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Lorsque Ossip Mandelstam, et après lui Paul Celan, déploient l’image de la « bouteille à la mer » pour décrire la pratique poétique comme un acte d’espoir et de don, ils rejoignent l’imaginaire si fécond de l’expérience maritime comme paradigme de l’expérience littéraire. Peut-être la richesse de cet imaginaire est-elle liée à Ulysse, dont on peut considérer qu’il fonda par son périple tout un pan de la littérature occidentale. Peut-être que quelques grands écrivains navigateurs, beaucoup lus et souvent commentés, ont également contribué à façonner la convergence des univers de la mer et de la littérature. Nous songeons bien sûr ici à Hermann Melville ou à Joseph Conrad, mais aussi à la place de la mer chez des écrivains comme Victor Hugo, Ernest Hemingway, Jules Verne, ou plus récemment l’écrivain originaire de Trieste, Claudio Magris.

Depuis que l’univers de la Bibliothèque s’est élargi avec la pratique de la « navigation » sur Internet, la métaphore marine pour évoquer la circulation dans les textes est devenue presque une évidence. Cela explique peut-être pourquoi, tandis que nous nous plongions dans l’oeuvre singulière de Gérard Macé, l’imaginaire de la mer est venu nourrir notre expérience de lecture qu’aucune approche générique ne permettait de cerner. Car inscrire son ouvrage dans un genre littéraire donné, c’est évidemment donner à son lecteur un repère, lui ouvrir un horizon d’attente. Gérard Macé, qui juge la question des genres « oiseuse », ne refuse certes pas cet horizon ou ce repère pour ses lecteurs, mais ceux-ci doivent le chercher ailleurs que dans les grilles de lecture relativement balisées de la poésie ou de l’essai par exemple, deux dénominations qui permettent, tout au moins du point de vue éditorial, de classer une partie des oeuvres de Macé, mais sans que celui-ci ne s’y reconnaisse vraiment.

Pour définir l’horizon de lecture propre à son oeuvre, le terme qui convient sans doute le mieux est celui de « divagations », dont l’auteur suggère l’emploi à la fin d’un entretien accordé à la revue Le matricule des anges où il évoque ainsi ses ouvrages que l’on serait tenté d’appeler des « essais » : « [I]l y a un mot qui pourrait qualifier tous ces livres […], il est ambigu mais je vais le dire tout de même car je l’aime beaucoup : c’est le mot de “divagations”[1] ».

La « divagation », cette « errance à travers », « ce flottement çà et là », rend bien compte en effet d’une bonne part de l’oeuvre voyageuse de Gérard Macé, qui parcourt le monde tout en remontant bien souvent aussi le temps, dans une dynamique qui a moins affaire avec les rugosités du terrain qu’avec les méandres de l’esprit, conférant à ses nombreux voyages, d’homme et d’écrivain, la légèreté d’une page blanche que l’on s’apprête à remplir. Quelques-uns des livres de Macé vont d’ailleurs à la rencontre de pages d’écriture ; ainsi dans Ex libris il emboîte le pas à Nerval, Corbière, Segalen ou Rimbaud, enrichissant de nouvelles divagations leurs errances existentielles et poétiques. Et si au fil de ses oeuvres Gérard Macé parcourt l’Italie, l’Égypte ou l’Amérique, c’est pour un cheminement à la fois méticuleux et rêveur à travers les vies, les réalisations et les oeuvres d’êtres aussi différents que Borromini ou le Bernin (Rome ou Le firmament), Champollion (Le dernier des Égyptiens), Christophe Colomb, Cortés (L’autre hémisphère du temps), etc.

L’écriture au hasard des désirs et des rencontres, de l’imagination et des découvertes est donc un mouvement de fluctuation orientée vers d’autres espaces et d’autres vies, un parcours non balisé mais tendu vers un horizon qui nous donne envie ici de revisiter l’étymologie du terme « divagation » pour y lire une traversée au coeur des vagues de la mémoire du monde. Ce mode de déplacement convient parfaitement à la « bouteille à la mer » que nous évoquions en commençant. Mais on voit que l’intention de Gérard Macé est très différente de celle d’un Celan ou d’un Mandelstam. Car si le geste des deux poètes est dirigé vers un lecteur dont Paul Celan souhaitait, sans toujours y croire, qu’il soit une « Terre-Coeur[2] », Gérard Macé semble chercher plutôt à remonter le courant pour rejoindre des lectures antérieures et des voix appartenant au passé. Le lieu du lecteur est donc ailleurs qu’au bout de la traversée, et c’est à cette question du lieu, ou de la place du lecteur, que nous allons tâcher de répondre, en montrant comment l’expérience de la divagation est une expérience du passage de main en main, et qu’elle se résout dans ce que nous avons appelé un « compagnonnage orienté ».

Un compagnonnage

Si les oeuvres de Gérard Macé quittent en effet le giron du moi pour rejoindre une altérité, il semblerait que le point de mire soit situé à rebours du lecteur plutôt que vers lui. À propos de son livre Ex libris par exemple, l’auteur écrit : « [C]’est le récit d’un lecteur qui, à travers ses lectures, et en les réinventant après coup, montre comment il advient à lui-même[3] ». En apparence, il n’y a guère de place ici pour le lecteur. Un passage du chapitre de Ex libris que Macé consacre à Mallarmé peut être lu comme une mise en abyme de cette absence. Il y est question d’une conférence que l’auteur de L’après-midi d’un faune a tenue à sept reprises au cours de l’année 1890. Elle était consacrée à Villiers de l’Isle-Adam et s’ouvrait invariablement sur ces mots : « Un homme habitué au rêve, vient vous parler d’un autre, qui est mort. » Cette phrase est ainsi commentée par Gérard Macé : « Façon de nous dire qu’il interpelle son propre souvenir, plutôt qu’il ne s’adresse à nous[4] » (EL, p. 124). Or, ce commentaire ne pourrait-il pas s’appliquer à Gérard Macé lui-même ? Les mots « rêve », « souvenir », ou « mémoire », si fréquemment employés par l’auteur lorsqu’il parle de son oeuvre, ne renvoient-ils pas à des expériences d’écriture ou de parole tournées vers un passé revisité plutôt que vers les lecteurs à venir ? Ailleurs dans l’oeuvre, on trouve d’autres formules qui décrivent une orientation similaire. Par exemple, à l’orée du texte Vies antérieures, au titre d’ailleurs éloquent, Gérard Macé évoque ainsi son projet d’écriture : « [N]ous écrivons pour nous loger dans le corps d’un autre, et pour vivre en parasites dans l’un des trous creusés par la mémoire » (VA, p. 14). Ce corps d’emprunt n’est vraisemblablement pas le nôtre, mais celui des hommes dont il sera question dans l’oeuvre : le poète grec Simonide, Saint-Jérôme, le naturaliste Carl Linné, etc.

Ce sont aussi des hommes du passé et ses propres souvenirs, de voyage ou de lecture, que Gérard Macé convoque à la lisière de son voyage en écriture dans l’Amérique à peine découverte :

Il faut avoir l’âme un peu malade pour aller à Lisbonne […]. Devant l’estuaire et le va-et-vient des navires, j’ai imaginé l’Amérique sur l’autre rive. […] Comme on voit quand on imagine, à contre-jour comme on voit les morts j’ai vu revenir les compagnons d’Ulysse, Vasco et tous les autres, après des siècles d’errance et d’oubli. […] Depuis j’ai lu comme on navigue : d’abord à l’estime, puis avec un crayon comme au-dessus des cartes marines.

AH, p. 11

Le lecteur ne semble guère pris en compte ici, et si l’on considère avec Julien Gracq que la lecture d’un ouvrage littéraire est aussi « l’accueil au lecteur de quelqu’un », et que les premiers pas dans une oeuvre sont essentiels pour déterminer les « nuances » de cet accueil, on peut se demander si Gérard Macé n’est pas de ceux qui, selon les critères définis par Julien Gracq, « refus[ent] de [nous] prendre en charge[5] », comme si son texte était bien une « bouteille à la mer », mais visant, espérant, un espace qui ne se situe pas du côté du lecteur.

Pourtant une formule autrement hospitalière attire notre attention. Elle est située à la toute fin de La leçon de chinois publiée aux éditions Fata Morgana en 1981, qui s’achève de façon frappante par ces mots : « Et mon frère de lait le lecteur[6] ». Le contraste avec les phrases souvent longues de Gérard Macé contribue à donner du poids à ces neuf syllabes. Quant aux termes choisis, on songe bien sûr au poème liminaire des Fleurs du mal, qui s’achève sur ce même vocable de « frère » pour interpeller le lecteur. Mais le complément du nom adoucit une détermination qui avait dans l’alexandrin baudelairien une certaine violence. Tandis que la fraternité se noue pour Baudelaire autour de la misère inhérente à la condition humaine, Gérard Macé substitue à la figure du mal la question de la langue et des mots : « Si la poésie veut bien de moi, je retourne à la page blanche et au “parlar materno” » (UD, p. 60). Ce souhait qui précède de quelques lignes la référence au lecteur « frère de lait » nous invite à voir dans l’image du liquide maternel non seulement la blancheur de la page, mais aussi la mamelle de la littérature : le « parlar materno », c’est d’abord la langue de la mère, celle qui selon Dante offre au poète son parler le plus juste ; mais c’est aussi, en glissant de l’attribution à l’apposition, la langue comme mère. La littérature est un breuvage nourricier et la fraternité qui s’instaure entre auteurs et lecteurs est celle d’une langue qui n’est ni celle de l’auteur ni celle du lecteur, mais celle de l’auteur telle que le lecteur va la consommer. Et l’on ne peut manquer ici par exemple de se délecter des mots qui ont inspiré Macé dans sa brève phrase nominale, ces six syllabes suivies de trois autres paraissant se répondre à travers l’écho des voyelles puis des consonnes, du frère au lait, puis du lait au lecteur.

La relation de fraternité établie par Gérard Macé repose donc moins sur une ressemblance que sur le partage d’une expérience. C’est pourquoi les oeuvres de Gérard Macé ne construisent aucun portrait du lecteur. Peu importent ses traits, c’est l’acte d’alimentation accompli au travers des mots de l’auteur qui compte, ce qui suppose, en glissant de la mère à la mer, de s’embarquer avec lui le temps d’un livre. Dans la plupart des oeuvres, cet accord pour voyager ensemble est scellé par l’emploi du pronom « nous ». À titre d’exemple, on peut évoquer les neuf occurrences de ce pronom, tant sujet que complément, dans les quatre premières pages de Rome ou Le firmament ; ou remarquer que le deuxième paragraphe du premier chapitre de L’autre hémisphère du temps s’ouvre avec la formule « nous ne saurons jamais » (AH, p. 15), tandis que ce même chapitre se referme sur un « Nous savons aujourd’hui » (AH, p. 17). Comme variante au pronom de la première personne du pluriel, on retrouve aussi sa forme atténuée ou neutralisée, le pronom indéfini « on », telle la phrase : « À Rome on ne fait jamais que revenir » (RF, p. 11). Que ce « on » soit systématiquement relayé par des « nous » atteste qu’il s’agit de la même volonté de faire participer le lecteur à la narration. Par l’usage récurrent d’un pronom qui marque une communauté d’action, Gérard Macé nous propose une forme de compagnonnage, si l’on veut bien se rappeler l’étymologie du pain partagé, de la substance nourricière commune, qui nous renvoie au « lait » évoqué précédemment.

Or, assimiler le texte littéraire à une denrée était l’un des leitmotivs du premier recueil de Gérard Macé, Le jardin des langues, où les mots « bouche », « mange » et « langue » ne cessent de se côtoyer, comme pour rappeler au lecteur la proximité des organes de l’alimentation et de la communication. L’écrivain pour qui « le coeur mange les mots sur une table de vent » entrait en poésie comme on s’apprête à dévorer un « festin[7] ». Mais s’il y avait parfois de la violence dans cette logophagie — on songe par exemple à cette phrase : « Légumes cuits langue farcie j’ai le rêve impossible de parler cru les fourmis noyées du sens dans l’eau sale d’une cuisine où l’arrière-goût prend à la gorge » (BD, p. 23) —, la langue de Macé s’est ensuite assagie. La création littéraire est de moins en moins mastication, s’affirmant plutôt comme la délectation commune d’un récit visant non à rassasier le lecteur, mais au contraire à lui ouvrir l’appétit pour partager ce « désir de rêverie » qui est le moteur de l’écriture de Macé[8].

Ainsi le lecteur est celui qui doit se laisser séduire au sens où il doit se laisser conduire, attirer par le texte, pour partager ce que Blanchot appelle « l’Espace littéraire », et qui est le lieu où Gérard Macé affirme avoir toujours voulu vivre[9]. Aucune condition, donc, n’est posée au lecteur, si ce n’est la disponibilité à se laisser entraîner. Nul besoin même de partager la culture très nourrie de l’auteur. Sa compagnie prend la forme d’un accompagnement, ce qu’illustrent par exemple la vingtaine de scholies situées à la fin du Dernier des Égyptiens ainsi que du Manteau de Fortuny, assurant une fonction de compléments didactiques d’ordre philologique, onomastique, historique, etc.

Le lecteur est donc, pour Macé, et un frère de lait avec lequel il partage le même fluide vital, la littérature, et un compagnon qu’il entraîne sur son chemin. Or, ce chemin parcouru ensemble est moins un déplacement dans l’espace que dans le temps. Car au lecteur qui considérerait les ouvrages de Gérard Macé comme des textes de voyage ou du voyage, arguant du fait que celui-ci nous entraîne de France en Égypte, en Amérique ou au Japon, en passant par la Chine, Rome, un cimetière d’Île-de-France, etc., Macé prend le soin de préciser, quelque part dans sa Leçon de chinois, que « aujourd’hui il n’y a plus d’ailleurs » (UD, p. 30). Cette idée que le grand Voyage n’est plus possible, il nous en fait part à nouveau dans son ouvrage L’autre hémisphère du temps : « [D]’année en année on assiste à une genèse, mais c’est la genèse d’un monde sans ailleurs, d’un monde sans illusion qui ressemble au nôtre » (AH, p. 21). C’est pourquoi Gérard Macé en appelle au temps pour voyager avec son lecteur. Mais il s’agit d’une temporalité en tous sens, à la fois en arrière et en avant, dans l’espace de « la mémoire (incertaine) » (dédicace de La leçon de chinois) comme vers les lieux d’une civilisation située aux « antipodes du passé » (formule de Antonio Vieira, citée en exergue de L’autre hémisphère du temps). À l’image du titre de cette oeuvre qui s’apparente à une Odyssée fragmentaire dans l’Amérique des conquérants, plusieurs ouvrages de Macé sont intitulés de façon à renvoyer simultanément à l’espace et au temps, avec par exemple l’emploi du mot « détour », ou « dernier », ou encore le terme « orienté ».

L’imagination en Orient

Le compagnonnage de Gérard Macé avec son lecteur s’inscrit ainsi dans les arcanes de la temporalité. Or, nous a intriguée le fait que Macé se soit intéressé à un auteur qui avait sur la question un avis très tranché et qui a affecté son existence entière. Il s’agit du poète marseillais Saint-Pol Roux, né en 1861 et décédé en 1940. Des textes inédits du poète ont été rassemblés dans un recueil intitulé Le trésor de l’homme qui a paru en 1976. À cette occasion, Gérard Macé a rédigé une préface dans laquelle il rapporte des propos de Saint-Pol Roux permettant de se faire une idée du personnage :

Ma solitude s’expliquerait ainsi : mes idées me devançant, il me semble vivre au milieu d’êtres pas encore nés. […] En vérité je me sens le contemporain de gens à venir, c’est à eux que je parle, c’est pour eux que je pense. Ils ne sont pas encore vivants, je ne suis pas encore mort. Eux et moi nous sommes à naître. Ils me mettront au monde et je leur servirai de père[10].

Destinant exclusivement ses textes à la postérité, Saint-Pol Roux a travaillé en silence pendant les quarante dernières années de sa vie. Malheureusement, son oeuvre a failli être totalement anéantie car, en octobre 1940, des soldats allemands pillent et incendient son habitation et détruisent presque entièrement ses manuscrits. Le travail de Gérard Macé pour l’édition de l’ouvrage Le trésor de l’homme a donc été, avec l’aide de la fille de Saint-Pol Roux, de déchiffrer et de classer les brouillons rescapés, afin de sauver de l’oubli la voix de cet auteur. Or, la démarche de Macé qui consiste à s’intéresser à un poète oublié dont l’idée était d’écrire pour les générations futures nous paraît révéler le négatif — au sens photographique du terme — de la manière avec laquelle lui-même envisage ses propres lecteurs. Dans la perspective de Saint-Pol Roux, le lecteur est un « contemporain », un homme avec lequel il partagera un même temps, et s’il juge que le monde n’est pas mûr pour le comprendre, c’est qu’un hasard l’a fait naître trop tôt. Pour Gérard Macé, la question du temps se pose de façon inverse. L’auteur du Dernier des Égyptiens ne recherche pas en effet une forme d’adéquation, de consensus sur le moment le plus juste pour la réception. Il travaille au contraire à relativiser le temps, à le faire fluctuer de façon à lui donner d’autres dimensions au-delà du passé, du présent et du futur. Cela se traduit bien sûr par l’intérêt qu’il manifeste dans son oeuvre pour des existences du passé qu’il revisite et dynamise par un emploi du présent que l’on retrouve dans tous ses textes ; cela induit surtout une approche de la littérature en termes de rassemblement hétéroclite des époques.

Voilà qui nous mène à la représentation de la fameuse Bibliothèque, celle que Borges donne comme équivalent du mot « univers ». Dans l’imaginaire de Macé, cet univers est assez sombre. En témoigne le récit « Le royaume des morts », qui s’ouvre sur ce paragraphe :

Une bibliothèque est aussi vaste qu’un royaume, avec ses labyrinthes et ses forêts, ses monuments et ses lois, sa salle des trésors où le temps s’accumule. Mais c’est un royaume des morts, où des âmes errantes continuent de nous hanter comme si elles étaient encore à la recherche d’une sépulture.

BD, p. 188

D’un imaginaire de conte de fées, on bascule dès la deuxième phrase dans une atmosphère macabre. Toutefois la tournure verbale « continuer de nous hanter » est rassurante dans son inachèvement. Cela suppose un lecteur habité par l’âme errante plutôt qu’investi. La seule catastrophe serait donc de devenir l’unique réceptacle, le vrai tombeau, ce qui ne saurait se produire qu’à être le dernier lecteur d’un livre. Au-delà du macabre, Gérard Macé n’est pas très loin de la représentation d’Emerson qui sert de fil conducteur à la conférence sur « Le livre » que Borges a tenue dans sa ville natale à la fin des années 1970 :

Emerson dit qu’une bibliothèque est une sorte de cabinet magique. Dans ce cabinet sont tenus enchantés les meilleurs esprits de l’humanité mais ils attendent notre parole pour sortir de leur mutisme. Il faut que nous ouvrions le livre, alors ils se réveillent[11].

Qu’il s’agisse d’« âmes errantes » chez Gérard Macé ou d’« enchantements » chez Emerson, entre les morts qui nous hantent et ceux qui se réveillent, nous sommes dans le même univers des contes. Magie blanche et magie noire sont en effet le recto et le verso de la même opération merveilleuse que Borges, dans la même conférence, qualifie de « chose étrange » qui « se passe » et qui « change à chaque fois[12] ». Face à cet univers enchanteur qui transcende les vivants et les morts, le passé et l’avenir, l’identité et l’altérité, il semblerait toutefois que nous devions rester prudents. Gérard Macé paraît en effet mettre en garde celui qui aurait une trop grande foi envers le « cabinet magique » de la littérature. Ainsi, dans une page où est évoqué le refus du projet de Christophe Colomb par le roi du Portugal, l’auteur commence par nuancer le pouvoir de l’écriture :

[S]i la littérature n’était pas une fausse magie, si elle avait réellement le pouvoir de ressusciter les morts, c’est à l’instant où Colomb se présente devant lui que l’on aimerait le revoir, à cet instant fatidique où il a tort d’avoir raison, quand il éconduit l’aventurier génois qui se propose de trouver les Indes en suivant une route absurde.

Toutefois avant de conclure hâtivement il convient de lire la suite du passage :

Mais à la pénombre du palais, aux deux hommes qui se toisent il faudrait ajouter la chance aveugle et le rire doré des dieux : nulle part en effet ce qu’on appelle la ruse de l’histoire, ou l’ironie du sort, ne s’est manifesté avec autant d’éclat.

AH, p. 24

L’art de la prétérition qui articule ces deux phrases illustre le pouvoir de la littérature que Gérard Macé avait commencé par nier. Et si l’auteur choisit de ne pas prolonger la description des regards échangés, c’est que la synesthésie du « rire doré des dieux » est autrement éloquente. Mais nous avons glissé ici de la Bibliothèque au détail du mot. La magie de la littérature est là, qui permet de ressusciter une voix du passé en ouvrant un livre, mais qui a surtout le pouvoir de bousculer d’une expression toute une représentation de l’existence.

Revenons une dernière fois à la conférence de Borges qui s’ouvre sur un aphorisme et se poursuit par une définition : « De tous les instruments de l’homme, le plus étonnant est, sans aucun doute, le livre […] le livre est un prolongement de sa mémoire et de son imagination ». Plus loin, l’écrivain argentin insiste : « Car notre passé, qu’est-il d’autre qu’une suite de rêves ? Quelle différence peut-il y avoir entre se rappeler des rêves ou se rappeler le passé[13] ? » Dans cet entrelacs des rêves et de la réalité, Macé puise le substrat de son écriture. Il rapporte ainsi ses lectures de Nerval, faites tout près de son pays, le Valois :

Mon attachement à Nerval vient de là : je l’ai lu non pas in situ mais presque. Pour un désir de rêverie, pour quelque chose d’attesté. Rien ne me donne plus d’imagination que la chose attestée. […] Cela éveille en moi une zone sensible que j’ignorais jusque-là : une petite épiphanie[14].

On ne s’étonnera pas de retrouver plusieurs fois le verbe « imaginer » sous la plume de celui qui écrit pour donner en partage l’espace de ses rêves. De façon remarquable, on observe un glissement permanent des sujets : de « j’imagine » on passe à « on imagine », comme c’est le cas par exemple dans le texte qui sert de préambule à L’autre hémisphère du temps, ou encore dans les nombreuses pages du Dernier des Égyptiens où Gérard Macé donne en partage au lecteur sa propre imagination derrière celle qu’il prête à Champollion lisant Le dernier des Mohicans de Fenimore Cooper, nous invitant par exemple à « imaginer avec lui [Champollion] la rencontre imprévue d’une civilisation qu’il s’applique à faire revivre, et d’une autre qui va bientôt disparaître ». Macé fait ainsi de l’imagination la clé de voûte de son art poétique, avec ceci d’original que cela concerne autant et le lire que l’écrire. Il en résulte d’une part cette analyse :

[L]ire consiste […] à ne plus s’apercevoir de la présence des signes, pour qu’apparaisse une rivière dans la prairie au lieu des méandres d’une écriture, un château crénelé à la place des caractères plus réguliers de l’imprimerie ;

DE, p. 11

de l’autre, cet aveu :

[D]ans mes premiers livres, j’ai été très attaché au phénomène linguistique, à l’importance du signe et je ne pouvais presque pas envisager le monde autrement. Le signe n’a pas disparu, mais s’est laissé oublier. Le livre-charnière, c’est Le dernier des Égyptiens, quand je me suis aperçu que Champollion toute sa vie avait été presque névrotiquement attaché au signe. Il ne savait pas lire, il ne pouvait pas oublier la médiation du signe. Écrire ce livre m’a permis de passer à autre chose[15].

Sans l’imagination qui transcende les textes, lire et écrire ne seraient que des opérations de chiffrage et de déchiffrage. À tous les niveaux de l’espace littéraire, de la Bibliothèque au détail du mot, c’est donc sur le terrain de l’imagination et de l’onirisme que se rejoignent l’auteur et le lecteur. Cela suppose une aptitude à l’ouverture qui chez Gérard Macé rejoint le qualificatif d’« orienté » qui lui est cher. Ce terme d’où provient la table d’orientation des sites touristiques dénote la prise en compte d’une altérité, en l’occurrence un pôle situé à l’est, au sein même de l’objet mis en question. Nous songeons ici à l’utilisation que fait Gérard Macé de la formule « un français orienté » qui sert de titre à quelques pages de regards croisés sur le français et le chinois dans le recueil Un détour par l’Orient. Une certaine pratique de la Chine bouleverse en effet l’approche que l’auteur a de sa propre langue. Or, ce détour par l’Orient, défini ici comme une perspective qui travaille un ensemble à partir de ce qui lui est a priori étranger, nous semble à même de devenir une figure des mouvements de l’esprit qui font advenir le texte dans une communion d’écriture et de lecture. C’est pourquoi, au vu de la manière dont Gérard Macé envisage ses lecteurs d’une part, et l’imaginaire d’autre part, il nous semble possible de qualifier la relation de Gérard Macé envers son lecteur de « compagnonnage orienté », c’est-à-dire d’une mise en espace où l’imagination n’est pas le centre du texte, mais une entité « traversante » de l’être-là et de l’être-ensemble.

Une littérature à quatre mains

Jean-Pierre Richard observe que « l’un des domaines » où l’oeuvre de Macé « fonde le plus vivement son invention » est « celui d’un imaginaire du corps[16] ». En effet, la gorge, la bouche, le pied sont des leitmotivs tant de ses textes poétiques que de ses récits. Nous intéresse tout particulièrement ici la main, « l’organe » qui meut l’écriture, pour reprendre l’expression de J.-P. Richard. Or, Gérard Macé fait de la main le lieu de la rencontre entre l’imagination et la mémoire tandis qu’elle représente aussi l’essence de relation entre l’auteur et le lecteur. Voici ce que l’auteur d’Ex libris nous révèle dans les premières lignes de son étude consacrée à Gérard de Nerval :

Une des mains de l’auteur ne lui appartient pas : c’est la main possédée d’une biographie d’un biographe qui s’ignore. Ce biographe est l’autre en soi, l’homme gauche qui prépare la place où viendra s’installer le lecteur, pour lire — comme par-dessus mon épaule — les lignes de ma main.

EL, p. 15-16

Le philosophe italien Giorgio Agamben analyse cette image de la « seconde main » comme la meilleure pour définir le lieu où s’inscrit l’oeuvre de Macé : « [S]on lieu se situe entre les deux mains de celui qui écrit, entre le poète qui invente et le biographe qui s’ignore, entre le “poétisé” et le “vécu” de toute parole humaine[17] ». Cet espace « intervallaire » est déséquilibré du fait que l’une des deux mains, parce qu’elle s’ignore, est une main « gauche », une main fatalement inhabile, ainsi que le rappellent deux textes placés en épigraphe d’Exlibris[18]. Mais cette absence et cette gaucherie sont une source profonde de son inspiration, ainsi qu’en témoigne le fait que Gérard Macé mentionne « la main gauche » dans sa dédicace au Jardin des langues : « Écriture de la main gauche (la main italique) quand je croyais parler seul… ». La typographie adoptée pour les trois premiers recueils[19] est en effet, entièrement ou partiellement, l’italique, comme si l’auteur avait voulu matérialiser pour lui-même la part de ce qui lui avait totalement échappé dans sa propre écriture, et que seule une lecture étrangère restituera dans son intégrité. Ainsi, dès ses premiers textes poétiques, et avant qu’il n’accomplisse son « détour par l’Orient » au travers de ses voyages et de son initiation au chinois, Gérard Macé revendiquait pour son écriture la manifestation d’une altérité. Le choix de l’écriture en italique, écriture penchée vers la droite, c’est-à-dire vers l’est, s’annonce ainsi comme le présage du compagnonnage orienté instauré au fur et à mesure que l’oeuvre se construisait.

Mais avec l’écriture de la main gauche, main longtemps réputée « sinistre », c’est aussi le problème de l’intégrité qui est posé. Gérard Macé est en effet sensible au thème de l’amputation, par exemple celle de la jambe subie par Rimbaud, mais aussi l’amputation de la main, comme en témoigne son analyse de la nouvelle « La main enchantée » de Nerval, ou encore la mise en exergue d’un petit texte de Gilbert Lascault en première page du recueil Ex libris, petit texte où il est question de la main mutilée de Ibn Mupla, à qui l’on prête l’origine de la codification de l’écriture arabe, et qui continua à pratiquer la calligraphie au moyen d’un dispositif attaché à son poignet, instaurant ainsi la nécessité d’un rapport entre « une main coupée et l’écho du vide, entre une mutilation et la désignation de l’absence » (EL, p. 7). Or, c’est justement cette absence désignée que le « donner à lire » comblera. Il s’agit de retrouver non simplement un passé perdu ou oublié, mais l’intégrité de l’être dont celui-ci n’a lui-même pas idée. Une analogie entre l’écriture poétique et l’apprentissage d’une langue étrangère permet d’affiner cette approche de la main mutilée. Gérard Macé considère en effet qu’« apprendre le chinois », c’est « rééduquer une main morte, en paralysie depuis toujours à l’orient de soi-même » (LC, p. 19). Cette main morte est celle de l’écriture, et l’on se souvient des propos de Sartre selon qui « on parle dans sa propre langue, on écrit en langue étrangère[20] ». Mais Macé ajoute l’idée que cette langue apprivoise l’informe, c’est-à-dire travaille la forme de son intérieur, non seulement « pour trouver du nouveau », ainsi que le souhaitait Baudelaire, mais aussi pour retrouver de l’originel estompé, négligé, voire rejeté. À ce propos, Jean Roudaut dans sa postface au recueil Bois dormant écrit : « Le projet poétique a une visée anthropologique : ce n’est pas le simple passé de la personne qui est en cause, mais l’être qui, en nous, vit aux antipodes de nous-mêmes, humble et dédaigné[21] ». Sur ce point encore, le projet poétique s’ouvre dans une certaine violence dont rend bien compte cette vision hallucinatoire qui est en même temps un mot d’ordre pour le lecteur : « Ah la hache sidérale d’un lecteur à quatre mains pour que saignent encore bleus ces vieux papiers dans les halles abattues bâtissez bibliothèques avec odeurs d’épluchures… » (BD, p. 45).

La destruction, blessure ou amputation, est une entaille dans la réalité. Cette entaille est à l’origine des pages d’écriture qui rempliront les bibliothèques où déambuleront les auteurs et les lecteurs. Quant à l’odeur d’épluchure qui nous rappelle le lien déjà évoqué entre langue et nourriture, cabinet d’écriture et cuisine, on peut comprendre sa présence par exemple en se souvenant d’une question formulée par un personnage de l’un des premiers drames de Paul Claudel : « Est-ce que la vérité n’a pas dix-sept enveloppes, comme les oignons[22] ? » L’auteur écrit entre ses deux mains, interstice où se glisseront les mains du lecteur, processus de mains en mains, et c’est la vérité qui se dévoile comme on épluche un oignon, vérité qui n’est ni dans les mots, ni dans la chose, mais dans le passage des mots à la chose : « La main droite pour désigner les mots, la main gauche pour désigner les choses », écrit encore Gérard Macé (BD, p. 184).

Mais quelle est donc cette vérité enfouie et anthropologique ? Gérard Macé nous en donne une clé par sa formule de « la vraie présence[23] », qui est pour lui liée à la mémoire et à la réélaboration, à la « rencontre » au dehors de quelque chose qui touche l’intérieur. Gérard Macé écrit par exemple : « [D]e temps en temps, au détour d’une rencontre, (oeuvre d’art, lecture, paysage) je me sens complètement impliqué[24] ». Ce mot de rencontre lié à l’idée d’implication en appelle un autre, celui de « communauté », que Blanchot a interrogé dans son texte La communauté inavouable, et que le philosophe Jean-Luc Nancy a analysé de la façon suivante :

Lorsque Blanchot parle dans La communauté inavouable (éd. Minuit, 1983), du fond sans fond de la communication, il n’y a là aucune acrobatie verbale, aucun mysticisme. Ce fond sans fond de la communication nous savons tous très bien ce que c’est, c’est ce sans fond auquel tout échange aboutit non pas comme à une impasse mais comme à l’ouverture qui est précisément l’ouverture de l’un sur l’autre ou l’ouverture de l’un à l’autre[25].

On peut songer ici aux Amis secrets, un ouvrage que Marc Blanchet a consacré à plusieurs poètes en première place desquels figure Gérard Macé, et dont le titre a été inspiré de Pétrarque[26]. Mais cette « communauté inavouable » nous entraîne plus loin encore. Car si le terme d’amitié convient, il ne faut pas l’entendre en termes d’affinité, mais le saisir « comme passage et comme affirmation d’une continuité à partir de la nécessaire discontinuité[27] ». La communauté dont il est question établit en effet un lien dans la différence et suppose un dépassement de l’idéal romantique du lecteur alter ego. La réalisation d’une telle utopie équivaudrait en effet à un repli sur soi, une clôture et la fin de tout échange. L’impasse au lieu du passage. Alors qu’il s’agit bien chez Macé d’entrer dans l’altérité, à la suite de cette seconde main par laquelle son écriture se fait relais, littérature de mains en mains.

Symbole des activités humaines, de puissance et même de domination, la main est ce que l’on tend, donne, saisit, serre, dans un mouvement toujours orienté vers l’autre. La main de l’écrivain s’offre en partage pour que l’identité puisse s’ouvrir à l’altérité, à l’image de l’effet produit par cette citation relevée sur le mur de la via Giulia à Rome et par laquelle Macé a choisi de clore son ouvrage Rome ou Le firmament : « Hodie mihi, cras tibi », « Moi aujourd’hui, toi demain ». Certes, le contexte est avant tout celui du memento mori puisqu’il s’agit d’une inscription brandie par un « squelette ailé ». Mais on remarque aussi le glissement : une fois repris dans son livre, ce « toi », qui renvoyait à Macé lorsqu’il a lu pour la première fois ces mots, voici qu’il nous désigne. L’avertissement se mue en exhortation bienveillante, en un appel à l’hospitalité, rappelant au lecteur, à la fin de son parcours avec Macé dans la Rome baroque, que l’auteur et le lecteur sont l’un et l’autre des hôtes dans les deux acceptions antithétiques du terme : ils accueillent des textes, un passé, des hommes et sont accueillis par eux, ils les nourrissent et s’en nourrissent… Le lieu de l’oeuvre n’est pas dans la main de l’auteur, ni dans celle du lecteur, mais d’une main l’autre. Ce qui induit la permanence d’un mouvement qui est de l’ordre de celui que Gérard Macé décrit ici à propos des autodidactes :

J’ai une démarche d’autodidacte. Pas au sens de l’illettré qui empoignerait des choses qui le dépassent. Dans la démarche de l’autodidacte, quelque chose le rend assez libre de butiner, d’aller vers ce qui à un moment donné excite son désir[28].

Au mot « divagation » cité au début de notre travail, il convient donc d’ajouter l’expression d’une attirance dont rend bien compte le terme « désir » et l’image du butin de l’abeille. Le lecteur est associé à cette déambulation orientée dans une démarche que l’écrivain Marc Blanchet analyse en ces termes : « [Les livres de Macé] sont des terres précises à arpenter, délimitées par l’écrivain pour qu’à l’intérieur de ces limites rendues toujours floues par nos perceptions, nous puissions rêver à notre aise[29] ». L’espace ainsi ouvert, et les rêves auxquels il est associé, nous ramènent à la métaphore marine, mais de la bouteille à la mer nous sommes passés au vieux mythe du « chant des sirènes », ainsi que Gérard Macé nous y invite en clôturant son introduction au récit L’autre hémisphère du temps :

J’ai lu comme on navigue : d’abord à l’estime, puis avec un crayon comme au-dessus des cartes marines. Avec les compagnons d’Ulysse j’ai attendu que le vent tourne ou revienne, j’ai affronté des fortunes de mer […] pendant qu’à la surface des eaux s’évanouissaient les sirènes.

AH, p. 13

Or, pour Maurice Blanchot le « chant des sirènes » qui attire les navigateurs et les entraîne à leur perte, chant qu’Ulysse seul aura entendu,

était lui aussi une navigation : il était une distance, et ce qu’il révélait, c’était la possibilité de parcourir cette distance, de faire du chant le mouvement vers le chant et de ce mouvement l’expression du plus grand désir[30].

Telle est ce que Blanchot appelle « la loi secrète du récit ». Cette loi, Macé l’a comprise en écoutant les récits de son grand-père sur la guerre 1914-18 : « C’est comme si j’avais connu Homère ! » s’exclame-t-il[31]. Or, après avoir vainement tenté de transcrire ces récits dans un cahier d’écolier, l’enfant qu’il était s’aperçut qu’il « manquait une intonation, une présence, un contexte, ce qui fait la transposition et […] qu’on doit nommer littérature », et dont il résume ainsi le « bénéfice inespéré » : « [L]a chose est là de nouveau, non pas telle qu’elle a été mais mieux qu’elle a été. Avec plus de sens, de vibration, plus de charme aussi[32]. »

C’est à travers cette vibration et ce charme, ce chant, que la distinction entre l’auteur et le lecteur finit par s’estomper à la fois dans l’acte de lire et dans l’acte d’écrire. Là encore on peut citer Blanchot qui écrit dans L’espace littéraire :

[L]’oeuvre n’est oeuvre que lorsque se prononce par elle, dans la violence d’un commencement qui lui est propre, le mot « être », événement qui s’accomplit quand l’oeuvre est l’intimité de quelqu’un qui l’écrit et de quelqu’un qui la lit[33].

Car si « l’écrivain appartient à l’oeuvre », « ce qui lui appartient, c’est seulement un livre, un amas muet de mots stériles, ce qu’il y a de plus insignifiant au monde[34] ». Ce qui fait sens donc, c’est le mouvement vers un désir en tant que le désir est ce mouvement même, la littérature comme « enchantement » au sens où elle n’existe pas en dehors du mouvement d’où elle procède, dans la substitution du lecteur à l’auteur. Telle serait donc finalement la force de l’oeuvre de Macé : parce qu’il ne choisit jamais la voie du roman, mais laisse libre cours à son imagination tout en suivant la trace d’existences passées, parce qu’il construit aussi un imaginaire de la bibliothèque en mettant en abyme ses propres lectures comme les lectures des autres, Macé nous donne une « vision en coupe » de l’acte de lire, ce qui permet de révéler l’essence de la littérature comme processus « d’une main l’autre », une idée que l’on retrouve dans cette formule de Blanchot : « Entendre le chant des sirènes, c’est d’Ulysse qu’on était, devenir Homère[35] ». Gérard Macé, en quelque sorte, nous montre comment lui-même est devenu Homère pendant ses lectures, comment il a prolongé cet état par l’écriture, et comment à notre tour nous le devenons, du moins chaque fois que nous accomplissons l’opération merveilleuse qui consiste à transformer les signes sur le papier en instants de purs désirs et pures rêveries. Le « compagnonnage orienté » se définit ainsi comme la réciprocité du « devenir Homère », c’est-à-dire l’acte par lequel l’auteur rencontre le lecteur non en son écriture, mais en toutes ses lectures, y compris celle de son propre texte. Quant au lecteur, il se peut que, ne voulant pas quitter trop vite l’oeuvre de Macé, et refusant de redevenir Ulysse aux mains liées, il se surprenne à prendre la plume à son tour, afin de perpétuer avec d’autres le compagnonnage entrepris.

En guise de clôture : littérature et photographie

Nous voudrions pour terminer évoquer une autre main de Gérard Macé, celle qui déclenche son appareil photographique, puisque depuis une dizaine d’années il pratique cet art dont il dit qu’il est « plus léger que tous les autres » et pour lequel il ne constate pas de différence fondamentale avec sa pratique de l’écriture :

[C]ette nouvelle inspiration n’a pas changé ma façon de voir, bonne ou mauvaise : avec ou sans appareil, la pratique reste la même […]. Car il s’agit toujours, grâce à un mélange de surprise et de déjà vu, de reconnaître et de saisir au vol les images qu’on portait en soi, suffisamment transposées pour qu’elles soient autre chose que pâles copies.

PA, p. 10-11

Le dispositif littéraire des oeuvres de Macé, qui se réalise dans le glissement « d’une main l’autre » et le compagnonnage orienté, se reconnaît pleinement dans la photographie qui consiste selon Macé à « s’entraîner à l’absence, mais en laissant des traces » (PA, p. 48). C’est pourquoi, au lecteur qui voudrait mieux comprendre l’attirance de Macé pour la photographie, nous suggérons ces quelques lignes de Blanchot où, analysant ce qu’il appelle « l’essence de l’image », l’auteur du Livre à venir nous révèle aussi le propre de toute une littérature qui rejoint Ulysse en son voyage :

L’essence de l’image est d’être toute dehors, sans intimité, et cependant plus inaccessible et mystérieuse que la pensée du for intérieur ; sans signification, mais appelant la profondeur de tout sens possible ; irrévélée et pourtant manifeste, ayant cette présence-absence qui fait l’attrait et la fascination des Sirènes[36].