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« Attentat au lac des deux-montagnes ». Attention de ne point s’y méprendre. Nous ne sommes pas le 11 juillet 1990 mais bien le 21 juin 1877. Voici ce que rapporte un journal hebdomadaire de l’époque, L’Opinion publique :

Depuis quelque temps, les sauvages apostats d’Oka commettaient de nombreuses dépravations sur les terres et les propriétés des Messieurs de St. Sulpice. Les autorités locales étant impuissantes à faire respecter la loi, ont dû s’adresser au gouvernement du Québec, qui envoya la police provinciale avec des mandats d’amener contre les principaux fauteurs des désordres. Dix sauvages ont été arrêtés pendant la nuit de mercredi à jeudi, et transférés à Sainte-Scolastique où ils ont été écroués. Ces arrestations ont créé le plus grand émoi parmi les sauvages protestants, dont les mauvaises passions ont été soulevées par les agents et les écrits du Witness. À trois heures du matin, le feu éclatait dans les dépendances des Messieurs de St. Sulpice. Le feu qui était probablement l’oeuvre d’un incendiaire, parce qu’il avait éclaté en plusieurs endroits à la fois, se propagea avec une rapidité terrible. Les flammes se communiquèrent au presbytère et à l’église, qui furent réduits en cendres… La plus grande agitation règne parmi les Indiens d’Oka, et on craint des troubles sérieux… Une dépêche reçue à quatre heures, samedi après-midi, annonce que les Indiens protestants, au nombre de deux cent cinquante, et armés de carabines Sneiders, occupent le chemin conduisant à Saint-Placide. On s’attend à des troubles sérieux et bien des gens, craignant pour leur sécurité, abandonnent le village…

L’Opinion publique, juin 1877

Le 11 juillet 1990, aux petites heures du matin, la Sûreté du Québec lançait une opération policière dans la pinède d’Oka, à proximité du Club de golf, afin d’y déloger des protestataires mohawks qui s’opposaient au projet d’agrandissement d’un terrain de golf (projet d’agrandissement de neuf à dix-huit trous) et de construction de maisons de luxe dans son environnement immédiat. Le projet avait été autorisé et mis de l’avant par la municipalité du Village d’Oka. L’opération s’est soldée par la mort d’un policier, le caporal Marcel Lemay. Elle déclencha une crise majeure, hautement médiatisée, qui allait trouver son dénouement le 26 septembre suivant, à la suite de l’intervention de l’armée canadienne.

Jeunes mohawks d’Oka

Jeunes mohawks d’Oka

En 1877, le conflit entre Amérindiens et Sulpiciens s’envenime davantage et attise même les tensions entre catholiques et protestants. Cette gravure a été publiée par le Canadian Illustrated News quelques mois après l’incendie de l’église et du presbytère d’Oka (1877)

(Canadian Illustrated News, September 8, 1877, coll. Pierre Lepage)

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Au cours de l’été 1990, l’anthropologue Serge Bouchard avait très bien résumé l’enflure médiatique qui a marqué cette triste période : « Nous le savions sur l’heure lorsqu’un Warrior (un guerrier amérindien masqué et armé) digérait mal son souper mais nous restions sur notre faim sur les enjeux inexpliqués. » (Bouchard 1990 : B-3) Au-delà de la mésentente sur l’agrandissement d’un golf et la construction de maisons de luxe, la crise d’Oka a, à n’en point douter, des origines lointaines. Les événements rapportés en introduction ne sont qu’une séquence d’un long et douloureux conflit opposant d’abord les Amérindiens d’Oka aux Messieurs de Saint-Sulpice relativement aux droits de propriété sur les terres de l’ancienne Seigneurie du Lac des Deux-Montagnes. À partir de 1945 les mésententes qui perdurent impliquent désormais le gouvernement fédéral devenu propriétaire des terres de la seigneurie qui n’avaient pas été vendues par les Sulpiciens et sur lesquelles étaient établies des familles mohawks. Voilà brièvement pour le volet historique. Mais la crise d’Oka était aussi une crise annoncée tant les relations police-communautés autochtones s’étaient détériorées durant les deux années ayant précédé la crise. Tentons d’y voir un peu plus clair.

Calvaire d’Oka

Calvaire d’Oka

Entre 1739 et 1742, les Messieurs de Saint-Sulpice feront ériger un imposant chemin de croix à flanc de montagne. Construit par les Amérindiens de la mission du Lac-des-Deux-Montagnes et situé dans un environnement naturel exceptionnel, le calvaire d’Oka servira alors « d’instrument didactique choisi par les Sulpiciens pour évangéliser les Indiens ». Déserté par les Amérindiens à partir de 1877, le calvaire deviendra par la suite un lieu important de pèlerinage pour les catholiques non autochtones

(Carte postale, coll. Pierre Lepage)

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Aussi loin qu’au Régime français

Pour comprendre la profondeur et la nature du litige relativement aux terres de la région d’Oka, il faut remonter jusqu’au Régime français, et même plus loin, selon la tradition orale mohawk. La Congrégation des pères de Saint Sulpice avait établi une mission au Fort de la Montagne, à Montréal, où étaient regroupés des Amérindiens de diverses nations, majoritairement des Mohawks. Dans le but de soustraire ces Amérindiens des mauvaises influences de la ville, les Sulpiciens les ont convaincus de quitter leur établissement de la Montagne pour la nouvelle mission du Sault-au-Récollet, située au nord de l’île de Montréal, en bordure de la rivière des Prairies. Un premier contingent quitte la Montagne en 1696 et le déménagement sera complété en 1704. Mais voilà que vingt ans à peine après leur arrivée au Sault-au-Récollet, les Sulpiciens doivent convaincre ces Amérindiens de déménager de nouveau, cette fois-ci au lac des Deux Montagnes, à un endroit stratégique situé à la sortie de la rivière des Outaouais.

Les seigneuries dans la région de Montréal en 1760

Les seigneuries dans la région de Montréal en 1760

13. Lachenaie (1670) ; 14. Terrebonne (1673) ; 15. Des Plaines (1731) ; 16. Mille-Isles (1683) ; 17. Deux-Montagnes (1717) ; 18. Argenteuil (1682) ; 21. Rigaud (1732) ; 23. Soulanges (1702) ; 24. Vaudreuil (1702) ; 25. Île Perrot (1672) ; 26. Île Bizard (1678) ; 27. Île Jésus (1636) ; 29. Île de Montréal (1640) ; 34. Beauharnois (1729) ; 35. Châteauguay (1673) ; 37. Sault-Saint-Louis (1680) ; 38. La Salle (1750) ; 39. La Prairie (1647) ; 40. Longueuil (1657, 1698)

(Carte modifiée d’après Trudel 1973 : 178)

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Il semble que ce soit là, en bonne partie, le noeud du problème. La tradition orale mohawk appuyée par plusieurs sources documentaires converge vers les promesses qui auraient été faites aux Amérindiens dans le but de les convaincre de déménager au lac des Deux Montagnes, promesses selon lesquelles ils auraient des terres bien à eux. Les Amérindiens qui avaient défriché et exploité des terres au Sault-au-Récollet ont accepté la proposition des Sulpiciens. C’est ainsi que le transfert vers la mission du Lac-des-Deux-Montagnes s’est réalisé au mois de février 1721, en plein hiver.

Entre-temps, en 1717, le Séminaire de Saint-Sulpice de Paris s’est vu concéder par le roi de France des droits « en toute propriété » sur la seigneurie du Lac-des-Deux-montagnes, à certaines conditions cependant : l’établissement d’une mission à l’usage des Amérindiens, la construction d’une église et l’érection d’un fort là où débouche la rivière des Outaouais. En 1733, des terres furent de nouveau concédées, permettant aux Sulpiciens d’agrandir leur domaine.

Selon le géographe Gilles Boileau, qui a publié en 1991 un essai sur les sources historiques du conflit, lors de la création de la seigneurie la possibilité de donner une partie des terres en propriété aux Amérindiens et une autre partie aux Sulpiciens a été nettement envisagée. Citant une lettre datée du 6 juin 1716, dans laquelle l’abbé Magnien annonce à ses confrères sulpiciens la bonne nouvelle que le Conseil de la Marine avait dit oui à la concession d’une nouvelle seigneurie, Boileau indique que le Conseil envisageait au départ d’accorder trois lieues aux Amérindiens (une lieue équivalant à deux milles et demi) et une demi-lieue seulement aux missionnaires. Dans sa lettre, l’abbé Magnien invite la communauté religieuse à intervenir auprès du Gouverneur pour que rien ne soit mis au nom des Amérindiens :

[…] ainsi c’est à vous de demander la plus ample et avantageuse que vous pourrez, et je crois qu’il faut tout mettre au nom des Messrs de St.Sulpice de Paris propriétaires de l’isle de Montréal à l’effet de transférer la d. mission sans rien demander ny mettre au nom des sauvages ny des missionnaires qui ne sont pas assez permanans ny par conséquent capables d’accepter une telle concession et propriété pour un établissement qui doit estre perpétué.

Boileau 1991 : 76

Les Sulpiciens ont finalement obtenu ce qu’ils souhaitaient sans que les Mohawks n’en soient informés. Le résultat, une concession seigneuriale dont les titres de propriété et d’usufruit n’étaient pas conformes aux promesses faites aux Amérindiens afin de les convaincre de quitter leurs terres du Sault-au-Récollet. À la petite communauté mohawk nouvellement établie allaient se joindre des Amérindiens d’autres nations, principalement des Algonquins, des Népissings et des Hurons. La vie dans la nouvelle mission semble s’être déroulée sans trop de difficultés jusqu’en 1760.

Il est important de mentionner que deux visions de l’histoire s’affrontent ici. Si l’on se fie aux écrits des historiens, la présence mohawk au lac des Deux Montagnes remonterait à 1721, date de création de la seigneurie. Cette version n’est cependant pas partagée du côté mohawk. Les auteurs d’une étude sur l’histoire de Kanesatake, publiée en 1995, ne mettent pas en doute le fait qu’en 1721 les Sulpiciens y aient fondé une mission et qu’un contingent de Mohawks convertis soit alors arrivé en compagnie d’un prêtre. Invoquant la tradition orale, plusieurs sources documentaires et des données archéologiques, ils suggèrent toutefois que la présence mohawk à cet endroit est bien antérieure à la création de la seigneurie (Gabriel-Doxtater et Van Den Hen 1995 : 23-29).

Deux ordres juridiques s’affrontent

Au moment de la Conquête, les autorités britanniques mettent les bouchées doubles afin d’amener les diverses nations amérindiennes du côté britannique ou à tout le moins, afin d’obtenir leur neutralité. William Johnson est alors nommé surintendant des Affaires indiennes. Il multiplie les conférences et les conseils. Il est à Sweygatchy (août 1760), à Caughnawaga (septembre 1760), à Fort Pitt, à Détroit, à Albany, à Niagara, puis de nouveau à Détroit et à Caughnawaga (juillet 1763). Ces conseils aboutiront à la conclusion de nombreux traités et vont demeurer une source de référence essentielle pour les nations autochtones en quête de reconnaissance de leurs droits. Les Mohawks ou Agniers d’Oka sont expressément nommés parmi les nations présentes à plusieurs de ces conférences, dont la conférence de Sweygatchy en août 1760. Il s’agit d’un lieu situé à mi-chemin entre le lac Ontario et Montréal. William Johnson assure alors les nations présentes de « la libre possession de leurs terres, du libre exercice de leur religion, de la libre circulation sur tout le territoire américain… » Au cours des conférences subséquentes on renouvelle les promesses de Sweygatchy sous forme de traités. Les promesses des hautes autorités britanniques au moment de la Conquête confortent donc les Amérindiens de la mission du Lac-des-Deux-Montagnes de leurs droits sur les terres qu’ils habitent.

La majorité des historiens s’entendent pour dire que la mésentente au sujet de la propriété des terres sur la seigneurie du Lac-des-Deux-Montagnes a débuté peu de temps après la Conquête. Dans sa thèse d’histoire réalisée en 1974, Claude Pariseau mentionne qu’une première protestation officielle surgit en 1781. Plusieurs chefs se rendent chez un certain colonel Campbell pour revendiquer leurs droits à la seigneurie à la suite d’un litige avec les Sulpiciens sur l’utilisation des ressources. En guise de droit de propriété, ils remettent un collier de wampum. Il s’agit d’une ceinture, longue et étroite, constituée de rangs de perles reproduisant certains motifs symboliques. Les chefs expliquent alors au colonel Campbell la signification de cette pièce d’archives qui aurait été fabriquée à la période du déplacement du Sault-au-Récollet vers le lac des Deux Montagnes. Peu de temps après, cependant, le wampum leur est expédié avec la mention « comme n’ayant aucune valeur » et ne pouvant « servir de titre de propriété ». Sept ans plus tard les Amérindiens reviennent à la charge et reprennent l’argument du wampum comme titre de propriété valide. Nouvelle fin de non-recevoir. À partir de là, le climat s’envenime, les protestations, les pétitions et les requêtes diverses vont continuer d’affluer tantôt des Mohawks, tantôt des Algonquins ou des Népissings. Au coeur de la plupart des litiges, toute la question de l’exploitation des ressources de la seigneurie.

L’histoire d’une résistance

Après ces incertitudes au sujet des titres de propriété sur la seigneurie, les droits des Sulpiciens seront renforcés en 1840 par l’adoption d’une ordonnance du parlement du Bas-Canada. Ils seront également précisés par les lois relatives à l’abolition du régime seigneurial au milieu du dix-neuvième siècle. Malgré tout, les Amérindiens continueront inlassablement à réclamer justice et la reconnaissance de ce qu’ils estiment être leurs droits inaliénables sur les terres de la seigneurie.

Dans l’Histoire des Laurentides publiée en 1989, l’historien Serge Laurin, résume bien ce douloureux chapitre de l’histoire régionale :

« Les troubles d’Oka », c’est l’histoire d’une résistance, celle d’Amérindiens qui, se réclamant du droit du premier occupant et des promesses faites par le colonisateur européen, refusent de renoncer à ce qu’ils considèrent comme leur propriété, la seigneurie du Lac-des-Deux-Montagnes. Pendant plusieurs décennies, les Indiens d’Oka conduits par les Iroquois de l’endroit mèneront une lutte farouche tant sur le plan légal que par certains actes de délinquance pour obliger la société blanche, ses gouvernements et les Sulpiciens, seigneurs en titre de Deux-Montagnes, à reconnaître leurs droits de propriété sur cette seigneurie, ses terres, ses bois et ses richesses.

Laurin 1989 : 64-65

Vers 1869, le conflit s’envenime davantage et prend toutes les tournures d’une « guerre de religions » alors que les deux tiers des Amérindiens adhèrent à la religion protestante. Un temple méthodiste est construit au milieu du village amérindien et les Sulpiciens s’y opposent aussitôt. Ils s’adressent aux tribunaux et leurs droits sont confirmés. Le temple méthodiste est démoli et une crise majeure éclate. L’extrait de L’Opinion publique que nous avons reproduit en introduction décrit bien l’ampleur du conflit : église et presbytère incendiés, arrestations, recours aux armes, poursuites devant les tribunaux, citoyens apeurés qui quittent le village, intervention de la police provinciale. C’est à cette époque d’ailleurs que les Algonquins vont quitter la mission du Lac pour s’établir au coeur de leurs territoires de chasse, à la rivière Désert près de Maniwaki.

Au début du vingtième siècle, à la suite de nouvelles contestations, le litige sera finalement confié à la plus haute cour, soit le Conseil privé de Londres. Le chef mohawk Joseph Kana:tase Gabriel s’est d’ailleurs expressément rendu à Londres à cette époque afin de présenter la cause de sa nation devant le roi (Gabriel-Doxtater et Van Den Hen 1995 : 179). La déception fut amère. En 1912 le jugement du plus haut tribunal allait confirmer les droits des Sulpiciens, sans se prononcer, toutefois, sur la nature de l’obligation des Sulpiciens à l’égard des Mohawks.

Mais la lutte n’allait pas s’arrêter là, et l’extrait suivant d’une lettre du chef Sose Onasakenrat, lui-même instruit par les Sulpiciens au Collège de Montréal, résume bien tout le ressentiment des Mohawks à l’égard de la communauté religieuse :

J’aimerais résumer en quelques pages l’horreur de la situation qui fut nôtre mais je ne suis pas certain de réussir… Nos pères s’étaient mis sous la protection des Français au Fort-de-la-Montagne dès 1662. Quant ils devinrent trop encombrants pour la colonie de Ville-Marie, on les déménagea à Lorette, devenu depuis le Sault-au-Récollet. Et quand on s’aperçut que les terres du Sault étaient les plus fertiles de la région, on crut bon de nous éloigner davantage pour concéder ces terres aux colons français… c’est alors en notre nom que les Messieurs se firent concéder la seigneurie du Lac-des-Deux-Montagnes. De tout temps ils ont prétendu qu’elle leur avait été donnée à condition qu’ils s’occupent de notre bien être spirituel et matériel. Nous avons toujours prétendu la même chose et quand nous avons voulu nous émanciper, quand nous avons voulu qu’ils cessent de s’occuper de nous, nous avons à bon droit réclamé la seigneurie. Nous l’avons réclamé de 1760 à 1911 mais les tribunaux ne nous ont jamais donné raison. Quant aux messieurs, ils tenaient trop à la terre pour quitter les lieux, quelque mépris qu’ils aient entretenu à notre égard.

cité dans O’Neil 1987 : 109

C’est à partir de 1840 et après l’abolition du régime seigneurial que les Sulpiciens se sont mis à vendre des terres à des colons blancs. Majoritaires dans la seigneurie jusqu’en 1860 environ, les Amérindiens d’Oka deviendront bientôt minoritaires. Ils ont toujours affirmé que les Sulpiciens n’avaient pas le droit de vendre ces terres qui avaient été concédées pour eux et à cause d’eux. Selon leur point de vue, les Sulpiciens n’en étaient que les fiduciaires.

1945, un changement de tutelle

Finalement, en 1945, le gouvernement du Canada récupère une bonne partie de ce qui reste des terres de l’ancienne seigneurie du Lac-des-Deux-Montagnes et qui n’ont pas été vendues par le Séminaire du Saint-Sulpice. L’entente sur l’achat des terres va libérer le Séminaire de toute obligation fiduciaire à l’égard des Amérindiens, à l’exception des soins spirituels. Désormais, c’est le ministère des Affaires indiennes qui assumera ces obligations. Les Amérindiens d’Oka, qui n’ont été ni partie ni consultés sur cette entente, ont toujours refusé de la considérer comme un règlement final de leurs revendications.

La question du statut des terres à partir de 1945 se résume tel que suit. Les terres achetées par le gouvernement fédéral ont un statut de « terres de la Couronne fédérales ». Les Amérindiens sont autorisés à y demeurer et à y exercer un certain nombre d’activités, dont l’élevage des chevaux, le pâturage pour les animaux, la coupe de bois, etc. Ils se voient remettre un titre individuel équivalent à un « certificat de possession ». Mais ces terres n’ont aucunement le statut d’une réserve amérindienne sur laquelle le Conseil de bande aurait une certaine autorité administrative déléguée en vertu de la Loi sur les Indiens. Il s’agit de deux « enclaves » à l’intérieur de deux municipalités, celle du Village d’Oka et celle de la Paroisse d’Oka. Le gouvernement fédéral demeurant propriétaire du fond de terrain, c’est lui qui paie des indemnités tenant lieu de taxes aux deux municipalités concernées pour les services fournis, rien de moins ! Dans les faits cependant, le gouvernement fédéral se comporte comme s’il s’agissait d’une véritable réserve amérindienne, notamment dans l’application de divers programmes destinés aux Indiens.

Ce transfert des terres au gouvernement fédéral en 1945 crée une situation unique et tout à fait anachronique. Si la nation mohawk a la réputation d’être la nation la plus autonomiste au Canada, la communauté mohawk d’Oka et Kanesatake, elle, se retrouvait parmi les communautés amérindiennes ayant le moins de droits. Juste avant le déclenchement de la crise en 1990, les seuls pouvoirs du Conseil de bande, tel que mentionné plus haut, se résumaient à l’administration de programmes sans aucune autorité sur les terres où étaient établis ses propres membres. À l’intérieur des deux municipalités, la Paroisse d’Oka et le Village d’Oka, une curieuse cohabitation s’est établie entre autochtones et non-autochtones, ces derniers bénéficiant de droits supérieurs aux Mohawks puisqu’ils peuvent détenir un titre de propriété sur leurs terrains et leurs maisons. Les Mohawks, eux, doivent se contenter de l’équivalent d’un « certificat de possession », les lots sur lesquels ils sont établis appartenant au gouvernement fédéral. En somme, moins de pouvoirs que la municipalité et moins de droits que les autres citoyens. Voilà le résultat d’au moins deux cent soixante et quinze ans d’occupation du territoire.

Une base territoriale insensée

Un simple coup d’oeil sur la base territoriale des Mohawks de Kanesatake avant la crise de l’été 1990 montre très bien l’état de fragilité dans lequel se trouvait cette communauté. Cette base territoriale était le reflet d’un long processus de dépossession et de réduction auquel assistèrent les Amérindiens, impuissants à y mettre un terme malgré de nombreuses protestations, comme nous l’avons décrit précédemment.

En 1990, environ huit cent vingt-huit hectares de terre constituaient la base territoriale de ce que l’on désignait comme étant la « Réserve indienne de Kanesatake », réserve qui n’en était pas véritablement une au sens juridique du terme. Du côté de la municipalité de la Paroisse d’Oka, le territoire se résumait globalement à onze parcelles de terres séparées les unes des autres. De plus, comme ces terres sont traversées par des routes et des chemins publics qui n’appartenaient pas aux Amérindiens, on se retrouvait devant une réalité de vingt parcelles de terres détachées les unes des autres. Or, même les routes qui traversaient les terres occupées par les Amérindiens d’Oka ont fait l’objet, à partir du siècle dernier, de protestations officielles.

À l’intérieur du périmètre urbain du Village d’Oka, la situation était encore plus troublante. On y retrouvait vingt-sept parcelles de terre complètement séparées, comprenant soixante lots occupés par des Amérindiens. Devant pareille réalité administrative où aucune partie ne pouvait pratiquement bouger sans déranger l’autre, pouvait-on s’étonner que la mésentente s’installe un jour ou l’autre ?

Les acteurs se mettent en place

À la suite d’un jugement de la Cour suprême, le gouvernement fédéral a mis sur pied, en 1974, le Bureau des revendications des Autochtones. Le nouvel organisme a défini deux catégories de revendications en matière territoriale, les « revendications globales » fondées sur « l’utilisation et l’occupation traditionnelle des terres par les Autochtones et les relations particulières qu’ils ont avec ces terres depuis toujours∈», et les « revendications particulières », c’est-à-dire « les revendications portant sur l’administration des terres et d’autres biens indiens et sur le respect des dispositions des traités ». Dès 1975 les Mohawks de Kanesatake, de Kahnawake et d’Akwesasne soumettent conjointement une « revendication territoriale globale ». Quelques mois plus tard, la revendication est rejetée par le ministère des Affaires indiennes et du Nord. En 1977, nouvelle tentative du Conseil de bande de Kanesatake, cette fois-ci en vertu de revendications dites particulières. En 1984, en attendant une réponse définitive à la demande déposée en 1977, le ministre des Affaires indiennes reconnaît la responsabilité morale du gouvernement d’établir une meilleure base territoriale pour les Amérindiens d’Oka. Il met de l’avant un programme connu sous le nom d’interim measures visant le rachat des terres pour le bénéfice de la communauté mohawk.

Fin 1985 et début 1986, le litige territorial prend une nouvelle tangente. Impliquant jusque-là avant tout les Amérindiens et le gouvernement fédéral, il prend racine au niveau local et régional. L’épisode de la mise sur pied d’un centre de désintoxication destiné à une clientèle autochtone sème la controverse. Pétition, mise sur pied du Regroupement des citoyens d’Oka, opposition de la Municipalité. Les acteurs se mettent en place. Dès lors, les blessures s’accumulent, la méfiance s’installe et les positions se durcissent, et s’amorce une forme de petite guerre à propos des règlements municipaux de zonage et de construction. Cette même année le gouvernement fédéral rejette définitivement la revendication territoriale déposée en 1977.

En 1987, à la demande du Conseil de bande, la firme Pluritec-Environnement produit une étude afin d’évaluer les besoins de la communauté mohawk de Kanesatake en termes de terres et d’espaces requis pour assurer son développement au cours des dix prochaines années. En décembre 1988, la firme de consultants livre son rapport où elle prévoit que la population mohawk devrait doubler d’ici 1996. L’étude conclut qu’il faut acquérir des terres à l’extérieur de la base territoriale actuelle et que des négociations avec les deux municipalités sont à prévoir. Une des zones envisagées et identifiées par le Conseil de bande comme constituant un choix préférentiel est précisément la zone située à proximité du golf d’Oka. Or, en mars 1989, le Club de golf d’Oka et la municipalité du Village d’Oka annonçaient le projet d’agrandissement du golf. Le projet prévoyait un espace pour un développement résidentiel qui, précisera le maire, « va donner d’autres excellents revenus à la municipalité ».

Le rejet définitif en 1986, par le gouvernement du Canada, de la revendication territoriale déposée en 1977 n’a pas aidé les choses, particulièrement sur la scène locale et régionale. Au milieu de mai 1990 la députée fédérale d’Argenteuil–Deux-Montagnes en a remis, en déclarant : « Il n’y a aucun bien-fondé en ce qui concerne les revendications territoriales des Mohawks. » De toute évidence c’était exactement ce que les opposants locaux voulaient entendre dire. L’attitude fédérale n’a fait que conforter la position de la municipalité d’Oka qui soutenait qu’elle agissait, somme toute, « dans son bon droit » dans son projet visant l’agrandissement du golf d’Oka et en particulier la construction d’habitations de luxe dans son pourtour.

Base territoriale des Mohawks de Kanesatake avant la crise de l’été 1990

Base territoriale des Mohawks de Kanesatake avant la crise de l’été 1990
(Source : Beaulieu 1986 : 121)

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Or, la revendication territoriale déposée en 1977 fut officiellement rejetée parce qu’elle ne rencontrait pas les critères fixés par le gouvernement fédéral qui, à ce chapitre se situait nettement dans la position de juge et partie. Parmi ces critères, le suivant allait être déterminant : « Sont irrecevables les revendications découlant d’événements antérieurs à 1867, à moins que le gouvernement fédéral n’ait expressément engagé sa responsabilité à l’égard de ces événements. »

Dans une lettre que le chef de Kanesatake, George Martin, adressait le 25 mai 1990 au ministre fédéral des Affaires indiennes, il se disait déçu que les deux revendications de sa communauté ne rencontrent pas les critères fixés par le fédéral. À son point de vue le gouvernement devait reconnaître le « caractère unique et exceptionnel » de la situation de Kanesatake.

Deux jours avant le déclenchement de la crise, dans une ultime tentative de dénouer l’impasse, le ministre québécois des Affaires autochtones, John Ciaccia, exhortait la municipalité d’Oka à suspendre le projet de golf pour une période indéfinie. Décrivant les enjeux du conflit, notamment les revendications historiques, le contexte interculturel et la perception différente des autochtones, il évoquait que ces enjeux commandaient que l’on dépasse « la stricte légalité ». De toute évidence les revendications des Mohawks relatives aux terres d’Oka et de Kanesatake et la paix sociale dans la région ne pouvaient trouver une issue satisfaisante par voie judiciaire. Or, c’est exactement cette voie qu’a choisie la municipalité du Village d’Oka en réclamant une injonction de la Cour pour mettre fin à l’occupation mohawk dans la pinède d’Oka. C’est ainsi que le 11 juillet 1990, la Sûreté du Québec procédait à une opération policière avec les conséquences que l’on connaît.

Des relations explosives police-communautés autochtones

La réalité des relations police-communautés autochtones avant le déclenchement de la crise est beaucoup moins connue. Pourtant, tous les signes d’une détérioration des relations étaient là. Une année plus tôt, presque jour pour jour, soit le 6 juillet 1989, des chefs de plusieurs nations autochtones à travers le Canada s’étaient réunis à Chibougamau au Québec afin de signer un traité de défense et de soutien mutuel, qualifié d’« OTAN autochtone ». Ce traité avait pour objectif, en particulier, de contrer les opérations policières au sein des communautés des premières nations. Le document ne fut pas signé en catimini. Les nouvelles télévisées en ont fait état le soir même, diffusant d’ailleurs plusieurs extraits d’entrevues réalisées sur place. L’article 2 de ce traité était explicite et inquiétant :

Article 2. Les Parties conviennent qu’une menace contre l’une d’entre elles sera considérée comme une menace contre toutes les Parties et, en conséquence, elles conviennent que, si une telle menace se produit, chacune d’elles, dans l’exercice du droit de légitime défense, individuelle ou collective, reconnu internationalement, assistera la Partie ou les Parties ainsi menacées en prenant aussitôt, individuellement et d’accord avec les autres Parties, telles actions qu’elle jugera nécessaire pour rétablir et assurer la sécurité de la Partie ou des Parties en question.

Sans réserve, vol. 1, nÞ 9, oct. 1989, p. 5

En juin 1989, là aussi plus d’une année avant la crise, la Commission des droits de la personne du Québec mettait publiquement en question par la voie d’un communiqué de presse les effets pervers d’interventions policières massives et répétées au sein de communautés des premières nations. Elle faisait référence en particulier à trois opérations policières d’envergure : Kanahwake, le 1er juin 1988, Akwesasne, le 13 octobre 1988, et Les Escoumins, le 13 juin 1989. De nouveau, le 5 septembre 1989, nouvelle intervention publique de la Commission qui exhortait le ministre responsable de la Sécurité publique à surseoir à toute intervention policière à l’encontre de la tenue d’un « Super-bingo » à Kahnawake. Des informations obtenues par la Commission auprès des deux factions politiques en place, le Conseil de bande de Kanahwake et le Mohawk Nation Office, indiquaient qu’elles étaient prêtes à s’allier pour bloquer toute nouvelle opération policière au sein de leur communauté. Une nouvelle intervention d’envergure pouvait donc dégénérer en crise aiguë et la vie de policiers et de citoyens était potentiellement en danger.

L’opération policière prévue à Kahnawake n’a pas eu lieu. La Sûreté du Québec allait plutôt intervenir, quelques semaines plus tard, à Kanesatake dans le but de mettre fin aux présumées activités illégales du Riverside Bingo Mohawk. En effet, le 29 septembre 1989, tel que rapporté par le quotidien Le Devoir, une cinquantaine de policiers, assistés d’un hélicoptère, ont procédé à sept arrestations consécutives à huit perquisitions. Cette opération a grandement perturbé le climat social de la communauté mohawk d’Oka et de Kanesatake. On ne peut s’étonner que le 8 novembre 1989 l’Assemblée des Premières Nations du Québec et du Labrador, l’organisme politique qui représente l’ensemble des premières nations au Québec, réclamait des gouvernements une enquête indépendante et publique sur les relations entre les communautés autochtones et la police.

Le 24 mai 1990, la Commission des droits de la personne du Québec adoptait de son côté une résolution afin de tenir, comme le lui permet la loi, des audiences publiques sur les relations entre les corps policiers et les communautés autochtones vivant au Québec. Elle s’est alors adressée au Gouvernement du Québec afin d’obtenir les fonds nécessaires pour tenir de telles audiences. Le 12 juin 1990, nouvel épisode, l’Assemblée des Premières Nations du Québec et du Labrador déposait à l’Assemblée nationale du Québec une pétition des chefs des Premières Nations, demandant au gouvernement du Québec : « D’accorder à la Commission des droits de la personne tous les moyens nécessaires pour qu’elle puisse mener à terme ces audiences publiques et fasse les recommandations qu’elle juge les plus appropriées ».

L’intervention policière du 11 juillet 1990 était donc, tel que mentionné plus haut, la deuxième opération policière d’envergure vécue par cette communauté en moins d’un an. En somme, à la veille de l’intervention qui s’est soldée par la mort d’un policier, il était de notoriété publique que les relations police-communautés autochtones étaient explosives. Le gouvernement en place et les députés de l’Assemblée nationale avaient été saisis du problème. L’opération policière du 11 juillet 1990 dans la pinède d’Oka comportait donc des risques importants.