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Ces deux ouvrages d’éloges, aux titres diamétralement opposés 3/4 du moins en apparence 3/4, méritaient d’être signalés, de préférence en même temps. À la fois savants et provocateurs, très difficiles à trouver en librairie (même en Europe), ils n’en sont que plus pertinents.

Le sociologue et prolifique essayiste Claude Javeau avait fait paraître un Éloge de l’élitisme en 2002, réédité en 2004, chez un éditeur belge, Le Grand Miroir. Professeur émérite à l’Université libre de Bruxelles et par ailleurs philosophe, Javeau a publié une vingtaine de livres[1]. Empruntant le style du pamphlet, le chercheur définit l’élite comme rassemblant « l’ensemble des personnes, de toutes conditions, sexes ou âges, qui cherchent à mettre au maximum leur intelligence au service de l’émancipation » ; l’élitisme « serait alors la philosophie qui sous-tend cette définition » (p. 14). Ce court essai part d’un constat amer : l’élite aurait mauvaise presse et personne ne peut plus de nos jours se réclamer ouvertement de faire partie de l’élite ou d’une élite, sauf peut-être quelques sportifs qui forment l’élite de leur discipline, et à la rigueur les corps d’élite dans les armées (p. 15). D’une certaine manière, l’élitisme serait également devenu « une maladie de l’esprit », du moins d’après ceux qui en dénigreraient la légitimité ou la nécessité (p. 25). Cet exposé sur l’élitisme permet à Claude Javeau une série de réflexions éclairantes et plus vastes sur la légitimation de la culture de masse véhiculée par les médias, à propos de la dévalorisation de l’éducation et du livre, et aussi sur la place de l’intellectuel 3/4 autre exemple d’élite 3/4 dans notre société (p. 65). Cette réflexion nous amène logiquement sur le statut actuel 3/4 parfois contesté et quelquefois contestable 3/4 de l’expert et du savant. J’apprécie particulièrement ses pages plus nuancées sur « la disparition de l’histoire en tant que récit chronologiquement situé » (p. 40) et sur le rôle de l’université, qui « est censée former les élites » (p. 49). En somme, Claude Javeau offre dans son pamphlet bien documenté une méditation nécessaire et parfois mordante sur ce que les élites pourraient transformer dans notre monde actuel.

Peut-être sans le savoir, Emmanuel Naya et Anne-Pascale Pouey-Mounou ont exploré un chemin inverse. Les quatorze auteurs ayant contribué à l’Éloge de la médiocrité. Le juste milieu à la Renaissance proposent diverses avenues afin de saisir une certaine idée de la médiocrité, en ne se limitant pas seulement à la Renaissance, mais aussi à l’Antiquité grecque. Toutefois, aucun de ces textes inédits n’aborde notre époque. Dans l’introduction, les responsables de la publication précisent que la médiocrité dont il sera question dans ce livre « est une méthode pour penser et pour dire la complexité et le mouvement constitutif d’un monde lui-même “médiocre” » (p. 3). Dans ce contexte particulier, le mot « médiocre » n’a rien de péjoratif et se rapproche ici du commun, du neutre, voire de la mixité de l’androgyne, ou encore du « vulgaire » pris dans le sens d’« ordinaire », par exemple comme on pouvait parler du français utilisé à la Renaissance par la majorité comme étant une « langue vulgaire », c’est-à-dire populaire ou majoritaire, puisque le français devenait plus répandu que le latin. C’est sans doute le sixième chapitre (« La médiocrité, vertu morale et vice poétique ? »), de Bénédikte Andersson et Véronique Denizot, qui situe le plus clairement l’évolution du concept de médiocrité, depuis Horace qui écrivait dans son Art poétique : « Au poète seul, il n’est pas permis d’être médiocre » (p. 87). Comme dans tous les chapitres de ce collectif, les références à l’Antiquité et au xvie siècle abondent ; l’argumentation de ce texte central se base principalement sur Aristote et surtout Cicéron, qui considérait le style médiocre comme étant uniforme, ennuyeux et monotone : « d’une seule teneur » (p. 88). Mais ici, pas de condamnation de la médiocrité, voire de notre monde moderne ou de l’époque actuelle, comme le fait Claude Javeau dans ses livres. Les siècles récents ne sont pas couverts ; l’acception du terme « médiocre » a par la suite considérablement changé. Ici, ces études chronologiques sur la médiocrité se terminent avec Montaigne et Descartes. Ce dernier reconnaissait d’ailleurs 3/4 humblement 3/4 « la médiocrité de son esprit » au début de son Discours de la méthode (p. 219). L’ouvrage est en quelque sorte un rappel de la valorisation dont était objet l’homme ordinaire au xvie siècle. Audacieusement intitulé « Philosopher médiocrement : Gelli et Montaigne », le quatorzième chapitre présente d’ailleurs l’écrivain Jean-Baptiste Gelli comme étant à la fois un « homme du commun et savant, chantre de la langue vulgaire, hostile à l’élitisme du savoir et des savants » (p. 219). Le mot de la fin soutient l’idée voulant que « l’homme du commun devient l’interlocuteur privilégié du philosophe, qui se donne pour un esprit ordinaire, stigmatisant les méfaits de la spécialisation et de l’élitisme » (p. 234). Ainsi, ces deux ouvrages stimulants resteront résolument opposés, virtuellement dos à dos, du début à la fin.