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À la mémoire de Barbara Godard

Alors que l’homosexualité masculine représentée sur les scènes de théâtre québécoises a suscité un très vif intérêt, la présence lesbienne, qui ne semble s’être affirmée clairement que dans la grande période féministe des années 1975-1985, est presque passée inaperçue et a même été qualifiée de « continent invisible [3] ». Il est vrai que les personnages lesbiens de cette décennie sont rares et qu’ils n’offrent guère le spectacle du travestissement, de la nudité ou du sentimentalisme du théâtre gai [4]. Par contre, ils révèlent souvent une prise de conscience féministe aux accents politiques plutôt osés et incarnent aussi une recherche originale sur la création d’une esthétique féminine nouvelle. Mais avant d’aborder ces deux niveaux d’étude en analysant certains textes dramatiques de ce théâtre, j’aimerais évoquer le contexte des idéologies féministes et lesbiennes de cette époque.

Dans les années 1960, les lesbiennes furent à l’avant-garde des premières luttes et théories féministes, surtout aux États-Unis, où elles réussirent à affirmer leurs idées au sein d’un mouvement politique qui révolutionna peu à peu l’existence de toutes les femmes occidentales. Vite inspirées par les anglophones, dont les écrits sont rapidement traduits en français, les Québécoises sortent, elles aussi, de leurs cuisines, usines, bureaux pour manifester et participer à des groupes de sensibilisation ou à des ateliers de discussion d’où les hommes sont absents. Elles partagent ainsi leurs révoltes personnelles contre l’oppression familiale et sociale dont elles sont les victimes tout en s’instruisant auprès des autres femmes. Un nouveau vocabulaire se répand (« chauvinisme mâle », « sexisme », « sexiste », « phallocrate », etc.), ainsi que des slogans tels que « toutes les femmes sont d’abord des ménagères », « le privé est politique », « nous aurons les enfants que nous voudrons ». Sur la scène culturelle québécoise des années 1970-1980, prendre la parole et affirmer un monde au féminin qui puisse changer les stéréotypes sexuels traditionnels devient ainsi une priorité [5]. On voit se former de nouveaux collectifs féministes de publication et de théâtre qui propagent la pensée et les questionnements des féministes radicales. Celles-ci, auxquelles se rallient la majorité des lesbiennes, mettent l’accent sur la spécificité de toutes les expériences féminines (maternité, viol, violence familiale, exploitation économique, travail invisible, manque d’accès à la contraception, à la jouissance, à l’avortement, etc.).

Les lesbiennes de cette époque ont tendance à idéaliser leur propre condition, présentée comme exemplaire dans la résistance à l’oppression masculine. Parmi toutes celles dont l’influence a été prépondérante, il faut citer Adrienne Rich [6], philosophe et poète américaine qui, tout en analysant en profondeur « la contrainte à l’hétérosexualité » imposée à toutes les femmes, a introduit la notion d’un « continuum lesbien », à la fois psychologique et historique. Issu de l’intimité partagée entre mères et filles, et passant par les liens de camaraderie et d’amitié entre adolescentes et entre femmes adultes, ce continuum, qui aurait été le plus souvent occulté, méprisé ou puni, se serait manifesté dans le passé par de multiples phénomènes : refus individuels du mariage ou de la maternité, marginalisation des guérisseuses ou sages-femmes désignées comme sorcières au Moyen Âge, sororités secrètes, groupements des Béguines (xve siècle), etc. Selon Rich, l’existence de toutes ces résistances remettrait sérieusement en cause l’affirmation répandue par les institutions patriarcales selon laquelle les femmes sont toutes hétérosexuelles par nature. Au Québec, Nicole Brossard, grande admiratrice de Rich, présente la lesbienne comme « une initiatrice, une incitatrice », « […] celle qui peut créer pour la collectivité des femmes un sens du réel […] [7] ». La notion de « collectivité des femmes », typique de cette période, est liée à la volonté de créer une histoire et une culture spécifiquement féminines et de faire revivre par l’écriture toutes celles qui ont été éliminées par les historiens.

En même temps, d’autres lesbiennes américaines commencèrent à s’attaquer aux notions courantes d’homme et de femme. Elles mettaient en question l’idée de complémentarité entre les sexes et prêchaient la résistance au dressage corporel de la féminisation culturelle [8]. En France, Monique Wittig fut la première à contester ce caractère naturel des deux sexes, qu’elle ne considérait que comme deux classes politiques (dominants et dominées). Selon elle, par leur autonomie vis-à-vis des hommes, les lesbiennes échapperaient à la classe des femmes [9]. Au Québec, la revue Amazones d’Hier, Lesbiennes d’Aujourd’hui devint le porte-parole de ces lesbiennes radicales qui, à la suite de Wittig, se dissocièrent de plus en plus de la majorité des autres féministes [10].

L’opposition entre ces deux courants lesbiens, d’une part, celui de l’alliance avec les féministes radicales, qui revendique l’autonomie des subjectivités féminines et insiste sur la solidarité politique, et d’autre part, celui d’une lutte contre la notion de nature féminine, qui débouche sur la mise en question du genre sexué, s’est souvent cristallisée, surtout dans le théâtre féministe québécois, autour du problème de la maternité.

Il est évident que les deux tendances définies ici peuvent coexister dans la même oeuvre ou chez la même auteure, car selon Louis Althusser, toute idéologie ou contre-idéologie se vit toujours dans les contradictions [11]. C’est donc en soulignant leur présence, souvent métaphorisée dans les discours, gestes ou jeux de scène du théâtre féministe de cette période, et en l’interprétant à la lumière de l’évolution contemporaine que j’ai choisi d’analyser les cinq textes dramatiques suivants : les deux « Marcelle » de La nef des sorcières, pièce collective qui a marqué de façon spectaculaire le début de l’affirmation féministe du théâtre québécois, « Les vaches de nuit », tiré de Triptyque lesbien, et Alice & Gertrude, Natalie & Renée et ce cher Ernest, pièces de Jovette Marchessault, et La lumière blanche de Pol Pelletier [12]. Je n’ai pas la prétention de rendre compte de toutes les oeuvres de chacune des trois auteures envisagées, ni de lire les textes selon une perspective historique totalisante du théâtre québécois, ni de définir ce que pourrait être un « texte lesbien ». J’essaierai plutôt d’utiliser pour éclairer ces textes les théories lesbiennes et les théories du théâtre afin de combler le vide presque total de la critique sur le sujet [13].

La nef des sorcières et les deux « Marcelle »

La nef des sorcières, créée le 5 mars 1976 au Théâtre du Nouveau Monde, représente sans doute un événement unique dans l’histoire mondiale du théâtre, car on n’avait jamais vu sept personnages féminins, joués par six actrices, prendre la parole à tour de rôle sur une « grande scène institutionnelle [14] » sans aucune présence masculine visible. Cette oeuvre, qu’on a souvent décrite comme une succession de sept monologues, peut être considérée comme une pièce collective en forme de tableaux. En effet, malgré l’isolement physique et l’hétérogénéité de ses personnages, on y perçoit une certaine cohésion d’ensemble, car tous ses discours individuels expriment une rupture avec le passé, issue d’une révolte ou d’une prise de conscience [15]. Intervenant dans la pièce entre l’actrice et l’écrivaine, les deux Marcelle, qui semblent se compléter, proclament toutes deux leur fierté d’être lesbiennes, en s’affirmant contre la norme hétérosexuelle.

Marcelle

Il s’agit ici d’une femme qui attend avec anxiété son amante, en s’adressant souvent à elle et en évoquant ses rapports présents et passés avec d’autres femmes. L’un des grands mérites de Marie-Claire Blais, dans « Marcelle », est qu’elle est la première à introduire dans le théâtre québécois la question du genre sexué des lesbiennes, question qui repose sur les particularités de leur apparence physique. C’est ainsi que Marcelle mentionne l’hésitation des autres, dans la rue, quant à son identité : « on me disait parfois Marcelle tu es ambiguë mais intelligente, Marcelle un garçon ou une fille qui es-tu donc ? » (NS, 63). Pour se justifier, elle répond : « n’est-elle pas belle la femme avec qui je suis, […] ne sommes-nous pas bien ensemble et en harmonie » (NS, 63), ce qui suggère une valorisation du couple lesbien, composé soit de deux êtres d’apparence androgyne, soit de la dyade butch-femme, si importante dans l’histoire des sous-cultures lesbiennes nord-américaines des années 1940 et 1950 [16]. Une telle valorisation apparaît remarquable à une époque où ce couple était souvent déprécié par beaucoup de féministes, qui ne le percevaient que comme l’imitation d’un couple hétérosexuel. Tout en présentant avec sympathie ces « anomalies » des lesbiennes — il y a aussi Anne, décrite comme un frère (NS, 63) —, Marcelle souligne l’hostilité des gens : « Quand je prends ta main dans la rue on nous regarde ce n’est pas d’un regard généreux tu le sais […] » (NS, 62).

Marcelle affirme aussi son besoin absolu d’autonomie, qui l’empêche de vivre en couple (NS, 58). Elle se perçoit elle-même comme appartenant à une continuité historique et littéraire de lesbiennes dont elle est fière et elle préconise la visibilité par la parole et l’écriture : « N’attends pas non n’attends pas que les autres écrivent ou parlent pour toi Lise. Raconte ta vie en la vivant. » (NS, 61-62) Une telle « sortie du placard » paraît profondément informée par l’amour des autres femmes et par une expérience vécue des difficultés du mode de vie des lesbiennes [17]. Elle rappelle ainsi le continuum lesbien dont parlait Rich et le premier courant de la pensée féministe lesbienne tout en inaugurant une nouvelle ère de visibilité reliée à l’écriture et à la création d’une nouvelle histoire qui annonce déjà l’oeuvre théâtrale de Jovette Marchessault.

Marcelle II

À la suite du monologue de Marcelle, interprété par Pol Pelletier devant une table « joliment dressée [18] », l’actrice enchaînait avec son propre texte, après avoir renversé violemment la table et ôté la perruque qui lui servait à incarner Marcelle. Elle révélait ainsi brusquement son « crâne complètement chauve, et parfaitement maquillé, rond et luisant comme un oeuf fluorescent [19] ». Le choc visuel que devait causer un tel jeu de scène était renforcé par une diatribe adressée au public, hommes et femmes : « La haine, oui la haine. Je vous déteste tous, Je refuse, je crache. La haine, oui, la haine des femmes. » (NS, 67) Dès le début, le discours enflammé et l’apparence inusitée de Marcelle II expriment sa révolte contre la féminité culturelle et semblent instaurer aussi un autre genre sexué qui ne serait ni masculin ni féminin. C’est un peu comme si Marcelle II refusait de choisir entre ce « troupeau d’esclaves » (NS, 68) que forment épouses et mères — « Je vois ma mère et j’ai envie de vomir » (NS, 67) — et les maîtres absolus de « notre monde pourri » (NS, 70) : « Le monde ? Le monde appartient aux hommes — y tourne sans moi et contre moi. » (NS, 67) La provocation verbale et corporelle de Marcelle II contredit ainsi la notion de différence sexuelle inscrite dans la biologie en affirmant surtout un rapport de pouvoir politique entre hommes et femmes, ce qui rappelle le radicalisme de Wittig et le deuxième courant idéologique lesbien de cette époque.

D’autre part, « Marcelle II » contient un panégyrique de la sexualité lesbienne qui se distinguerait par l’égalité des partenaires et la totale liberté qu’elles s’accorderaient mutuellement dans l’affirmation du désir et la recherche de la jouissance. Les deux récits internes du discours de Marcelle II évoquant ses rencontres sexuelles avec une autre femme sont empreints de tendresse et de sollicitude, quand par exemple Marcelle II frotte d’une serviette le « petit corps gelé […] de la petite musclée » (NS, 70), en même temps que surgit en elle un désir puissant et actif : « la grande caresse, te manger, te dévorer… » (NS, 70) Selon sa propre expérience, Marcelle II décrit la sexualité hétérosexuelle comme une construction sociale au service des hommes, qui ne permet nullement aux femmes la liberté de choisir ou d’exprimer leur propre jouissance. S’adressant, semble-t-il, aux spectatrices, elle affirme l’importance du clitoris et la facilité de l’orgasme féminin : « Les femmes frigides c’est d’la blague » (NS, 69), faisant ainsi écho à l’actrice en délire qui regardait son sexe en plaçant un miroir entre ses jambes (NS, 18) [20]. On voit donc se manifester ici la force d’un désir « autre », qui reste libre d’inventer son objet, ses rôles et ses gestes : « Ça ferle et déferle. Le désir monte, la grande vague, la chevauchée, ça galope, galope, tout mon corps, mon esprit, tendus vers un même point, ça gonfle, ça gonfle, je suis pleine, je vais éclater. » (NS, 70) C’est sur ce « magnifique acte de subversion » (NS, 70) que, selon elle, la société des lesbiennes se fonde, car c’est grâce à lui que chacune peut bâtir « l’amour de son propre sexe, donc d’elle-même » (NS, 70). Une telle affirmation, qui crée une oasis de bonheur, nie les relations de pouvoir qui contaminent souvent les rapports amoureux et l’impossibilité d’échapper totalement aux modèles de la société hétérosexuelle, comme on le verra dans La lumière blanche.

Avec « Marcelle II », pour la première fois sur la scène d’un théâtre occidental, un personnage féminin osait affirmer, en termes politiques, la force de la sexualité contenue dans le désir lesbien, qui était et reste toujours si souvent passé sous silence ou représenté avec mièvrerie. « Marcelle II » est un texte très innovateur dans la mesure où il situe la spécificité du lesbianisme dans la force d’une sexualité libérée. Des sept personnages de La nef des sorcières, Marcelle II semble être la plus révoltée et la plus révolutionnaire. Dans une pièce dont la construction en tableaux hétérogènes évite toute linéarité narrative ou toute unité spatiale, elle introduit, par son adresse directe au public, un rejet de la notion du quatrième mur, si essentielle à la tradition québécoise du théâtre réaliste. Comme l’ensemble de la pièce, elle contribue donc ainsi de façon importante à la recherche d’une nouvelle forme de théâtre au féminin qui présenterait la vie intime dans une perspective violemment politique. Inscrite dans le texte écrit et mise en évidence par le jeu de l’actrice, la gestuelle de Marcelle II incarne déjà une certaine « esthétique du combat [21] », dans laquelle les corps féminins des actrices auraient cessé d’exprimer la faiblesse, la gentillesse ou une beauté artificielle liée à la passivité.

« Les vaches de nuit », dans Triptyque lesbien

C’est par le court monologue (douze pages) « Les vaches de nuit », chapitre tiré d’un de ses textes romanesques (Triptyque lesbien), que Jovette Marchessault fit son entrée triomphante sur la scène théâtrale québécoise en mars 1979, à l’occasion de la Journée internationale des femmes. Ce monologue faisait partie de Célébrations, spectacle organisé par Brossard et Marchessault et mis en scène par Pelletier. Plus tard, cette dernière devait raconter comment, après un recul initial devant l’aspect « de maternité et de lait [22]» du texte de Marchessault, elle s’était mise à lire — « Ma mère est une vache. Avec moi ça fait deux. » (TL, 83) — et qu’elle avait alors basculé dans un « état de jeu [23] », état à la fois physique et psychologique d’où disparaît le contrôle mental pour faire place à une jouissance extraordinaire faite d’amour et de communion avec le public [24]. C’est cet état de jeu qui devait devenir le fondement même de sa pratique future de comédienne et de metteure en scène. Transformé par Pelletier en une performance de vingt-cinq minutes, « Les vaches de nuit » suscita le délire enthousiaste de ses mille premières spectatrices.

L’histoire des « vaches de jour » (TL, 84) castrées par le patriarcat qui, par leur transformation nocturne en « vaches de nuit » (TL, 81), réussissent à transcender l’espace et le temps pour se retrouver dans une assemblée sororale de communion avec le passé, a pour narratrice une « génisse » ou « vachette » (TL, 85) qui adore sa mère et évoque sa beauté en termes d’animalité femelle glorifiée : « ses mamelles bien irriguées » (TL, 85), « la saveur parfumée » de son lait, ce « nectar écumant » (TL, 89), que la vachette boit avec délice et qui devient « bonté blanche dans la vie de [son] corps » (TL, 89). L’union entre mère et fille est présentée ici comme une sorte de fusion entre deux corps : « Ma vache de nuit m’avale, me digère, comme si j’étais un fruit mûrissant ou une herbe folle et je m’irradie, je la touche de partout. » (TL, 90) Cette évocation corporelle de l’amour entre mère et fille débouche sur leur départ vers la Voie lactée, véritable envolée dans l’espace nocturne, à laquelle se joignent bientôt toutes les mammifères femelles, un peu comme si l’amour, devenu contagieux, créait le besoin d’union avec d’autres semblables qui forment une communauté. Toutes les mammifères rejoignent ensemble la toundra où les attendent les corneilles qui doivent évoquer pour elles leurs souvenirs d’une époque révolue où toutes les femelles animales vivaient en paix. La rencontre avec les corneilles est marquée par une joie intense qui s’exprime par des « baisers de léchage », « des étreintes », « du bouche à bouche », « des mamours » (TL, 92). Une telle union semble symboliser un retour temporaire à une société matriarcale qui serait calquée sur les rapports d’affection entre mères et filles. Mais soudain, les récits des corneilles s’assombrissent, quand elles commencent à raconter la fin du temps des mères et l’extermination progressive des femelles :

Après le temps des mères, tout n’est qu’extermination, massacres, chantages, longue marche des femelles vers les abattoirs, les bûchers, les cimetières de l’anonymat, les chambres nuptiales de la torture. Tout n’est que viols, tueries […].

TL, 93

L’idéologie qui sous-tend « Les vaches de nuit » illustre parfaitement le continuum lesbien de Rich, et les connotations sexuelles et sensuelles du texte, qu’on peut attribuer à son lesbianisme [25], se trouvent dissoutes dans l’amour des femmes, qui permet l’identification féministe hétérosexuelle. C’est pourquoi l’interprétation quelque peu dénaturante de Pol Pelletier, que l’on peut voir dans la séquence filmée en plein air des Terribles Vivantes [26], vient perturber l’essentialisme originel du récit par son crâne rasé, son jeu avec le masque de tête bovine aux cornes menaçantes, le rythme dynamique de tout son corps et son imitation des cris étranges des vaches et des corneilles qui insistent sur l’angoisse et la colère finale du texte, tout en rappelant l’« esthétique du combat » de Marcelle II. En même temps, tout l’érotisme lesbien du récit évoquant la fusion avec la mère et l’amour des corneilles s’y trouve mis en valeur par le visage rayonnant de Pelletier et les modulations caressantes de sa voix. Ceux et celles qui eurent le privilège d’assister à l’ensemble de cette performance vécurent, sans aucun doute, un grand moment historique du théâtre des femmes québécois.

En 1980, Marchessault a clairement expliqué à la revue Jeu que sa décision d’écrire pour le théâtre était l’aboutissement d’un long cheminement féministe. Elle évoque la scène théâtrale comme :

un lieu public, politique, un lieu de prolifération de tous les possibles, possibles des corps, des mots, des images et, surtout, de la représentation non falsifiée de la culture des femmes. Par culture des femmes, j’entends l’ensemble de nos inventions, de nos visions, de nos émotions, de nos aspirations et notre mémoire. […] Mon arme, c’est l’historicisation : une pratique politique de l’Histoire, de notre Histoir[27].

Partant de cette déclaration, j’aborderai les notions d’historicisation, de culture des femmes et de lieu de tous les possibles, telles qu’elles sont mises en oeuvre dans Alice & Gertrude, Natalie & Renée et ce cher Ernest.

Alice & Gertrude, Natalie & Renée et ce cher Ernest

C’est sans doute dans Alice & Gertrude [28], qui fut mise en scène par Michelle Rossignol à l’Atelier Continu de Montréal en octobre 1984, que l’on trouve la meilleure illustration d’une culture des femmes d’inspiration lesbienne. Ici, l’historicisation de Marchessault coïncide assez bien avec une vérité historique très peu connue. Pendant plus de quarante ans, en effet, le salon littéraire parisien, rue Jacob, de Natalie Clifford Barney, surnommée l’Amazone, attira un grand nombre d’écrivaines, peintres, actrices et intellectuelles de la première moitié du xxe siècle. Ces femmes y trouvèrent l’encouragement nécessaire à leur créativité et pour certaines, la possibilité d’assumer publiquement leur homosexualité, grâce à l’attitude ouverte et généreuse de cette riche Américaine, la première en France à se déclarer lesbienne avec fierté [29].

La pièce représente une tranche de vie qui fait revivre ce salon, à la veille de la Seconde Guerre mondiale, en 1939. On y voit Natalie Barney et Renée Vivien, son amante, qui se préparent à recevoir Alice Toklas et Gertrude Stein, avant l’arrivée de l’élite littéraire de cette époque. Dans la rencontre de ces quatre écrivaines lesbiennes, on est frappé par la cordialité, l’humour et la franchise de leur entretien. Leurs différences individuelles ne font qu’enrichir leur relation. Natalie est la plus radicale des quatre, car elle vante les avantages de l’amour libre et des relations amoureuses triadiques, alors que Renée, plus vulnérable et plus idéaliste, favorise un mariage scellant un amour unique entre deux femmes. Le couple excentrique que forment Alice (dite Lovey) et Gertrude (dite Baby) s’affirme comme une union solide fondée sur le partage des tâches et des idées, la coopération intellectuelle et une sexualité heureuse. La conversation générale entre les quatre femmes mêle l’intime (souvenirs d’enfance, petites disputes entre amantes, déclarations d’amour, écriture d’un testament) aux sujets domestiques (recettes de cuisine, choix des pâtisseries, confection des robes) et à l’évocation d’autres créatrices, lesbiennes et amies (Colette, Dolly Wilde, Djuna Barnes, Marie Laurencin, Liane de Pougy, etc.). Natalie fait l’éloge du Paris de la Belle Époque qui fut la grande période saphique de l’imaginaire masculin [30], en comparant la capitale française aux villes américaines d’alors qui ne toléraient nullement l’affirmation intellectuelle des femmes : « Malheur aux femmes s’intéressant à autre chose qu’un mari, un thé, un menu, une maison et sa domesticité… […] Comme je voulais vivre librement, célébrant et reconnaissant la beauté et l’intelligence des femmes, j’étais l’ennemie ! » (AG, 81) Alice raconte avec joie comment, dans son enfance, elle rêvait surtout à sa mère, à sa grand-mère et aux autres femmes : « J’avais l’esprit porté vers les femmes. Oh, comme j’aimais serrer leurs mains, toucher leurs seins, les embrasser en rêve. » (AG, 69) Quand Alice, en robe de Carmen, se met à danser le flamenco, Renée et Natalie se joignent à elle et « [q]uand la musique prend fin elles s’embrassent mutuellement et s’enlacent en riant » (AG, 40).

L’atmosphère idyllique du salon est brutalement interrompue par l’arrivée soudaine d’Ernest (Hemingway), qui s’est déguisé en femme pour pouvoir accéder à l’intimité de ces dames, et dont l’hostilité envers Gertrude éclate et cause un véritable duel langagier entre les deux écrivains. Au cours de cet affrontement entre le romancier « si superbement viril » (AG, 92) aux succès précoces et l’écrivaine encore peu connue à l’âge de 59 ans, on apprend que l’hermétisme stylistique de Gertrude Stein, qui a longtemps défié les critiques, a de profondes racines sexuelles :

Chacun de mes textes est un casse-tête. Je code. […] Je code la vulve de Lovey, je code notre vérité, notre chicken à la Queen et tout ce qui nous rend gay. Il y a l’orgasme, je vais partout, rien ne m’arrête. Je dis cubisme ! Je dis vache dans un pré ! Je dis lolo, lala, lulu. Je dis elle dit ce qu’elle dit, je le dis pourquoi pas aujourd’hui et demain.

AG, 95 [31]

Au deuxième acte, l’image centrale de la pièce apparaît tout à coup, par un glissement, ce qui illustre l’idée de Marchessault sur le théâtre comme « lieu de tous les possibles ». Derrière un rideau, on découvre « l’Arche », qui constitue le testament de Natalie et contient « la mémoire des silences de l’histoire » (AG, 102). Il s’agit d’une collection de volumes et de manuscrits tous écrits par des femmes. Dans la liste des livres de lettres d’amour que cite Natalie, on remarque qu’elle ne fait aucune distinction entre amour maternel et amour lesbien : les lettres de « Madame de Sévigné à sa fille Madame de Grignan » sont classées avec celles de « Renée Vivien à Natalie Barney » (AG, 102). L’Arche se transforme ensuite en théâtre, et Ernest et Gertrude y jouent les rôles de papa et de maman. Dans cette petite pièce interne, maman regrette d’avoir sacrifié sa vocation de chanteuse pour épouser papa et elle raconte comment elle a enseigné la musique à son fils Ernest, alors que papa, ayant peur qu’il ne se féminise, lui a enseigné la chasse et la pêche qui lui ont donné son caractère « prédateur et rapace » (AG, 110). Selon maman, Ernest aurait donc « été amputé de la moitié de sa sensibilité » (AG, 110) par son ambition dévorante héritée de son père. Cette petite pièce, paradigmatique de tant de relations conjugales, sert à Gertrude à congédier Ernest, qui part pour l’Amérique, et à condamner son propre frère qui la haïssait ainsi que tous les censeurs du « continent littéraire » (AG, 111) qui avaient tenté de la réduire au silence.

En même temps, on voit que ce théâtre interne tient lieu de mise en abyme d’Alice & Gertrude, car il démontre que sans la culture et le soutien des autres femmes, une artiste qui, comme maman, suit la voie prescrite du mariage et de la maternité se retrouve souvent dans la solitude et l’incapacité de créer. C’est d’ailleurs la situation d’isolement dans laquelle se trouve Violette Leduc, dans La terre est trop courte, Violette Leduc [32], car, pour la soutenir dans son oeuvre, elle n’a que Simone de Beauvoir qu’elle aime d’un amour sans espoir [33]. Ici, par contre, les personnages lesbiens de la pièce ont trouvé leur « continent » et sont heureux et fiers de leur identité. Mais il faut dire qu’il s’agit de femmes riches et indépendantes qui vivent dans un monde d’exilés et peuvent échapper ainsi à l’intolérance générale de la société française d’alors. En insistant sur la spontanéité et l’intimité des paroles et des corps, Marchessault a réussi à créer une oasis d’amitié et d’amour exemplaires qui correspondait aux rêves de beaucoup de féministes radicales et de lesbiennes des années 1970 et 1980, mais qui n’a guère survécu dans cet univers post-féministe de mondialisation électronique où nous vivons.

La lumière blanche

Cette pièce de Pol Pelletier, créée et mise en scène par elle en avril 1981 au Théâtre Expérimental des Femmes, est dédiée aux deux autres cofondatrices de ce théâtre [34], qui avaient déjà participé avec elle à la création collective d’À ma mère, à ma mère, à ma mère, à ma voisine [35]. C’est une oeuvre complexe qui échappe à toute interprétation monolithique, d’autant plus qu’elle comporte un aspect d’autoréflexivité souvent déroutant. En effet, par le rappel constant de sa propre théâtralité, La lumière blanche oblige son public à prendre conscience de la dualité du théâtre et de ses jeux : « Pas de mystification », nous dit l’auteure (LB, 70). Tout en s’affichant en tant que théâtre, les signes linguistiques, spatiaux et visuels de la pièce restent ouverts à de nombreuses interprétations. L’exemple de l’indication scénique du début sur « le désert » (LB, 7) illustre à merveille ce phénomène. Ce désert est bien la scène de théâtre nue, avec un minimum d’accessoires, cette aire de jeu où les luttes physiques des personnages rappellent les exercices de réchauffement des actrices du Théâtre Expérimental des Femmes [36] et les codes de production du spectacle. Mais au plan métaphorique, le désert de la Grande Limite, avec son Mur des Lamentations, qui fait penser à Jérusalem et aux persécutions nazies, reste l’élément stable de toute la pièce, car il symbolise le degré zéro de la situation d’oppression de toutes les femmes et la solitude dans laquelle se trouve Torregrossa, l’anti-héroïne. Cet aspect d’autoréflexivité diversifie la fiction de la pièce tout en lui donnant un haut degré de théâtralité.

Dans « Saillie », texte écrit huit ans après la création de La lumière blanche, Pelletier situe sa pièce dans un double contexte : celui du féminisme de l’époque et celui de ses contacts personnels avec Nicole Lecavalier et Louise Laprade. La lumière blanche semble donc refléter deux niveaux de sens, qui se trouvent souvent intimement mêlés : l’aspect proprement idéologique et l’aspect psychologique.

L’aspect idéologique

Torregrossa apparaît clairement comme le sujet politique de la pièce, car c’est elle qui possède le savoir — des connaissances de type féministe — et un certain pouvoir, dû à son intelligence et à sa grande éloquence. Son but, en convoquant les deux autres femmes dans le désert, serait de former un groupe politiquement libre des obligations infamantes imposées aux femmes par le patriarcat. Les « activités » de cette « petite collectivité » (LB, 24) devraient, selon elle, conduire chacune de ses trois membres à une vérité insoupçonnée : les combats serviraient à créer des sujets physiquement forts, et les récits biographiques, suivis de condamnations, à les purger de leur passé de victimisation. Toutefois, s’il en est ainsi, son entreprise semble dès le début fort douteuse, car les deux femmes qui répondent à son appel paraissent incompatibles avec sa propre idéologie féministe dont le modèle de vie, celui des Amazones, exige une séparation absolue entre les guerrières et les femmes enceintes de « la tribu » (LB, 32) [37]. « Avez-vous idée de la destruction et de l’exploitation que l’invention de la maternité a entraînées dans la race des femmes ? » (LB, 34), dit-elle en niant ainsi « le fait naturel de l’enfantement » (LB, 34), comme le lui fait remarquer B. C. Magruge.

Leude, qui est enceinte, semble donc irrécupérable et elle quitte deux fois le désert, une fois pour accoucher, une autre fois pour aller rejoindre sa fille. Mais, ayant un niveau d’instruction élevé, elle semble intéressée par le projet de Torregrossa et prête à s’y engager. B. C. Magruge pourrait peut-être aussi se laisser convertir à l’idéal des Amazones, malgré son culte de la beauté féminine, car elle est célibataire et paraît très impressionnée par Torregrossa. Mais elle finit par se ranger du côté de Leude, qu’elle prend pour modèle. En fait, on pourrait dire que c’est le désir de maternité de B. C. Magruge qui intensifie le conflit idéologique entre les personnages en causant l’échec de l’entreprise de Torregrossa et en précipitant le dénouement tragique de la pièce.

La mort de Torregrossa signifierait donc la faillite de son programme féministe focalisé sur le rejet de l’institution maternelle et la création d’une culture de femmes qui aurait sa propre vérité et ses propres mythes totalement indépendants du patriarcat. Mais on comprend la résistance de B. C. Magruge aux rituels des procès (LB, 43), car ceux-ci ne font qu’encourager la rivalité, le ressentiment et la jalousie des participant(e)s. Finalement, Torregrossa, révoltée contre les injustices de ce monde, n’aurait pas pris la bonne voie et scellerait sa défaite par son propre suicide [38]. Avant de mourir, elle admet que son échec est dû à son impuissance à « donner la vie » (LB, 95) aux autres femmes en les encourageant à s’exprimer. Il est donc tentant d’attribuer la faillite théorique de l’héroïne à son non-conformisme féministe qui la rapproche plutôt des lesbiennes radicales par son rejet de tous les attributs de la féminité culturelle dits naturels : politesse, désir de plaire, gentillesse, besoin de la maternité, etc.

L’aspect psychologique

Les trois personnages de la pièce semblent changeants et contradictoires, et l’amour lesbien complique leurs rapports. Leude mentionne la relation passionnée qu’elle a eue jadis avec une autre adolescente, lien « d’une spiritualité et d’un désir » indicibles (LB, 49). Pourtant, dans le but de devenir « une femme parfaite » comme sa mère (LB, 61), elle a consacré toute son existence d’adulte aux « rageurs » (LB, 62). Elle paraît désireuse de réussir sa propre maternité en surpassant même le modèle fourni par sa mère (LB, 64) et elle va jusqu’à battre Torregrossa, au nom de la passion qu’elle a pour sa fille. Cependant, après avoir mordu « l’une des poupées accrochées à son vêtement » (LB, 64), qui pourrait bien représenter son propre bébé, elle constate aussi le « désert » qu’est devenue sa propre vie de jeune mère (LB, 65).

De leur côté, B. C. Magruge et Torregrossa se ressemblent par leur passé conflictuel et finissent par se confondre dans les sentences finales du procès de cette dernière. Chacune d’elles a eu des expériences violentes avec les hommes et blâme sa propre mère pour sa lâcheté ou son indifférence. B. C. Magruge, que sa mère n’aimait pas (LB, 98), aspire à retourner « dans le pays des rêves de petite fille » (LB, 99). La rencontre avec Torregrossa semble changer sa vie, car en tombant en amour avec elle, elle retrouve une certaine dignité : « je t’aime, toi ma montagne qui comble mon trou infini, j’ai plus de trou depuis que tu es là » (LB, 89), mais elle reste obsédée par la dyade mère-fille. Bébé et pleurnicharde avec Leude, elle se fait mère berceuse et nourricière avec Torregrossa, à la fin de la pièce (LB, 98). Torregrossa est, elle aussi, un personnage tourmenté. Victime d’un viol « classique », dont elle refuse de parler (LB, 87), elle arbore sa laideur avec orgueil (LB, 84), en refusant ainsi le désir de beauté inculqué aux femmes par la société. Les deux amantes de la pièce ne sont donc pas libérées de leur passé traumatisant et elles ne réussissent pas à s’entendre, parce qu’il leur est difficile de s’aimer elles-mêmes et d’oublier totalement la relation entre mère et fille.

La scène d’amour lesbien (scène 11) mérite une attention particulière. En l’absence de Leude, B. C. Magruge parvient à séduire Torregrossa par des caresses timides qui débouchent sur une chanson d’amour pudique et bizarre et un poème anglais humoristique composé par les deux femmes. Cette scène constitue un rare moment de détente et de bonheur qui pourrait faire croire à une union durable et au succès de Torregrossa. La photo de la première mise en scène (LB, 121) montre un couple souriant qui marche en se donnant le bras, protégé par l’ombrelle de B. C. Magruge, après avoir déambulé dans le désert (LB, 55). Cette séquence évite tout réalisme psychologique ou toute sentimentalité par son recours à l’humour et à la langue anglaise. L’image du couple lesbien (plutôt butch-femme, ici) y est valorisée : « Do you think we are beautiful together ? » (Je traduis : « Penses-tu que nous soyons belles ensemble ? »), demande B. C. Magruge (LB, 58). Mais, à la fin de la scène, Torregrossa prévoit déjà que son amante la trahira : « You will become a monster soon » (Je traduis : « Tu deviendras bientôt un monstre ») (LB, 58), sans doute à cause de son désir ultérieur de maternité. Plus tard, quand Torregrossa déclare : « Je n’aime personne » (scène 14), elle provoque les cris déchirants de son amante (LB, 74). À la fin de la pièce, c’est B. C. Magruge qui portera sur son dos le corps de Torregrossa, ce qui lui confère ultimement une certaine noblesse.

« L’esthétique du combat » et le théâtre de l’intime

Le rapport entre les trois personnages est souvent caractérisé par les conflits et les déclarations hostiles où les jurons et les insultes abondent mais, en même temps, on voit apparaître, ici et là, des paroles et des gestes d’intimité ou de tendresse exceptionnels, rarement représentés sur une scène de théâtre. C’est ainsi que B. C. Magruge demande à toucher le ventre de Leude et à appuyer sa tête sur celui de Torregrossa et qu’elles acceptent toutes deux de se laisser faire. La lutte entre Leude et B. C. Magruge se fait ventre contre ventre, au grand amusement des deux adversaires, et toutes les scènes de combat provoquent l’hilarité des participantes. À la fin de la pièce, B. C. Magruge donne le sein à Torregrossa mourante, en lui chantant une berceuse (LB, 98), après lui avoir très doucement arraché les yeux, selon ses dernières volontés (LB, 97). La photo de couverture du livre montre les trois actrices à genoux en train de se flairer mutuellement « comme des chiennes » (LB, 18). Le terme de chiennes, si souvent appliqué aux femmes, s’en trouve ainsi ennobli. Pelletier mythifie aussi les serpentes et les chamelles qui deviennent ici des divinités : Griselle, la chamelle, « mère du désert », protège l’amour lesbien, et la « serpente à plumes » que Torregrossa aime tant (LB, 21) réapparaît après sa mort, imitée et admirée par les deux survivantes.

L’agressivité extrême des paroles qu’on pourrait attribuer à « l’esthétique du combat » cultivée par Pelletier et le Théâtre Expérimental des Femmes se trouve ici mitigée par le recours à la douceur des chansons, à la tendresse souvent bizarre de certains gestes et à l’intensité des confessions personnelles qui reflètent une intimité exceptionnelle, peut-être empruntée au modèle maternel incontournable. On assisterait donc à la rencontre de deux idéologies féministes lesbiennes ainsi qu’à la fusion de deux esthétiques à première vue divergentes qui mélangent avec succès une « déféminisation » du jeu des actrices et l’affirmation d’une intimité originelle qui n’appartiendrait qu’aux femmes et qui rappellerait le théâtre de Jovette Marchessault. Le fait que ce soient surtout les deux personnages lesbiens de la pièce (Torregrossa et B. C. Magruge) qui incarnent une telle complexité idéologique et esthétique apparaît particulièrement significatif de l’avant-gardisme du théâtre au féminin de cette époque.

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Les cinq textes de théâtre analysés ici, qui marquent les débuts des représentations lesbiennes dans le théâtre au féminin québécois, sont vraiment remarquables par leur modernisme et leur audace extrêmes, tant sur le plan de leurs idéologies qu’à celui de leur expérimentation esthétique, surtout si on les compare aux personnages lesbiens du théâtre féministe français de cette époque qui sont si timides ou à peine visibles [39]. Si on fait exception de Jovette Marchessault, qui a continué son oeuvre de réhabilitation historique des femmes dans les années 1990, on pourrait dire que La lumière blanche annonce déjà une sorte de clôture de la collaboration théâtrale entre féminisme et lesbianisme. À la fin des années 1980, une pièce comme Caryopse ou le monde entier [40] magnifie le désespoir contenu dans La lumière blanche, car la maternité, en tant qu’idéologie opprimante, s’y trouve remplacée par la religion catholique, qui crée la culpabilité, la division, le masochisme et l’isolement total du sujet lesbien. Un pessimisme analogue s’affirme chez Marchessault dans Le lion de Bangor [41], où le féminisme a fait place à une lutte entre les forces du bien et du mal et où la mère lesbienne, victime du Lion pervers, a cessé de pouvoir protéger ou d’inspirer sa propre fille. Il faudra attendre 2001 pour retrouver la première contre-idéologie du continuum lesbien et de la solidarité féministe ainsi qu’une reprise de l’esthétique de l’intime, qui resurgissent avec succès dans « Hôtel Clarendon », la pièce interne d’Hier de Nicole Brossard [42]. Le fait que cette pièce soit contenue dans un roman est peut-être significatif de la difficulté qu’éprouvent les féministes, depuis la fin des années 1980, à prendre la parole sur les scènes québécoises et à y créer une présence lesbienne. Les raisons de ce silence n’ont pas fait l’objet d’une investigation, à ma connaissance. Mais l’on sait que les lesbiennes ont, depuis des siècles, presque toujours répondu par le silence aux multiples discours et représentations des hommes à leur sujet. Ce n’est qu’avec l’appui des autres femmes (spectatrices, actrices, dramaturges, directrices et organisatrices des spectacles) qu’elles ont osé s’exprimer sans crainte sur les scènes théâtrales québécoises des années 1970 et 1980. Le font-elles maintenant, chaque année, dans les défilés et célébrations diverses de la Fierté Montréal, organisés par la coalition LGBTA (« Lesbiennes, gays, bisexuel(le)s, transgenres et ami(e)s »), qui leur assurent peut-être protection et anonymat ? Telle est la question qu’on pourrait se poser.