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Les interactions et les pratiques sociales oscillent constamment entre la valorisation de l’événement unique, moment rare et fugitif, et l’assujettissement à de multiples formes de répétition. Ces dernières, loin d’être synonyme de monotonie ou de simple duplication, sont au coeur d’enjeux de renouvellement pour le sujet. La répétition ne change rien dans l’objet qui se répète, mais elle change quelque chose dans l’esprit qui la contemple. Cette thèse de Hume, reprise par Deleuze, illustre ainsi toute l’ambivalence et la richesse des phénomènes de répétition et de récurrence, dans le champ des pratiques du quotidien.

L’habitude constitue, pour une bonne part, le vaste continent de ces pratiques récurrentes qui peuplent notre quotidien. Pourtant, elle a longtemps eu mauvaise réputation, assimilée dans le langage quotidien aux comportements automatiques et programmés, qu’on accomplit par habitude et qui désémantisent le monde par l’usage et l’usure, ou aux penchants et autres addictions coupables, les mauvaises habitudes. La dictature de la nouveauté et de la surprise, de rigueur dans le champ de la consommation et de la communication, a accentué le marquage axiologique négatif dont l’habitude fait l’objet.

Entre les deux pôles que sont l’événement unique, pure discontinuité esthétique, esthésique ou cognitive, et le pur automatisme, désémantisé à force de répétition, l’habitude s’actualise dans une grande variété de positions intermédiaires et justifie donc de s’interroger sur les conditions d’émergence du sens de ce large ensemble de pratiques et de situations qu’elle touche dans nos vies. Une perspective semble s’ouvrir en repartant de l’intuition d’Eric Landowski, pour qui la répétition inhérente à l’habitude comporte une part irréductible de nouveauté, « puisque l’accumulation des précédents modifie la valeur de chaque occurrence nouvelle » (2004 : 157), et donc apparaît comme génératrice de sens. Interprétation reprise par Jacques Fontanille dans sa typologie des pratiques sémiotiques (2008), où l’habitude se présente comme l’articulation permanente d’une tension entre programmation externe, à caractère régulier et itératif, et ajustement du sujet aux circonstances, à la différence de la routine.

Enfin, la notion de répétition elle-même, comme condition essentielle de l’habitude, se révèle complexe et demande à être affinée. En effet, la répétition à l’identique de textes-énoncés, le rapport répété des objets ou de tout autre « support » de l’habitude n’impliquent pas la répétition d’une saisie de signification identique pour le sujet. Ce qui ouvre la question du « mystère de l’habitude », dont parlait Deleuze.

C’est cette brèche entrouverte dans une conception figée et « continuiste » de l’habitude et de la répétition que cet ensemble de textes explore, en tentant d’approcher au plus près ces pratiques au-delà de ce que nous en dit le sens commun, dans leurs éléments constitutifs, leurs modalités, leurs différentes formes, et les nouvelles significations qu’elles peuvent générer.

Au préalable se pose une question d’ordre à la fois épistémologique et méthodologique : en quoi ces pratiques relèvent-elles d’une analyse sémiotique et quelles seraient les conditions de son efficience ? Question cruciale, qui amène Jacques Fontanille à replacer habitude et répétition dans le cadre plus vaste des pratiques, pour s’interroger sur les conditions d’une sémiotique de la pratique. Ce qui est en jeu d’abord, c’est la constitution de cette dernière en plan de l’expression et en plan du contenu : la pratique apparaît comme un agencement syntagmatique d’actions qui construit, dans son mouvement même, des contenus axiologiques ou passionnels. Autre point essentiel mis en lumière par Fontanille : le sens pratique émerge de l’interprétation de l’actant impliqué dans le cours de l’action. Tout au long de la pratique, il constate la conformité des séquences ou procède aux ajustements nécessaires, dans une visée stratégique d’accommodation. Chaque pratique se trouve ainsi définie dans une tension entre l’accommodation hétéro-adaptative (pression régulatrice externe) et l’accommodation auto-adaptative (pression régulatrice interne), se déployant de la routine à la conduite.

C’est justement en explorant les routines qui structurent le quotidien que Jean-Didier Urbain rencontre les formes positives de l’habitude. Observant et analysant en ethnologue les multiples programmes d’action et d’attitudes endogènes d’un couple « d’inséparables », ayant passé ensemble plus d’un demi-siècle, il fait émerger la dimension libératrice et créatrice de l’habitude. La programmation en boucle des séquences qui rythment la journée, puis l’année, permet de se créer sa propre temporalité et son univers à soi, qui résiste à l’extérieur. Ces habitudes choisies témoignent d’un idéal d’autonomie, à l’inverse des habitudes imposées qui prennent la forme dysphorique de l’aliénation. Elles se démarquent aussi de tous les rites compulsifs et maniaques relevant de l’addiction, étant pratiquées en conscience et « en toute liberté » par le sujet du cours d’action.

Ces habitudes choisies révèlent la présence intense du sujet à sa pratique, aussi répétitive soit-elle. Il apparaît ainsi que la répétition elle-même, constitutive du plan de l’expression d’une pratique, contribue au sens et à la valeur construits par le sujet dans cette pratique. C’est ce que montre le travail de terrain mené par Erik Bertin sur l’analyse de l’écoute musicale répétée, à partir d'un corpus constitué de la création d’un blogue d’auditeurs de musique. Au fil des écoutes, une interaction se construit entre une forme musicale répétée à l’identique et un sujet soumis à des variations de tensions entre ressentir et découvrir. On voit alors que l’intensité émotionnelle ne décline pas fatalement à mesure des répétitions, non plus que l’acquisition du savoir sur le morceau n’épuise nécessairement le vouloir du sujet-auditeur. Et, au-delà de l’accumulation des écoutes, ce sont bien les modulations du rythme et de la durée des répétitions qui affectent le devenir des valeurs axiologiques, modales et passionnelles investies par le sujet de l’écoute.

Dans le même sens, comme le montre l’hypothèse qui sous-tend l’article de Didier Tsala Effa, la répétition, loin de constituer une simple récurrence isotopique sémantique et paradigmatique, installerait une véritable syntaxe. L’action de mâcher, étudié par l’auteur, dans sa double nature répétitive – acte quotidien et action mécanique –, semble être définie par une structure discursive soumise aux formes essentielles de l’aspectualité – avec des phases inchoatives, duratives et terminatives – qui constitueraient autant de formes tensives (intenses ou extenses) qui seront reprises par la figurativité du packaging des chewing-gums analysé dans cet article. Ainsi, les opérations tensives intrinsèques à l’acte de mâcher, qui sont de l’ordre figural – avec des intensifications et des amenuisements rythmiques –, trouvent finalement une traduction dans le packaging sous forme de différentes configurations également tensives de la lumière et qui viendraient confirmer l’hypothèse du caractère syntaxique de la répétition et de l’habitude.

L’unité et l’homogénéité de l’habitude viendraient alors non seulement de la simple réitération créatrice de cohérence, mais aussi d’une dynamique « dialectique » entre le même et le différent, ce qui constitue le ressort essentiel de l’intrigue. Dans son article, Nicolas Couégnas met ainsi en évidence que le rituel – dans son cas de la lecture quotidienne d’une histoire aux enfants avant le moment de s’endormir – se joue dans une tension entre répétition et surprise qui finit par produire une habitude créative. Couégnas découvre l’existence de deux modèles d’album de littérature infantile : d’un côté, le modèle « boule de neige », créateur de prospective et se développant davantage dans la dimension sensible ; et de l’autre, le modèle de la surprise, producteur de rétrospection et qui agira principalement sur la dimension cognitive. Selon Nicolas Couégnas, la surprise relèverait de ce que François Rastier (1989) appelle la composante dialogique de la textualité, c’est-à-dire des modalités énonciatives et évaluatives.

Ce même constat apparaît dans le travail de Juan Alonso-Aldama sur la surprise stratégique dans le champ politico-militaire qui pointe le jaillissement de l’énonciation et de la subjectivité comme premier effet de l’irruption de l’événement surprenant dans l’univers des habitudes routinières. Ainsi, l’énonciation impersonnelle caractérisant l’habitude doit céder sa place à une « reprise en main » de la subjectivité. Si, comme la plupart des articles de ce dossier le démontrent, l’habitude constitue un syntagme et pas uniquement une récurrence isotopique sémantique, Juan Alonso-Aldama prouve que le caractère désarçonnant, et donc stratégique, de la surprise est dû justement en grande partie au fait qu’elle détruit toute unité et structure syntagmatiques, qu’elles soient d’ordre causal ou narratif.

Au travers de ces parcours, semble se confirmer le rapport inattendu des pratiques répétitives à la réalité. De manière saisissante, la notion de répétition révèle en effet sa capacité paradoxale à créer un niveau de réalité autonome, en modifiant la perception temporelle. En s’appuyant sur le paradigme communicationnel postmoderne, Andrea Semprini montre bien comment la répétition a remis en cause, de manière décisive, la vision linéaire et progressive du déroulement temporel dans la culture occidentale. La répétition indéfinie du même événement ou de la même séquence, dans les médias ou dans l’art, ouvre sur l’irréalité et la fiction en rompant la convention de l’unicité non répétable d’un segment du réel. En prise directe avec une réalité référentielle, la répétition « déverrouille » pourtant la rigidité de cette dernière en faisant, de ce morceau de réel, une donnée potentiellement changeante pour le sujet qui l’investit de son imagination.

Loin de se réduire à l’espace mental des automatismes et des rigidités, cette exploration en terre d’habitude et de répétition montre à quel point ces dernières peuvent être des manières fécondes d’habiter le réel, de le revisiter, en faisant place à l’imagination et à l’inventivité du sujet qui « accommode » et gère aussi, à l’intérieur de ses habitudes, l’irruption de l’inattendu.