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La publication de ce livre réalisé sous la direction de Gisèle Sapiro doit être saluée. Consacré à l’analyse sociologique de la traduction en France de 1980 à 2004, il constitue une somme de réflexions sur la traduction en et du français (intraduction et extraduction) à une période cruciale de la mondialisation des marchés de traduction et sur la place du français sur le marché international du livre. G. Sapiro pose d’emblée l’une des questions-clés : « La mondialisation favorise-t-elle les échanges culturels internationaux et l’hybridation des cultures ou est-elle avant tout l’expression d’un impérialisme économique qui s’accompagne d’une hégémonie culturelle? » (p. 7). La mondialisation repose en partie sur l’accroissement des flux de traduction, ce qui a pour effet une intensification du dialogue entre les cultures par-delà les différences et les divergences culturelles. Mais qu’entend-on par « traduction »? Les chercheurs ont choisi de prendre « traduction » « au sens restreint qui suppose un travail spécifique, qui requiert des compétences et un coût en temps, ainsi qu’en argent, depuis que cette activité s’est professionnalisée » (p. 8). Prise dans ce sens, la traduction est régie par les lois du marché international, lequel a des logiques, des instances, des agents et une économie qui lui sont propres.

Translatio veut rompre avec deux formes de réductionnisme, l’approche textuelle et l’approche économiste, en y substituant une analyse sociologique des pratiques de la traduction qui « prend pour objet l’ensemble des relations sociales au sein desquelles les traductions sont produites et circulent » (pp. 26-27). Par relations sociales, on doit entendre notamment les rapports de force entre langues. La perte de prestige ou de pouvoir d’un pays et de sa langue sur la scène internationale a des conséquences sur le niveau des activités de traduction (p. 31), comme ce fut le cas du russe avec l’effondrement des régimes socialistes et aussi du français au XXe siècle. Mais, dans tous les cas, il n’est pas possible de rendre compte de la place d‘une langue sur le marché international de la traduction en ne considérant que la logique économique (nombre de titres traduits en et du français, par exemple). Cette variable quantitative dépend aussi de facteurs culturels et politiques (ibid.).

Sur ces bases, l’analyse est effectuée en trois sections principales (I : Flux de traduction et hiérarchie des langues; II : Littératures étrangères; III : La traduction comme vecteur des échanges culturels) et quatorze chapitres répartis à peu près également entre les trois sections, suivis d’une bibliographie socio-historique de la traduction. Ces chapitres portent sur les Vecteurs des échanges culturels internationaux (Johan Heilbron et G.S.), l’Analyse des flux de traductions et la construction de bases de données (Anaïs Bokobza et G.S.), la Situation du français sur le marché mondial de la traduction (G.S.), Traduire les sciences humaines et sociales : logiques éditoriales et enjeux scientifiques (G.S. et Ioana Popa) (Première partie). Les chapitres de la Deuxième partie abordent l’Essor des traductions littéraires en français (G.S. et Anaïs Bokobza), les Collections de littérature étrangère (G.S.), la Vague de la littérature italienne (Anaïs Bokobza), Du réalisme magique à la récupération de la mémoire historique – littérature traduite de l’espagnol (Sandra Poupaud), D’une circulation politisée à une logique de marché – importation des littératures d’Europe de l’Est (Ioana Popa), la Légitimation d’un genre : la traduction des polars (Anaïs Bokobza). La Troisième partie aborde des cas précis (principalement nationaux) de traduction : Échanges culturels entre la France et les Pays-Bas face à l’hégémonie de l’anglais (Johan Heilbron), Entre littérature populaire et belles-lettres : asymétrie des rapports franco-finlandais – 1951-2000 (Yves Gambier), les Flux de traduction entre le français et l’arabe depuis 1980 (Richard Jacquemond), De la construction identitaire à la dénationalisation : les échanges intellectuels entre la France et Israël (G.S.).

« Pour comprendre la traduction comme pratique sociale et comme vecteur des échanges culturels internationaux, note Gisèle Sapiro (p. 43), il est nécessaire de réintégrer dans l’analyse tous les acteurs – individus et institutions – qui en sont partie prenante. » Or, ce qui détermine la traduction et ses agents, c’est que la pratique est fondée sur la hiérarchisation de l’espace où elle a lieu, selon une logique triple : politique, économique et culturelle[2]. Le marché mondial de la traduction est structuré autour d’une opposition entre un pôle de grande production et un pôle de production restreinte, selon la célèbre distinction de Pierre Bourdieu. La grande production est occupée par des biens symboliques qui visent la consommation immédiate (sur le modèle des best-sellers) et la production restreinte vise la constitution d’un fonds à rotation lente, dont l’écoulement peut ne représenter qu’une centaine d’unités vendues chaque année, dans le cas des intraductions françaises. La tendance du marché international du livre est, par définition, favorable à la grande production/consommation. Cependant, cette tendance se trouve encore stimulée par les accords internationaux de 1994 sur la propriété intellectuelle. Ces accords reconduisent la Convention de Berne (1886), à l’exception de l’article sur le droit moral, dès lors cessible, ce qui fait du livre un bien commercial comme un autre.

Si l’ensemble des traductions en toutes langues a augmenté de 50 % (passant de 50 000 à 75 000 livres) entre 1980 et 2000, selon l’Index translationum, la position du français (extraductions) n’a cessé de se fragiliser au début des années 1980 : elle est passée de 10,8 % au début des années 1980 à 8 % en 2004. Comme il fallait s’y attendre, l’anglais a vu sa part de traductions vers les langues étrangères (toujours extraductions) s’accroître : elle était en moyenne de 45 % dans les années 1980 et de 59 % dans les années 1990. Les traductions vers l’allemand progressent : elles sont passées de 8,6 % dans les années 1980 à 9,3 % dans les années 1990. Par contre, les intraductions en français ont doublé entre 1980 et 2002 (passant d’environ 5000 à 10 000). De ces intraductions, la part de traductions de l’anglais au français a subi la plus forte hausse, de 2800 livres en 1980 à 6400 livres en 1999 (moyenne annuelle de 4100 livres entre 1980 et 2002), alors que les traductions de l’allemand arrivaient en second (672 livres en moyenne), puis venaient l’italien (321 livres en moyenne) et l’espagnol (224 livres en moyenne). Quelle est la position du français dans ce tableau d’ensemble? Le français demeure la deuxième « langue centrale », après l’anglais. Partout le français arrive en deuxième position, sauf dans les pays d’Europe de l’Est (Pologne, Hongrie, Tchécoslovaquie) et aux Pays-Bas et en Suède, où c’est l’allemand qui arrive en second.

Ces chiffres, qui demeurent approximatifs[3], permettent cependant de se faire une idée des ordres de grandeur des flux de traductions. Les chapitres suivants contiennent des analyses très intéressantes (il serait trop long de les résumer) : l’Essor des traductions littéraires en français, les Collections de littérature étrangère, la Vogue de la littérature italienne, la Littérature traduite de l’espagnol, les Littératures de l’Europe de l’Est traduites en français, les échanges culturels France–Pays–Bas, les Rapports traductifs franco-finlandais, les Rapports traductifs entre le français et l’arabe, les Échanges intellectuels France–Israël.

La suprématie de la traduction de la littérature est mise en valeur sur le marché des livres publiés dans la période analysée. Il est entendu que ce n’est pas le volume de la traduction, en tant qu’activité professionnelle, qui est traitée. En effet, il n’est pas du tout dit que la littérature traduite jouirait d’une quelconque suprématie, si on la comparait aux traductions non littéraires qui se font dans la Communauté européenne ou au Canada. Il n’est donc question que du marché du livre, qui repose sur les activités des maisons d’édition nationales. En outre, par roman, on entend le roman réaliste, par opposition, par exemple, au roman de science-fiction ou au roman policier (le Noir). Science-fiction et Noir bénéficient d’une catégorisation séparée dans la classification de la base Électre (sur laquelle repose l’analyse). Cependant, ces disparates sont sans conséquence pour l’analyse.

Pour en revenir à la question posée en introduction, il apparaît que « loin de l’image enchantée d’un dialogue entre les cultures » (p. 396), le courant de littérature mondialisée observable à notre époque est le produit du mode industriel et d’une « quête de la rentabilité à court terme » (ibid.). Des stratégies de résistance à la marchandisation croissante des biens culturels se font toutefois jour, notamment au « pôle intellectuel de l’édition française (en particulier des petits éditeurs) » (p. 398). Ainsi, la mondialisation est un processus complexe, selon G. Sapiro, « qui n’est pas le simple reflet d’un impérialisme économique, mais implique aussi des modes de résistance à cette domination » (ibid.) : Essor du livre (et maintien de critères intellectuels), grande diversité des langues traduites, discours critiques à diffusion mondiale. En conclusion, G. Sapiro souhaite la mise en place de programmes de recherche qui étudieraient les échanges internationaux en sciences humaines et sociales et articuleraient ces domaines avec leurs champs nationaux respectifs.

Avec cet ouvrage, Gisèle Sapiro et son équipe s’installent aux premiers rangs de la sociologie de la traduction, dans la foulée des idées de Pierre Bourdieu. L’enquête centrée sur la France et le français réalise une sociologie externe du phénomène de la traduction; elle vient compléter les analyses sociologiques internes de la traduction, lesquelles commencent à apparaître dans le champ de la traductologie. Les deux perspectives (sociologie externe et sociologie interne) sont dissociées temporairement, pour les besoins de la recherche, et cela conformément à certaines exigences de la méthode de Pierre Bourdieu. Elles font plus que se compléter : la traduction est une seule réalité culturelle dont on pourra dès lors avoir une vision générale. Tel est sans doute l’un des acquis les plus considérables de l’enquête de Gisèle Sapiro qui manipule des données parfois lacunaires, parfois disparates, et qu’il n’est pas toujours facile à analyser.