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Benoit Léger, dont nous connaissons les travaux sur la traduction au xviiie siècle, propose avec ce volume la réédition d’un manuel de traduction publié en 1830, à compte d’auteur, par une inconnue dont l’identité exacte conserve tout son mystère.

L’ouvrage proprement dit de Mme de Rochmondet occupe 263 pages de cette édition critique : 17 pages d’introduction, 240 pages environ pour le corps du manuel, 2 pages de résumé ou principes de traduction. Pour ce qui est de la dernière section, elle est de toute évidence assez brève et même si elle contient des formules intéressantes ou pertinentes (« Traduire, c’est transporter d’une langue dans l’autre les idées d’une composition, et imiter les formes dont elles sont revêtues », « le tour ou le mouvement d’une composition ne change pas sans altérer l’effet », p. 259), son faible volume laisse paraître le peu d’intérêt que l’auteure affiche pour les généralisations. Nous ne sommes pas en présence d’un ouvrage de traductologie qui dégagerait des principes ou une construction élaborée à partir de l’observation de traductions mais d’un manuel tel qu’il s’en produit encore aujourd’hui (et dont il faut sans doute) avec une série de textes traduits et commentés, souvent avec finesse certes mais sans effort pour établir des liens entre les difficultés rencontrées, sans effort pour proposer une synthèse ou un système de renvois qui donnerait une perception moins linéaire, atomisée, de l’acte de traduire. Si l’on excepte quelques remarques sur la traduction et les motivations de l’auteure, l’introduction est essentiellement une présentation de la langue anglaise sous l’angle historique.

Le travail éditorial de Benoit Léger est conséquent, richement documenté et bien mené : une introduction de 60 pages, bien structurée, comportant une copieuse bibliographie de 10 pages ainsi que des notes qui allègent et éclairent le texte de l’introduction ; on ajoutera à cela des notes sur le texte de Rochmondet ainsi qu’un index général (onomastique et notionnel), tous deux fort utiles.

Après une brève présentation des caractéristiques et qualités de l’ouvrage, l’introduction situe le travail de Mme de Rochmondet dans le contexte du début du xixe siècle : s’appuyant sur les articles généraux de Béreaud et de Pickford, ainsi que les siens propres sur les traductions de Gulliver’s Travels et sur la « vie et mort du traducteur de l’Ancien Régime au Second Empire », Léger évoque l’évolution de la manière de traduire et de percevoir la traduction autour des années 1930 tout en soulignant l’ambivalence de la position romantique qui oscille entre un plus grand littéralisme et une « traduction-communion, elle-même cousine des Belles Infidèles » (p. xv). Selon lui, on retrouve la même démarche chez Rochmondet, qui déplore avoir trouvé dans les traductions qu’elle a lues « plus d’imitations que de véritables traductions » (p. 7) et qui tout en manifestant un plus grand souci de l’exactitude ne pratique pas le littéralisme et n’hésite pas à citer au passage une traduction de Delille (p. 220). Nous ajouterons à cela le fait que Rochmondet est partisane de la retraduction des auteurs anciens parce que la langue réceptrice évolue (elle pose le siècle comme étalon de l’évolution linguistique) et qu’« on comprend à peine les vieilles traductions, et il faut revêtir les anciens de nos formes modernes, pour reconnaître leur grâce et leurs qualités originelles » (p. 8) ; l’ami Littré ne trouverait donc pas d’émule en elle et l’on perçoit derrière ce souci de mise à jour une défense de la lisibilité (même si c’est dans le cadre de la fidélité).

Ce qui nous a paru neuf dans le projet de Rochmondet, c’est le souci de commenter la traduction, de la justifier : « j’ai souvent regretté que les traducteurs n’eussent pas accompagné leur travail de notes ou d’explications, pour indiquer la cause des changements qu’ils ont opérés dans les mots, dans les constructions, ou bien même dans le tour et le mouvement de l’original » (p. 9). Il s’agit bien d’étudier la traduction de l’anglais tout en ayant présent à l’esprit, de façon quelque peu lointaine ou secondaire, le fait que la traduction peut contribuer à l’apprentissage, ou plutôt à l’étude des langues, mais davantage encore à l’apprentissage de l’écriture, et plus encore à l’apprentissage de la traduction, et là, de manière implicite et de notre point de vue actuel, Mme de Rochmondet est vraiment moderne.

Mme de Rochmondet dans l’ensemble traduit d’une manière qui s’efforce de suivre le texte sans toutefois donner dans le littéralisme ; elle a une manière de traduire qui semble se référer à une sorte de modèle abstrait dont elle ne précise pas outre mesure les raisons d’existence linguistique. Tous les textes traduits sont suivis d’un long commentaire, parfois général dans son commencement mais toujours détaillé (par reprise de fragments) pour ce qui est de l’examen de questions portant sur le sens ou la justification de choix de traduction : la traduction est justifiée (souvent avec finesse) à la fois par des questions d’interprétation du texte et donc d’équivalence sémantique et à la fois par rapport à l’usage de la langue française ; on trouve également d’intéressantes remarques d’ordre comparatif sur les emprunts et le vocabulaire d’origine commune. Parmi les commentaires généraux relevons une remarque qui la situe encore dans la tradition de la traduction éclaircissante à la française : « commenter n’est pas traduire sans doute ; mais il entre aussi dans les principes de la traduction française d’apporter de la clarté et de la précision dans ce qu’elle s’approprie » (p. 45), on ne saurait être plus clair ! Très révélatrice également la manière dont elle traduit ce passage de Tom Jones :

Et voici à titre de comparaison la traduction de Ledoux :

Et toi, dame beaucoup plus rebondie, qui n’est pas revêtue de formes aériennes ni environnée des fantômes de l’imagination ; toi qui fais tes délices du boeuf bien assaisonné et du pudding aux raisins de Corinthe abondants.

Ledoux 1964 in Rochmondet-Léger : lxi

Vue sous cet angle, Mme de Rochmondet est encore cousine de Mme Dacier et même si elle ne la cite pas, sa justification de sa traduction est très révélatrice : « comment admettre que la richesse aime, littéralement (delight), le beefsteak bien assaisonné, et le pudding richement farci ? […] nous avons dû généraliser selon le caractère propre à l’idéologie française ». Il est clair que Mme de Rochmondet est encore une femme sous influence. Il y a certes des commentaires intéressants sur ses choix de traduction et sur les deux langues en présence, dont elle sait souligner les différences dans la ressemblance mais peu d’effort pour généraliser : les deux pages de ses principes sont assez décevantes pour le lecteur actuel et on aurait du mal à l’intégrer dans le rang des traductologues.

Tel n’est pas le cas de Benoit Léger dont la solide introduction non seulement situe le travail de Rochmondet dans le temps mais s’efforce d’en dégager les traits significatifs. La contextualisation de ce manuel est multiple : elle se situe aussi bien sur le plan de l’évolution générale des conceptions de la traduction que du développement des méthodes d’enseignement de l’anglais (dans le cadre d’une certaine professionnalisation). Dans chaque cas, Léger souligne les aspects positifs de son auteure et il est évident que l’on est en présence d’une méthode qui intègre le littéralisme comme repoussoir ou voie d’accès à la langue ou au sens. Léger nous fournit également de précieux prolongements concernant le contexte protestant auquel se rattachent les sources de l’auteure pour l’étude de la langue ainsi que la tonalité de la majorité des textes abordés (« une anthologie de textes protestants enthousiastes, dont les auteurs sont principalement des moralistes », p. xxxii : 20 textes du xviiie siècle ; 15 auteurs différents : Johnson, Atterbury, Sterne, Langhorne, etc.) ; estimant la contextualisation originelle légèrement insuffisante (en tout cas, c’est certain pour le lecteur d’aujourd’hui), il a ajouté des notices de présentation pour les textes et les auteurs en tête de chaque extrait. L’absence de travail traductologique que nous déplorions dans le paragraphe précédent est compensée par le double apport d’un index et de considérations ordonnées sur l’intérêt épistémologique et théorique de l’ouvrage : il est vrai que Rochmondet semble être une traductrice érudite, ses considérations sur l’histoire de la langue anglaise et, surtout, ses commentaires stylistiques le prouvent tout au long de son livre ; mais elle n’est certainement pas la Vinay et Darbelnet de son siècle : il lui manque la vision synthétique du travail qu’elle effectue au fil des textes, elle invoque bien Batteux (à deux reprises) mais sa culture de référence est essentiellement philologique et stylistique, assaisonnée de renvois à l’usage. Cela dit, Léger effectue pour elle (et notre plaisir) une synthèse illustrée des principes qui parcourent ses traductions et leurs précieux commentaires, comme la mise en évidence de la généralisation en français des images trop concrètes de l’anglais, le soulignement du caractère prophétique ou programmatique de certaines de ses vues (p. xliii), et puis un bel examen de son vocabulaire qui par la terminologie nous fait accéder, enfin, à de la théorisation.

Bref, il est indéniable que Léger, avec cette édition critique, nous permet d’accéder à un ouvrage qui balise de façon significative la production didactique de l’époque, il nous donne par ailleurs, avec sa conséquente introduction, ses notes, sa bibliographie et son index, les moyens d’en apprécier pleinement la portée et d’en faire un ouvrage de référence.