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Ce livre est un dialogue entre les auteurs et le père Benoît Lacroix. L’ouvrage est né à partir d’enregistrements effectués entre février 2006 et le printemps 2008. L’ouvrage, à l’évidence, n’a qu’un seul but : montrer comment ce prêtre religieux dominicain, maintenant nonagénaire, a le don, dans un langage différent (p. 7), d’exprimer les choses de la religion.

Benoît Lacroix est né à Saint-Michel-de-Bellechasse[1]. Dès son plus jeune âge, il semble marqué par la présence du fleuve. Le fleuve résume toute sa vie. Il est son premier maître, un symbole qui ne cesse de l’accompagner encore aujourd’hui. Le fleuve lui dit le temps qui vient et qui va, le voyage de la vie entre les rives qui le limitent. Un jour, le fleuve se fondra dans l’océan infini. L’océan sera la récompense du fleuve transformé en un tout intemporel.

Jeune, il fréquente la petite école du 3e Rang Ouest puis passe directement au collège de Sainte-Anne-de-la-Pocatière, où il fait des études classiques. Il décide alors de rejoindre les Dominicains. Ce choix est marqué par son goût inné « d’aller ailleurs ». À Ottawa, il rencontre le père Régis, son père intellectuel. Il se met à l’école d’Aristote et de Thomas d’Aquin. Au cours de ses études théologiques, il reçoit un véritable choc suite à la lecture d’un livre du père Petitot, Sainte Thérèse de Lisieux. Le mariage est consommé : le père Régis pour l’esprit ; Thérèse pour le coeur. Il fait sienne aussi la devise de sa communauté : « Contemplata aliis tradere ». Il ne veut pas apprendre pour apprendre. Il veut apprendre pour donner. Longtemps théiste plutôt que croyant, Lacroix fait le long apprentissage de la foi. Progressivement, il découvre que culturellement le christianisme est l’une des plus grandes religions de l’humanité. Une religion faite pour apprendre à aimer, comme le judaïsme est fait pour apprendre à espérer et l’islam pour apprendre à croire.

Sa formation de théologien, par la suite d’historien, le conduit à étudier le phénomène religieux, les religions populaires, et après, forcément, à tisser progressivement des liens d’amitié avec une foule de gens : philosophes, théologiens, poètes, artistes, malades, etc. Il découvre, sur le terrain, qu’il faut croire à la Rédemption par la souffrance (p. 134). Et que prier, c’est aimer. Il se confronte sans cesse au mystère. Il ne craint pas de reprendre la formule d’Einstein qui affirme que celui qui refuse le mystère est comme un oeil qui refuserait la lumière. Le christianisme au Québec, si fragile soit-il, durera. Non à cause d’une majorité de pratiquants, mais à la suite de petits regroupements de tous âges.

Benoît Lacroix a vécu la Révolution tranquille, les déboires de la revue Maintenant, et il s’exprime longuement sur le rôle de l’Église catholique dans l’histoire du Canada français. Il s’interroge sur le procès intenté par certains à propos de la publication de cette revue et du rôle qu’elle a joué dans l’évolution moderne. Sans la nommer explicitement, le dominicain cible une formation politique fort connue qui, selon lui, encourage un laïcisme négatif, voire un neutralisme dangereux qui, en pratique, favorise l’athéisme, refuse tout rituel traditionnel, renie la religion. Notre population reste sensible à la dimension religieuse. On ne déracine pas un arbre à coups de mots. On ne laïcise jamais le sacré. Ni l’Église chrétienne ni le mystère. Ni la vie ni la mort.

Quant à la sexualité et au mariage, Lacroix affirme que la raison d’être de la famille, c’est l’enfant lui-même. Il est et restera toujours la première raison d’être du mariage. À propos du sacerdoce des femmes, le frère prêcheur ne s’y oppose pas. Si jamais il arrive à l’Église catholique, pour une urgence apostolique, d’avoir à favoriser le mariage des prêtres, elle le fera, il en est certain.

Le théologien historien est fort préoccupé par le problème de la vérité objective et de la vérité subjective. Fidèle à son ami Aristote qu’il relit sans cesse (il est un lecteur assidu de la Métaphysique), il affirme que la vérité le précède. Il la reçoit. Il ne la crée pas. La vérité ne commence pas avec lui (p. 154). Le problème de la vérité objective et de la vérité subjective le préoccupe. S’il n’y a pas de vérité objective, c’est difficile de parler de subjectivité.

Benoît Lacroix, au fil des années, découvre sa vocation intellectuelle. À l’université, il devient l’un des premiers à recevoir un doctorat du Pontifical Institute of Mediaeval Studies of Toronto. Il fait la rencontre des grands intellectuels de l’époque : Gilson, Maritain, Marrou, Klibansky, Delumeau, etc. Devenu professeur par la suite à l’Université de Montréal, Benoît Lacroix enseigne l’amour courtois. Il devient même populaire auprès des femmes. Toujours influencé par le Stagirite, Benoît Lacroix s’inspire de son maître grec pour parler de l’amitié entre les humains. Son message est simple : l’amitié est essentielle dans la communauté humaine. On peut vivre l’amitié entre hommes, entre femmes, entre jeunes et vieux, entre parents et enfants ; toutes les amitiés sont possibles, pourvu que, à chaque fois, on vise moins son bien que le bien de l’autre. C’est en aimant le bien chez l’autre que chacun arrive à enrichir son propre amour (p. 174).

Un séjour en Europe permet à Benoît Lacroix de se perfectionner aux Hautes Études à Paris et de faire un peu de paléographie. Il retrouve ses racines ancestrales en Normandie, en Poitou, et s’émeut devant la beauté des cathédrales, des musées, des paysages, des folklores du terroir qui rejoignent en tout point les chants de son enfance.

Benoît Lacroix dialogue un bon moment sur la forme qu’a pris le nationalisme québécois. Il craint que la politique partisane divise et compromette les plus nobles causes. Il note que le mouvement nationaliste, à ses débuts, était directement lié au catholicisme. Il constate que ce n’est plus le cas et qu’une mystique laïque, insuffisante à long terme, a remplacé la ferveur religieuse d’antan. Pour grandir et nous imposer mondialement, nous avons besoin (nous les Québécois) de tous les « autres » Français canadiens. Parce que de plus en plus fragiles, et faute de natalité appropriée et pour avoir mis de côté sa composante spirituelle, il nous sera difficile, à moins de pratiquer la violence, de trouver en fait la forme d’autonomie dont nous rêvons depuis 1970 (p. 206).

Le frère prêcheur cause ensuite de Lionel Groulx, homme éminemment cultivé pour son époque, du père Georges-Henri Lévesque, un collègue universitaire fort apprécié de tous, de Pierre Trudeau qu’il accompagna dans ses derniers moments de vie terrestre, de son aventure au Rwanda, de son bref séjour à l’Université de Caen (1973-1976), de Félix-Antoine Savard, et de tant d’autres. Il parle, par la suite, avec émerveillement, de la qualité et de la quantité de poètes que le Québec a produits depuis plusieurs décennies. Bref, que ce soit avec les politiciens (comme Pierre Trudeau, René Lévesque, Daniel Johnson père), que ce soit avec les artistes, avec les théologiens et les philosophes, ou les gens ordinaires, le dominicain n’a qu’un ou deux référentiels symboliques dans ses dialogues multiformes : l’eau ou le fleuve, toujours en devenir, et l’arbre qui demeure pour lui un modèle de ténacité. C’est un modèle de vie concrète. C’est l’être des racines.

À la retraite, Benoît Lacroix ne chôme pas. Ayant quitté à regret le milieu universitaire, il a fondé l’université des âmes et des coeurs. Il est de toutes les rencontres. De tous les engagements. Ce qui l’intéresse, c’est la personne, la pensée. La pensée libre et la pensée libérée. Chaque semaine, il prononce des homélies, accourt au chevet des laissés-pour-compte. Il enseigne à l’Université du troisième âge et donne des conférences pour se stimuler.

Enfin, pressentant sa fin, le moine, dans son couvent, accoudé à la fenêtre, voit avec optimisme, la jeunesse grandir. Elle va dans toutes les directions. C’est pour lui un bon signe : elle cherche ce que notre génération arrive difficilement à lui transmettre. Il résume sa longue vie en six mots : amour, étude, don de soi, acceptation, compassion, prière. Il termine son témoignage en parlant de son dernier voyage en Gaspésie, à l’invitation de 200 skieurs. Uniquement pour la présence. La Gaspésie est au bout du fleuve. Encore lui. Comme au bout de la vie.

L’analogie du fleuve allant se fondre dans l’océan intemporel est souvent reprise dans cet ouvrage. Influencé sans doute par les philosophies orientales qu’il a rencontrées lors de son séjour au Japon, Lacroix ne précise guère sa pensée sur le devenir, l’écoulement des choses, l’écoulement de tous les êtres dans la fusion du grand Tout océanique. D’aucuns pourraient croire que le frère prêcheur glisse parfois vers une forme de panthéisme larvé. Au lecteur de juger.

Benoît Lacroix vit maintenant sa solitude habitée, au 2715, chemin de la Côte-Sainte-Catherine. Sa vie se résume en cette phrase : « Quelqu’un est mort pour nous, ça veut dire qu’il faut vivre pour les autres ».