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Introduction

Si nous partons d’une définition simple de l’habitude comme ce qui relève de la répétition, plus ou moins assumée et consciente, d’une pratique (le parcours automate de la maison au métro tous les matins), d’un jugement cognitif (le commentaire toujours élogieux et attendu sur tout ce qu’un auteur consacré produira) ou d’un état passionnel (la joie des retrouvailles avec les amis tous les ans pendant les vacances), qu’est-ce qui se passe quand ce cours régulier, prévisible et souvent rassurant des choses, est bouleversé par un événement qui ne correspond pas du tout à cette chaîne événementielle ? Qu’est-ce qui arrive quand, tout d’un coup – justement, d’un coup, soudainement –, il y a un élément qui vient renverser l’ordre de cette continuité ? Cette discontinuité, cette rupture provoque dans la plupart des cas un effet d’étonnement, de surprise. Nous sommes choqués par ce manque dans le retour du même, par cette faille dans l’agencement bien rangé des choses. Ce phénomène qui est la surprise serait alors le versant contraire de l’habitude ; il agirait comme son élément perturbateur. Le but de cet article sera d’explorer cette figure de la surprise et de voir quelles sont ses caractéristiques sémiotiques. Il s’agira d’apprécier dans quelle mesure la surprise affecte aussi bien le plan de l’expression que le plan du contenu du discours, et en quoi l’accident et l’événement imprévisible s’intègrent dans l’habitude, dans le récit prévisible, ou de quelle manière ils résistent à la récupération et quelle est leur singularité sémiotique. Dans ce sens, cette réflexion s’inscrit dans une recherche plus générale sur les rapports entre événement et récit, dans le cadre de la sémiotique tensive, et donc des rapports entre intensité et extensité, ou entre dimension sensible et narrativité. Nous essayerons d’étudier les traits signifiants de la surprise dans les différents niveaux du parcours génératif de la signification : quel est le statut modal de la surprise, qu’est-ce qu’elle signifie du point de vue de l’énonciation, de quelle manière la surprise affecte le niveau narratif et, finalement, quelles sont les conséquences cognitives et passionnelles pour les sujets « pris par surprise » ? Pour ce qui concerne le domaine discursif, nous présenterons des exemples tirés du champ politique et stratégico-conflictuel, où, de toute évidence, la surprise joue un rôle prépondérant. Nous prendrons comme cas d’exemple la lecture que l’historien Marc Bloch a faite de la défaite française de 1940, laquelle, selon lui, eut pour cause, dans une grande mesure, le conflit entre l’habitude – sous la forme d’une routine bureaucratique paralysante – installée dans l’armée, et dans la société française, et la surprise produite par le style de guerre allemand :

Tout le long de la campagne, les Allemands conservèrent la fâcheuse habitude d’apparaître là où ils n’auraient pas dû être. Ils ne jouaient pas le jeu.

Bloch, [1940] 1990 : 77[1]

Il montrera dans son écrit l’énorme bouleversement produit par la surprise stratégique et par le choc de deux styles stratégiques opposés, de même que les conséquences aussi bien pragmatiques que cognitives et passionnelles qu’elle aura sur l’armée et la population françaises. Outre l’intérêt historique du récit de Marc Bloch, nous trouvons que son texte pose justement des questions pertinentes à la sémiotique sur les rapports entre tempo et passions et sur leur rôle stratégique dans l’interaction sociale et communicationnelle.

La surprise comme acte énonciatif

La surprise, qu’on la prenne du point de vue de la cible ou de celui de la source, relève de la dimension énonciative ; elle est une pratique énonciative particulière et a des conséquences précises au niveau des instances de l’énonciation. Le premier constat à faire, c’est que la surprise a le pouvoir de faire émerger une double subjectivité[2], celle du sujet surpris et celle du sujet « surprenant »[3]. Celle du sujet surpris, car sa subjectivité était, si l’on peut dire, d’une certaine manière « effacée », « endormie » (une sorte de non-sujet) par la mélopée répétée de l’habitude. Si l’habitude a comme conséquence nécessaire une sorte d’engourdissement de l’attention du sujet et de la subjectivité en général – ce qui est très pratique, car cela permet d’accomplir certaines tâches de manière distraite, sans être obligé d’être en permanence en état d’alerte[4] –, la surprise vient secouer cette inertie sur laquelle le sujet pouvait se reposer et s’abandonner un peu, le mettant à mal et l’obligeant à « ré-apparaître », à ré-exister, à résister. Cela suppose une sorte d’embrayage énonciatif ou de « prise en main » du processus discursif de la part du sujet, d’un passage d’un état de « non-sujet »[5] (dont les actes ne peuvent être que « non réflexifs » et qui, par conséquent, ne peuvent agir que dans une programmation pré-établie, c’est-à-dire dans ses habitudes) à celui de sujet proprement dit, capable de prédiquer et de juger… L’habitude, répétitive, réitérative, est la voix commune, « collective », celle du « on », de la marche automatique, une sorte d’énonciation impersonnelle, stéréotypée. Alors, le choc de la surprise détruit l’atmosphère « désindividualisante », contractuelle et confortable des routines pour imposer la nécessaire présence d’un sujet qui peut ou doit juger ou agir. Dans l’habitude, tout ce qui définit le sujet du discours – ses compétences cognitives et pragmatiques – semble émoussé :

La routine, enfin, est, par essence, accommodante. On s’était accoutumé, durant de longues années de bureaucratie, à beaucoup d’insuffisances, qui prenaient rarement un caractère tragique. Les temps changèrent. Non les moeurs. Pour faire court, ce serait sans doute assez de dire que les états-majors du temps de paix n’étaient pas une bonne école pour les caractères.

Bloch, 1990 : 127

La surprise alors obligera à une « prise de conscience » – euphorique ou dysphorique – et à l’instauration d’un sujet modalement compétent :

Or, ayons le courage de nous l’avouer, ce qui vient d’être vaincu en nous, c’est précisément notre chère petite ville. Ses journées au rythme trop lent, la lenteur de ses autobus, ses administrations somnolentes, les pertes de temps que multiplie à chaque pas un mol laisser-aller […], son goût du déjà vu et sa méfiance envers toute surprise capable de troubler ses douillettes habitudes : voilà ce qui a succombé devant le train d’enfer que menait, contre nous, le fameux « dynamisme » d’une Allemagne aux ruches bourdonnantes.

ibid. : 182

Par ailleurs, la surprise « dévoile » une autre subjectivité, celle de l’agent, de l’actant responsable de l’action, de l’événement qui surprend, celle de la « source ». Le sujet « cible » semble se réveiller et sortir d’un certain étourdissement en se demandant ce qui se passe ; il prête l’oreille à ce qui auparavant n’éveillait en lui aucune attention, à ce à quoi il ne prêtait qu’une « oreille distraite » dans le meilleur des cas. Il découvre ainsi, en même temps que sa propre subjectivité se manifeste, l’existence de l’autre sujet, de celui qui se trouve derrière l’action qui l’a ébranlé. C’est comme si celui qu’on avait toujours en face de nous, mais qu’on ne voit plus à force d’habitude, se révélait, tout d’un coup, parfois comme une véritable apparition, ne serait-ce que parce qu’il apparaît là où il ne faudrait pas, là où on ne l’attendait pas :

Là où le sort les avait placés, leur besogne quotidienne prolongeait celle du temps de paix et l’atmosphère mentale avait une odeur poussiéreuse de bureau ou de chefferie. Il était convenu, surtout, qu’on n’était pas sur le front. L’ennemi rompit le contrat. Que n’avait-on mieux expliqué, par avance, à ces honnêtes serviteurs, un peu trop vieillis, pour la plupart, sous le harnois, comment, dans une guerre de vivacité, l’arrière risque toujours de devenir l’avant ?

ibid. : 140

La surprise énonciative agit en l’occurrence dans la spatialisation. Elle vient du fait que l’ennemi, censé être devant, se trouve derrière nous, là où, selon les règles apprises dans des écoles de guerre datant de la Première Guerre mondiale – qui consistent à répéter une leçon –, le front ne pouvait pas être.

Le processus de subjectivisation opère alors à deux niveaux. Ce processus a toujours un caractère « révélateur » du sujet producteur de l’événement, comme on dit d’un liquide révélateur en photographie qui fait jaillir l’image d’un fond noir et indistinct. La surprise crée justement une distinction, une discontinuité différentielle, comme catégorie de l’aspectualisation actorielle, car là où il n’y avait qu’une « masse actorielle » indistincte, d’où aucun élément subjectif ne se dégageait, le sujet responsable de l’action fait son apparition[6]. En même temps, la surprise joue le rôle de « réveil ». Elle « pointe », « pince », le sujet surpris, de la même manière que le sujet observateur de la photo, dont parle Roland Barthes, est « touché » par le « punctum », lequel est le produit de la « co-présence de deux éléments discontinus, hétérogènes en ce qu’ils n’appartenaient pas au même monde » (Barthes, 1980 : 45). La surprise génère une sorte de distribution des rôles où l’on discerne, parfois pour la première fois, parfois d’une manière nouvelle, un sujet : les attentats du 11 septembre – véritable surprise stratégique – permirent de percevoir pour la première fois un actant-sujet jusqu’alors invisible pour la plupart des gens.

Régime syntagmatique et tensif de la surprise

L’habitude étant de l’ordre de la répétition, de la programmation et de la continuité, la surprise rompt cette continuité et introduit une discontinuité que l’événement, ayant provoqué la surprise, « isole ». Le récit, fait d’une suite, d’une continuité, qu’elle soit discursive – une logique temporelle, spatiale ou une unité énonciative –, isotopique ou d’action, est mis à mal par la surprise qui « suspend » cette unité narrative. En fait, chaque fois qu’un fait survient comme un événement isolé, déconnecté du reste des faits et du cours des choses vécues, il est perçu souvent comme une surprise. Le caractère isolé de l’événement, non intégré dans une unité syntagmatique ou paradigmatique, est la raison de son effet surprenant. Que l’on ne puisse pas le rattacher à d’autres événements antérieurs, qu’il se dérobe à la suite qui caractérise l’habitude, constitue la raison de l’inattendu, de l’imprévu. Avec la surprise, ce que nous voyons se dessiner, c’est le conflit entre deux régimes syntagmatiques opposés. D’un côté, un régime implicatif, fait de règles productrices de « doxa », voire de stéréotypes et de conventions :

Notre presse, presque tout entière, et tout ce qu’il y a, dans notre littérature, de foncièrement académique, ont répandu dans notre opinion le culte du convenu. Un général est, par nature, un grand général.

Bloch, 1990 : 56

Face à ce régime, intervient un autre régime syntactique, celui de la concession[7], qui apparaît comme le contre-programme de l’autre régime, celui justement de la programmation. Le régime concessif est celui qui ne répond pas à la règle Les Allemands, tout simplement, avaient avancé plus vite qu’il ne semblait conforme à la bonne règle » [ibid. : 68]), celui qui fait jaillir l’inattendu et qui, par conséquent, est marqué par l’intensité et par le tempo vif, contrairement à l’habitude qui, elle, est caractérisée par un tempo lent[8] :

Durant la longue période d’attente qui vit se prolonger, au plus grand dam de l’armée française, les habitudes du temps de paix, le bon ordre dont nous étions si fiers n’était acquis qu’au prix d’une grande lenteur. Quand il fallut aller vite, nos chefs, trop souvent, confondirent la fièvre avec la promptitude.

ibid. : 91

L’opposition ne serait tout simplement pas entre un tempo lent et un tempo vif, mais un peu plus complexe. Il y aurait en fait quatre régimes de tempo différents qui gouverneraient les rapports entre les valeurs tensives de l’habitude et de la surprise : d’un côté, les deux valeurs extrêmes du tempo, à savoir un type d’habitude qui produit une torpeur paralysante (l’extrêmement lent) opposée à une précipitation chaotique (l’extrêmement rapide) et, de l’autre côté, les valeurs moyennes de chaque axe, un tempo calme et ordonné face à un régime marqué par la vivacité diligente[9] :

Figure 1

Voir note[10]

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En fait, les deux tempos sur-contraires sont marqués aspectuellement par l’excès : trop lents ou trop rapides. Et selon Marc Bloch, l’armée française aurait agi selon l’un ou l’autre excès. Elle passait de la mollesse et de la somnolence à un affolement et à une agitation improductive qui ont fini par accélérer la défaite, par faire perdre la guerre avant de l’avoir perdue – le choc de la surprise et de la vitesse de l’attaque allemande ayant provoqué débandade[11], fièvre, frénésie et égarement au sein des officiers et des troupes françaises :

Ailleurs, malheureusement le repli, sans doute inévitable, prit trop souvent des allures de fuite et, parfois, devança l’événement. Le G.Q.G. dut renvoyer à son poste le général commandant une région militaire ; ce chef avait abandonné sa ville, sans ordre, pour la belle raison qu’à son avis l’ennemi n’en était plus assez loin.

Bloch, 1990 : 140

La surprise est alors ce qu’on ne voit pas venir et qui survient soudainement, trop rapidement. La surprise suppose toujours une brusquerie, une « violence » faite au déroulement régulier des habitudes, des normes. Dans ce sens, faire des connexions, hors des normes pré-établies et des habitudes cognitives et intellectuelles conventionnelles entre événements, permet justement d’échapper aux surprises – plutôt mauvaises – des risques industriels et écologiques dans les sociétés modernes. Si l’habitude se fonde sur des présomptions causales et des anticipations cognitives suivant une certaine norme, la surprise est l’effet d’un événement qui ne s’ajuste pas à ces présomptions. Par conséquent, la prévision et la prévention des surprises et des risques comportent la connexion d’événements distincts, de faits échappant aux régularités, aux normes, aux coutumes et à tout ce qui nous est familier[12]. L’habitude suscite un état d’attente, selon lequel les choses continuent d’être comme toujours, qu’elles se présentent et s’ensuivent jusqu’à maintenant en faisant du sujet de l’habitude une sorte de superstitieux[13], qui pense qu’il y aura toujours un ajustement[14] parfait entre ce qui est programmé et le monde dont on a la certitude, ou l’espoir, qu’il s’adaptera à notre rythme, à notre tempo[15]. L’habitude, donc, rassure le sujet qui « croit » au maintien du monde tel qu’il est. La surprise alors démentira cette fiducie avec le surgissement de l’incroyable, de l’inattendu et de l’étrange. L’étrange – qui est, rappelons-le, un des mots du titre du livre de Marc Bloch – fait référence à ce qui n’est pas familier, à ce qui est inhabituel et qui provoque une très grande incertitude qui produira, comme on l’a vu dans les exemples de Bloch, du désarroi et une grande confusion dans l’agir.

La question est de savoir comment on construit ces suites et ces continuités qui structurent l’habitude et qui seront contredites par les événements. En tout cas, il apparaît clairement que nous attribuons souvent des relations de causalité, dans l’habitude, à des événements dont le seul lien n’est que temporel. Les habitudes ne constituent parfois que des suites, dont le seul « liant » n’est que le temps ou le tempo – une certaine récurrence quotidienne des choses –, qui seront interprétées comme des syntagmes régis par une logique, causale ou tout autre. Alors, on peut facilement interpréter comme une isotopie, sur le plan du contenu, ce qui peut ne relever que du plan de l’expression : le rythme des événements récurrents finit par faire oublier son contenu. Ainsi, l’arrivée d’un événement « surprise », d’une allotopie (Groupe µ, 1990 : 56), de l’inattendu, qui ne répond pas à la suite causale préalable, sera interprétée comme une dissonance, alors qu’en réalité elle ne l’est pas plus, en tout cas du point de vue du contenu, que les événements antérieurs, lesquels étaient vus comme une suite sémantique cohérente, homogène et régulière à cause de la régularité de leur tempo. La récurrence sur le plan de l’expression vaut dans ces cas pour celle du plan du contenu. De là, de nombreuses erreurs et accidents sont perçus comme de véritables « discontinuités », alors que la continuité préalable rassurante n’en était pas une. Ce qui est perçu comme un événement introduisant une rupture dans un état inchangé n’est que le produit d’une transformation continue et d’une sorte de guerre d’usure silencieuse (Jullien, 2009 : passim).

En fait, ce qui est souvent interprété comme une continuité est en réalité une non-discontinuité. Dans de nombreux cas, la surprise vient du fait que le sujet réalise une inférence qui, de la non-discontinuité, implique la continuité. Le cas de l’accident de la navette spatiale Challenger est un cas exemplaire de ce type de raisonnement : l’absence de signes de défaillance dans les vingt-quatre lancements préalables à celui du Challenger ayant été prise pour la preuve de la fiabilité du système ; la répétition dans le passé, pour la garantie de l’avènement certain d’un événement futur qui devait immanquablement arriver de la façon dont on l’avait prévue (Morel, 2002 : 108-109).

Figure 2

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C’est ainsi que la surprise arrive sans crier gare, non pas parce que l’événement n’était pas prévisible, mais parce qu’on avait vu une suite, une continuité, là où il n’y en avait pas ou parce que le « travail » s’était accompli dans le « silence ». La surprise ne serait alors que la manifestation ponctuelle, le surgissement inopiné de ce qui, de manière latente, était en train de « se préparer ».

Par ailleurs, la surprise pose une autre question, celle qui concerne la nature de ce qui revient, de ce qui se répète, ou de ce qui est censé se répéter, dans l’habitude. Imaginons un instant une habitude, à tel point fondée sur le retour répété d’un objet d’une manière tellement réglée et cadencée par un tempo régulier, qu’on finit par oublier son contenu. Comme on le disait plus haut, la cadence du tempo, plan de l’expression, deviendra, dans un certain sens, le contenu de cet objet ou événement et finira par supplanter le plan du contenu de celui-ci. Ainsi, la continuité de l’un des éléments de l’habitude sera prise comme s’il s’agissait de la répétition de toutes ses composantes. La persistance d’une des composantes du procès discursif suffirait à faire croire à la continuité de tous les niveaux du discours : le retour, par exemple, d’une même forme énonciative sera interprété comme le retour aussi d’une même dimension cognitive ou passionnelle, alors qu’il ne restait peut-être qu’une voix, tout le reste ayant déjà disparu. Un jour, on est alors surpris quand la discontinuité affecte aussi ce dernier élément, nous faisant ainsi prendre conscience de la rupture, de la singularité de l’événement qui ne s’intègre plus dans la série. La surprise viendrait donc de la non-prise en considération de toutes les composantes de la structure du discours, alors que la continuité n’affecterait désormais qu’un des éléments, par exemple le tempo, le rythme ou les formes de l’énonciation. C’est ainsi que, parfois, on continue à entendre une voix, croyant qu’elle dit toujours les mêmes choses, cependant que depuis longtemps elle disait toute autre chose et c’est alors que, le jour où cette voix change complètement – dans son ton, par exemple, qui d’amical et bienveillant devient désobligeant et hostile –, nous sommes choqués, surpris par ce changement radical, abrupt et inopiné, puisque nous n’avions pas vu, endormis par la litanie répétée de l’habitude, toutes les autres dimensions discursives qui avaient déjà changé, comme des signes avant-coureurs de la transformation qui allait se produire.

La surprise peut en fait affecter plusieurs éléments du processus discursif, ou simplement un seul, ce qui donnera des types de surprise différents. La surprise peut concerner le sujet (« je ne m’attendais pas à ça de toi ! »), l’espace (c’est dans une grande mesure le cas de l’attaque japonaise de Pearl Harbor, les Américains se croyant à l’abri à cause de la distance existante entre le Japon et leur base hawaïenne ; c’est aussi le cas de toutes les embuscades typiques des guerres dites « asymétriques » et des guérillas[16]), le temps (une des surprises classiques en stratégie est d’attaquer au moment où on ne l’attend pas, comme lors de la guerre du Yom Kippour), l’aspect (une attaque « coup de main » alors qu’on s’attend à une longue bataille), le tempo (c’est le cas de la guerre en 1940 avec, d’un côté, un dispositif prévu pour un long affrontement et, de l’autre, la blitzkrieg, la guerre éclair), l’objet de valeur en jeu (s’attaquer à des objectifs en principe secondaires ou à d’autres considérés comme inexpugnables), ou la programmation narrative (ne pas offrir de résistance, ne pas proposer de contre-programme, éviter l’affrontement, tactique soviétique lors de l’invasion de l’armée allemande). La surprise pourra ainsi venir de n’importe quel niveau ou de n’importe quel élément du discours, même si un ou plusieurs éléments demeurent inchangés. Cela dit, la plupart des surprises combinent des variations sur plusieurs composantes discursives – l’attaque arrive là où on ne l’attend pas et elle est accomplie par des sujets qu’on ne soupçonne pas du tout –, ce qui rend la tâche de les prévoir et d’y réagir assez difficile.

Effets cognitifs et passionnels de la surprise

En fait, il y a un point d’inflexion qualitatif et intensif qui vient brusquer le processus quantitatif et extensif des habitudes et des tempos réguliers. À cette singularité et à ses effets cognitifs et passionnels, nous leur donnons le nom de « surprise ». Du degré ou de la « force de pénétration et de propagation » – comme dans la balistique – de cet événement intense, et de la capacité cognitive et passionnelle de l’encaisser dépendra ce qu’on appelle la « profondeur stratégique » de la surprise, c’est-à-dire les effets plus ou moins durables et perturbateurs sur le sujet affecté par celle-là.

Un des effets cognitifs de la surprise est la prise de conscience du démarrage d’une nouvelle étape narrative, car elle crée une rupture dans la régularité en vigueur jusqu’au moment de l’événement dont elle est l’effet. Elle efface et laisse de côté tout ce qui existait avant. Mais, à côté de cette transformation cognitive à caractère prospectif – avec la nécessité d’imaginer de nouvelles formes pour le récit à venir –, il y a aussi un effet rétrospectif très profond, car le sujet doit faire une analyse du passé de l’histoire pour revoir et reconsidérer les certitudes interprétatives dont il se servait et qui se sont révélées inefficaces pour prévoir l’événement. Le sujet se verra alors dans l’obligation de faire une analyse de l’histoire et devra, dans certains cas, faire « un examen de conscience »[17]. La surprise peut ainsi avoir une fonction révélatrice, comme dans l’anagnorisis aristotélicienne, avec la reconnaissance d’un état des choses qui ne correspond pas aux prévisions ; du coup, peut commencer le processus de prise de conscience, d’examen et de reconstruction de l’univers susceptible d’expliquer cet événement. Il faudra donner du sens à l’événement, lui faire réintégrer un récit, car il est par définition hors du cadre narratif fondé sur la répétition et la prévision que donnent l’habitude et le syntagme. Le sujet sera alors obligé de reconstruire un système sémiotique, mis à mal par l’événement créateur de la surprise, qui exige qu’on revienne sur le passé et qu’on le reconsidère à la lumière des nouveaux éléments « survenus ».

Mais les effets les plus marquants de la surprise stratégique sont d’ordre pathémique, et ils s’étendent et contaminent toutes les autres dimensions du discours – cognitive et pragmatique – en les conditionnant de manière profonde. Nous pouvons alors affirmer que la dimension pathémique constitue l’assise des autres dimensions du discours, en tout cas en ce qui concerne la surprise stratégique ou tout simplement la mauvaise surprise. Elle régit le cognitif et le pragmatique ; l’effet passionnel de la surprise module les modalités épistémiques pour le cognitif (l’incertitude s’installant au coeur du sujet) et les modalités de l’action (la paralysie venant de l’abandon de toute volonté s’empare souvent du sujet troublé par la surprise) :

Puis ce fut la marée montante d’un désespoir qui, au lieu d’aiguillonner à l’action, semblait chercher son refuge dans une sorte de paresse somnolente. Je n’ai guère connu de spectacle plus démoralisant que certains affalements dans les fauteuils du troisième bureau.

Bloch, 1990 : 141

Si le pathémique semble gouverner les autres dimensions du discours, le tempo, catégorie profonde du discours, détermine à son tour le passionnel. C’est du caractère « brusque » et « subit » de la surprise, c’est-à-dire de son tempo vif, que découlent les effets passionnels qui affecteront le sujet. Les conséquences passionnelles de la « brutalité » tensive d’un événement, de la soudaineté intempestive d’un fait ou d’une nouvelle, sont souvent beaucoup plus responsables des émotions qu’ils déclenchent que la nature même de ces faits ou de ces nouvelles :

L’homme est ainsi bâti qu’il se bande à affronter un danger prévu, au lieu où il l’a prévu, beaucoup plus aisément qu’il ne supportera jamais le brusque surgissement d’une menace de mort, au détour d’un chemin prétendument paisible […]. Il paraissait beaucoup plus effrayant de se heurter, soudain, à quelques chars, en rase campagne.

ibid.: 78-79

L’hégémonie dans la gestion du tempo de l’action et du discours sera alors, dans une grande mesure, la garantie de la supériorité de l’interaction dans toutes ses dimensions, en commençant par le passionnel. Il est avéré aussi que la maîtrise du tempo dans la stratégie – dans le conflit ou dans la communication – détermine les conditions du contrôle de l’action – guerrière ou politique. Ainsi, certains dirigeants politiques utiliseront comme stratégie la surprise et l’effet d’annonce qui, du fait même de leur caractère imprévu, sont susceptibles de « désarmer » leurs opposants. L’irruption brusque et véloce d’une action intempestive, dans un monde au rythme ordonné et cadencé, pourra parfois désamorcer, ne serait-ce qu’un moment – mais peut-être vital comme en 1940 –, toute opposition et résistance.

Pour conclure : de l’improvisation stratégique

Nous avons voulu mettre en évidence le fait que la surprise vient troubler des routines et des habitudes, bien trop réglées – comme du papier à musique –, en faisant irruption dans le monde policé des normes parfois de manière brutale et violente. Ce choc n’est en fait, comme nous l’avons vu pour le cas de la guerre en 1940, que la rencontre de deux tempos « incompatibles », d’un tempo qui ne rencontre l’autre que pour le faire disparaître. Mais quel régime « musical » opposer à ce tempo ravageur de la surprise ? Quel régime de la pratique peut alors faire face à l’inattendu si celui des règles semble voué à l’échec, si la programmation inhérente à l’habitude semble insuffisante pour anticiper ou réagir correctement à l’imprévu[18] ? Peut-être qu’une sémiotique de l’action improvisée pourrait être une piste de recherche. Nous pensons que cette sémiotique devrait peut-être laisser le monde des règles et explorer davantage celui des méta-normes, lequel nous semble plus en mesure de nous permettre de comprendre la semiosis de l’interaction entre surprise et habitudes. Qui sait si la stratégie ne gagnerait pas à se « mettre au jazz » ? Juan Alonso-Aldama