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L’horreur au cinéma est intimement liée à la peur et au dégoût. Or, il y a autant de manières de ressentir ces affects qu’il y a de spectateurs et de procédés susceptibles de les provoquer. Qu’elle se manifeste dans une oeuvre poétique, scénique ou filmique, l’horreur est dès lors bien malaisée à cerner et, de fait, à définir. Dans tous ces cas, cette émotion polymorphe n’en demeure pas moins suscitée par un dispositif symbolique particulier permettant d’en extraire ce que Wittgenstein (1961, p. 148) appelle des « ressemblances de famille ». Aussi l’horreur en littérature, l’horreur au théâtre et l’horreur au cinéma se distinguent-elles l’une de l’autre en ceci qu’elles impliquent un appareillage technique et des « familiarités » expressives spécifiques, ainsi que des formes narratives sui generis. On peut donc, en deçà et au-delà d’une incontournable intermédialité des affects, admettre l’existence d’une horreur proprement cinématographique suscitée tant par la présence oppressante de décors gothiques, que par l’insistance des regards frappés de stupeur ou l’apparition soudaine d’êtres difformes, suintants et désarticulés. Mais plus « familièrement » encore, l’épouvante et l’abjection peuvent résulter de la fulgurance du montage, du signalement d’une présence hors champ, de la saturation de l’image ou de l’obscénité du gros plan. Le film d’horreur cherche ainsi, bien souvent, à provoquer chez le spectateur le sentiment éprouvant — et fascinant à la fois — d’être immédiatement confronté à la violence de l’expérience audiovisuelle ; la force expressive du dispositif redoublant de la sorte les tensions qu’évoquent certaines situations représentées à l’écran.

Longtemps négligé au sein des études cinématographiques, le genre de l’horreur a suscité depuis quelques années un intérêt croissant au sein du monde universitaire anglo-saxon, au point de constituer désormais un secteur florissant des publications savantes consacrées au cinéma. Amorcée sous une forme militante par Robin Wood (1986), l’analyse des représentations sociopolitiques véhiculées par les films d’épouvante a d’abord inspiré nombre d’articles et d’ouvrages pour la plupart centrés sur la période emblématique des années 1950, où l’hybridité générique (entre horreur, science-fiction et fantastique) a caractérisé des productions censées rejouer les peurs de l’Autre par l’exploitation de la mythologie de l’invasion ou de l’agression extérieure (Biskind 1983 ; Luciano 1987 ; Jancovich 1996 ; Bellin 2005). À partir des années 1990, cette approche intellectuelle de l’horreur s’est ouverte à des perspectives narratives et culturelles plus vastes (Carroll 1990 ; Jancovich 1992), avec un accent plus particulièrement marqué dans le domaine des études féministes et des gender studies (Creed 1993 ; Clover 1992 ; Berenstein 1995 ; Benshoff 1997). Plus récemment encore, différentes études ont réinterrogé les bases philosophiques et psychanalytiques du genre horrifique, dans son rapport avec ses spectateurs (Schneider et Shaw 2003 ; Hills 2005 ; Powell 2005). Désormais synthétisées dans de nombreux manuels et recueils à l’usage des enseignants et des étudiants universitaires (Grant 1996 ; Jancovich 2002 ; Grant et Sharrett 2004 ; Wells 2002 ; Hutchings 2004), toutes ces approches nous paraissent pourtant avoir mis au second plan l’aspect plus directement spectaculaire de l’horreur, qui fait justement l’objet du présent numéro de Cinémas.

En choisissant de mettre l’accent sur des problématiques d’ordre esthétique, nous ne cherchons cependant pas à reconduire l’approche cinéphilique qui domine encore dans les rares essais publiés dans la francophonie sur l’horreur filmique. Même les plus aboutis d’entre eux réduisent souvent l’histoire du genre à sa seule période contemporaine — depuis 1960 — ou concentrent avant tout leur propos sur l’exégèse de quelques cinéastes importants (Dufour 2006 ; Thoret 2002). Croisant au contraire les perspectives intermédiale et historique, le présent numéro vise avant tout à cerner les transformations cinématographiques des divers dispositifs horrifiques hérités des fantasmagories lumineuses, de la littérature gothique, du mélodrame scénique ou encore des numéros forains. Il s’agit en cela de voir comment les changements opérés parviennent à provoquer au cinéma la peur et le dégoût, ces deux sentiments caractéristiques qui définissent le régime de l’horreur.

Souvent méprisée et reléguée au niveau de la vulgarité, au profit d’une suggestion considérée comme plus subtile et complexe, et dès lors érigée en qualité essentielle des films d’épouvante, la monstration prolonge à l’évidence les objectifs du « cinéma des attractions » théorisé par les spécialistes de la production des premiers temps. Par l’entremise de cette logique exhibitionniste, le film d’horreur cherche en effet à susciter le sentiment d’une confrontation immédiate (ou médiatisée par un point de vue irrémédiablement engagé au coeur de l’action) à l’expérience d’une théâtralité à la fois éprouvante et fascinante.

La relation à la scène représente l’un des axes centraux du présent numéro, la notion d’attraction y étant notamment envisagée à partir de certaines traditions spectaculaires, des origines fantasmagoriques ou mélodramatiques de l’horreur (chez Laurent Guido, qui aborde plus largement les diverses stratégies musicales à l’oeuvre dans le cinéma d’horreur) jusqu’aux exhibitions publiques de cadavres et exécutions capitales à la fin du xixe siècle, attractions funèbres dont Patrick Désile retrace la généalogie, des places parisiennes au cinéma des premiers temps. Cette référence aux planches macabres s’étend également aux conventions théâtrales nippones qu’évoque Diane Arnaud dans son analyse des surgissements fantomatiques au sein de l’horreur japonaise contemporaine, et aux parcs d’attractions auxquels fait allusion Florent Christol au détour de sa réflexion sur l’écho cinématographique des lynchages racistes aux États-Unis, qui s’apparentent à de véritables spectacles. C’est vis-à-vis d’une autre tradition scénique, celle des pièces Old Dark House caractéristiques de l’entre-deux-guerres, que se situe la réflexion de Robert Spadoni sur une production Universal signée aux débuts du parlant par James Whale. À partir de conceptions empruntées à l’enseignement de S. M. Eisenstein, l’auteur y décrit les conditions d’une nouvelle mise en scène de l’horreur employant les moyens spécifiques du cinéma.

De ces procédés propres au médium émerge de la sorte une spectacularité caractéristique de la violence représentée à l’écran. Celle-ci s’avère constitutive, à bien des égards, de l’identité d’un genre qui aura tôt fait d’inscrire ses marques figurales dans l’imaginaire d’un spectateur avide de sensations fortes, aux limites du supportable. Denis Mellier propose en ce sens une réflexion sur la « néohorreur » contemporaine qui, dans l’exposition impudique des phénomènes de dégradation ou de mutilation des corps, dévoile le fonctionnement et la logique impitoyable d’un genre plutôt qu’elle ne cherche à en reproduire avec ironie les codes génériques. De même, l’attraction du film d’horreur peut être revendiquée tant au niveau du spectaculaire — médiatique en général et cinématographique en particulier — que d’un imaginaire plus essentiellement pulsionnel. C’est à partir de ce constat que Richard Bégin analyse l’horreur post-apocalyptique comme l’expression d’une pulsion traumatique qui trouve dans la figure du zombie l’origine iconique d’une attraction cinématographique révélatrice de la monstruosité originelle de l’homme et de la destruction éventuelle de ses références symboliques habituelles.

Le présent numéro réunit des auteurs qui ont tous pour objectif de porter la réflexion sur l’horreur au plan de sa logique spectaculaire, dans ses divers aspects philosophiques, esthétiques ou psychanalytiques. La diversité des approches présentées dans les pages qui suivent révèle quant à elle la richesse d’un phénomène cinématographique qui gagne à être appréhendé, dans ses motifs et ses origines, selon des perspectives théoriques et historiques tout aussi variées que complémentaires.