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« Il ne sera pas dit que nous vivrons pauvrement sur une terre aussi riche. »

Robert Bourassa, sur le projet de la Baie James (1971)

« Le bien-être des hydro-québécois repose donc en fait sur notre dépossession et notre misère. »

Conseil attikamek-montagnais (1979)

En 1951, le gouvernement de Maurice Duplessis réserve à Hydro-Québec les ressources hydrauliques de la rivière Bersimis. Neuf ans plus tard, le gouvernement libéral de Jean Lesage fait de même avec toutes les ressources hydrauliques du Québec non concédées à l’entreprise privée, avant de nationaliser (1962-1963) l’énergie électrique de l’ensemble du territoire québécois, à l’exception de certaines centrales hydroélectriques à vocation industrielle. Ces orientations politiques permettent à Hydro-Québec et, par le fait même, à l’État québécois de planifier d’importants complexes hydroélectriques qui contribuent grandement au développement de nouveaux territoires, entre autres la Haute-Côte-Nord avec Bersimis (lancé en 1952-53) et Manicouagan-Outardes (entrepris en 1959), la Baie James avec La Grande (lancé en 1971-1972) et Eastmain-Rupert (commencé en 2002), le nord du Québec, aux pourtours de la baie d’Hudson, avec Grande-Baleine (annoncé en 1989), ainsi que la Basse-Côte-Nord avec La Romaine (devant le Bureau d’audiences publiques sur l’environnement, le BAPE, à la fin de l’année 2008).

Sur ces territoires, que les représentants politiques et les dirigeants de l’entreprise publique planifient d’aménager, vivent des communautés autochtones qui voient ainsi leurs terres ancestrales modifiées, leur mode de vie ébranlé. D’une manière graduelle, ces communautés vont prendre la parole publiquement pour défendre leurs droits et tenter d’influencer les décisions sur les projets. Quelques-uns de ces derniers ne verront d’ailleurs jamais le jour, notamment en raison des pressions autochtones. Le présent article veut retracer l’histoire du rapport de force qui se développe entre, d’un côté, l’État québécois et Hydro-Québec et, de l’autre, les communautés autochtones touchées par les différents projets hydroélectriques. Par « rapport de force », nous entendons la relation d’exercice du pouvoir et d’influence qui existe entre deux parties, en l’occurrence les responsables politiques et les leaders autochtones. Pouvant être comparée à une balance, cette relation sous-entend la notion de « résistance » à ce pouvoir. Le rapport de force est notamment influencé par des éléments contextuels qui font pencher d’un côté ou de l’autre la balance des négociations, c’est-à-dire qui accordent à l’une des deux parties la capacité de contraindre ou d’imposer ses vues, ou encore qui permet d’atteindre un certain « équilibre », c’est-à-dire qui accorde un poids semblable aux deux parties. Sera donc analysé le rapport de force en tant que tel – essentiellement en lien avec le développement hydroélectrique –, c’est-à-dire les différents éléments relevant de la culture politique qui participent à son émergence et, surtout, à ses diverses mutations.

Cet article s’inscrit dans la continuité des études de Denis Delâge (1997), Daniel Salée (2003), Jean-Jacques Simard (2003) et Sylvie Vincent (1992) qui traitent des peuples autochtones en tant qu’acteurs politiques au sein de l’État québécois. Il poursuit également les réflexions entreprises dans Power Struggles (Martin et Hoffman 2008), ouvrage collectif multidisciplinaire qui étudie la relation de pouvoir qui existe entre l’État (Québec et Manitoba) et les peuples autochtones au sujet des projets de développement hydroélectrique. Alors que Thibault Martin (2008a) se penche sur la présence ou non de ressources naturelles comme élément de réponse pour expliquer le succès qu’obtiennent certaines nations autochtones avec la signature d’une entente globale, nous montrons qu’au Québec, non seulement la présence de ressources hydrauliques mais aussi et surtout les éléments du contexte énergétique québécois et nord-américain influencent grandement la signature ou non d’une entente favorable aux communautés autochtones. De même, nous nous inspirons des conclusions de Paul Charest (2008) au sujet des communautés innues en posant un regard historien sur les relations avec l’État en cinq périodes – au lieu de trois comme le fait Charest – et, surtout, en élargissant le cadre d’analyse à l’ensemble des communautés autochtones du Québec. En mélangeant l’analyse du rapport de force global et la comparaison des différences dans les relations que développe chacune des communautés autochtones avec l’État québécois, la problématique de la présente étude se concentre sur cinq périodes de transformations : 1944 à 1971, 1971 à 1978, 1978 à 1984/85, 1984 à 1994 et 1994/95 à aujourd’hui.

L’indifférente ignorance ou l’absence d’un rapport de force (1944-1971)

Avec la loi fédérale de 1912 portant sur l’extension des frontières, Ottawa transfère sous la juridiction du Québec les territoires nordiques de cette province. L’État québécois reçoit ainsi la responsabilité politique de conclure des ententes avec les Autochtones et les Inuits afin de protéger leurs droits. Malgré cette législation, Québec ne ressent aucune urgence à définir les droits autochtones entre 1912 et les années 1960 (DANQ, 21 juin 1976 : 1590 ; Waldram 1993 : 8-9). Pourtant, avec la création d’Hydro-Québec en 1944 et l’arrivée au pouvoir du gouvernement Duplessis, la compagnie publique d’électricité devient rapidement un des instruments privilégiés afin de favoriser le développement minier et industriel de différentes régions-ressources du Québec, telles que l’Abitibi-Témiscamingue, la Côte-Nord, le Saguenay–Lac-Saint-Jean et la Gaspésie (RDAL, 1er mars 1950 : 12 et 14-15 ; RDAL, 5 février 1953 : 23 et 39 ; RDAL, 2 février 1954 : 14-19 ; RDAL, 10 février 1956 : 8).

Dans les années 1960, avec l’arrivée au pouvoir du Parti libéral du Québec (PLQ) dirigé par Jean Lesage, Hydro-Québec devient un emblème-phare de la Révolution tranquille en symbolisant le principal levier économique, social et politique essentiel à l’émancipation socio-économique des Canadiens français du Québec. Pour les responsables politiques qui préconisent un nationalisme centré sur les frontières québécoises et sur la construction d’un État providence fort, l’appropriation du territoire québécois et de ses ressources naturelles s’avère essentielle. Plus particulièrement, dans le cas qui nous intéresse, les dirigeants politiques du PLQ visent la nationalisation de l’électricité et des ressources hydrauliques par le biais d’Hydro-Québec, réalisation accomplie en 1962-1963. Ils se montrent également favorables à un véritable contrôle du territoire nordique québécois encore sous l’influence directe d’Ottawa et de ses fonctionnaires, surtout depuis une nouvelle offensive fédérale à partir du milieu des années 1950. Préoccupés par cette question du Nord, plusieurs responsables politiques – René Lévesque en tête – abordent la question amérindienne et inuite sous l’angle administratif du contrôle du territoire nordique québécois et de ses populations. En mettant sur pied la Direction générale du Nouveau-Québec (DGNQ) et en souhaitant le respect de la langue et de la culture inuites, ils tentent de transformer les « Esquimaux » en citoyens qui reçoivent de la part de l’État québécois des services de santé, d’éducation ou autres.

Si les responsables politiques québécois se préoccupent des Autochtones et des Inuits dans l’optique d’étendre un contrôle étatique sur les territoires nordiques, très peu d’information laisse supposer qu’ils considèrent comme important de tenir compte des autochtones dans la planification et la réalisation des projets de développement hydroélectrique entre les années 1940 et la fin des années 1960. Ainsi, la question autochtone en lien avec l’hydroélectricité n’est presque jamais soulevée entre 1944 et 1971 dans les débats de l’Assemblée législative du Québec, que ce soit par les partis qui forment le gouvernement ou encore par les partis de l’opposition (outre une argumentation basée sur nos recherches infructueuses, voir aussi Charest 1980 : 335 ; Charest 2008 : 261 et 265 ; Green 2004 : 11-12 ; Wera et Martin 2008 : 65). Lorsque l’on sait que les sujets traités à l’Assemblée législative (ou nationale) sont généralement le reflet des préoccupations des dirigeants politiques et des citoyens en général (Ouellet et Roussel-Beaulieu 2003 : 24 et 23-29 ; Gallichan 2003 : 48-56), ce silence est certainement révélateur d’un sentiment d’indifférence ou d’ignorance des enjeux autochtones. Même si les Affaires indiennes relèvent d’Ottawa, le constat précédent est probablement le reflet d’une époque où les dirigeants politiques québécois s’intéressent aux autochtones dans un but paternaliste et nationaliste qui favorise l’expansion des services étatiques et la mainmise sur le territoire nordique. C’est ainsi qu’ils se voient obligés, dans les années 1960, de porter une attention particulière aux Inuits afin de s’assurer le contrôle du territoire du « Nouveau-Québec » mais qu’ils ignorent les communautés innues de la Côte-Nord lors de la construction des complexes Bersimis et Manicouagan-Outardes dans les années 1950 et 1960. Pour eux et pour leurs homologues fédéraux, nul besoin de consulter les « Indiens » pour lancer et réaliser des projets hydroélectriques, il suffit simplement d’offrir des emplois à ces derniers pour que les problèmes socio-économiques dans les réserves s’estompent.

Ainsi, alors que, dans une attitude plutôt paternaliste et colonialiste[1], les dirigeants politiques de Québec et d’Ottawa cherchent à offrir des emplois aux « Indiens » pour qu’ils travaillent sur les chantiers de Bersimis et de Manicouagan-Outardes (Charest 1980 : 331-332 et 335), les questions touchant les droits territoriaux ou la protection de leur mode de vie s’avèrent absentes de leurs préoccupations. Pour les responsables politiques, les projets hydroélectriques et autres permettent l’ouverture à la civilisation de ces nouveaux territoires nordiques et ce, pour le bien des rares occupants qui s’y trouvent. Dans un des seuls exemples, entre 1944 et 1971, où un chef de gouvernement parle des autochtones en lien avec les projets hydroélectriques, Maurice Duplessis souligne que le développement du territoire de l’Ungava, grâce à l’industrialisation minière et au pouvoir hydroélectrique concédé à des compagnies privées, a permis d’ouvrir

à la civilisation et à la chrétienté 311,000 milles carrés de territoire dans l’Ungava [Nouveau-Québec]. Voilà une réalisation dont je suis orgueilleux, continue-t-il. Il n’y avait rien à cet endroit, rien que de rares Esquimaux. C’était un pays de misère et de détresse et nous sommes en train d’en faire une région de prospérité.

RDAL, 14 novembre 1951 : 11-12

Ces représentations semblent atteindre leur paroxysme dans les années 1960 avec la construction du chantier Manicouagan-Outardes qui, par l’inondation d’une vaste superficie de terres forestières ou autres, symbolise l’hégémonie du Québécois nouveau assurant sa mainmise sur la technologie et son contrôle sur la nature, sur l’espace. Le document promotionnel d’Hydro-Québec intitulé Manicouagan souligne d’ailleurs, en montrant une photo de la construction du barrage Manic-5 : « Vinrent des géants au front bouclé de fer qui ont éventré le fleuve brillant. Brisé la montagne dormante. Décapité la forêt chantante. Manicouagan, qui portait encore dans ses flancs l’écho des tam-tams montagnais, s’éveillait au monde. » (Hydro-Québec 1964 : 9) Terminés les temps immémoriaux où l’homme canadien-français devait s’adapter aux aléas de la nature. Voici venu le temps des Québécois qui remplacent les tipis par des barrages, qui domptent les forces hydrauliques de la houille blanche pour les besoins économiques de la civilisation du pourtour du Saint-Laurent, qui remplacent les tam-tams et la culture autochtone par la civilisation nord-américaine.

De l’autre côté de la médaille, il faut souligner l’absence d’un discours autochtone venant critiquer l’État québécois et ses responsables politiques pour leur manque de préoccupations, au sujet des développements hydroélectriques, à l’égard des communautés des Premières Nations (Charest 1980 : 335). Quelques facteurs peuvent expliquer en partie cette situation. L’anthropologue Paul Charest souligne que plusieurs Montagnais (Innus), sur ordre d’Hydro-Québec et du gouvernement de Maurice Duplessis, ont travaillé dans les chantiers hydroélectriques de Bersimis et de Manicouagan-Outardes pendant plus de dix ans, touchant alors des salaires respectables (Charest 1980 : 335). N’est-il pas plausible de croire que ces profits matériels ont retardé pour un moment la prise de conscience des autochtones sur leur propre sort et sur les possibilités de revendiquer des droits ? Quoi qu’il en soit, il ne faut pas oublier, en second lieu, le poids de l’histoire. Depuis la mise en réserve des « Indiens » par l’État fédéral au xixe siècle et ce, jusqu’aux années 1960, les autochtones sont « absents », voire expulsés de la sphère politique et « dépourvus de droits démocratiques » ou de reconnaissance politique quelconque (Delâge 1997 : 291-295, en particulier 292 ; Simard 2003 : 79-80). Les groupes autochtones des années 1950-1960 ne possèdent donc aucune culture politique et organisationnelle leur permettant d’intervenir dans le champ politique pour développer un discours centré sur la reconnaissance et la protection de leurs droits. De plus, les relations qu’ils ont avec l’État se déroulent historiquement au fédéral (Ottawa) ; ils sont donc peu accoutumées à dialoguer avec l’État provincial du Québec et ils tardent à le faire. Ce n’est qu’en 1967 que les « Indiens » du Québec s’unissent et forment l’Association des Indiens du Québec, un regroupement politique qui vise dès 1969 à faire pression sur l’État québécois afin de faire reconnaître les droits territoriaux et politiques des autochtones (Dufour 2000 : 148[2]). Enfin, dernier facteur, la montée des différents mouvements en faveur de la protection de l’environnement, surtout vers la fin des années 1960 et au début des années 1970, permet aux autochtones de devenir peu à peu le symbole privilégié de ces regroupements écologiques (Waldram 1993 : 115). C’est à partir de ce moment qu’ils profitent de l’ouverture de la « fenêtre des opportunités » (Kingdon 1984 : 173-178) pour s’opposer à l’hégémonie de l’État en matière de développement hydroélectrique et ainsi opposer une résistance pour forcer la création d’un rapport de force Québec/Autochtones.

L’éveil autochtone ou la création d’un rapport de force (1971-1978)

En 1971, Robert Bourassa et le PLQ lancent en grande pompe « le projet du siècle », qui deviendra le complexe La Grande érigé en plein coeur de cette nouvelle frontière nordique québécoise, la Baie James. Pour le jeune chef, ce projet permet entre autres d’assurer l’avenir énergétique du Québec dans un contexte de croissance très forte de la demande en électricité et ainsi de relancer l’économie stagnante en créant 100 000 emplois et en favorisant l’industrialisation du Sud. Il représente également l’opportunité d’ouvrir un immense territoire – en l’occurrence celui de la Baie James – aux bienfaits de la civilisation québécoise et nord-américaine, un territoire très riche en ressources naturelles de toutes sortes que les citoyens du Québec doivent exploiter au profit de leur prospérité générale et d’un rattrapage industriel (DANQ, 6 juillet 1971 : 3123). Forts de ces représentations issues de la Révolution tranquille et rejoignant bon nombre de citoyens, les responsables politiques et les dirigeants d’Hydro-Québec lancent le projet sans consulter les autochtones qui vivent sur les territoires en partie touchés par le vaste projet (principalement les Cris et les Inuits). Ce faisant, ils ne font que reproduire un comportement déjà éprouvé en ignorant ou feignant d’ignorer les peuples autochtones.

Pour la première fois depuis la création d’Hydro-Québec et l’intervention directe de l’État dans le développement hydroélectrique, nous observons l’émergence, dans les années 1970, d’un véritable rapport de force entre les communautés autochtones et l’État québécois en ce qui concerne la planification, l’élaboration et la gestion de projets hydroélectriques. La naissance de ce rapport de force est notamment rendue possible grâce à l’appui qu’offrent aux autochtones plusieurs groupes de pression. Ainsi, fortement contesté dès son annonce officielle en 1971, et ce, tout au long de sa réalisation – contrairement au projet Manicouagan-Outardes dans les années 1960 –, le projet de la Baie James devient rapidement un « laboratoire » pour plusieurs scientifiques et environnementalistes qui dénoncent à la fois les conséquences écologiques désastreuses du projet sur la flore et la faune de la taïga de même que les méfaits sur le mode de vie des autochtones, plus particulièrement des Cris (Gagnon et Gingras 1999 ; Hogue, Bolduc et Larouche 1979 : 370-371). Ces critiques émergent malgré le fait qu’en 1972 les dirigeants d’Hydro-Québec et de la Société de développement de la Baie James ainsi que ceux de l’État québécois affirment avoir préféré harnacher La Grande Rivière – et non les rivières Nottaway, Broadback et Rupert (complexe NBR) – afin de limiter les conséquences néfastes sur les populations locales (DANQ-CPRNTF, 16 et 18 mai 1972 : B-1676 ; Hogue, Bolduc et Larouche 1979 : 359).

Du projet de la Baie James, on passe rapidement au « procès de la Baie James ». Regroupées sous l’Association des Indiens du Québec, les communautés autochtones profitent de ces discours scientifiques et environnementalistes, et de leur écho parmi plusieurs voix de la population québécoise, pour faire pression sur l’État afin que ce dernier reconnaisse leurs droits. Dès lors, la véritable impulsion pour s’inscrire dans le champ politique et ainsi établir un rapport de force avec l’État viendra d’abord de leur initiative dans le champ juridique, amorcée au mois de mai 1972 devant la Cour supérieure du Québec. Là, ils tirent profit de la décision du juge Robert Malouf, en novembre 1973, qui ordonne l’arrêt des travaux de la Baie James. Renversé quelques jours plus tard par la Cour d’appel du Québec, le jugement Malouf donne néanmoins une certaine « légitimité » aux nouvelles revendications (Vincent 1992 : 760). De plus, à l’échelle pan-canadienne, le jugement Calder (1973), qui reconnaît l’existence de certains droits territoriaux en fonction de la présence historique sur le territoire (Wera et Martin 2008 : 66 et 69), force le gouvernement fédéral de P.E. Trudeau à élaborer une nouvelle politique reconnaissant certains droits autochtones en lien avec « l’occupation et l’utilisation traditionnelle de terres ancestrales n’ayant jamais fait l’objet d’un traité ou d’une cession quelconque » (CAM 1979 : 173 ; voir aussi Dupuis 2008 : 218 ; Wera et Martin 2008 : 72). Avec le soutien de quelques membres de l’opposition – surtout les membres du Parti québécois (PQ) – qui talonnent le gouvernement Bourassa en dénonçant le manque de respect envers la protection de la culture et des droits autochtones et en exigeant une « Déclaration des droits de l’homme amérindien » (Lévesque 1972 : 329-331 ; DANQ, 9 juillet 1971 : 3391-3392 ; DANQ, 14 juillet 1971 : 3849-3850 ; DANQ-CPRNTF, 5 juillet 1974 : B-5021-B-5023 ; DANQ-CPRNTF, 5 novembre 1975 : B-5939- B-5940), les leaders des Premières Nations réussissent en partie à rendre publique et à faire valoir leur conception du territoire ancestral. Tournés vers une symbolique de l’eau et du territoire qui considère ces éléments comme une source de pureté, comme un moyen de transport et, surtout, comme un milieu de vie passé (ancêtres) et présent, les autochtones – en particulier les Cris – voient d’un mauvais oeil les bouleversements que subit la terre de leurs ancêtres sous la machinerie des « Québécois du Sud ». Pour eux, les changements planifiés « souillent » les ressources naturelles importantes à leur culture et les empêchent de participer pleinement au développement économique du territoire qu’ils habitent (Desbiens 2004 : 101-118[3]).

En 1974, l’Association des Indiens du Québec éclate, d’abord minée de l’intérieur par les groupes cris et, ensuite, par les groupes montagnais et attikameks qui jugent que celle-ci ne les représente pas adéquatement (Vincent 1992 : 761). Ce n’est probablement pas un hasard si les Cris, les Inuits et les Naskapis – les trois peuples susceptibles d’être touchés par des projets hydroélectriques dans le territoire nouvellement délimité de la Baie James – signent la Convention de la Baie James et du Nord québécois (CBJNQ) en 1975 (Cris et Inuits) et la Convention du Nord-Est québécois en 1978 (Naskapis). Dans un contexte de forte croissance de la demande en énergie au Québec, au Canada et en Amérique du Nord, le projet de la Baie James représente le plus gros projet hydroélectrique au Canada. Hydro-Québec ne peut donc pas se permettre de retarder les échéanciers du projet car ce dernier, choisi à la place de la construction de centrales nucléaires le long du Saint-Laurent, doit répondre à la demande en électricité du Québec avant la fin des années 1970. Conscients d’avoir un certain pouvoir de négociation vis-à-vis de l’État, ces trois peuples réussissent là où les autres échouent. Toutefois, les ententes qu’ils obtiennent les obligent à renoncer à leurs droits territoriaux (Wera et Martin 2008 : 68) en échange de l’obtention de privilèges spécifiques et d’une participation dans plusieurs organismes assurant la protection de l’environnement ou le développement économique de la Baie James.

Le rapport de force qui s’est rapidement déployé entre les communautés autochtones et l’État québécois demeure toutefois largement favorable à ce dernier. D’ailleurs, plusieurs intervenants et chercheurs considèrent que la CBJNQ sert d’abord et avant tout les intérêts du Québec : l’intégrité du territoire s’avère préservée et la gestion de ce dernier peut se dérouler selon les normes et priorités définies par les responsables politiques (DANQ-CPRNTF, 5 novembre 1975 : B-5934- B-5935 ; aussi Dupuis 2008 : 219 ; Mercier et Ritchot 1997 : 140, 157 et 159 ; Simard 2003 : 279). À l’ombre des barrages hydroélectriques dont les fondations surgissent du sol de la taïga, les autochtones deviennent peu à peu des acteurs non-négligeables dans l’espace socio-politique québécois. Partis de loin dans le processus les conduisant à s’opposer à l’État québécois et à ses grands projets énergétiques, ils ne semblent toutefois pas se contenter du statut obtenu par les conventions et, par le fait même, du nouveau rapport de force qu’ils jugent alors insatisfaisant.

L’intermède ou la période creuse (1978-1984/85)

À première vue, les États canadiens et québécois montrent une certaine sensibilité à la question autochtone à la fin des années 1970 et dans la première moitié des années 1980. Du côté fédéral, s’ouvre un climat politico-juridique canadien en apparence favorable alors que les discussions engendrées par la Commission royale d’enquête sur le projet d’oléoduc dans la vallée du Mackenzie (1977) abordent la question de l’autodétermination des peuples autochtones « à l’intérieur » de l’espace canadien (Green 2004 : 20-21). Aussi, les négociations constitutionnelles de 1979-1982 mènent à la signature de la Loi constitutionnelle de 1982 et à la ratification de la Charte des droits et libertés, où les responsables politiques canadiens reconnaissent d’une manière officielle les droits des peuples autochtones. À l’ordre provincial, Québec montre que la question autochtone devient une de ses principales priorités lorsque se bousculent une suite d’interventions entre 1978 et 1985. Ainsi, en 1978, le PQ lance la Politique québécoise de développement culturel qui accorde aux Autochtones un statut particulier (Trudel 1992 ; Vincent 1992 : 764). En 1983, le gouvernement Lévesque adopte quinze principes surtout centrés sur « l’intégrité des peuples autochtones et de leur identité » de même que sur « leur droit à l’autonomie gouvernementale » (Guilbeault-Cayer 2008 : 83). De plus, quelques mois plus tard, il crée la première Commission parlementaire portant sur les droits et besoins fondamentaux des autochtones. Ces principes et réflexions mènent à l’adoption, en 1985, d’une motion de reconnaissance des droits des peuples autochtones du Québec. « En adoptant cette motion, souligne le Premier ministre, l’Assemblée nationale, peut-être surtout, se trouvera à inviter de façon pressante le gouvernement, ses ministères et organismes et toute la société québécoise, tous tant que nous sommes, à désormais un peu mieux connaître et à toujours tenir compte des droits des autochtones du Québec en tout cas et à agir dans le respect de ces droits. » (DANQ, 19 mars 1985 : 2495)

D’apparence trompeuse, ces initiatives étatiques peuvent déjouer le chercheur et l’encourager à conclure que le statut et les droits des autochtones s’améliorent graduellement dans les années 1980 et, par la même occasion, que les relations entre l’État et les Autochtones tendent vers l’égalité. En fait, rien n’est moins certain, surtout en ce qui concerne les rapports qu’entretiennent les deux antagonistes vis-à-vis les développements hydroélectriques. Contestée par l’opposition libérale, la motion québécoise de reconnaissance des peuples autochtones ne reçoit pas l’appui unanime de l’Assemblée nationale. De plus, elle n’offre qu’une mince reconnaissance symbolique et, surtout, elle présente un État québécois qui, dans sa grande bonté, consent aux peuples autochtones des droits et une reconnaissance officielle à deux principales conditions : le respect de l’intégrité du territoire québécois et le respect des lois du Québec (Forest 1996 : 84).

Tout en dénonçant le principe de base des deux conventions qui officialisent l’extinction de leurs droits territoriaux en échange de certains privilèges, plusieurs peuples autochtones tentent d’arracher à l’État provincial une entente qui leur soit propre. C’est le cas des Montagnais (Innus) qui, dès 1979, montrent une ouverture officielle dans le but d’obtenir la reconnaissance des droits territoriaux selon une « position fondée sur l’inaliénabilité des terres ancestrales et sur la nécessité de contrôler l’utilisation des ressources naturelles des territoires pour des fins de développement socio-économique autogéré » (Charest 1980 : 336 ; CAM 1979 : 171-182). Pour le Conseil Attikamek-Montagnais (CAM),

[l]es irréparables dommages causés par tous les aménagements hydroélectriques nous ont, en conséquence, affectés profondément dans notre mode de vie et dans notre identité de peuples de chasseurs. De nombreux territoires de chasse familiaux, autrefois des plus productifs, sont ainsi devenus à peu près inutilisables. Le bien-être des hydro-québécois repose donc en fait sur notre dépossession et notre misère.

CAM 1979 : 180

Il est plausible de croire que la lenteur des négociations entre les Innus et les États fédéraux et provinciaux n’est pas étrangère à l’attention étatique et médiatique concentrée sur la fin de la construction de la phase I de la Baie James (inauguration de LG-2 en 1979, inauguration de LG-3 en 1982 et inauguration de LG-4 en 1984). En fait, la construction du complexe Manicouagan-Outardes, situé dans les limites du territoire ancestral montagnais, s’achève dans les années 1970, alors que se termine le remplissage du réservoir de Manic-5 en 1972 et que les dernières centrales que sont Manic-3 et Outardes-2 se voient respectivement complétées en 1976 et 1978 (Charest 1980 : 328). Pour l’État québécois, à la fin des années 1970 et au début des années 1980, il semble donc qu’il n’y ait nulle urgence à signer une convention avec les Innus.

De leur côté, dès la fin des années 1970 et tout au long des années 1980, les peuples signataires des conventions régissant le Nord québécois critiquent vertement la mise en application de ces dernières, une mise en application qui ne permet pas aux autochtones d’obtenir un véritable « pouvoir de décision collectif » concernant, entre autres, le développement du territoire où ils vivent (Vincent 1992 : 765 ; Mercier et Ritchot 1997 : 160). Qui plus est, certains leaders des peuples signataires dénoncent l’obligation pour leurs communautés de renoncer à leurs droits territoriaux, cherchant par le fait même à renégocier de nouveaux accords. Or, au début des années 1980, l’effondrement de l’augmentation de la demande en électricité entraîne un report indéfini de plusieurs projets qu’Hydro-Québec avait dans ses cartons, entre autres la phase II du projet La Grande. Alors que brillent par leur absence les enjeux économiques et énergétiques dans les territoires du Nord, les demandes autochtones en lien avec la planification et/ou les conséquences des développements hydroélectriques ne semblent pas avancer, possiblement reléguées au dernier rang des priorités étatiques.

Il ne faut pas croire que la situation est si sombre, les communautés mohawks réussissant tout de même à faire entendre leur opposition au projet Archipel, près de Montréal[4]. Toutefois, l’essentiel de l’argumentation souligne que, dans la grande majorité des cas, les leaders autochtones traversent une période relativement creuse entre la fin des années 1970 et le début des années 1980, où ils doivent attendre l’ouverture de « la fenêtre des opportunités » avant de redonner un second souffle à leurs revendications. Cette ouverture viendra rapidement dès le milieu des années 1980.

Le renversement ou l’offensive autochtone (1984-1994)

Devant les problèmes persistants, les irritants jugés inacceptables et le statu quo qui profite assurément à Hydro-Québec et à l’État québécois, les leaders autochtones durcissent leur position. Cette situation est notamment rendue possible grâce à l’émergence, à partir du milieu des années 1980 et jusqu’au référendum de 1995, d’une conjoncture sociopolitique qui leur est particulièrement favorable. En leur offrant une grande visibilité dans les médias, elle pousse ainsi les responsables politiques à tendre une oreille attentive aux demandes autochtones. En fait, cette situation engendre un changement important dans le rapport de force favorisant jusqu’alors l’État et ses représentants politiques. Au début des années 1990, il semble que pour la première fois les autochtones – surtout les Cris et les Inuits – dominent légèrement le rapport de force en place. Ce renversement mérite d’être analysé de plus près.

Un des éléments-clés de cette conjoncture spécifique est la catastrophe écologique de 1984 qui se déroule dans le Nord québécois ; là, plus particulièrement à la rivière Caniapiscau et aux environs des chutes du Calcaire, près de 10 000 caribous se noient. Ici comme à l’international, Hydro-Québec et le Québec en général se font accuser directement ou indirectement de mauvaise gestion des crues et des barrages hydroélectriques de la Baie James. Comme le souligne Lise Bacon, députée influente du PLQ qui forme alors l’opposition officielle, « à coup de photos et de titres chocs on décri[t] l’ampleur de cette catastrophe au point de ternir notre réputation de protecteur des ressources naturelles sur notre propre territoire » (DANQ, 14 novembre 1984 : 779). Pour les Cris et les Inuits, aidés de l’opposition libérale à l’Assemblée nationale, la catastrophe et ses répercussions internationales sont l’occasion de critiquer à la fois la mise en application douteuse de la CBJNQ ainsi que la mauvaise gestion environnementale du gouvernement Lévesque (DANQ, 14 novembre 1984 : 770-781). Parmi les discussions parfois musclées, il semble que les responsables politiques posent les balises d’une nouvelle piste à suivre : ce n’est plus l’intégration paternaliste des autochtones dans les organismes de surveillance environnementale qui doit être la norme, mais bel et bien une véritable coopération avec ces derniers qui soit recherchée dans le cadre de la protection de l’environnement et de la création d’un plan d’aménagement faunique (DANQ, 14 novembre 1984 : 770-776). Signifiant une ouverture plus grande à l’Autre et impliquant le fait de faire confiance au jugement des autochtones et de leurs propres mécanismes de gestion, l’idée de coopération se rapproche significativement de ce que les leaders autochtones recherchent en terme d’autogestion des territoires qu’ils occupent. En 1986, Hydro-Québec signe avec les Cris la Convention La Grande où les deux parties s’entendent sur une meilleure mise en application de la CBJNQ. En mars 1987, John Ciaccia, ministre libéral de l’Énergie et des Ressources, présente une loi créant la Société Eeyou de la Baie James, une société mixte formée de représentants des Cris et d’Hydro-Québec qui coopèrent ensemble « dans le but [, entre autres,] de corriger les impacts des travaux de la phase I de la Baie James sur les activités de trappage qui assurent la survie d’une bonne partie des familles cries » (DANQ, 24 mars 1987 : 6309-6310).

Dans la foulée de la politique fédérale des revendications territoriales de 1986, ces idées de plus grande ouverture face à l’Autre autochtone ne sont certainement pas étrangères aux négociations et à la signature, en 1988, d’un « plan de travail » entre l’État fédéral, l’État québécois et les communautés attikamèques et innues. À partir de ce plan, les leaders attikameks-montagnais cherchent officiellement à obtenir un « nouveau contrat social » qui leur apporterait une dignité nouvelle. Selon Bernard Cleary, du CAM,

[…] ce que nous souhaitons obtenir par cette négociation territoriale globale, c’est exactement ce que désiraient les Québécois du début des années ’60 et qu’ils ont obtenu par la suite : plus de pouvoirs pour se développer selon leurs propres choix, le respect de leur spécificité et la reconnaissance de leurs compétences. Et comme eux, avec la même fierté écrasée par « des années de grande noirceur », nous sommes moralement convaincus de « ne pas être nés pour un petit pain ».

[…]

Nous ne sommes pas historiquement et foncièrement un peuple d’assistés sociaux et nous désirons que cette tare amenée par d’autres disparaisse le plus tôt possible de nos communautés pour faire place à une activité sociale et économique souhaitée selon notre intérêt véritable et notre propre vision des choses.

Cleary 1989 : 241

Soulignons d’ailleurs que les Attikameks et les Innus cherchent, eux aussi, à faire reconnaître leurs compétences traditionnelles dans la gestion environnementale de leur territoire :

L’histoire millénaire a démontré que les Autochtones ont été et sont encore aujourd’hui les protecteurs de l’environnement. Et, si cet environnement s’est détruit au cours des cent dernières années en Amérique, sous le règne incontesté des allochtones, beaucoup plus rapidement qu’il ne le fut jamais sous celui des Autochtones pendant des milliers d’années, c’est possiblement à cause de gestes inconsidérés d’un développement trop rapide que la nature n’a pas pu supporter.

[…]

Ce ne serait peut-être pas un geste d’humilité inutile des Blancs que de reconnaître dans la sagesse de la civilisation autochtone millénaire des avantages certains pour la protection de cet environnement, car il y va de notre survie sur cette planète.

Pour nous, ce n’est pas un thème électoral qui durera le temps que durent les roses pour permettre de distribuer des millions de dollars souvent inutilement, mais bien un mode de vie que nous voulons conserver et dont nous voulons démontrer les bienfaits à nos voisins, que nous aimons malgré tout.

Cleary 1989 : 243-244

Le deuxième élément conjoncturel favorable à un renversement du rapport de force entre l’État et les Autochtones voit le jour dans les années 1989-1990. En 1989, R. Bourassa annonce le projet Grande-Baleine qui symbolise son rêve avoué de faire du Québec une puissance énergétique exportant son hydroélectricité aux États américains de la Nouvelle-Angleterre (Bourassa 1985). Pour le nouveau gouvernement Bourassa, si l’environnement devient un enjeu essentiel, voire une priorité, il ne doit surtout pas contrecarrer le progrès et le développement économique et énergétique du Québec (DANQ, 8 mars 1988 : 7-8 ; DANQ, 24 mai 1988 : 1397 ; Vaillancourt 1992 : 800-801). Dans la continuité des annonces antérieures concernant les grands développements hydroélectriques, l’État québécois met en branle un projet avant même de trouver un terrain d’entente avec les autochtones habitant le territoire en question. Pourtant, dès la fin des années 1980 et au début des années 1990, il est clair que plusieurs leaders autochtones ne sont pas favorables à d’autres développements hydroélectriques sur leurs territoires, du moins pas avant que leurs communautés ne soient directement engagées dans la planification et la réalisation des projets et, de même, pas avant d’avoir discuté abondamment, en commission parlementaire, de la nature et de l’orientation que doit prendre la politique énergétique du Québec (Coon-Come 1989 : 78). Deux visions du Québec et de son développement s’affrontent ainsi sur les scènes publiques et politiques : on ne doit pas préconiser le développement technologique et économique des ressources naturelles au profit du progrès et de la prospérité (exportation d’énergie), mais plutôt favoriser le maintien d’un milieu de vie où la protection de l’environnement va de pair avec la qualité de vie de ses habitants (conservation d’énergie) [Vincent 1988 : 240]. La position du chef du Grand Conseil des Cris, Matthew Coon-Come, lors de son passage devant la Commission, rejoint cette opposition autochtone (DANQ-CPÉT, 29 mai 1990 : CET-2209-CET-2210 ; Massot 1993 : 44).

D’une façon générale, les Cris et les Inuits dénoncent rapidement le projet Grande-Baleine qui, une fois de plus, inondera et bouleversera à jamais une partie de leurs terres ancestrales. Devant la Commission parlementaire sur la situation et les perspectives de l’énergie électrique au Québec, M. Coon-Come souligne d’ailleurs avec vigueur et fermeté :

Les représentants élus du Québec doivent comprendre que le développement hydroélectrique de la baie James n’est pas réalisable, puisque les projets de construction que cela implique sont situés sur des territoires cris et les Cris n’ont aucune intention d’accorder leur consentement à la destruction gratuite et injustifiée de leur patrimoine.

Nous sommes ici pour engager des discussions de nation à nation, pour vous informer que l’intrusion continuelle sur notre territoire pour la destruction de huit cours d’eau supplémentaires, et de l’écologie d’un vaste espace, ne sera pas entérinée par notre communauté. Nous avons consenti à la construction du complexe La Grande (1975) par le gouvernement du Québec, bien que nous n’ayons jamais donné notre accord au projet. Nous avons fait des sacrifices énormes pour permettre à Québec de compléter la construction du complexe La Grande (1975). Mais assez est assez, nous ne donnerons pas notre accord à la destruction prochaine de la rivière Grande-Baleine ou des rivières Nottaway, Broudback et Rupert. Qu’il soit clair que les Cris n’ont jamais donné leur consentement à ces projets, ni dans la Convention de la Baie James et du Nord Québécois, ni ailleurs. Québec ne peut en aucun cas entamer la construction de ces projets.

DANQ-CPÉT, 29 mai 1990 : CET-2210, notre trad.

Cette dénonciation est cependant plus qu’une simple volonté de sauvegarder leur mode de vie traditionnel sur la terre de leurs ancêtres ; les contestations de la mise en application de la CBJNQ qu’ils font devant les tribunaux en 1990-1991 (DANQ-CI, 7 mai 1992 : CI-407) et leur âpreté à dénoncer les faiblesses environnementales du projet cachent certainement un autre objectif. Dans la foulée des revendications politico-juridiques mondiales des peuples autochtones ou autres groupes minoritaires ayant subi des torts et injustices dans le passé (Barkan 2000 : 312-314 ; Gallanter 2002 : 108-109 ; Pâquet 2006 ; Thompson 2000 : viii-ix), les Cris et les Inuits cherchent à parapher une nouvelle entente leur permettant de réparer les injustices qu’ils jugent avoir subies depuis la signature de la CBJNQ, une entente qu’ils ont été obligés de signer sans avoir un grand pouvoir de négociation (DANQ, 23 octobre 1991 : 10137-10140). Voilà la véritable raison qui explique la fermeté avec laquelle les leaders cris combattent le projet Grande-Baleine. Là, l’audace avec laquelle ils interviennent peut paraître déconcertante pour les dirigeants politiques québécois : manifestations devant l’Assemblée nationale, descente de la rivière Hudson jusqu’aux bureaux des Nations unies à New York, association avec les grands mouvements écologistes nord-américains pour dénoncer les méfaits des barrages hydroélectriques (Desbiens 2004 : 108-113 ; Massot 1993 ; Vincent 1992 : 775), lobbying politique auprès des dirigeants des États américains pour que ces derniers renoncent à la signature de contrats d’approvisionnement d’énergie avec Hydro-Québec (Papillon 1999 : 110) et, enfin, publicité acerbe, notamment dans le New York Times, accusant les Québécois d’être « les pires destructeurs d’environnement d’Amérique du Nord » (Vincent 1992 : 775). Les leaders cris reviennent même sur la noyade de plus de 10 000 caribous (1984) en rappelant à la communauté internationale que le développement hydroélectrique du Nord a engendré de véritables catastrophes environnementales (DANQ, 23 octobre 1991 : 10137-10140).

Les actions agressives dérangent énormément les responsables politiques québécois qui se retrouvent subitement en situation de légitime défense. Malgré quelques escarmouches concernant la manière de répliquer à ces accusations, ceux-ci dénoncent fermement à leur tour ce qu’ils considèrent comme des mensonges proférés par les autochtones. C’est ainsi que s’exprime en ces termes Guy Chevrette, leader de l’opposition péquiste en 1991, au lendemain de la dénonciation dans le New York Times du projet Grande-Baleine :

Hier, les lecteurs du New York Times pouvaient prendre connaissance d’une pleine page de publicité de la part d’un regroupement se qualifiant de Coalition de la Baie James et regroupant des organismes aussi disparates que le Sierra Club, la Société Audubon, Greenpeace et le Grand Conseil des Cris. Certains ont dit que cette publicité, qui fait ni plus ni moins passer les Québécois pour les pires saccageurs de l’Amérique, était par ses grossières erreurs de faits et ses exagérations une insulte à l’intelligence.

Quant à moi, je vous dirai que c’est une insulte au Québec tout entier. Ce coup bas n’est que le dernier, dis-je, d’une vaste opération concertée de dénigrement du Québec à l’étranger et cela, tant sur les plans économique, linguistique que constitutionnel.

DANQ, 22 octobre 1991 : 10023-10025 ; voir aussi DANQ, 19 novembre 1991 : 10668-10679 ; DANQ, 23 octobre 1991 : 10097-10099 et 10137-10140

Malgré la ferme volonté des responsables politiques de renverser la tendance et de corriger cette image très négative du Québec à l’étranger, les représentations véhiculées par les Cris et autres groupes environnementalistes s’avèrent tenaces et partagées en partie par plusieurs acteurs politiques et économiques nord-américains et européens.

À la fin des années 1980 et au début des années 1990, d’autres événements viennent monopoliser toute l’attention médiatique autour des problèmes que vivent les autochtones et contribuent aussi à la création de frictions intenses entre les responsables politiques québécois et les leaders des peuples autochtones : échec des négociations constitutionnelles, surtout celles des accords de Charlottetown (Green 2004 : 22 ; Vincent 1992 : 775), crise d’Oka (1990), prise de position, par un comité de l’Organisation des Nations unies (ONU) sur les droits de l’homme, en faveur de la possibilité que les Autochtones obtiennent un droit de veto vis-à-vis des projets bouleversant leurs terres ancestrales (1992) [Société Radio-Canada, s.d.(a)]. Ces frictions donnent ainsi des munitions aux leaders cris et inuits dans leurs contestations de Grande-Baleine. Ici, entre la fin de 1991 et 1994, l’offensive contre le projet représente la consécration du renversement du rapport de force entre l’État et les Autochtones au sujet des développements hydroélectriques, donnant ainsi un léger avantage à ces derniers. Comme l’explique Thibault Martin, en utilisant une stratégie double visant à la fois à manifester contre le projet et à dialoguer pour le projet, les Inuits réussissent à soutirer une entente de principe avec Hydro-Québec en avril 1994, une entente qui viendrait donner à leurs communautés les fonds nécessaires à leur développement (Martin 2008b : 234-235). Or, Grande-Baleine est mis au rancart par le PQ porté au pouvoir en 1994, ce qui annule par le fait même l’entente avec les Inuits. Il est plausible de croire que le renversement du rapport de force s’avère un des principaux facteurs ayant contribué à l’abandon du projet[5]. Grande-Baleine n’est toutefois pas le seul projet à être abandonné par Hydro-Québec, au début des années 1990, en partie pour des raisons liées aux autochtones. À plus petite échelle, sur le territoire ancestral innu, la communauté montagnaise de Masteuiash, de même que certains groupes environnementaux et communautés locales, obligent en 1992 Hydro-Québec à reculer devant le projet Ashuapmuchuan. Importante rivière à ouananiche, l’Ashuapmuchuan reçoit finalement le titre de « rivière patrimoniale » par les responsables politiques de l’État, qui en feront d’ailleurs une réserve nationale (DANQ-CPET, 23 avril 1996 : CET-31-33 ; Charest 2008 : 268). Ce changement de cap entre 1992 et 1994 n’est pas étranger à la nouvelle période qui commence, surtout lorsque l’État québécois tente une ouverture envers les communautés innues.

Vers une stabilisation (1994-1995 à aujourd’hui)

L’abandon du projet Grande-Baleine ne symbolise pas la fin des développements énergétiques de grande envergure au Québec, loin de là. Les années post-référendaires jusqu’à nos jours sont marquées par la résurgence de projets hydroélectriques sur les territoires autochtones. À défaut de pouvoir miser sur l’exploitation hydraulique de la rivière Grande-Baleine, Hydro-Québec se tourne non seulement vers l’énergie thermique et l’énergie éolienne mais aussi et surtout vers des projets hydroélectriques sur la Basse-Côte-Nord et dans le sud de la Baie James pour combler les besoins énergétiques québécois qui deviennent progressivement criants au début du xxie siècle. Malgré les conclusions de la Commission royale d’enquête sur les peuples autochtones (1996) qui se montre favorable à l’idée de donner de plus vastes terres aux communautés autochtones pour assurer leur autonomie culturelle, économique et sociale (Saganash 2008 : 206), cette période semble marquée par un retour du balancier dans le rapport de force. Ainsi, bon nombre de citoyens changent leur fusil d’épaule en ce qui a trait à la perception qu’ils ont des autochtones et de leurs revendications. Quelques facteurs contribuent à ce revirement. D’une part, plusieurs responsables politiques se montrent critique envers l’attachement indéfectible de plusieurs autochtones à l’État canadien, au risque de diviser le territoire québécois en cas de souveraineté (Delâge 1997 : 299 ; Salée 2003 : 118). D’autre part, sur le plan juridique canadien, plusieurs arrêts de la Cour suprême donnent raison aux autochtones dans leurs luttes pour l’obtention de droits, ce qui ne fait qu’attiser les tensions populaires[6]. Minant jusqu’à un certain point l’opinion favorable que pouvaient avoir plusieurs citoyens envers les préoccupations sociales et environnementales autochtones, ces irritants favorisent certainement un nouveau changement dans la relation État/Autochtones. En fait, il est plausible de croire que le nouveau rapport de force qui émerge se caractérise par une stabilisation favorisant parfois une partie au détriment de l’autre.

D’un côté, sur certains territoires où Hydro-Québec projette des développements hydroélectriques à plus ou moins long terme, plusieurs communautés autochtones concernées semblent en mesure de trouver une oreille attentive du côté de l’État. Dès lors, elles savent tirer profit de leur position géographique avantageuse – proximité, territoire ancestral directement touché – pour influencer et intégrer la planification et la réalisation de la plupart des projets hydroélectriques de cette période. Pour la société d’État et les acteurs politiques, le mot d’ordre est la coopération et l’association avec les populations locales afin d’assurer un développement durable, un concept fortement à la mode dans les années 1990-2000 qui sous-entend une harmonie entre, d’un côté, le développement économique respectueux de l’environnement et, de l’autre, la participation active des populations locales. Avec la nouvelle politique autochtone intitulée Partenariat, développement, actions (1998) et la loi 78 qui modifie la Loi sur la Société de développement de la Baie James (1999), les responsables politiques entendent clairement favoriser un partenariat renouvelé permettant à la fois un essor économique et un développement durable du territoire (Charest 2008 : 263-264 et 269 ; DANQ, 23 novembre 1999 : 3719-3722 ; Salée 2003 : 123-124). Sur ce point, il faut dire que la volonté d’établir des ententes en fonction du « développement durable » est également le point de vue des autochtones, notamment de l’Assemblée des Premières Nations du Québec et du Labrador (APNQL) en 1997 (Dufour 2000 : 166-167). Aussi, comment ne pas faire le lien entre cette conception du développement durable et celle du « nouveau contrat social » développée par les leaders attikameks-montagnais à la toute fin des années 1980 (Cleary 1989 : 233-260) ?

Dans la plupart des cas, les nouvelles ententes surviennent généralement avant la mise en branle des étapes préliminaires des projets en question, une situation qui contraste avec l’attitude adoptée dans les décennies 1960, 1970 et 1980. Ce faisant, Hydro-Québec s’entend en juillet 1994 avec la communauté montagnaise de Uashat-Maliotenam pour la construction d’un projet hydroélectrique sur la rivière Sainte-Marguerite, choisissant ainsi « de concilier les intérêts des deux parties, de réduire les répercussions négatives du projet de la Sainte-Marguerite-3 et d’en renforcer les retombées positives » (Hydro-Québec 1996 : 9). Même chose en 1999 avec les conseils de bande montagnais de Betsiamites et d’Essipit pour la réalisation des projets Betsiamites et Toulnustouc (DANQ-CPÉT, 25 janvier 2000 : CET-1-66), ou encore en 2003 avec les leaders de Mashteuiatsh pour le projet Péribonka-3 (Charest 2008 : 272).

De leur côté, les leaders cris enterrent la hache de guerre en 2002 avec la signature de la Paix des Braves. Cette dernière est une importante entente globale de « nation à nation » (Saganash 2008 : 205) qui amende certaines parties controversées de la CBJNQ, qui donne un pouvoir de gestion encore plus grand à leurs communautés et, surtout, qui permet de lancer des travaux sur les rivières Eastmain et Rupert en garantissant à l’État québécois une acceptation des projets hydroélectriques dans la région (Salée 2003 : 125[7]). À ce chapitre, le ministre responsable des Affaires autochtones, Rémy Trudel, souligne avec fierté :

[…] nous devons lever notre chapeau et saluer le respecté grand chef et leader de la nation crie du Québec, M. Ted Moses. À titre d’exemple, je veux simplement rappeler qu’il a fallu effectivement de la bravoure pour accepter que de nouveaux aménagements hydroélectriques modifiant l’apparence et les caractéristiques de certains territoires de la Baie James puissent être contenus dans cette Entente, avec l’approbation des communautés concernées.

DANQ, 21 mai 2002 : 6185-6195

Pour Roméo Saganash, directeur des relations gouvernementales et des affaires internationales du Grand Conseil des Cris, la signature de la Paix des Braves, qui n’oblige pas les Cris à renoncer à leurs droits acquis dans les traités antérieurs, vient clore un long chapitre de luttes. Sans le dire explicitement, il fait référence à ce rapport de force avec l’État qui, finalement, trouve un équilibre pour les communautés cries :

Ce fut une histoire chaotique de 21 longues années de procès et de confrontations publiques avec Québec, qui trouva sa résolution dans le cadre de la Paix des Braves. Le gouvernement du Québec a finalement compris que sans un jalonnement sérieux, sensé et honorable du développement de la région, la nation Crie de la baie James ne pourra lui donner son aval.

Saganash 2008 : 208

Cette entente sert d’ailleurs de modèle pour l’entente Sanarrutik (2002), signée avec les communautés inuites en prévision, entre autres, de futurs développements hydroélectriques au Nunavik (Wera et Martin 2008 : 71). S’il est vrai que cette nouvelle relation avec l’État est possible grâce à l’important succès de mobilisation contre Grande-Baleine et pour la protection de l’environnement et la diversité culturelle (Martin 2008b : 227 et 243), il ne faut pas oublier l’importance du contexte énergétique, alors que les ressources de la Baie James et du Nunavik sont grandement reluquées par les responsables politiques québécois pour répondre aux nouveaux besoins énergétiques en électricité dans les années 2000.

D’un autre côté, quelques communautés autochtones se voient difficilement intégrées aux projets énergétiques qu’entretient la société d’État. C’est le cas en 1998 de la phase II du projet Churchill Falls à Terre-Neuve, où les Montagnais sont placés malgré eux en marge du projet lors de l’annonce soulignant le début des négociations formelles entre Hydro-Québec, Québec et Terre-Neuve[8]. Alors que les communautés autochtones concernées finissent par participer aux pourparlers à la toute fin de l’année 1999, les négociations tournent rapidement au vinaigre au cours de l’année 2000, en partie par la faute des demandes autochtones non résolues (Simard 2003 : 123-124). Malgré tout, à la suite d’un accord élaboré en juin 2002, les États québécois et canadien signent en 2004 une entente de principe d’ordre général avec quatre des neuf communautés montagnaises (Betsiamites, Essipit, Nutashkuan et Mashteuiatsh). Aussi appelée Approche commune, cette entente concerne entre autres des redevances et droits de participation pour l’exploitation des ressources naturelles (Chouinard 2004 : A-2 ; Pelletier 2004), en plus de viser à l’obtention d’un futur traité incluant l’ensemble des communautés de la nation (DANQ-CI, 21 janvier 2003 : CI : 1-58 ; Salée 2003 : 125-126). Or, la lenteur des négociations qui se déroulent encore aujourd’hui – et qui, faut-il le rappeler, ont débuté dans les années 1970 – exaspère d’ailleurs les communautés qui n’ont toujours pas signé d’entente, comme la communauté de Pessamit qui réclame, en juin 2006, la somme de 11 milliards de dollars pour les dommages engendrés par le développement hydroélectrique sans avoir été consultée (Presse canadienne 2006). Selon Paul Charest, au moins trois des cinq communautés désirent signer une entente à la condition sine qua non que les droits sur l’exploitation des ressources naturelles y soient inclus (Charest 2008 : 260).

Le traité qui tarde à venir avec l’ensemble du peuple innu illustre, selon nous, la nouvelle dynamique au sein du rapport de force État/Autochtones : si les communautés locales peuvent désormais aspirer à la coopération « économique » d’égal à égal avec l’État et les autres communautés pour entreprendre le développement hydroélectrique « durable » de leurs territoires, il semble toutefois qu’il soit toujours difficile d’entretenir un rapport de force équitable avec l’État lorsque les négociations touchent l’ensemble des revendications territoriales dans une entente globale et politique. Comme le souligne Charest, la division interne de ces communautés, qui en 1994 ont vu vécu l’éclatement du CAM, donne un avantage à Hydro-Québec et aux responsables politiques, ce qui favorise la signature de partenariats « économiques » et non politiques (Charest 2008 : 261-262 et 276), contrairement à la nation crie, par exemple. Gageons aussi que certains projets hydroélectriques, comme celui de La Romaine aujourd’hui en chantier, augmentent à leur tour le degré de complexification des négociations et peuvent ainsi devenir un facteur de division entre les communautés autochtones directement touchées par le projet et les autres qui en sont exclues. L’État québécois et ses dirigeants politiques semblent pour l’instant tirer profit de ces divisions, comme si l’adage « diviser pour mieux régner » devenait plutôt « diviser pour mieux développer » l’hydroélectricité.

Conclusions

Si les décennies 1940, 1950 et 1960 sont marquées par l’absence d’un rapport de force, les peuples autochtones étant relativement absents de la scène politique et leurs préoccupations territoriales étant ignorées par le colonialisme et le paternalisme des dirigeants étatiques, la situation change radicalement dans les années 1970 avec le lancement du « projet du siècle », celui de la Baie James. Dès lors, les leaders autochtones prennent la parole publiquement et utilisent les tribunaux afin de faire valoir leurs droits, qu’ils considèrent lésés par les travaux hydroélectriques en cours. Incapables d’obtenir de nouvelles ententes où ils ne renonceraient pas à leurs droits territoriaux en échange de privilèges, les peuples autochtones traversent une période difficile entre la fin des années 1970 et le début des années 1980. Les leaders autochtones savent toutefois comment tourner à leur avantage la conjoncture sociopolitique qui débute avec la catastrophe de la noyade des 10 000 caribous et qui se termine avec la tenue du deuxième référendum québécois, sans oublier le lancement en 1989 du projet Grande-Baleine et les nombreuses contestations face à celui-ci entre 1990-1991. Là, à l’aube des années 1990, survient un renversement du rapport de force déployé en lien avec les projets hydroélectriques, où les autochtones font valoir leurs idéaux de coopération véritable pour la protection de la flore et de la faune de l’environnement nordique. Enfin, les événements de la fin des années 1990 et de la première moitié des années 2000 suggèrent une stabilisation du rapport de force. D’un côté, les différentes communautés autochtones d’un même peuple semblent désormais en mesure de coopérer économiquement à la planification et à la réalisation des projets hydroélectriques près de leur territoire local. De l’autre, à l’exception des Cris et des Inuits, les ententes globales, notamment avec la nation innue, semblent beaucoup plus difficiles à obtenir, l’État ayant sur ce plan un net avantage devant des communautés éparpillées et divisées.

Que peut-on conclure au sujet de l’évolution du rapport de force entre l’État québécois et ses dirigeants politiques, d’une part, et les communautés autochtones et leurs leaders, d’autre part, en ce qui concerne les développements hydroélectriques entrepris par Hydro-Québec ? D’emblée, les leaders autochtones savent tirer profit des ouvertures de la « fenêtre des opportunités » qui surviennent au début des années 1970, alors que l’image de l’Autochtone devient le symbole privilégié de la lutte pour la protection de l’environnement. De même, au début des années 1990, ils tournent aussi à leur avantage l’image du Québec qui tergiverse dans l’opinion publique mondiale. Dans les deux cas, les leaders autochtones réussissent à utiliser les discours scientifiques et militants ainsi que les perceptions du Québec à l’échelle nationale et internationale pour faire pression sur l’État québécois et ainsi donner plus de poids à leurs revendications. L’envers de la médaille est également vrai : l’État québécois peut tirer profit d’une conjoncture énergétique particulière, comme au début des années 1980 alors qu’Hydro-Québec met sur la glace ses projets hydroélectriques, pour retarder les négociations et ainsi éviter de reconnaître des droits spécifiques.

Ensuite, une deuxième constatation générale. Si la fracture semble visible dès les négociations entourant la CBJNQ, il devient évident depuis l’opposition au projet Grande-Baleine qu’un choc des valeurs et représentations anime les relations entre les leaders autochtones et les dirigeants de l’État québécois. Au fondement du rapport de force se trouve une lutte entre, d’un côté, les représentations du Québec axées sur le développement économique, technologique et énergétique des territoires autochtones au profit des besoins industriels, commerciaux et domestiques de la civilisation « moderne » du pourtour du Saint-Laurent, et, de l’autre, les représentations du Québec centrées sur le respect des droits territoriaux autochtones, sur la protection de l’environnement, sur la sauvegarde de la qualité du milieu de vie et sur le développement « durable » qui fait appel à un partenariat avec les communautés locales.

Enfin, si le rapport de force entre l’État et les Autochtones se montre changeant et souvent inégal selon les périodes étudiées, la présente étude montre qu’il est également fragmenté et hétéroclite. Ainsi, en changeant de lentilles et en observant selon l’échelle des différents peuples autochtones, nous remarquons que les relations avec l’État et ses responsables politiques ne sont évidemment pas les mêmes selon les nations étudiées, créant ainsi plusieurs rapports de force qui, en s’additionnant, définissent un rapport de force global. Par exemple, seuls les peuples autochtones touchés par les développements hydroélectriques – p. ex. les Cris dans les années 1970 – sont en mesure de trouver une oreille attentive auprès des dirigeants politiques ; les autres peuples, comme les Innus vers la fin des années 1970 et dans la décennie 1980, n’étant pas en mesure de soutirer une entente. La nature et l’orientation de ces multiples rapports de force sont alors à la merci des différentes expériences vécues par les nations autochtones, de la situation géographique, économique, politique et historique des différentes communautés qui composent ces nations et, aussi, du contexte énergétique québécois et nord-américain. En éclairant l’expérience différente que vivent les leaders des nations autochtones vis-à-vis l’État québécois, la présente étude suggère alors la présence de plusieurs rapports de force dont il faudrait analyser la composition de plus près. L’étude de ceux-ci nous permettrait de comprendre dans quelques années la nature du rapport de force entre l’État et les communautés innues concernant, entre autres, les projets hydroélectriques de la Péribonka et de la Romaine.