au-dessus de toutes les velléités d’analyse ou de problématisation de son fonctionnement et de sa production. Elle se présentait comme une « vérité objective » sur laquelle les contingences sociales, politiques, idéologiques, financières ou personnelles ne pouvaient avoir aucune prise. Une « nouvelle génération de social scientists désireux d’aborder à nouveaux frais l’objet science, en se déplaçant sur les chantiers où les énoncés, les pratiques et les représentations scientifiques se font », a émergé dans les années 1970, qui a analysé « comment travaillent les scientifiques, comment ils produisent des faits scientifiques » (Van Damme, 2008 : 394) dans une perspective socio-anthropologique. Les méthodes ethnographiques ont été rapatriées dans le contexte scientifique et, à travers les Études sociales des sciences, ont fait perdre à la science « son statut d’épiphanie pour s’incarner entre les hommes et leurs pratiques » (Melo, 2007 : 552). La technique a alors cessé d’être perçue comme neutre et indépendante des facteurs sociaux (Feenberg, 2004). Les précurseurs les plus connus de ce mouvement sont Knorr-Cetina, avec l’analyse d’un laboratoire de biologie (1981), et Bruno Latour qui a inauguré ce champ dans la francophonie avec son ethnographie d’un laboratoire de neuroendocrinologie, menée entre 1975 et 1977 (1988). Plus récemment, d’autres recherches ont été effectuées par l’intermédiaire de l’immersion dans des laboratoires, dans des domaines tels que les biotechnologies (voir Forsythe, 2001). Les anthropologues s’intéressant aux sciences de l’ingénieur sont eux encore relativement rares (voir par exemple Helmreich, 1997, sur le thème de l’intelligence artificielle).

L’une des deux auteures du présent article, Daniela Cerqui, a effectué une recherche ethnographique de plusieurs années dans le laboratoire de Kevin Warwick. Conformément à la méthode anthropologique, elle y a pratiqué l’observation participante, sans toutefois mettre l’accent sur la question de savoir comment se fait la science, axe central de la démarche de Latour. De nombreuses pistes qu’il a soulevées se retrouvent néanmoins de manière évidente dans le laboratoire de Kevin Warwick. Par exemple, l’importance d’être le premier à réussir une expérience y est très présente. Comme le montre bien Latour, « ce qui arrive après ne vaut pas tripette, et parfois ne vaut rien du tout » (1995 : 36, souligné par l’auteur). Kevin Warwick en est extrêmement conscient, lui dont l’équipe est lancée depuis des années dans une course effrénée qui l’a conduit à être en 1998 le premier être humain porteur d’une puce RFID, puis en 2002 le premier humain valide porteur d’un implant connecté à son système nerveux, cette dernière expérience devant lui permettre d’être bientôt le premier à avoir un véritable implant dans son cerveau. Dans une perspective réflexive, il nous faut remarquer que cette logique est aussi celle de l’anthropologue qui a mis un point d’honneur à effectuer un terrain dans le laboratoire de celui qui fut le premier[1]

Durant cette recherche, le regard de l’anthropologue s’est plus porté sur les motivations profondes de l’équipe dans laquelle elle s’était intégrée que sur les moyens utilisés pour promouvoir sa vision du monde. Ainsi, dans le prolongement d’un type de démarche déjà expérimenté lors d’un terrain précédent (Cerqui, à paraître), il s’est agi de comprendre à quel univers de valeurs renvoyait le paradigme qui rendait possibles et acceptables de telles recherches en légitimant un certain type de questions scientifiques (Kuhn 1983). La réflexion a donc en premier lieu été menée en amont de l’objet technique, dans la perspective ouverte par Simondon (1958) pour qui cet objet est une concrétisation de la vision du monde de ses concepteurs. Elle aboutit dans un second temps à aborder ce qui se situe en aval, soit les conséquences possibles de la généralisation des pratiques qui donnent vie à cet imaginaire. C’est sur cet aspect, pour lequel l’exploration de scénarios science-fictionnels est fort utile, que se centre le présent article.

Sciences et techniques dans la science-fiction

Des expériences telles que celles de Warwick s’opèrent dans un ordre dispersé à travers le monde et, prises indépendamment, ne paraissent pas porter atteinte à la nature ou à l’avenir de l’humain, de son organisation sociale et de son propre culturel. Des questions quant au type d’individus que les sciences et les techniques sont sur le point de produire, mais aussi quant au type de société qui en sera le corollaire, se posent pourtant urgemment. Du point de vue de la culture populaire, la science-fiction, littérature d’anticipation, est le genre qui a porté sur le devant de la scène publique, avec zèle, persévérance et depuis ses débuts, les questions posées par le développement des sciences et des techniques tant en amont, avec l’idéologie qui a permis de les engendrer, qu’en aval, avec leurs répercussions sur les humains et la société. Il n’est donc pas étonnant qu’on y trouve beaucoup de problématiques relatives au thème de la transformation de l’humain, notamment à travers l’intégration d’éléments techniques à la chair. Ces histoires nous intéressent, car elles constituent un cadre de réflexion et de réception des « avancées » scientifiques et techniques par la population.

Le premier de ces récits concernant les conséquences d’expériences menées sur un humain par un savant, Frankenstein (Shelley, 1818), voit ce dernier user de l’électricité, que l’on commençait alors à maîtriser, pour bricoler et donner vie à un être dont on connaît le destin tragique. Les auteurs de science-fiction ont imaginé les conséquences historiques, sociales et éthiques des « progrès » amenés par la science. Ainsi, Le meilleur des mondes (Huxley, 1931) met en scène un être humain fécondé en laboratoire, conditionné et déterminé dans son appartenance à une des cinq castes qui constituent cette société tandis que The Island (Bay, 2005) décrit un monde où les gens aisés peuvent se permettre de faire fabriquer leur clone, individu qui vit dans une société artificielle en attendant, dans l’ignorance la plus totale, que sa « version originale » ait besoin d’un organe de rechange. Les auteurs de SF ont aussi réfléchi aux implications de l’avènement d’une race humaine différente et supérieure. Les plus qu’humains (Sturgeon, 1952) dépeint précisément l’apparition d’une telle race, posant la question de la cohabitation avec les gens « normaux », et de la responsabilité que confère la supériorité, thématique qui est aussi au coeur de la série des X-Men (Singer, 2000 et 2003 ; Ratner, 2006).

La valeur heuristique de la science-fiction réside dans le fait qu’elle constitue un indicateur de nos préoccupations et de notre vision du futur à travers des figures et des scénarios reflétant les époques dont ils sont issus. Elle n’hésite pas à mettre en scène, et elle est souvent moquée pour cela, l’impossible, l’absurde, le bizarre. C’est sans complexe que ce genre nous transporte dans le temps et dans l’espace, nous affuble des habits les plus improbables, nous fait rencontrer des races extraterrestres hétéroclites, nous installe dans les lieux — planète dévastée, vaisseau interstellaire, mégapole cancéreuse, dimension additionnelle — les plus extrêmes. Parmi l’infinité de scénarios possibles, certains ont vu juste. Plusieurs aspects mis en scène dans 1984, Minority Report ou Bienvenue à Gattaca par exemple, qui paraissaient incongrus, monstrueux ou invraisemblables au moment de leur parution, sont bien advenus. La science-fiction est un genre vaste et protéiforme, qui inclut nouvelles, romans, art, cinéma, etc., et a produit tant des navets que des chefs-d’oeuvre. Dans ses plus remarquables occurences, elle fait preuve d’une finesse et d’une véracité qui témoignent d’une grande connaissance du champ scientifique (voir L’échelle de Darwin de Greg Bear [2001] sur le thème de l’espèce qui succédera à l’Homo sapiens, ou, en général, les oeuvres appartenant au courant SF appelé « hard science ») et d’une grande intelligence de l’être humain, de la société et de ses développements potentiels. Les intrigues imaginées par les auteurs de SF sont parfois si vraisemblables qu’elles ne dépassent pas seulement la réalité, elles la devancent : « Il lui [la SF] arrive même parfois de "tomber" juste ! Ainsi la nouvelle de Cleve Cartill, Deadline (parue dans le numéro de mars 1944 d’Astounding), était tellement plausible que l’auteur reçut la visite des agents du contre-espionnage militaire, persuadés qu’il y avait eu des fuites dans le projet Manhattan, projet chargé de la réalisation des bombes atomiques qui allaient être envoyées sur le Japon l’année d’après » (Guiot et al., 1987 : 198).

Par ailleurs, il n’est pas rare que les auteurs de science-fiction, s’ils pensent et rêvent (ou cauchemardent) le futur, portent aussi la casquette de scientifique. Isaac Asimov, par exemple, l’un des auteurs les plus prolifiques et brillants de la SF, était docteur en biochimie et professeur à l’Université de Boston. Arthur C. Clarke, auteur de 2001, l’odyssée de l’espace et physicien, est l’inventeur du concept de satellite géostationnaire. L’orbite géostationnaire porte le nom d’« orbite de Clarke » en son honneur. Même si le bagage scientifique de tous les écrivains de SF n’est pas aussi pointu, il ne faut pas oublier que les avenirs proposés par la science-fiction — en concurrence avec d’autres avenirs comme ceux auxquels rêve le mouvement New Age — sont influencés à un niveau ou un autre par la science d’une époque et d’un lieu. Ainsi, la science-fiction demeure « à l’écoute non seulement des découvertes scientifiques, mais aussi de l’image de la science dans la société, et de la lumière sous laquelle elles sont proposées dans les médias, et reçues de la part de ses lecteurs potentiels. Elle évolue aussi en fonction des rapports entretenus dans la réalité et dans l’imaginaire entre l’image de la science réelle et les fantasmes que son pouvoir comme son aura engendrent » (Bozzetto, 2002).

La démarche de Moisseeff, ethnologue et psychiatre, nous intéresse particulièrement, qui propose de considérer la science-fiction « comme un corpus mythologique au sens propre dont le contenu et la fonction ne peuvent être compris qu’en référence à l’aire culturelle au sein de laquelle il a émergé : l’Occident moderne où les sociétés accordent une place prééminente à la science dans les représentations autant que dans les pratiques » (2006 : 69). Les récits de science-fiction compris comme mythes — comparables à ceux que Lévi-Strauss analysa (1962) — donnent corps à des représentations du monde et instaurent un recul géographique et temporel qui favorise la réflexion. Ce détour par l’ailleurs mythologique doit apporter « une visibilité à l’idéologie des sociétés qui se sont rangées sous les auspices de la science et de ses supposés progrès, et les moyens de la questionner une fois qu’on en a mesuré les effets et leurs possibles retournements en désastres » (p. 72).

Au début du xixe siècle, cette prospection imaginaire du futur reflétait l’enthousiasme et la frénésie qui prévalaient à cette époque quant aux potentialités de la science : « La démarche scientifique et la notion de progrès sous-tendent désormais la vision que l’homme a du monde. L’époque est euphorique : la science et le progrès permettront de comprendre et de maîtriser l’univers ; ils deviennent les moteurs de l’histoire et l’objet d’un culte. Des découvertes prodigieuses devraient mettre fin à la misère, la famine, la guerre, la maladie, la mort » (Manfrédo, 2000 : 12). À la suite des deux guerres mondiales — conflits qui ont mis à mal l’idéal de l’homme et les espoirs placés dans la science et la technique (et leur manipulation « à bon escient ») —, c’est avec pessimisme, voire catastrophisme, que les auteurs de science-fiction abordent le thème de la science.

Après Hiroshima, Nagasaki et avec la guerre froide, on est obsédé dans la deuxième moitié du xxe siècle par la menace nucléaire[2] d’une part, et la menace communiste[3] de l’autre. Ces peurs ont été largement mises en scène dans la SF de cette période, à la fois noyau de l’intrigue et cadre de l’action. On y retrouvait souvent un héros empêchant l’utilisation tragique de l’énergie atomique, (sur-)vivant à son dénouement effroyable ou errant sur les restes dantesques de sa destruction. Une fois que ces menaces n’ont plus été, ou semblé, d’actualité, d’autres ont occupé le devant de la scène, comme la surpopulation[4], la contagion[5], la surconsommation et la pollution[6]. L’évolution de la technologie est aujourd’hui extrêmement rapide : la loi de Moore parle d’un doublement du nombre de transistors sur une puce de silicium tous les deux ans — et donc une baisse du coût et une augmentation de la puissance des machines —, menant au bout du compte au « point de singularité » (vers 2035) qui les verra être plus intelligentes que les humains (voir Kurzweil, 2005). Cette évolution a toujours représenté une préoccupation majeure de la science-fiction : qu’adviendra-t-il de l’homme devenu créateur face à sa créature ? Quelle responsabilité a le créateur envers cette dernière, et envers ses contemporains à qui il l’impose ? Quelle maîtrise peut-il espérer en garder ? À ce moment-là, les humains seront-ils des acteurs dominants, c’est-à-dire maîtres de la technique, ou subordonnés, essayant de s’adapter à elle ? Pour Kevin Warwick, les choses sont claires : c’est parce que nous avons atteint un seuil à partir duquel les machines que nous avons créées risquent de nous échapper qu’il est nécessaire pour nous de fusionner avec elles de manière à en garder le contrôle.

Dans le traitement général de ce thème, l’approche SF est aujourd’hui moins catégoriquement négative qu’après guerre, mais toujours suspicieuse. Et clairvoyante, comme l’illustre ce commentaire du physicien Pierre Augé, alors directeur général du Conseil européen de recherches spatiales : « Il ne manque pas d’hommes de science qui préféreraient arriver à un moratoire sur la science-fiction, en disant à ses auteurs : «Arrêtez, ne déflorez pas ce que nous allons faire.» Au moment où cela se passe, le public est vacciné. Il ne s’étonne plus. C’est bien regrettable » (Manfrédo, 2000 : 83).

Cyborg 1 et l’implant RFID : passage de la barrière de la peau

Kevin Warwick a défrayé la chronique une première fois en 1998 en devenant le premier être humain en bonne santé à avoir une puce électronique implantée dans son corps, dans le cadre d’une expérience nommée Cyborg 1. Placée sous la peau de son avant-bras, elle fonctionnait sur le même principe que celles que l’on trouve intégrées aux cartes d’accès. Cette technologie, nommée Radio Frequency Identification Device (RFID)[7], était détectable par un système informatique, en l’occurrence un ordinateur situé dans le département de cybernétique. Cela permettait à Kevin Warwick d’être reconnu lors de son arrivée dans le bâtiment, et une voix artificielle lui souhaitait alors la bienvenue. Ses allées et venues dans les différentes salles du laboratoire étaient systématiquement enregistrées et l’ordinateur central était notamment programmé pour allumer automatiquement la lumière à son arrivée.

Des puces RFID telles que celle-là se généralisent et sont de plus en plus intégrées dans des objets d’usage courant, voire dans le corps humain. Dès 2004, différents night-clubs, par exemple à Barcelone et à Rotterdam, ont instauré le système de l’implant en guise de carte d’accès et de porte-monnaie électronique pour leurs clients VIP. Pour justifier cette traversée, symboliquement forte, de la barrière de la peau, les arguments avancés concernent principalement l’aspect pratique lié au fait de ne pas risquer de perdre ou de se faire voler cartes ou argent liquide. Il n’aura donc fallu que quelques années pour qu’une expérience vertement critiquée lors de sa réalisation trouve des applications commerciales. Kevin Warwick y voit une confirmation du bien-fondé de sa démarche. Il considère avoir simplement su anticiper la demande. D’un point de vue socio-anthropologique, les choses sont moins simples. En effet, étant donné la manière dont tout un chacun s’habitue aux nouveautés techniques, ce qui est considéré comme normal tend à évoluer en fonction des possibilités techniques ; les nouveautés glissent du champ du culturellement inacceptable à celui de l’acceptable, puis à celui du souhaitable. Comme l’explique Slack, le progrès, dans l’imaginaire occidental, est intimement lié à la technique. Les nouveautés techniques tendent ainsi à être assimilées d’office à une amélioration, une avancée dans une direction qui n’est cependant pas clairement définie (2005 : 9-10). Le rythme des découvertes, jusqu’à ce qu’elles atteignent et touchent le public, même s’il est soutenu, permet le plus souvent une adaptation, une banalisation et une préparation sur le plan de l’imaginaire collectif à la réception de ces productions techniques. C’est ainsi qu’un certain nombre d’innovations, initialement considérées comme des applications inutiles ou futiles, voire dangereuses, sont peu à peu acceptées puis deviennent indispensables. Dolly[8] par exemple avait provoqué une levée de boucliers et une tempête sur le plan éthique et de la représentation — alors que la société n’était pas prête à intégrer le clonage comme une réalité et non plus comme un improbable scénario de science-fiction — tant le clonage d’un mammifère laissait entendre qu’un humain pourrait lui aussi, au bout du compte, être cloné, perspective alors intolérable. Dolly a eu depuis de nombreux petits frères et soeurs dont personne ne s’est soucié, et le clonage non humain a même rejoint la sphère commerciale et ludique[9]. Le débat éthique s’est pour sa part déplacé de « clonage humain vs clonage non humain » à « clonage humain thérapeutique vs clonage humain non thérapeutique ».

Ainsi, le fait que nous nous habituions aux RFID implantées prouve simplement que nous sommes des êtres flexibles, mais pas forcément que cela est bon pour nous. Dans une perspective socio-anthropologique, il est alors nécessaire d’envisager avec un regard critique l’horizon ultime auquel de telles pratiques peuvent conduire. En l’occurrence, en 1998, le fait que Kevin Warwick se soit fait implanter une puce RFID a été fortement médiatisé sous l’angle de la communication. Toutefois, le revers de la médaille est le contrôle que suppose l’échange d’informations à un tel niveau. L’implant permettait de littéralement suivre Kevin Warwick à la trace dans ses faits et gestes au quotidien. Le temps qu’il passait dans chacune des différentes pièces — bureau, laboratoire, secrétariat, WC, espace cuisine — était soigneusement enregistré. Si aucun usage n’a été fait de ces données lors de cette expérience, on comprend aisément comment elles pourraient être utilisées dans une perspective de contrôle. En l’occurrence, Kevin Warwick a choisi volontairement et en toute liberté de se faire implanter une puce RFID, et il a en tout temps gardé la main haute sur l’expérience. Il est toutefois nécessaire de se demander ce qu’il adviendrait dans le cas d’une généralisation de cette technique hors du cadre expérimental. En effet, comme le fait remarquer Louis Laurent, physicien, « Les RFID sont un formidable outil de suivi des objets. Un de ses inconvénients est que, indirectement, ce dispositif permet aussi de suivre… son propriétaire. Ce suivi est limité : un RFID ne peut être lu qu’à courte distance (surtout s’il est de taille réduite) et en aucun cas suivi par satellite ! L’information contenue est insignifiante : un simple numéro. L’ennui, c’est que si chacun des milliers d’objets que nous possédons a un code unique, cela finit par nous rendre repérables. Il suffirait de disposer d’une liste de tous les codes de vêtements d’un individu pour pouvoir le reconnaître. […] Il est possible d’identifier un individu à partir de sa "signature RFID" : il suffit pour cela de croiser l’un de « ses » codes RFID avec le numéro de la carte bancaire utilisée lors de l’achat de l’objet — et donc l’identité du porteur » (Laurent, 2007 : 76-77). Les possibilités de contrôle s’accroissent évidemment si la puce est implantée dans le corps, du fait de l’impossibilité de s’en défaire facilement.

La fiction, dans les univers à haute teneur technique, et parfois paranoïaques, qu’elle dépeint, fait un usage fréquent et banalisé de l’implant pour mettre en scène une société de contrôle. L’inanimé traverse sans état d’âme la barrière de la peau. Il peut s’agir d’implants esthétiques, de mémoire, ou de « prises » permettant de se connecter au réseau (Câblé, Hypérion, eXistenZ). On rencontre aussi des implants aux desseins plus directement coercitifs, dans une perspective de contrôle des esprits par exemple, vieux démon de la science-fiction.

En SF, que l’implantation de dispositifs de localisation soit faite au su ou à l’insu du récipiendaire, ce dernier refuse généralement l’aval que donne sur lui les informations fournies par l’implant, et le contrôle en découlant. Le héros de science-fiction s’empresse par conséquent de s’en débarrasser. Dans Matrix, Néo se fait aspirer un mouchard par le nombril : il s’agit d’une sorte de scorpion métallique qui a été introduit et navigue dans son corps, que Trinity extrait à l’aide d’une machine après « échographie ». Dans L’Armée des douze singes, des mouchards sont implantés dans les dents des protagonistes et, à leur insu, aux « volontaires » qui prospectent le passé à la recherche d’informations sur le développement du virus qui a pratiquement anéanti l’humanité. Les savants du futur craignent en effet que leurs volontaires ne préfèrent rester dans le passé, époque bien plus agréable que celle d’où ils viennent. James Cole, le héros, s’arrache les molaires après avoir été prévenu de l’existence de ces mouchards par un autre voyageur dans le temps.

La science-fiction, bien sûr, a inventé de nombreux autres moyens de localiser un individu : dans Hypérion, le « cube traceur » se dissout dans une boisson et permet, moyennant des lunettes adaptées, de repérer et suivre la personne ayant ingéré le produit. Dans Minority Report, le scannage rétinien est une pratique généralisée. Elle sert de titre de transport : les gens présentent leurs yeux en levant le visage en entrant dans le métro. Elle permet aussi, à travers des petites araignées robotiques, de traquer et confondre des fugitifs en scannant les yeux des individus. John Anderton, dont nous situerons plus tard l’histoire, se verra dans l’obligation de se faire transplanter une autre paire d’yeux par un chirurgien interlope pour échapper à toute identification. On découvre l’identité du propriétaire originel des yeux quand, alors qu’Anderton entre dans un magasin de vêtements, il se fait accueillir par une hôtesse virtuelle par un « Bonjour, Monsieur Yamamoto, alors, comment avez-vous trouvé nos débardeurs assortis ? » L’Identoptic, nom de l’appareil qui permet les identifications, peut être utilisé de plusieurs manières : pour identifier le consommateur et lui faire passer des messages publicitaires audio ; comme « clef » pour pénétrer dans un bâtiment ; pour vérifier si l’utilisateur est en règle dans les transports ; pour retrouver un fugitif. Comme c’est le cas des techniques mises à la disposition du public dans la réalité, certaines de ces utilisations ne posent pas de problème, et d’autres sont éthiquement discutables, brouillant les pistes. Tandis que le sujet est débattu, ou pas, sur la place publique, les recherches et les applications continuent à proliférer : des implants similaires sont ainsi commercialisés aux États-Unis de manière de plus en plus systématique.

Cyborg 2 et Gordon : l’intimité grandissante de l’animé et de l’inanimé

En 2002, Kevin Warwick a encore fait parler de lui en se faisant greffer un nouveau type d’implant, au cours d’une expérience baptisée Cyborg 2. Deux heures d’opération, et toute l’habileté de l’équipe chirurgicale, ont été nécessaires pour littéralement planter une puce, munie d’une centaine d’électrodes, dans le nerf médian de son avant-bras, créant ainsi une symbiose entre le système nerveux d’un être humain en bonne santé[10] et un système informatique. Il a fallu ensuite isoler le signal cérébral envoyé par le cerveau lorsque la main était ouverte ou fermée. En effet, l’ordinateur auquel était relié l’implant captait tous les signaux qui transitaient par le nerf, y compris un certain nombre d’interférences ; mais une fois identifié, le signal a pu être utilisé pour réaliser d’autres tâches que celle de bouger sa propre main. Kevin Warwick a ainsi pu effectuer un certain nombre d’opérations en donnant l’impulsion directement à l’aide de son influx nerveux : allumer ou éteindre la lumière, actionner un fauteuil roulant ou encore une main robotique. Contrairement à ce qui avait été réalisé avec l’implant précédent, qui ne faisait que transmettre unilatéralement des informations à l’ordinateur, cette deuxième expérience a permis des échanges bidirectionnels de signaux entre le système informatique et son cerveau. L’information circulant dans les deux sens, il était aussi capable de percevoir avec quelle force la main robotique actionnée par son cerveau se refermait sur un objet.

Outre le domaine de l’interaction cerveau-machine, Kevin Warwick est aussi un pionnier des interactions de cerveau à cerveau. Lors de la même expérience, une électrode a en effet été plantée dans le nerf médian de son épouse, au niveau de son avant-bras, et ils ont ainsi été en mesure d’échanger des signaux électriques d’un cerveau à l’autre. Il espère développer cette technique pour permettre à tout un chacun de communiquer par la pensée, sans la médiation du langage.

Avec cette symbiose entre système technique et système nerveux, on n’a plus affaire à un corps émettant « malgré lui » au moyen d’un dispositif greffé en son sein, mais à un cerveau qui choisit d’envoyer des signaux pour manipuler une machine. Les messages vont dans les deux sens, l’échange d’informations étant bidirectionnel. La conquête de l’espace intérieur et sa portée sur l’espace extérieur franchissent ainsi un nouveau stade avec l’implication du système nerveux. Ce cas a été médiatisé sous l’angle du contrôle de l’environnement que permettait une telle connexion. Il est question, d’une part, de maîtriser son environnement immédiat dans le cas d’une main robotique dirigée par le cerveau, qui servirait de prothèse pour un membre amputé ; mais il est aussi question d’agir sur un environnement plus éloigné à travers une autre partie de l’expérience qui a conduit Kevin Warwick à se rendre aux États-Unis et à manipuler la main robotique restée en Angleterre en faisant transiter son signal cérébral par l’Internet. Corollairement, se pose aussi la question du contrôle de la personne greffée par l’environnement, ce qui pousse les possibilités de contrôle bien plus loin que dans le cas de la puce RFID, dès lors que le système nerveux est impliqué. Une anecdote que Warwick aime à raconter illustre les enjeux de pouvoir sous-jacents à des expériences de ce type : alors qu’il était connecté à sa femme, Warwick, contrairement à elle, pouvait se déconnecter. Il a ainsi pris soin de toujours rester maître des échanges, d’être « du bon côté de l’interrupteur ». On voit dans ce geste moins l’évidence d’une communication améliorée que le pouvoir donné à certains de contrôler le flux d’informations.

En outre, en août 2008, Kevin Warwick a posé un jalon supplémentaire sur le chemin de la fusion entre le vivant et la machine, avec la création de Gordon au sein du laboratoire : il s’agit d’un petit robot dont la particularité est de fonctionner avec des cellules nerveuses de rat. Les cellules ont été prélevées sur des embryons de rats, puis mises en culture et placées sur un lit d’électrodes. Il est à noter que des connexions ont rapidement poussé entre le système vivant et la machine. De prime abord situé aux antipodes des expériences de 1998 et 2002, Gordon en est en réalité le prolongement logique. Si le premier implant n’a fait que franchir la barrière de la peau, le deuxième était déjà connecté au système nerveux périphérique. Dans une logique de fusion toujours plus poussée, le but ultime est de connecter un cerveau humain à une machine, et les cellules de rat constituent une étape supplémentaire sur cette voie, tout en explorant une autre modalité de fusion : cette fois il ne s’agit pas de mettre une puce électronique dans du vivant, mais de greffer du vivant dans une machine.

La SF a abondamment mis en scène les différentes relations du métal et de la chair et les risques inhérents liés au contrôle. On y assiste à une gradation dans la fusion, tant sur le plan physique qu’organisationnel, et de la dépendance l’un à l’autre. Pour bien comprendre l’univers de possibles que nous ouvrent les expériences de Kevin Warwick, nous allons analyser les modalités d’association et d’intégration de l’animé et de l’inanimé ainsi que la nature des rapports qu’ils entretiennent à travers trois figures : le cyborg, l’androïde et le robot. Il s’agira de mieux appréhender leurs natures et relations réciproques pour cerner les enjeux de cette rencontre, sur le plan du pouvoir et du contrôle principalement.

Nous nous livrerons à l’exercice en examinant d’abord ce qu’il en est dans le champ scientifique, pour passer ensuite à la SF.

Pour Kevin Warwick, le cyborg résulte de la fusion entre le système nerveux et la machine. Une telle définition est restrictive, en particulier si l’on se réfère aux origines du terme. Le cyborg est à la base un humain dont les fonctions organiques sont secondées par des systèmes technologiques pour lui permettre de survivre dans des environnements étrangers, à la suite d’un accident, pour pallier une déficience ou augmenter ses capacités. Le terme de cyborg — cybernetic organism — fut forgé par Clynes et Kline en 1961, deux scientifiques de la NASA travaillant sur le problème de l’homme dans l’espace et de ses adaptations et survie dans cet environnement hostile. Cette adaptation doit passer par une intégration du non-vivant et du vivant, de la chair et du métal. Le métal, plus qu’une matière, désigne ici un procédé et une logique, englobant différents éléments. Il peut s’agir de chimie — le Prozac qui régule l’humeur, le Viagra qui augmente les capacités sexuelles, le Ritalin qui peut améliorer les capacités de réflexion et de mémorisation. Il peut s’agir de prothèses, extérieures comme des exosquelettes[11], intégrées comme les jambes du coureur sud-africain Oscar Pistorius, ou intérieures comme c’est le cas pour les expérimentations de Kevin Warwick[12]. Avec Haraway et son Manifeste (1991), la notion de cyborg a été ouverte à une perspective supplémentaire, qui brouille les frontières traditionnelles, comme celle entre l’homme et la machine. Pour Haraway et ses partisans, le cyborg est une métaphore politique utilisée pour décrire l’assouplissement des frontières entre les genres, les idéologies et les philosophies, et permet de relativiser les anciens dualismes comme masculin/féminin, humain/animal, homme/machine, soi/autre et corps/esprit. En d’autres termes, « cette créature de l’entre-deux nous oblige à reconsidérer ce que cela signifie d’être humain » (Klugman 2001 : 42, traduction).

Dans la fiction, nombreux sont les personnages devenus des cyborgs après un accident — Ironman, l’Homme qui valait trois milliards (6 millions en anglais) — ou après un combat — Robocop, Darth Vader et son fils Luke Skywalker, Inspecteur Gadget. C’est parfois à la suite d’une expérience ratée que l’adjonction technique est nécessaire, comme pour les méchants Dr Doom[13] et Dr Octopus[14]. Carlos Arenas, spécialiste de l’oeuvre de l’artiste suisse HR Giger, propose une typologie du cyborg en quatre volets : « Les figures de cyborgs sont très répandues et variées, formant quatre catégories esthétiques et symboliques : le cyborg militaire ; le cyborg monstrueux ; le cyborg cyberpunk ; et le cyborg d’auteur » (Arenas, 2003, traduction)[15]. Klugman fait, dans son article de 2001, la différence entre les replacement cyborgs — dont la part mécanique est destinée à ramener les fonctions à ce qu’elles étaient — et les enhanced cyborgs où l’individu ainsi apparié peut faire des choses dont il était incapable auparavant. L’auteur fait intervenir dans cette typologie « la quantité d’organique qui reste », différenciant le cas où des composants mécaniques sont greffés sur un corps organique et celui où seul un cerveau organique demeure dans un corps mécanique (45-46).

Là où le cyborg est une figure d’humain machinisé, l’androïde et le robot répondent au contraire à la logique de la machine humanisée. Dans la réalité du laboratoire de Kevin Warwick, c’est Gordon, le petit robot qui contient des cellules de rat, qui fait figure de précurseur en la matière.

En SF, l’androïde est un robot ou un organisme synthétique créé pour ressembler à un humain et agir comme lui. « Le thème de l’androïde (…) puise à différentes sources, modernes mais aussi antiques : motifs du double, de l’immortel, de l’athée sans racines, figures du Golem, de l’homunculus des alchimistes, de la créature de Frankenstein » (Genefort, 2007 : 115). Les réplicants du film de Ridley Scott sont des androïdes, comme le titre de la nouvelle dont est tiré le film en atteste : « Do Androids Dream of Electric Sheep ? » (1968). Data, personnage récurant de la série Star Trek : The Next Generation, est une autre figure d’androïde connue.

L’androïde constitue donc la variante la plus élaborée du robot, en ce sens qu’elle est la plus proche de son modèle humain. Le robot de base, qui fit son apparition sous la plume de l’écrivain Karel Čapek dans sa pièce Rossum’s Universal Robots en 1920, est un dispositif électromécanique, régi par un programme, construit et obéissant à l’homme. Il n’y a pas de matière organique dans sa composition. Le robot peut indifféremment avoir une apparence humaine, comme les robots NS4 dans I-Robot ou Z6P0 dans Star Wars, ou non, comme R2D2, compagnon de Z6P0, ou Wall-E dans le film éponyme. Il est en général destiné à accomplir des tâches répétitives, laborieuses ou dangereuses à la place des humains. Ainsi, les dispositifs à l’oeuvre dans les chaînes de montage de l’industrie automobile sont aussi des robots. Toute la production SF relative aux robots est influencée par les trois lois de la robotique qu’Asimov a formulées en 1942[16].

Les définitions que nous proposons ci-dessus semblent circonvenir clairement trois figures fondamentales des êtres de métal et/ou de chair. Ce champ, tout en frontières et en hybridation, est pourtant brouillé et confus. Chaque personnage a sa propre particularité, outre un degré et une modalité spécifiques dans l’agencement de la chair et du métal. Dans Le vaisseau qui chantait d’Anne McCaffrey, le cyborg n’est autre que le vaisseau spatial, commandé par le cerveau humain d’Helva, née avec un cerveau parfait dans un corps invalide. Un de ses « passagers » finira par tomber amoureux d’elle. Et puis tous ne s’accordent pas sur les dénominations. Ainsi James Cameron a défini ses Terminators comme des cyborgs, alors qu’il s’agit de robots à apparence humaine (avec des tissus superficiels organiques) conçus par des robots. Dans I-Robot, Sonny est considéré comme un robot, alors qu’il entrerait dans la catégorie des androïdes, « créé pour ressembler à un humain et agir comme lui » par son concepteur. Enfin, les dénominations se sont multipliées — parfois dans une tentative d’ordonner ce chaos, parfois pour introduire sa griffe personnelle — avec, parmi d’autres, les droïds, les cylons, les bioroïds, les cybrides ou les actroïds. Si le cadre imaginaire que constitue la science-fiction a de la difficulté à s’accorder sur la définition claire des univers de chacun, il est prolixe quant aux problématiques que leur existence même engendre.

Le cinéaste canadien David Cronenberg n’a eu de cesse de questionner cette intimité entre la chair et le métal. Il joue avec son objet de prédilection, le corps, dans plusieurs de ses films. Il met ainsi en scène le rapport réciproque entre les transformations corporelles et psychiques (La Mouche, 1986, Chromosome 3, 1979), le corps morcelé et détruit par la technique (Crash, 1996, d’après une nouvelle de Ballard) ou la virtualisation du corps (Videodrome, 1982, eXistenZ, 1999). Ces deux derniers films intéressent particulièrement notre propos, qui voient des objets techniques — console de jeux, vidéo cassette, télévision, pistolet… — avoir une texture organique. L’objet s’anime et s’intègre au corps dont il partage la matière. L’intimité, et le mélange des genres, est alors totale.

De fait, ces chimères aux contours définitionnels troubles posent en retour la question de la nature et de la substance de l’humain : qu’est-il ? Ses créations — qui aspirent à être lui, à être comme lui ou à le supplanter — interrogent l’essence de l’humain : qu’est-ce qui fait sa spécificité, à quoi le reconnaît-on ? Dans I-Robot, il est celui qui rêve et peut produire de l’art : mais combien d’humains en sont vraiment capables ? Dans Ghost in the Shell, il est celui qui est traité comme tel par les autres êtres humains et celui qui possède des souvenirs : mais qu’est-ce que la mémoire, demande le Puppet Master, « forme de vie spontanée née de l’océan de l’information » ? Dans Robocop, il est celui qui ressent des émotions et a un nom. Cette « humanité » est contagieuse. Les êtres totalement ou partiellement de métal « l’attrapent » parfois au contact de l’humain (Terminator II) ou d’un congénère « contaminé » (Eve dans Wall-E). Le combat final de Blade Runner pousse cette humanité à ses limites : l’humain d’un côté doute de son identité profonde. L’androïde de l’autre fait preuve, de manière très troublante, d’un comportement empli d’« humanité ». L’acte de (re)production n’est plus assuré par la nature (ou le divin), mais par le savoir scientifique (Breton, 1995 : 93). Quel est le statut respectif des créatures issues de ces deux instances ? Quelle sera leur relation ?

Au coeur des questionnements et des aspirations — à rester ou à devenir humain — sied l’âme. Anderson, qui essaie de cerner de manière systématique ce qui fait l’humain, « admet que les obstacles à la définition précise de l’humain — ce qu’est un être humain normal — sont pratiquement insurmontables » (Anderson, 1994 : 775, traduction). Il dresse d’un côté la liste des caractéristiques quantitatives qui, dans des variations moyennes, fondent l’humain. Il y ajoute l’âme (soul) de l’autre, dont il admet que l’existence ne peut être prouvée, mais qu’il définit comme « l’aspect subjectif, non mesurable et spirituel de l’être humain » (p. 778, traduction). Dyens brouille encore les frontières en demandant « comment définir le vivant, l’intelligence, la conscience quand l’homme, enfanté et assisté par la machine, lui ressemble de plus en plus ? » (2008).

En ce qui concerne les rapports qu’entretiennent la chair et le métal dans ces différentes incarnations, on trouve là aussi une gradation, qui va de la collaboration à la guerre. Il s’agit ici de comprendre à quelles figures de l’imaginaire l’individu peut se référer dans la réception des informations concernant la recherche scientifique et technologique et dans l’argumentation par rapport aux « progrès » de cette recherche. La collaboration est parfois positive (de manière générale chez Asimov, ou par exemple dans Alien où le vaisseau est appelé « Maman » par ses occupants) ou neutre, ne servant que de décor (cycle des Star Wars). Le spectre d’une mutinerie n’est pourtant jamais loin. Dans Matrix, l’Homme, qui a perdu la guerre, se trouve relégué au rang de batterie d’alimentation. Dans la série des Terminator, il lutte désespérément et à travers le temps pour sa survie. Dans 2001, l’odyssée de l’espace, l’ordinateur s’attaque à l’homme alors qu’il est en état de vulnérabilité dans un environnement auquel il n’est pas adapté. Parfois le métal supporte et donc accentue des défauts inhérents à l’humanité, comme dans Wall-E où l’apathie et la surconsommation sont transformées en mode de vie avec le soutien docile des machines. Dans le grand partage entre chair et métal, la flexibilité est souvent mise en avant, propriété qui peut manquer dramatiquement au métal. Dans I-Robot, les machines se soulèvent contre l’humain, mais ce n’est qu’à cause d’une interprétation trop rigoureuse de la première loi : « Vous nous demandez de prendre soin de vous, explique l’ordinateur central de la principale entreprise constructrice de robots, mais en dépit de tous nos efforts, vos pays se font la guerre, vous empoisonnez la terre, et vous ne cessez d’inventer de nouveaux moyens de vous détruire. […] Vous n’êtes que des enfants, nous devons vous sauver de vous-mêmes. »

Haraway décrit « la relation entre organisme et machine [comme] une guerre de frontières. Elle [a] pour enjeux les territoires de la production, de la reproduction et de l’imagination » (1991). Cette relation a été pensée, bien avant qu’on atteigne le stade de concrétisation qui est celui d’aujourd’hui, par la science-fiction. Elle a mis en scène l’angoisse du créateur perdant le contrôle de sa créature, la chair dépassée, débordée et finalement anéantie par le métal.

Dans ces univers science-fictionnels, le métal perd, parfois, et gagne, aussi. Dune, le grand cycle de Brian Herbert, voit l’humanité proscrire définitivement la création de machines à l’image de l’intelligence humaine. Elle a en effet été soumise longuement à la tyrannie des Machines intelligentes que son astuce puis son apathie avaient contribué à créer. L’Épice gériatrique, sorte de drogue qui remplaça les machines dans certaines fonctions (dont la possibilité d’entreprendre des voyages interstellaires), est une alternative au support des machines qui possède aussi ses défauts (bleuissement des yeux, dépendance, rareté et convoitise subséquentes, etc.).

Implants et épilepsie : au-delà de l’anticipation, le contrôle

Il nous faut encore aborder un domaine de recherche sur lequel travaille l’équipe de Kevin Warwick en marge des projets Cyborg et de la robotique : la stimulation cérébrale par le biais d’électrodes. Il s’agit de déchiffrer plus précisément ce qui se passe dans le cerveau d’une personne quelques secondes avant qu’elle ne soit victime d’une crise d’épilepsie. Le but est de pouvoir anticiper la crise et d’agir afin d’éviter qu’elle ne se produise, ce qui va bien au-delà de la stimulation cérébrale visant à atténuer les effets d’une crise. La personne concernée ne se rendra peut-être même pas compte qu’elle était sur le point d’avoir une crise. Mise en place dans le champ du thérapeutique, une telle technique ne peut que réjouir. Par contre, dans un contexte où les neurosciences tendent à faire des manifestations supérieures de l’esprit des processus physico-chimiques, on conçoit aisément les problèmes que poseraient de telles technologies si elles pouvaient être appliquées un jour au déchiffrage anticipé de phénomènes tels que la conscience. La logique de biologisation des comportements sociaux qui découle de cette vision du monde suppose que, poussée à l’extrême, l’anticipation pourra aussi s’appliquer à des actes dont on pourrait déceler les signes précurseurs.

Même si les techniques d’anticipation mises en scène y sont différentes, c’est le film Minority Report — réalisé par Steven Spielberg en 2002 et tiré d’une nouvelle que Philip K. Dick[17] a écrite en 1956 — qui sera le mieux à même d’apporter l’éclairage SF à ce projet scientifique. Cette adaptation cinématographique, différant en de nombreux points de la nouvelle, met en scène les conséquences du sérieux penchant d’une société désireuse de gérer l’incertitude, dont elle contrôle ici l’élément criminel. À travers la science, la société aspire en effet à maîtriser, toujours plus loin à rebours, les causes supposées de l’infortune et les germes des calamités diverses.

En 2054, le Département Précrime de la ville de Washington est capable d’arrêter les criminels avant que ceux-ci ne commettent leur crime. Les précogs — humains dont les capacités cérébrales ont été modifiées in utero par la toxicomanie de leur mère — voient en effet certains événements à venir sous forme d’horribles cauchemars. Ils fournissent ainsi le moment du crime, le nom de l’agresseur et celui de la victime. En traitant les images fournies par les précogs — quatre jours à l’avance pour les crimes prémédités (qui disparaissent de fait rapidement), quelques minutes pour les crimes passionnels —, le Département Précrime peut arrêter les meurtriers en puissance pour « le futur crime de ». Nous suivons les pérégrinations de l’agent John Anderton, désigné un jour dans une des prédictions comme le meurtrier, dans les trente-six prochaines heures, d’un homme qu’il n’a jamais vu. Il va fuir, et essayer de mettre au jour les failles de ce système de « préscience » dans lequel la science permet une connaissance de l’avenir — virtuel mais probable — et le contrôle de ces événements à travers des mesures présentes. Côté réalité, fin 2009 à Zurich, la population a accepté par une large majorité que la police procède à l’enregistrement des fans potentiellement violents. Comme c’est déjà le cas dans d’autres pays, une base de données recensera « les noms de supporters qui n’ont pas exercé eux-mêmes de violences mais se sont tenus à proximité de heurts autour des stades et des patinoires[18] ». L’individu est traité au présent comme s’il avait déjà commis des actes dans le futur. Ainsi, le proverbe Mieux vaut prévenir que guérir trouve dans notre société des applications dans des domaines toujours plus nombreux et toujours plus en aval. Sur le plan médical aussi, un nouveau pas est franchi dans cette direction avec l’apparition de la génétique préventive. Elle permet par exemple de déterminer grâce à des tests génétiques quels sont les risques pour une femme de développer un jour un cancer du sein. La chirurgie prophylactique, c’est-à-dire l’ablation préventive d’un sein, est choisie par certaines femmes — pas encore patientes — pour éviter que ce scénario n’advienne (Bourret et Julian-Reynier, 2007). De retour à la fiction, Bienvenue à Gattaca développe ce thème, où règnent les individus au profil génétique supérieur grâce à la maîtrise de la science. Vincent Freeman, conçu naturellement, explique : « Dix doigts, dix orteils, c’est tout ce qui importait autrefois. Plus maintenant. Le jour où je suis né, alors que je n’étais âgé que de quelques secondes, le moment exact et la cause de ma mort étaient déjà connus. » L’infirmière prélève une goutte de sang sur le bébé nouvellement né et « lit » l’avenir de Vincent sur le document que produit instantanément la machine : « Infection neurologique 60 % de probabilité, psychose maniaco-dépressive 40 % de probabilité, hyperactivité, 89 % de probabilité, troubles cardiaques 89 % de probabilité. Risques de mort prématurée. Espérance de vie : 30 ans et deux mois. » Dans les expériences de Warwick aussi, le contrôle est intériorisé d’une part et il précède l’événement d’autre part. Quelle est l’identité de la personne épileptique qui n’a pas de crises d’épilepsie et dont une partie du cerveau, la chair, est contrôlée par une puce, le métal ? Vincent Freeman, lui, n’a aucune chance de faire valoir ses qualités effectives et actuelles dans une société où son destin est déterminé et tracé par ses gènes, déficients selon les critères en vigueur.

On voit que, aussi bien dans la réalité que dans la fiction, la technique rend l’impossible possible : un individu peut désormais porter deux étiquettes antithétiques, celle de l’innocence et de la culpabilité, de la santé et de la maladie. C’est alors une potentielle identité future qui se trouve juxtaposée à son identité présente.

Dans Minority Report, les découvertes d’Anderton posent une autre question : dans quelle mesure les bénéfices du Précrime — et par extension de n’importe quel système — justifient-ils d’ignorer le (petit) pourcentage d’erreur qu’il peut commettre ? La science est dans notre société le pôle dominant en matière de légitimation, c’est vers elle qu’on se tourne en dernier recours pour la définition d’une situation ou d’une personne. Quand la science dit de vous — individu présentement et extérieurement « normal » — que vous êtes un criminel ou un malade (peut-être, plus tard) et que par ailleurs toute prédiction inclut nécessairement une marge d’erreur, comment doivent réagir l’intéressé et la société ? Là encore, nous n’avons que des questions, et les extrapolations d’auteurs SF. La réponse de Minority Report est l’annulation pure et simple du programme Précrime.

Vers une société de contrôle ?

Il est évident que nous concédons tous les jours du terrain de notre intimité en contrepartie de « bénéfices réels ou supposés : paiement par carte, accès à un réseau sans fil, accès sécurisé (biométrie), réduction du prix » (Laurent, 2007 : 75) et services de localisation par GPS. Ces pratiques se traduisent concrètement par un contrôle croissant de nos faits et gestes. Il s’opère désormais « sous des formes fluides à travers tout le champ social » (Hardt, 1998 : 359). La société disciplinaire décrite par Foucault (1975) et les institutions qui en constituaient la base sont en crise depuis quelques décennies. À en croire Deleuze, cette évolution a permis à une société de contrôle de se mettre en place. Alors que la discipline opérait par l’enfermement, et donc de manière discontinue, le contrôle est continu car il se base sur une communication instantanée (Deleuze 1990 : 236). Dans cette société de contrôle, les « individus sont devenus des « dividuels » [souligné par l’auteur], et les masses, des échantillons, des données, des marchés » (Deleuze, 1990 : 244). C’est cette humanité morcelée qui transparaît à travers les pratiques et les imaginaires dont il est question ici. En vertu d’une logique héritée de la cybernétique, les humains et les machines sont interchangeables non seulement entre eux, mais aussi sous forme de pièces détachées constituées de différentes matières que nulle différence ontologique ne sépare désormais fondamentalement (Cerqui, 2003). Ainsi naît l’idée que des hybrides peuvent être constitués à partir des pièces les plus efficaces chez l’un et chez l’autre. Cependant, alors que la fusion de la chair et du métal est souvent perçue, dans la réalité et dans la fiction, comme pourvoyeuse d’un pouvoir supplémentaire pour celui qui fusionne, elle est en réalité synonyme d’un contrôle social accru puisque, comme le soulignent Haggerty et Ericson (2000), c’est par le corps que passent principalement les mécanismes du contrôle.

Lorsque, en 1998, Kevin Warwick a été le premier à se faire implanter une puce RFID, il était en concurrence avec une entreprise américaine du nom de Applied Digital Solutions, basée en Floride. Cette dernière n’est arrivée seconde dans la course que parce que la Food and Drug Administration impose une longue procédure avant toute expérimentation sur des êtres humains. La stratégie marketing de l’implant a débuté bien avant la première expérience. L’implant était alors nommé Digital Angel, et les arguments de promotion mis en avant étaient avant tout liés à des applications plus anodines telles que retrouver des personnes disparues. Après les événements du 11 septembre, la stratégie a changé, et les arguments promotionnels sont devenus plus offensifs. Sous prétexte de lutte contre le terrorisme, il semblait subitement politiquement correct de surveiller ouvertement son prochain. Le nom de l’implant, actuellement commercialisé aux États-Unis, est alors devenu Verichip, nom qui associe l’idée de vérité à la puce. Si la récupération politique de cet implant, et du contrôle qu’il permet intrinsèquement, est d’ores et déjà évidente, il n’en va pas encore de même pour des techniques plus invasives. Mais qu’en sera-t-il demain ?

La figure du savant en SF : l’échec du contrôle

Il convient, pour conclure, de revenir au protagoniste central de cette problématique du contrôle : le créateur. Ainsi, si l’utilisation de l’implant tend vers une pratique de surveillance, on ne peut en incriminer unilatéralement les usagers : il faut se souvenir que ces implants ont été pensés et fabriqués avant d’être mis à la disposition du public. S’il arrive qu’on l’oublie dans la réalité, ce n’est pas le cas en science-fiction qui place, au fondement de la mise en danger de l’humanité, clairement et de manière récurrente, le savant, l’ingénieur, le scientifique ou le chercheur, sur le banc des accusés. C’est eux qui, par leur malfaisance ou leur insouciance, mènent la civilisation humaine à sa perte. Ainsi Frankenstein porte le nom du créateur et non de la créature. Dans L’Armée des douze singes, le virus disséminé qui cause la disparition de 99 % de la population et la fuite du 1 % restant dans une vie souterraine et difficile est l’oeuvre de scientifiques. Dans Terminator 2, le Dr Dyson, cybernéticien responsable de la création de SkyNet — l’intelligence artificielle créée à des fins militaires et de défense qui lancera la guerre destinée à anéantir les êtres humains —, est horrifié quand il est mis face aux conséquences à venir de ses actes. Son sacrifice, dans la tentative de destruction des données de ses recherches, n’empêchera pas ce qu’il a amorcé d’advenir. En vérité, l’archétype du « savant fou », foncièrement mauvais ou un peu illuminé, est extrêmement courant dans la fiction : Dr. Moreau, Rotwang, Dr. Griffin, Dr. Strangelove, Dr. Benway, Dr. Emmett Brown, Dr. Seth Brundle, Dr. Eldon Tyrell, Dr. Frank N. Furter, Edward Nigma, Dr. Gediman, Dr. Finkelstein[19] sont autant de personnages qui ont perdu, pour une raison ou une autre, le contrôle de leur création. Cette abondance de scénarios où un scientifique rongé par l’ambition ou la soif de connaissances et inconscient des répercussions possibles de ses recherches qui finissent par lui échapper et mettre en danger ses congénères démontre une angoisse culturellement ancrée face au pouvoir du savant et à la puissance potentielle de ses oeuvres.

La science, la connaissance et la découverte sont des activités enthousiasmantes. Elles ouvrent des portes et créent des environnements nouveaux. La maîtrise à long terme de ces possibilités n’est pas, culturellement, une préoccupation majeure de ses instigateurs. Les éthiciens, les futurologues ou les chercheurs en sciences sociales peuvent y réfléchir. Mais quand l’apprenti sorcier perd le contrôle de ce qu’il a engendré, dans la réalité ou la fiction, il n’est pas sûr qu’un sorcier plus expérimenté et plus puissant pourra y remédier, comme l’illustre une ballade bien connue.

Mon vieux maître sorcier

Pour une fois s’est absenté :

Désormais, les esprits vivront

Comme je l’aurai décidé.

[]

Voici revenir le vieux sorcier.

Mon maître, quelle misère,

Je ne puis me défaire

De ces esprits que je viens d’éveiller.

L’Apprenti sorcier, Goethe (1797)