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Lorsqu’il feuillette pour la première fois le dernier livre de Michel Seymour, le lecteur ne peut manquer de s’écrier, tremblant héritier de Cyrano de Bergerac : « Ce n’est pas un livre : c’est une somme, c’est un atlas, c’est une Bible ! Que dis-je, c’est une Bible ? c’est un Léviathan ». Et cette impression perdure quand la lecture enfin s’achève. En sept cents pages serrées, l’auteur progresse méticuleusement, d’obstacle en obstacle, d’objection en objection, d’adversaire en adversaire, jusqu’à sa destination : la justification, dans le cadre et au nom du libéralisme, de droits collectifs dotés d’une importance égale aux droits individuels — et, plus généralement, la célébration de la diversité culturelle et la condamnation de l’« impérialisme culturel anglo-américain » (406).

Dans une première partie, Seymour analyse le concept de reconnaissance, en retrace la généalogie hégélienne, en défend la pertinence normative et retrace les motifs individualistes du dédain libéral pour la reconnaissance des peuples. Dans une deuxième partie, il décortique et défend le libéralisme politique, amende le droit des gens rawlsien qui en est l’extension internationale, montre comment il doit accueillir favorablement la diversité culturelle et la valorisation des peuples, et explique comment on doit comprendre la possibilité d’un « nationalisme cosmopolitique ». Dans une troisième et ultime partie, enfin, il construit et précise la théorie des droits collectifs pour laquelle il a déblayé le terrain — sans s’abstenir, au passage, de réfuter les dernières objections qui, tels des francs-tireurs en retard sur la défaite de leur armée, osent traîner encore sur son chemin. C’est un tour de force, qui mérite chapeau bas.

Le cadre théorique dans lequel Seymour veut ancrer sa défense des droits collectifs est celui du libéralisme politique du « deuxième Rawls » : renonçant à arrimer le libéralisme dans la moindre doctrine compréhensive, comme on sait, Rawls abandonne le libéralisme individualiste, trop métaphysique, au profit d’un libéralisme « politique » prenant pleinement acte du pluralisme raisonnable des doctrines compréhensives que programme immanquablement la vie dans une société démocratique. Dans cette perspective, commente Seymour, la valeur première du libéralisme n’est plus l’autonomie individuelle en un sens kantien, puisque le pluralisme raisonnable nous interdit de privilégier la philosophie de Kant par rapport à ses rivales. La valeur première du libéralisme politique est bien plutôt la tolérance — entendue comme un principe politique, et non comme une attitude subjective, commandant le respect mutuel et la garantie d’un « traitement statutaire égal […] dans l’espace politique » (267, 103). Et la vertu majeure d’un tel libéralisme détaché de son héritage individualiste, c’est qu’il permet une authentique neutralité entre conceptions du bien — et notamment une neutralité bienvenue dans le débat qui oppose individualistes et communautariens :

Rawls propose des conceptions institutionnelles et politiques de la personne et du peuple qui lui permettent de rester neutre à l’égard du débat entre individualistes et communautariens. L’autonomie individuelle n’est plus, dans la nouvelle perspective de Rawls, la valeur libérale la plus importante. C’est bien plutôt la tolérance qui constitue désormais la valeur fondamentale.

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Tel est donc le socle normatif sur lequel repose le bâtiment des droits collectifs. Mais comment passer de la tolérance à la reconnaissance des différences culturelles et à la justification des droits collectifs ? Comment fonder, sur une telle base libérale amendée, une « politique de la reconnaissance » définie comme « toute mesure, constitutionnalisée ou non, cherchant à promouvoir ou à protéger la différence ou le respect égal entre des personnes ou entre des peuples, dans le but de traduire une certaine forme de respect ou d’estime et de contrer toute forme d’humiliation dirigée contre leur identité statutaire » (106) ? L’argument central de Seymour se déploie en trois temps.

  1. Premièrement, il démontre la nécessité de tolérer les peuples (345-350) au moyen du syllogisme suivant :

    1. Le libéralisme politique exige la tolérance et donc commande le respect « à l’égard des intervenants dans l’espace politique » (350).

    2. Or les peuples sont des « intervenants dans l’espace politique » (350).

    3. Donc le libéralisme politique commande le respect à l’égard de tous les peuples.

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Mais la tolérance n’est pas encore la reconnaissance, puisque la première commande le respect tandis que la seconde présuppose l’estime :

Le respect à l’égard des peuples ne permet pas à lui seul de justifier des politiques de la différence, des politiques de pluralisme culturel ou des politiques de discrimination positive. Valoriser est plus que simplement respecter. Le respect est une chose et l’estime en est une autre.

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Tandis que le respect exige la garantie, aux personnes et aux peuples, d’un statut égal dans l’espace public, l’estime, elle, commande au contraire la reconnaissance d’un « statut différencié » — pouvant prendre la forme de permissions ou d’exemptions spéciales (101).

  1. Pour franchir l’écart entre respect et estime — entre statut égal et statut différencié —, Seymour développe alors le deuxième temps de son argument, qu’on peut synthétiser comme suit (351-366) :

    1. Le libéralisme politique commande le respect à l’égard des peuples.

    2. Or il existe des contextes nationaux ou supranationaux dans lesquels « apparaissent des rapports de domination entre les cultures » (361).

    3. Or le respect condamne la domination, qui doit donc être corrigée.

    4. Ce correctif doit prendre la forme d’un principe public « qui affirme la valeur de la diversité des cultures sociétales » (361) et condamne de ce fait le mépris, l’oppression et la domination impérialistes d’une culture par une autre.

Par le biais de cet argument, Seymour passe donc ainsi d’une exigence de respect des peuples à une exigence d’estime, non pas directement des peuples, mais de leur diversité — capturée par ce qu’il nomme le « PVDC » : principe affirmant la valeur de la diversité culturelle (356 sqq.).

  1. Vient enfin le troisième temps de l’argument visant à dériver, du « PVDC », un principe exigeant une « politique active de valorisation du peuple » (351) passant par la reconnaissance d’un « statut différencié » et des droits collectifs associés à un tel statut (101). Le raisonnement de Seymour prend la forme suivante :

    1. La diversité culturelle est une valeur.

    2. Or les peuples sont des sources de diversité culturelle : sources externes, au sens où la langue, les institutions, l’histoire et le « contexte de choix » propres au peuple X distinguent ce dernier du peuple Y, de telle sorte que X et Y sont l’un pour l’autre, dans leurs rapports extérieurs, des sources de diversité ; et sources internes, puisque les sociétés démocratiques hébergent souvent une diversité de peuples réunis sur le même « territoire » national (351-352).

    3. Donc, puisque qui valorise la fin doit valoriser les moyens, les peuples ont une valeur.

Les sceptiques ne manqueront pas ici de sourciller : en appelant au respect et à l’estime des peuples, Seymour ne réintroduit-il pas le communautarisme — et ne perd-il pas tout titre à la neutralité revendiquée plus tôt ? C’est en réponse à ce type de doutes que Seymour peut opposer une des idées les plus originales du livre. En renonçant à l’individualisme, le libéralisme politique introduisait une conception politique et institutionnelle des personnes :

Le libéralisme politique s’appuie sur une conception politique de la personne. La personne politique est la personne pensée à partir de son identité institutionnelle. Elle est le citoyen au sein d’une société, c’est-à-dire au sein d’un peuple institutionnellement organisé. Ainsi caractérisée, l’identité institutionnelle de la personne s’accorde avec une diversité de conceptions métaphysiques.

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De la même manière, propose Seymour, on peut concevoir les peuples comme des entités institutionnelles et politiques — et non pas métaphysiques. Un « peuple », dans cette perspective, ne doit pas être vu comme un organisme communautarien soudé autour de valeurs partagées, de projets collectifs ou de narrations communes. Il ne se distingue pas, pour reprendre la terminologie de Kymlicka récupérée par Seymour, par le « caractère de sa culture » : « valeurs morales, croyances religieuses, modes de vie, conceptions de la vie bonne, conceptions du bien commun » (21). Il se distingue au contraire par la « structure de sa culture » — « langue, histoire et appareil institutionnel publics communs » (21) — jointe à un « vouloir-vivre collectif » et « offrant un contexte de choix » (417). Le « peuple » de Seymour, partant, n’a rien à voir avec le « peuple » des communautariens : une langue, une histoire et un appareil institutionnel ne sont nécessairement liés à aucune conception particulière du bien — mais fonctionnent comme les conditions de possibilité et l’arrière-plan social de toute conception du bien. L’identité publique commune d’un peuple n’implique aucune identité morale commune ; le peuple est une entité politique et non pas métaphysique :

On peut faire usage d’une conception politique des peuples pourvu que l’on se rapporte seulement à une autoreprésentation identitaire véhiculée au sein d’une population partageant une ou des langues, un même ensemble d’institutions et une même histoire. Ainsi conçu, le peuple est pensé exclusivement à partir de sa personnalité publique. Peu importe ce que sont les personnes et les peuples en soi, le fait est que les individus et les populations agissent dans la réalité politique en faisant intervenir une certaine représentation d’eux-mêmes au sein de certaines institutions.

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Et Seymour de pouvoir préciser : « La conception institutionnelle du peuple permet ainsi d’éviter aussi de se laisser embrigader dans une conception communautarienne » (416).

Mais les sceptiques n’en resteront pas là, et ils demanderont avec Kwame Anthony Appiah : toutes les cultures méritent-elles de se voir accorder une valeur — « y compris celle du KKK et celle des talibans » (407) ? On trouve sous la plume de Seymour deux réponses à cette question.

La première, sous forme de « retour à l’expéditeur », vient atténuer la force du problème. On veut opposer, à la valorisation des cultures et des peuples qu’elles nourrissent, l’existence de cultures moralement ignobles ? Mais on peut tout aussi bien opposer, à la valorisation des individus, l’existence de personnalités infâmes :

On pourrait réagir de la même façon qu’Appiah à son affirmation que toutes les personnes sont importantes. Toutes les personnes, vraiment ? Y compris Charles Manson, Pol Pot et Adolf Hitler ? En fait, quand on dit que toutes les personnes sont importantes, on pense aux citoyens. Tous les citoyens doivent avoir des droits égaux, y compris lorsqu’il s’agit de personnes ignobles […]. Dans leur identité morale particulière, certaines personnes n’ont aucune importance, mais, en tant que citoyens, elles doivent avoir les mêmes droits que les autres, y compris le droit à un procès juste et équitable.

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L’individualisme moral est sauvé des cas ignobles par la distinction entre l’identité morale des personnes et leur identité politique et institutionnelle — conformément à cette croyance libérale fondamentale selon laquelle tout le monde, même les salauds, a droit aux protections de l’État de droit. La même voie de salut est ouverte aux peuples, puisqu’on peut distinguer l’identité morale des peuples et leur identité politique et institutionnelle. Dans les deux cas, les entités publiques doivent se voir reconnaître un statut égal — et donc être également respectées. Une telle rebuffade, on l’admettra, est à la fois caustique et élégante.

La seconde réponse de Seymour est plus substantielle. Tous les peuples, concède-t-il, ne méritent pas le respect ni l’estime : « Les seules identités morales collectives qui sont tolérées sont celles qui respectent pleinement les principes du libéralisme politique » (360).

Seymour est en effet soucieux de parer à l’une des difficultés bien connues de la tolérance libérale — à savoir le risque que l’« ouverture » de la tolérance libérale finisse par flirter avec le « relativisme » (289). Sans entrer dans les détails, le remède préconisé par Seymour consiste à « développer une théorie idéale incluant les peuples qui, bien que s’inscrivant dans un cadre démocratique et ayant bénéficié d’un système de droits et libertés étendus, choisissent librement de se doter d’un ensemble d’institutions qui traduisent une conception particulière de la vie bonne ou une conception particulière du bien commun » (291). Les peuples valorisés, dans la perspective de Seymour, sont ceux qui s’inscrivent sur un continuum allant des sociétés libérales au sens le plus plein du terme aux « sociétés communautariennes démocratiques » — dont l’exemple le plus clair donné par Seymour est la société israélienne (299) — entendues comme des sociétés où le système libéral démocratique est mis au service d’une « quête d’authenticité » (294) et où, conformément aux positions communautariennes, tout changement dans la conception commune du bien est vécu, non comme le choix nouveau d’un acteur désincarné toujours identique, mais comme une « transformation par laquelle la société initiale devient une autre société » (294). De telles sociétés n’en demeurent pas moins libérales dans la mesure où les dissidents ne sont pas opprimés et où la délibération publique sur le bien commun est ouverte à toutes et tous.

On le voit, le travail de Seymour est considérable — et il est impossible ici de rendre justice à toutes ses ramifications. Si l’argument impressionne par sa minutie et sa cohérence, et convainc presque, le livre laisse néanmoins certaines questions centrales dans un flou assez frustrant. Mentionnons deux points.

D’abord, Seymour répète à l’envi que sa théorie prétend ajouter les droits collectifs des peuples aux droits individuels classiques tout en restant dans le cadre libéral. Il s’agit, pour ne pas revenir par la bande au libéralisme traditionnel, de ne pas hiérarchiser droits individuels et droits collectifs. Mais bien sûr, des conflits peuvent survenir. Seymour n’hésite pas à envisager la possibilité de « restrictions raisonnables aux droits et libertés individuels » au nom du « respect de l’identité des peuples » (268). Mais dans le même temps, il restreint le champ d’application de la tolérance aux peuples qui « respectent pleinement les principes du libéralisme politique » (360). Comment réconcilier ces deux suggestions — qui, conjointes, entraînent la proposition étrangement circulaire qu’il peut être raisonnable de restreindre les libertés individuelles au nom du respect de peuples qui respectent les principes libéraux ? Si ces restrictions dépassent l’interdiction de la diffamation, de l’incitation à la haine et de l’appel au meurtre, on ne voit pas où Seymour veut précisément en venir. Il invoque l’exemple des caricatures danoises de Mahomet (268-269), qui n’est guère convaincant : si un peuple respecte les principes libéraux, il respecte la liberté d’expression ; s’il respecte la liberté d’expression, il respecte la liberté de la presse ; s’il respecte la liberté de la presse, il doit s’abstenir, face à des caricatures qui lui déplaisent, de transformer le sentiment d’offense en revendication politique ; donc il n’y a aucune raison, face à un peuple respectant les principes libéraux, de restreindre ce que Ruwen Ogien appelle « la liberté d’offenser ». Bref, les rapports entre droits individuels et droits collectifs demeurent sous-élaborés, sous la plume de Seymour. Et faute d’éclaircissements, on ne peut s’étonner que les amis du libéralisme préfèrent s’en tenir aux droits individuels — de peur que le flou ne serve la cause de ceux qui voudraient, par exemple, limiter la libre expression des athées dont les paroles pourraient heurter les bigots de toute farine.

Ensuite, on peut rester sceptique face au point a2 de l’argumentaire de Seymour (« Les peuples sont des intervenants dans l’espace politique ») et à la conception institutionnelle des peuples qui l’accompagne. Qu’ils le veuillent ou non, les peuples n’interviennent pas directement en tant que tels dans l’espace politique. Certes, si un peuple est organisé institutionnellement, certains représentants dudit peuple peuvent intervenir, comme Raoni, dans l’espace politique. Passer du représentant au représenté, en ignorant les subtilités de la relation qui les unit, c’est un peu — pour parler comme Rabelais — prendre le signe pour la chose signifiée. Les représentants peuvent être fidèles ou non, honnêtes ou non, animés ou non d’esprit public. Ils peuvent être ou non « la voix » de celles et ceux qu’ils représentent. Et c’est tout le problème : pour ne pas accorder aux représentants un crédit automatique, et leur concéder sans esprit critique le statut de voix du peuple dont ils se réclament, il faut distinguer soigneusement représentant et représenté pour voir si les intérêts de ce dernier sont loyalement défendus. Comment faire ? Je ne peux demander directement son avis au peuple, car celui-ci — outre celle que lui prêtent ses représentants — n’a pas de voix. Or c’est précisément la voix des représentants qu’il s’agit d’évaluer. Il faut donc dépasser la personne collective, élusive, pour demander leur avis aux individus concernés. Et le statut des peuples en tant qu’intervenants politiques est ainsi ramené à sa base ontologiquement individualiste. Seymour ne veut pas s’aventurer sur le terrain de la métaphysique sociale, pour rester neutre dans le débat entre communautaristes et individualistes. On comprend la motivation d’un tel refus ; mais il n’est pas dit que la manoeuvre fonctionne. Et si l’existence des peuples comme sources autonomes et non individualistes de revendications morales légitimes n’est pas plausible, c’est tout l’édifice de Seymour qui est menacé. Mais je ne doute pas un instant qu’il ait sous la manche plus d’une réponse à ces réserves dubitatives.