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L’ouvrage du juriste Sébastien Grammond s’intéresse aux différentes façons par lesquelles le droit tente de définir l’identité d’une collectivité afin d’en régir l’effectif (membership control). Les tribunaux sont en effet appelés à examiner comment les autorités décident concrètement qui peut bénéficier des droits accordés à certaines collectivités (ou être soumis à des obligations particulières), notamment lorsqu’elles sont en situation minoritaire. L’auteur appuie son analyse sur trois cas particuliers : l’identification des autochtones du Canada avant la réforme de la Loi sur les Indiens de 1985, la situation actuelle des identités autochtones et la définition des minorités linguistiques en matière d’éducation au Canada.

La comparaison entre les autochtones et les minorités linguistiques peut paraître surprenante, mais l’auteur prend bien soin d’expliquer qu’il s’agit des deux principaux cas où l’appartenance ethnique est définie par la loi au Canada. En qualifiant ces deux groupes de minoritaires, l’auteur reconnaît aussi qu’il semble être en porte-à-faux avec la position historique des Autochtones de ne pas être une minorité en droit. C’est en faisant appel au concept d’identité ethnique, emprunté aux sciences sociales, que le juriste justifie ce choix. Il adopte une version constructiviste du concept afin de décrire, à partir des marqueurs identitaires que se donnent les membres des collectivités, quelles sont les identités culturelles en présence. Ensuite, il confronte cette réalité construite aux concepts plus normatifs de droit à l’autodétermination des peuples, droit à l’égalité réelle en regard de l’ensemble de la population et droit à la culture (droit d’un individu d’être reconnu comme membre de la minorité).

La méthode d’analyse mise de l’avant par l’auteur repose sur la question hypothétique suivante : de quelle façon un tribunal traiterait-il une allégation selon laquelle les critères d’admission à une minorité particulière sont discriminatoires ? L’intérêt de cet ouvrage réside autant dans l’originalité de la méthode interdisciplinaire proposée que dans les cas proprement étudiés. Cette méthode d’analyse juridique est enrichie par une approche socio-anthropologique de l’ethnicité. Plus du tiers de l’ouvrage est consacré au cadre analytique, qui s’appuie sur les instruments juridiques et la jurisprudence tant au Canada que sur le plan international, ainsi que sur les écrits relatifs à l’ethnicité.

On peut ainsi lire d’intéressants passages sur la protection des minorités comme principe fondamental de la Loi constitutionnelle, sur la filiation ancestrale comme marqueur équivoque de l’ethnicité, sur la différence entre égalité formelle et égalité réelle ou entre discrimination directe et indirecte, sur le fardeau propre aux minorités culturelles, sur la tension entre droits collectifs et droits individuels, sur le droit à l’autonomie gouvernementale, sur la hiérarchie des droits, etc. La teneur théorique et méthodologique de cet ouvrage s’explique par le fait qu’il s’agit d’une adaptation de la thèse soutenue par l’auteur en 2004.

Le cas de figure autochtone est abordé par l’auteur en deux temps : d’abord relativement à l’identité juridique autochtone avant 1985, ensuite sur la déclinaison des identités autochtones aujourd’hui reconnues par la loi. La première étude de cas porte sur la longue période au cours de laquelle la Loi sur les Indiens était clairement à visées assimilatrices, entre 1850 et 1985. L’étude de cette ancienne Loi sur les Indiens n’a pas de mal à démontrer le caractère raciste et sexiste de ses mécanismes d’admission au statut d’autochtone, ni le contrôle unilatéral opéré par l’État sur les communautés, allant à l’encontre de leur droit à l’autodétermination. L’auteur relève la complexité des motifs qui expliquent le caractère contestable de cette loi, par exemple la nécessité de protéger les terres indiennes contre les squatters non indiens, mais aussi de contenir les coûts imputables aux droits autochtones, la volonté de décider qui était suffisamment « civilisé » pour accéder à l’émancipation, qui avait ou non le droit de consommer de l’alcool ou le droit de vote aux élections fédérales, l’interprétation des filiations ancestrales afin de justifier la règle patrilinéaire, etc.

Plusieurs facteurs, dont la résistance autochtone face au Livre blanc de 1969, la décision du Comité des droits de l’Homme des Nations unies sur le cas Lovelace en 1981 et la Loi constitutionnelle de 1982, ont forcé le changement de la Loi sur les Indiens en 1985, notamment en regard de l’admissibilité au statut d’autochtone. Les mécanismes sont aujourd’hui multiples et l’auteur les analyse en fonction du degré d’autonomie qu’ils octroient aux peuples autochtones et de leur conformité aux droits à l’égalité. Le mécanisme qui offre le moins d’autonomie est celui octroyant le statut d’Indien en vertu de la loi de 1985. Bien qu’il soit dépouillé des principaux vices paternalistes de l’ancienne loi, il reste, selon l’auteur, discriminatoire sur une base sexiste, à cause notamment de la clause limitative à deux générations de mariages avec des non-Indiens, et raciste puisque l’identité est uniquement basée sur la filiation ancestrale.

Un autre type de mécanismes d’admissibilité est celui qui est prévu dans les ententes sur les revendications territoriales globales. Ces traités modernes n’admettent qu’une participation limitée des peuples autochtones aux critères d’admissibilité lors des négociations, d’où leur faible caractère autonome, selon l’auteur. Mais ce type de mécanisme est jugé non discriminatoire puisqu’il s’appuie sur une conception relationnelle de l’identité et qu’il n’introduit pas de critère fondé sur le sexe.

Depuis 1985, les bandes indiennes peuvent définir leur propre code d’appartenance à l’effectif de bande. Ce mécanisme permet encore plus d’autonomie aux autochtones, mais par sa variété d’applications, il n’est pas exempt de glissements discriminatoires. L’auteur relève en effet plusieurs cas où les autorités des bandes ont imposé des critères discriminatoires, par exemple par la règle des « deux-parents » pour définir la filiation ancestrale. Toutefois, de façon générale observe-t-il, lorsque l’identité autochtone est définie avec une variété de critères relationnels ou quand la décision est prise par une instance indépendante, il y a moins de risques de discrimination.

Le dernier mécanisme d’admission étudié – et le plus autonome – est relatif aux Métis, qui ont été intégrés aux droits autochtones avec les Inuits et les Indiens depuis 1982. La particularité de cette collectivité est de ne pas être définie par la loi. Face à ce vide, les deux principaux mouvements regroupant les Métis ont proposé des définitions d’admissibilité, dont ont tenu compte les tribunaux qui ont eu à se pencher sur des cas à cet égard. L’une des difficultés rencontrées ici est l’application d’un critère qualitatif tel qu’« être accepté par la Nation métisse ». De plus, les Métis incluent volontiers les Indiens non inscrits, mais ils doivent en outre composer avec les « Indiens inscrits » qui s’identifient à la collectivité métisse.

Le cas de figure des minorités linguistiques découle des politiques linguistiques du Canada et du Québec qui ne retiennent que le français et l’anglais comme langues constitutives du Canada. Il s’agit d’un compromis complexe entre les intérêts des Québécois francophones, des Québécois anglophones et des francophones du reste du Canada. L’auteur relate l’évolution réactive des définitions que le Québec et le Canada ont données aux ayants droit à l’éducation dans la langue de la minorité depuis les années 1970. Ici, les tribunaux sont mis à l’épreuve par le choc des conceptions des droits individuels et des droits collectifs. Alors que l’éducation dans leur langue est garantie aux minorités, pourquoi un francophone ne peut-il pas fréquenter l’école de langue anglaise au Québec ou l’école de langue française au Manitoba, ou l’immigrant fréquenter une école de langue française en Colombie-Britannique et de langue anglaise au Québec ? Les tribunaux évoquent la préséance des droits des minorités sur le droit à l’égalité, alors que l’auteur préconise une analyse davantage axée sur l’égalité réelle. Le résultat qui en découlerait serait sensiblement le même, à l’exception du cas des immigrants qui pourraient se voir autoriser l’accès à l’école anglaise au Québec dans la mesure où ils pourraient répondre adéquatement de leur langue maternelle anglaise.

Au terme de son analyse, l’auteur conclut que les mécanismes de contrôle des effectifs rencontrés dans les cas des autochtones et des minorités linguistiques peuvent être compatibles avec les droits humains et que les minorités ethniques, à ce titre, ne sont pas plus enclines à la discrimination que la population majoritaire. La démonstration est convaincante dans les deux cas, mais elle donne plus l’effet d’une addition de cas que d’une comparaison. La courte section sur les minorités linguistiques suit celle plus développée sur les autochtones et n’offre que quelques mentions comparatives à ces derniers. On ne lira pas cet ouvrage pour s’éclairer sur la comparaison entre les deux cas de figure minoritaires proposés, mais pour mieux comprendre l’enjeu de la gestion juridique des identités.