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– Où veux-tu qu’on déjeune ? lui ai-je demandé.

– Comme d’habitude, a-t-il dit.

– Tu ne voudrais pas changer ?

– Non.

David Lodge, 2008 : 75

Si Robinson a tenu bon en son île vingt-huit années, deux mois et dix-neuf jours, c’est en s’inventant des habitudes. Le plus célèbre naufragé de la littérature a sans nul doute survécu à l’isolement total sur un territoire inhabité grâce à son génie du bricolage, son habileté potagère, son sens de la hutte, son amour des animaux, sa haine du cannibale, sa foi en Dieu ou son désir d’expiation en concevant son naufrage comme une sanction divine punissant sa désobéissance (être parti sillonner les mers malgré l’interdiction de son père). Mais c’est également et sans nul doute aussi parce qu’il a su se forger des rites ; s’instituer des codes, des règles, des mesures (dont la tenue d’un calendrier comptant scrupuleusement les jours, les semaines, les mois et les années) et se fixer des repères en s’imposant des tâches régulières faites pour structurer ses journées : rythmer son séjour en rationalisant sa durée par des ponctuations et des répétitions.

Crusoé n’est pas que la figure emblématique de l’homme ingénieux en espace désert, mais celle tout autant de l’organisateur démiurgique en temps désert. Non moins vide et inorganisé que l’espace sauvage et hostile de l’île, ce temps brut sans contenu défini est aussi inconnu et inquiétant, du moins tant que les habitudes ne s’en emparent pas pour lui donner forme et substance en instaurant un ordre. Une chronométrie à même de définir des séquences et des suites de séquences. Des enchaînements, des déroulements, des discontinuités, des cycles. Des commencements, des intervalles, des fins et… des recommencements.

La peur du temps vacant

Évoquant un tout autre contexte, Jean Viard écrit :

Ce qu’il y a de passionnant dans l’invention des vacances, c’est la pensée, puis l’organisation d’un temps vacant, vide, sans devoir, ni fonction a priori […]. Il est vacant de toute fonction et usage préétablis. Ce temps n’appartient ni à Dieu, ni aux nécessités de la vie quotidienne, professionnelle, sociale et familiale. Ce temps est à chacun de nous, propriété généralement réjouissante. Parfois angoissante, alors minée par la peur du vide.

2000 : 43

Cette peur, c’est bien sûr celle de l’abîme, de la chute, de la mort, du néant. Mais, avant cela, c’est aussi la peur de l’égarement, de l’abandon, de l’errance et de l’ennui ; de la désorientation, de la divagation, de la dérive et du tangage ; du débordement, puis de l’engloutissement ou de l’échouage et de l’isolement par des forces insidieuses qui, insensiblement, poussent le frêle esquif personnel au large des temps partagés et des durées communes. Alors, pauvre « coquille de noix », le moi sitôt livré à la molle étendue dudit « temps libre » se retrouve emporté, voire déporté au seuil de gouffres insondables qui effraient. C’est que ceux-là sont situés bien trop loin des rivages souvent mornes, mais rassurants des temporalités collectives. Loin de ces temps prescrits et comptés : bornés, obligés et subis, mais du moins établis, ordonnés et réglés.

Cette vacance dans la quatrième dimension éveille, comme dans la troisième, la peur de se dissoudre dans l’immensité d’un désert sans consistance, ni limites, ni nom. Celle d’un temps qui n’est ni celui rituel du culte ; ni celui contraint du travail ; ni celui convenu des sociabilités publiques ; ni celui codifié des relations privées, cordiales, amicales, tribales, familiales ou même conjugales, toutes inscrites dans un temps contenu et fixé par les usages ; ni celui imposé des astreintes domestiques, des actes quotidiens et des tâches ordinaires. Ce temps à part pour soi peut désemparer et détruire, car son absence de règles fragilise la conscience de soi, qui s’éprouve précisément à leur contact, et peut disloquer du coup le sentiment (même illusoire) de maîtriser son existence. Ce temps est à la durée ce que les sables mouvants sont à l’espace : un terrain vague dangereux prêt à avaler aussitôt celui qui s’y engage sans carte ni boussole…

C’est donc là un temps singulier, dont la peur émane du risque qu’il contient du fait de sa seule vacuité, trou béant ou durée molle. Son danger est de pouvoir noyer l’être dans son inconsistance, de le diluer dans l’inertie de sa vastitude informe, de saborder ses projets et de ruiner son destin dans ses eaux mortes, ses vases gluantes et ses remous improbables. Le temps vacant – faute de courants réguliers pour régler la conduite et orienter la vie, faute de croisières définies dans sa durée étale et de rives à atteindre pour finaliser l’une et l’autre, faute de début et de fin pour donner un sens – est un temps potentiellement meurtrier…

Une fable de Patagonie

Alors, contre les forces sournoises du temps « libre » ou « vacant », et sachant depuis Sartre que la liberté est autant un sort qu’un privilège, tout un chacun s’emploie à n’être pas victime de ce perfide assassin. Du mauvais sort. Le but est de résister contre les vagues sans écume d’un océan sans rivages. De lutter contre la strangulation lente d’un temps sans âme dénué d’histoire, vide de norme et d’événement. D’abolir une durée insipide provoquant un mal de mer existentiel qui fait de nous de bien piètres marins ballottés sur des flots sans horizon. Et c’est ici que, à rebours de sa triste réputation, l’habitude apparaît positive, comme une force de stabilisation. Une solution et une façon de retrouver une assiette : une base, un équilibre, une densité, un cadre, grâce à une pratique aux vertus cohésives et conjuratoires, démarcatives et protectrices, qui consiste à contester la tyrannie du temps désert en le peuplant en abondance, et au besoin excessivement, de gestes, de faits, de rites, d’objets et de cérémonies.

Dans les années 1960, j’entendis pour la première fois, à mi-chemin de la légende et du témoignage, une histoire édifiante dont l’héroïne n’était autre que l’habitude, bonne fée et adjuvant puissant contre la solitude. Moral, remportant un vif succès auprès des « chercheurs d’or », des aventuriers de tout poil et autres amateurs de fortune vite faite, ce récit évoquait les promesses, mais aussi les dangers de la Patagonie, terre australe où il était alors possible, disait-on, de devenir riche rapidement en élevant des moutons par centaines quelques années durant, seul. La condition de la réussite était bien sûr de supporter cette solitude, la vacuité de l’espace et l’écoulement lent et indéfini du temps dans la pampa immense. Beaucoup avaient renoncé à cause de cela ; et d’autres n’avaient pas tenu, pas su résister, pas pu supporter l’isolement de cette retraite forcée. Certains, à ce qu’il paraît, en étaient même devenus fous, sortant de l’expérience effondrés, ébranlés à jamais, rapatriés comme des naufragés épuisés.

En contrepoint de ces désastres, on citait donc en exemple l’histoire fabuleuse d’un Anglais qui, lui, était sorti indemne de ce long séjour. Il avait tenu le coup et avait fait fortune. Pourquoi ? Parce qu’il s’était, comme cet autre Anglais de York, Robinson Crusoé, imposé des habitudes, notamment celles de s’habiller correctement chaque soir, en smoking, avant de manger, fût-ce une boîte de haricots, et d’allumer les bougies d’un chandelier posé sur une nappe, si sale fût-elle. Cette routine fut salvatrice ; et plutôt que de « routine », sans doute serait-il plus juste de parler déjà à ce propos, au vu de ce choix de répétition quotidienne, de l’invention de cette coutume, de la création d’un protocole de résistance contre le risque d’enlisement et de dissolution du soi : de ce moi socialisé, pour reprendre l’acception de Georges Herbert Mead (1934) qui, ici isolé, est devenu un sujet sans rôle, menacé de ce fait d’effondrement au sein du temps désert.

Les forces de l’habitude

Si l’on parle de « force de l’habitude », c’est que bien sûr elle en est une ; sauf que cette force-là voit ordinairement sa forme répétitive associée pour l’essentiel à des connotations négatives. Il suffit de consulter un dictionnaire pour se rendre compte, au vu de ses diverses acceptions, que la notion d’habitude a mauvaise presse. Ici, fait de la personne, elle est de l’ordre de la compulsion individuelle. Elle a pour synonymes « manie, marotte, train-train » ou encore « déformation machinale, tic, toc[1], pli, accoutumance » et renvoie au final à une conduite régulière quasi obsessionnelle, voire d’addiction. Et puis là, fait de société, elle est de l’ordre de l’aliénation collective. Elle a pour synonymes « moeurs, coutume, tradition, rituel », mais aussi «routine, conformisme, pratique immuable, manière d’être et de paraître récurrente fixée par une classe, un groupe, une religion », ce qu’entérine à sa façon, quoi qu’on en dise, toujours avec une connotation négative, la notion sociologique d’« habitus ».

De surcroît, l’habitude, plus qu’une force, est une faiblesse en ce qu’elle rend prévisible, donc vulnérable, qui en a, individu ou collectivité. Dès lors, connaître les habitudes d’autrui permet de le circonvenir, de le déséquilibrer, de le piéger, de le tuer. Sitôt identifiées les manies des uns ou les coutumes des autres, l’on peut ainsi tendre une embuscade aux premiers et déstabiliser la culture des seconds… Pourtant, de même racine étymologique qu’« habit, habitat, habiter, habitacle » ou « habitation », « habitude » n’est pas qu’un terme tout entier au service de l’expression d’une rigidité pathologique ou d’une norme sociale implacable. Celles-là, si l’on peut dire, sont les « forces obscures » qui opérationnalisent le versant négatif du concept. Par-delà la maniaquerie maladive et l’asservissement social, l’habitude ouvre des perspectives positives. Compulsive et aliénante ici, on peut voir qu’elle est par ailleurs libératrice, émancipatrice et inventive aussi.

Pour certains, l’habitude est libératrice de la pensée[2]. C’est là le sens de son usage et sa force positive. Elle libère l’esprit de la contingence des gestes ordinaires en permettant de les accomplir sans y penser. Elle laisse ainsi à l’esprit le temps de se vouer tout à son gré à l’essentiel (la prière, la lecture du Talmud ou autre activité), soulagé qu’il est des servitudes du quotidien grâce à l’automatisation de charges secondaires, mais obligées... Pour d’autres, selon des principes sans doute moins spirituels, mais non moins essentiels au mental, l’habitude libère de l’histoire. Délivre du temps historique et social. Autonomise et permet de persister dans le vaste monde, de s’y loger encore, mais légèrement à l’écart, hors du flux puissant de son historicité et de son actualité, replié à l’abri dans une durée autoproduite. Un temps privé décalé d’avec celui du « dehors », mais qui, comme lui, réglé, structuré, organisé et ponctué par des débuts, des fins et des suites de séquences, donne également du sens à la vie. Ici, connotation positive, l’habitude est une force qui invente une durée propre. Elle instaure une temporalité parallèle, en marge, en-soi. Elle fixe des cycles para-historiques créant une bulle filtrante, parfois poreuse, souvent étanche, qui tout à la fois déconnecte et protège ses habitants : ses inventeurs…

La parabole des inséparables

Comme nom, les inséparables sont des oiseaux, de petites perruches connues pour vivre toujours ensemble, côte à côte sur leur perchoir. Leur parabole est celle du couple indestructible. Mais on veut parler ici, ethnographiquement, comme d’autres le font d’une culture, d’une société, d’une communauté, d’une tribu, d’une famille ou du chemin de vie d’un individu, de la manière d’être ensemble d’un couple d’humains. Il s’agit d’un couple hétérosexuel de personnes âgées, dont la proximité quotidienne en vacances au titre de voisins amicaux a rendu possible, quasiment in labo, tant par l’observation que l’entretien, l’analyse des formes et de la fonction d’un usage de l’habitude. Il ressort en conclusion que cet usage ne peut se réduire ni à la compulsion individuelle – si fusionnel que soit le couple –, ni à l’aliénation collective – en ce que les itérations de cet usage ne sont précisément pas ici le signe d’une conformité des personnes avec un ordre général, un monde ou une norme sociale de comportement…

Cent soixante-huit ans en temps biologiques cumulés, dont cent seize de temps conjugal partagé, ce couple, dont la moyenne d’âge est donc de quatre-vingt-quatre ans (presque également répartie, à quelques mois près, entre les deux), est, dira-t-on, perclus de « manies » comme d’autres le sont d’arthrose ou de rhumatisme. Vue de loin, cette densité de rituels, conventions et automatismes familiers peut en effet faire paraître l’usage comme une sorte de pathologie psychosociale dégénérative. Au demeurant, cet usage de l’habitude est renforcé, d’une part, au niveau mental par plus d’un demi-siècle de connivence – ces inséparables ayant travaillé ensemble presque toute la durée de leur « vie active », si bien que leur temps professionnel frôle la coïncidence parfaite avec leur temps conjugal – et, d’autre part, au niveau social par un quart de siècle de « vie de retraités » sans séparation aucune…

Cimentée par une multitude de mini-programmes récurrents d’attitudes et de conduites endogènes et bien établies, cette micro culture conjugale de l’habitude s’exprime donc, tant par des pratiques que par des discours, jusque dans les moindres gestes. Ainsi, quand ils se promènent, ces inséparables marchent du même pas. Qu’ils se désynchronisent et aussitôt ils rétablissent l’harmonie. Depuis cinquante ans, ils vont en vacances en été, en Corse, au bord de la mer. Mais ils ne savent ni l’un ni l’autre un seul mot de corse, pas plus que distinguer un rouget d’une rascasse. Ils ignoraient que l’oignon rose peut se manger en salade et cru, comme le poivron rouge d’ailleurs, qu’ils pensent toujours être un gros piment piquant. De fait, côté cuisine locale, ce ne sont pas des aventuriers. Au restaurant, elle prend régulièrement des gambas importées d’Espagne et lui, un faux-filet au poivre vert. Cela n’a rien de très original, si ce n’est que ces choix culinaires font écho à une rigidité d’ensemble des pratiques alimentaires, qui n’est elle-même que l’indice de ce qui semble être, réalité plus vaste, une stratégie d’inadaptation généralisée !

De fait, à l’instar de leur ignorance de la langue et des produits locaux, d’autres signes de décalage suivent. Signes alimentaires, nos inséparables ne consomment pour l’essentiel que des endives et de la mâche, salades d’hiver en plein mois d’août, ou encore des betteraves. Côté fruits, ce sera des pommes (du Chili), pas des figues ou des pêches. Uchronie. Indifférence à la saison. Achetant un vin apéritif, ils choisiront un muscat de Rivesaltes[3] ! Utopie. Indifférence déjà notée aux réalités locales. De même pour les repas. Ils sont préréglés : à chaque jour son plat, toujours le même, quelle que soit la latitude. Mardi, c’est quiche lorraine, en Corse comme aux Antilles (souvenir évoqué d’un voyage en Martinique), à l’instar du dimanche, qui est le jour immuable de la douche… Autres signes de décalage : les horaires. On ne modifie pas les heures de sorties, même sous un soleil de plomb. On sort de 11 h à 13 h, comme à Paris en hiver, quand bien même l’épuisement, la déshydratation ou l’insolation seraient un risque majeur quand il fait 30°C ou davantage. Puis, quand la douceur du soir succède à la chaleur de la journée, on fera tout le contraire. Sitôt le repas avalé sur la terrasse, on s’enfermera à 21 h dans son studio, claquemuré derrière ses volets à regarder la télévision alors que dehors règne un monde de fraîcheur… Autre signe encore : l’ordre des actes. Pour avoir inversé un jour l’ordre de la séquence marché-plage en plage-marché, nos voisins nous jugèrent « compliqués » !

Dans leur patron de vie indéformable, au temps irréversible, ultra-ritualisé et, de ce fait, réellement imperméable aux variations culturelles comme aux variations climatiques, ceux-là résistent donc à l’extérieur sous toutes ses formes, au local comme au global, aux modes comme aux évolutions sociales. On pourrait en rester là, à ce portrait de couple, qui fait penser aux Taupin, ce ménage de « Français moyens » décrit par Pierre Daninos, découvrant les joies du tourisme dans les années 1950 (1954 : chap. 4). Sauf que leur organisation serrée des jours et des séjours mérite un peu plus que de l’humour ou de l’ironie…

L’arrêt du Monde

Formant une dyade sentimentale autarcique, qui n’a que faire du dehors pour exister, ou qui du moins, dans une proportion raisonnable, peut faire l’économie de ses us et coutumes durant un temps, « les amoureux sont seuls au monde », dit-on. De même nos inséparables octogénaires. Mais il faut alors cesser de les regarder comme des maniaques ou des sociologiquement désintégrés et ne plus vouloir voir ici, dans leurs habitudes, qu’un surpeuplement superflu de la durée par des rituels qui seraient au temps ce que seraient les nains de jardin à l’espace : les traces surnuméraires d’un désir maladroit, malheureux et borné de « masquer le vide d’une existence » (Jouannais, 1993 : 14).

En l’occurrence, il ne s’agit pas de masquer par l’habitude la mélancolie d’une vacuité existentielle. Il s’agit au contraire de structurer la plénitude d’un entre-soi heureux, dont le bonheur se construit positivement par et dans la répétition, le cycle : la programmation narrative en boucle du temps et de l’espace à l’échelle de la journée, de la semaine, du mois et de l’année[4]. Se souvenir à ce sujet de cette réflexion du romancier Raymond Radiguet : « Ce n’est pas dans la nouveauté, c’est dans l’habitude que nous trouvons les plus grands plaisirs » ([1923] 2000 : 55). Si l’affirmation, pour son ton péremptoire, peut être discutée, elle n’en a pas moins l’avantage de prendre à rebrousse-poil un solide préjugé qui a lui-même pour habitude, de la manie à la routine et de l’individuel au collectif, d’affecter le concept d’habitude, entre addiction et conformisme, d’acceptions négatives.

Si Robinson a tenu en son île en s’inventant des habitudes, se retrouvant même heureux hors de la société, ceux-là s’inventent une île grâce à leurs habitudes. Ces usages de l’habitude ne procèdent ni de la compulsion, ni de l’aliénation (qui n’en sont que de possibles dérives), car ils n’émanent pas à l’origine d’une pression interne ou exogène : d’une obsession ou d’une norme collective suivies aveuglément. Ces habitudes-là sont un fait de réflexion, de liberté et de choix de vie, qui autodétermine une manière de vivre. Il n’y a en elles ni injonction maniaque, ni prescription conformiste externe, mais bien plutôt, par des pratiques répétitives volontaires, l’envie de produire, délimiter et perpétuer un univers à soi, construit pour soi, gouverné par soi, et voué à résister à tout le reste.

Dans ce contexte, une révision du champ sémantique du concept s’impose donc. Rite public ou privé, de la doxa aux dictionnaires, l’habitude apparaît dans notre culture réduite, dépréciée et déportée en des zones de sens dévalorisantes. Entre dérision et condamnation, il n’y a guère que la médicalisation de son usage (psychiatrique) qui le dispute à sa mécanisation (sociologique) à l’aune de l’habitus. Mais n’est-il pas vrai que ce qui est « rituel, coutume » ou « tradition », chez les autres, est « tic, toc, manie, mode » et « conformisme » chez nous (voir Urbain, 2003 : 1re partie) ? On synthétisera cette révision du champ de la façon suivante :

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Et on la commentera en commençant pas noter un fait linguistique révélateur. Si les acceptions ou valeurs négatives de l’habitude, ici comme usage compulsif relevant de l’addiction, ou là comme usage imposé signe d’aliénation, se sont lexicalisées dans notre langue, avec respectivement et notamment les mots de manie ou marotte, d’une part, et ceux de routine ou train-train, d’autre part, le vocabulaire est défaillant pour exprimer ses valeurs positives.

De l’habitude comme soumission rituelle ou adhésion irrépressible à une forme de conduite itérative – ou bien de l’habitude comme prescription sociale forcée à l’habitude comme instinct mimétique ou injonction pulsionnelle maniaco-dépressive –, tout converge vers l’idée qu’une habitude ne peut être qu’un fait de domination humiliant ou maladif toujours subi et le plus souvent irréfléchi. C’est là le ghetto sémantique : la classe d’acceptions ou le confinement sémèmique, auquel l’idéologie contraint le concept. Car elle existe, spécifique, cette idéologie de l’habitude, avec son axiologie dégradante, en contrepoint de laquelle se trouve celle de l’aventure et son axiologie glorifiante (voir Venayre, 2002). De fait, ici moquée, là réprouvée, conformément à une vieille tradition selon laquelle il faut toujours être contre l’habitude, la seule habitude qui vaille au regard de cette idéologie est à l’évidence de n’en avoir pas et de tout faire, par principe, pour y échapper. Fuir ou rompre l’habitude est un acte encouragé, éthiquement approuvé par un certain… conformisme ! Comment faire ? En voyageant, par exemple. Car voyager, selon la célèbre formule de Paul Morand, n’est-ce pas un moyen de « gagner son procès contre l’habitude » (1927 : 59) ?

Pourtant, ni faiblesse, ni phobie, ni lâcheté, ni même confort ou facilité, l’habitude peut être aussi une force positive. Mais une idée reçue combat cette idée-là obstinément. Pourquoi ? Parce que l’habitude, même dépouillée de ceux-là, a encore tous ces défauts-ci. Elle introduit une rigidité quasi cadavérique dans la souplesse de la vie. Elle est synonyme d’un conditionnement liberticide de l’existence qui provoque uniformité et monotonie. Et puis, elle est aussi, tare rédhibitoire, aux antipodes du paradigme de la prise de risque valorisant la témérité et l’audace. L’habitude est perçue comme la conduite emblématique de la pusillanimité et de la prévention, que fondent les concepts de prévision et de précaution. C’est bien pourquoi, déjouant les hasards, prévenant ce qui advient (du latin advenire, d’où provient aventure) et annulant l’aléa, l’habitude est si dévalorisée, méprisée, refusée. Proscrivant l’accident, l’événement, l’imprévu, l’aventure, la surprise, elle arrête le monde, le vidant de tout effet de sens…

Inquiétude, quiétude et habitude

Or, l’habitude peut être également une force constructrice et créatrice. Déjà dans une expression comme : « Ne vous inquiétez pas, j’ai l’habitude », elle ne réfère plus aux précédentes acceptions, mais bien à la positivité d’une expérience antérieure ou d’une compétence. Celle d’un savoir auxiliaire, d’une endurance ou d’un savoir-faire. Elle rassure ; tant et si bien que l’habitude est même ici ce qui rend possible l’action et la garantit à rebours du handicap d’inertie, de répétition, de paralysie ou de maniaquerie qu’on lui prête communément. Elle n’arrête plus le monde. Elle le facilite. L’apprivoise ou le domestique…

Alors, nos exemples sont peut-être mal choisis pour démontrer l’existence d’une habitude positive ? On dira que l’Anglais de Patagonie, comme Robinson, ne démontre rien, sinon que l’habitude peut être, en effet, ni manie maladive, ni routine obligée, en ces circonstances particulières, un cas de force majeure : une nécessité vitale, laquelle perd cette valeur sitôt que l’homme recouvre sa liberté et rejoint la vie sociale. De même le cas du talmudiste qui préserve et même augmente son temps de lecture, d’apprentissage et de réflexion en usant intensivement de l’habitude sur le plan domestique. On dira qu’il s’agit là d’un recours neutre (ni positif, ni négatif) à l’habitude, tout au plus pragmatique, qui consiste à en user, comme d’une « seconde nature »[5], par commodité, à des fins d’économie réduisant la durée des servitudes quotidiennes par des automatismes ou des ritualités scrupuleuses voués à la liquidation de tâches fastidieuses.

Par ailleurs, quant à nos inséparables, on dira qu’ils sont aussi un mauvais exemple parce qu’il s’agit d’un couple de vieux. Leur goût du repli domestique étanchéifié par la répétition ou la mise en boucle de la durée à longueur de temps ne procède ni de l’habitude vitale, ni de la pragmatique. Entre manie et routine issues du désoeuvrement, elle est caractéristique de leur âge, et voilà tout ! Sauf que si cet âge accuse cette tendance ou la rend plus évidente du fait qu’elle se développe totalement en dehors de la vie sociale « active », elle n’est pas un monopole de génération. On la retrouve ainsi utilisée dans un autre contexte, qui est celui du temps vacant des loisirs, en particulier dans le cadre de la villégiature balnéaire (voir Urbain, 1994).

En effet, ce que nous apprend cette enquête (Sur la plage), c’est que les adeptes des vacances au bord de la mer ne recherchent pas dans cet intervalle de temps libre, contredisant le stéréotype des loisirs comme rupture, une échappée hors de leur mode de vie quotidien, mais au contraire une durée où vivre idéalement ses habitudes, c’est-à-dire où jouir pleinement de régularités choisies qui ne seront pas perturbées par des régularités contraintes et exogènes, par définition intrusives. Aussi, dans cette tranche de vie en apesanteur que sont ces vacances, la perfection est que surtout demain ne soit pas un autre jour, mais bien plutôt le même, toujours le même : celui d’une quiétude absolue, jamais troublée par l’extérieur.

De la perfection ordinaire

Dès lors, qu’est-ce que cette habitude et son désir ? Ni maniaque, ni routinière, ni pragmatique, ni imposée, ni pathologique, quels sont sa valeur et son sens ? À saisir dans le cadre d’une quête de synchronie parfaite entre les êtres qui la partagent hors du monde, cette habitude est un acte autarcique de résistance, un défi et même une révolte, car elle est le refus d’un ordre subi. C’est sa valeur, et elle est performative. De ce fait, elle n’a rien de machinal, car elle se réinvente en permanence au nom d’un projet existentiel d’autonomie que fonde le désir de créer et de maîtriser le temps propre d’un vivre ensemble, en marge d’un temps social, auquel on s’est habitué, plié, mais qu’on n’a pas produit. Et c’est là le sens, l’enjeu et l’effet sans cesse renouvelé de cette habitude choisie… Comme l’a écrit ce philosophe : « L’habitude en son essence consiste dans la perpétuité d’un acte qui se renouvelle sans choir dans la répétition mécanique des effets », si bien que l’habitude machinale, conclut-il, « n’est que l’usage anormal de l’habitude, devenue de servante maîtresse » (Chevalier, 1940 : 174).

Au fond, comme rite d’autonomie appliqué à la tribu, la famille ou au couple, cette habitude communautaire recréatrice a pour fonction non pas de dominer ou d’aliéner les hommes, de les soumettre à l’autorité incontestable d’un ordre de vie, mais de les servir et de les aider à être heureux ensemble. À cet égard, phatique, cette habitude-là fait penser à la parole vide du chef Indien Guayaki qui, selon l’anthropologue Pierre Clastres, ne fait que répéter : « Nos aïeux se trouvèrent bien de vivre comme ils vivaient. Suivons leur exemple et, de cette manière, nous mènerons une existence paisible » (1974 : 135). Ce discours n’est pas le discours du chef, mais le discours de tous. Ce n’est pas une parole de pouvoir, imposée, mais de cohésion, partagée. De même cette forme de l’habitude – et donc son autre usage. Par intention, réflexion et consentement mutuel, apparente routine, cette habitude-là est en fait comme une guérilla, une lutte permanente contre les répétitions imposées : un combat antiroutine quotidien. Elle s’oppose perpétuellement aux impacts des habitudes de domination qui, subies, aveugles, maladives ou prescrites, font le monde social, qu’il s’agisse de manies, de modes ou de train-train. De codes collectifs ou de symptômes. De traditions, de tics ou de tocs...