Corps de l’article

Introduction

La consommation de drogues est une pratique dont les origines remontent à plusieurs millénaires. Malgré cette tradition séculaire, ce n’est que tardivement dans l’histoire que vont apparaître les premiers dispositifs politiques visant à réguler ces pratiques (Yvorel, 1992). La régulation en matière de drogues prendra alors différentes voies, fluctuant au gré des mécanismes mis en place pour réguler les conduites des individus s’adonnant à la pratique psychotrope[1]. En ce qui concerne le Canada, un régime de prohibition sera inauguré en 1908 avec l’adoption d’une première loi interdisant le commerce de l’opium. Un constant processus de criminalisation accrue des pratiques psychotropes s’échelonnera ensuite tout au long du 20e siècle (Giffen, Endicott et Lambert, 1991). Au niveau de l’intervention sociosanitaire, il faudra attendre la seconde moitié du 20e siècle pour assister à la mise en place d’un véritable réseau d’agences privées et publiques vouées à la prise en charge thérapeutique de la toxicomanie (Brisson, 2000). Le mouvement providentialiste des trente glorieuses influencera dès lors la façon dont ce réseau allait se développer, alors que l’on reconnaît aux agences publiques une responsabilité plus grande en matière de protection sociale et de lutte à la désaffiliation sociale. C’est dans ce contexte politique de consolidation de l’État social que le gouvernement du Québec allait adopter sa toute première politique sociale consacrée spécifiquement à la question de l’usage et de l’abus de drogues (Ministère des Affaires sociales, 1976). C’est à partir de ce moment que s’organisera, sous la gouverne du ministère des Affaires sociales[2], toute une série de plans d’action et d’énoncés de mission qui allaient encadrer et orienter la philosophie et les modalités de l’intervention en matière de toxicomanie au Québec.

De nombreuses études sociohistoriques ont démontré que l’évolution de la prise en charge de la pratique psychotrope par les agences publiques répond à bien d’autres considérations que celles liées aux caractéristiques propres au phénomène (Beauchesne, 1991; Carrier, 2008; Martel, 2006). Des enjeux économiques, politiques et culturels ont souvent contribué à influencer la façon dont les autorités vont élaborer leurs stratégies de régulation des drogues. Par conséquent, la réponse des institutions publiques ne doit pas être considérée comme une réaction neutre et automatique face à un phénomène représentant en soi un problème social. La reconnaissance d’un problème social relève en fait d’un processus de désignation sociale et politique, par lequel certains acteurs réussissent à convaincre le public et les autorités de la nécessité de définir des phénomènes ou des situations comme étant en soi problématiques, justifiant du même coup la légitimité d’une intervention publique. À partir du moment où la question de la toxicomanie tombe dans la cour des autorités politiques, celles-ci vont également contribuer à définir le problème en des termes spécifiques qui correspondent à des impératifs politiques plus généraux. En adoptant une perspective de la régulation sociale, on reconnaît dès lors que la réponse des autorités publiques ne se limite pas à contrôler, à neutraliser ou à éradiquer certaines conduites désignées comme problématiques. Les agences de régulation participent aussi à la mise en forme du phénomène sur lequel elles seront appelées à intervenir, révélant ainsi le caractère plus positif de leur intervention. À travers leur propre problématisation du phénomène, les autorités publiques vont contribuer elles aussi à circonscrire le sens qui devra être attribué à des réalités telles que l’usage de drogues et la toxicomanie, orientant ainsi la façon dont les intervenants seront appelés à répondre au phénomène. Le contexte social, politique et institutionnel dans lequel baignent les intervenants va donc avoir un impact considérable sur la forme que prendra l’intervention auprès des toxicomanes.

Dans le cadre de cet article, nous analysons le traitement par les autorités québécoises de la question de l’intervention en toxicomanie depuis l’adoption en 1976 de la première politique provinciale en matière de drogues. Notre analyse porte plus précisément sur la façon dont les agences rattachées au ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS) abordent la question de l’intervention dans le cadre des principaux documents qui ont été rendus publics entre 1976 et 2006. Cette analyse nous permet alors de faire apparaître, à partir de ce cas de figure que représente la politique québécoise en matière de drogues, la rationalité qui s’est opérée au sein des agences de régulation sociale au cours des trente dernières années.

Considérant que l’intervention en toxicomanie est appelée à évoluer au gré des transformations qui s’opèrent dans le champ plus général de la régulation des conduites, nous exposons tout d’abord le cadre théorique à travers lequel nous tenterons de cerner la nature de ces transformations. Nous présentons tout d’abord les différents niveaux de régulation de la pratique psychotrope, pour ensuite exposer la nature des transformations qui se sont opérées au cours des dernières décennies dans l’articulation des différents niveaux de régulation. Ce cadre théorique nous autorise dès lors à appréhender l’évolution des modalités de l’intervention comme la manifestation d’une nouvelle distribution des responsabilités entre les différents acteurs appelés à jouer un rôle au niveau du traitement et de la prévention de la toxicomanie. L’objectif de cet article consiste en fait à analyser la politique québécoise en matière de drogues à la lumière des nouvelles modalités de régulation sociale dans lesquelles certains acteurs, en l’occurrence les communautés et les individus, seront appelés à jouer un rôle plus actif.

Différents niveaux de régulation des conduites

La régulation de la pratique psychotrope implique de nombreux mécanismes qui sont appelés à agir de façon conjointe dans le but de maintenir l’usage de drogues à l’intérieur de certaines balises instaurées au plan normatif. La régulation sociale relève ainsi d’une multitude de mécanismes qui ont leur origine dans différentes sphères de la vie sociale. L’intervention des agences publiques ne constitue donc qu’un foyer spécifique de la régulation des conduites. En s’inspirant de la typologie de Castel et Coppel (1991), on peut identifier trois niveaux de régulation de la pratique psychotrope, qui renvoient chacun à des modalités particulières de l’intervention, soit l’autorégulation, la régulation sociétale et la régulation politique.

L’autorégulation renvoie à la capacité des individus à conserver un certain contrôle sur leur pratique psychotrope, en ayant recours à leurs ressources individuelles. L’importance accordée à ce premier niveau de régulation s’appuie généralement sur le postulat voulant que certains individus soient mieux équipés que d’autres pour gérer adéquatement leur consommation, que ce soit sur les plans du caractère (moral), de la constitution (physiologique) ou de la personnalité (psychologique). Dans une perspective plus contemporaine, on dira par exemple que certains individus sont favorisés par la présence de facteurs de protection individuels qui les rendent moins vulnérables et leur permettent d’exercer un meilleur contrôle sur leur propre consommation.

Le second niveau de régulation, soit la régulation sociétale, regroupe l’ensemble des mécanismes qui émergent spontanément de la communauté et de l’environnement immédiat des consommateurs et qui contribuent à maintenir la pratique psychotrope à un niveau jugé acceptable. Il existe en effet des rituels, des croyances et des habitudes bien ancrés dans l’environnement immédiat des consommateurs, qui favorisent la régulation de la pratique psychotrope, permettant ainsi de renforcer l’autorégulation des consommateurs. On fait référence ici aux mécanismes informels, non spécialisés et non professionnels, qui émanent de la famille, de l’entourage et de la communauté restreinte.

Et finalement, un troisième niveau de régulation, soit la régulation politique, regroupe les mécanismes plus formels, pensés et réfléchis dans une logique institutionnelle. En matière de régulation des drogues, ce type de régulation prend essentiellement trois formes : la répression (prohibition), le traitement (médicalisation et psychologisation) et prévention (incluant la réduction des méfaits). Ce type de régulation est en général instauré en réponse à un échec des deux premiers niveaux de régulation, ou quand les niveaux précédents s’avèrent insuffisants pour endiguer les pratiques jugées plus problématiques. La régulation politique recouvre à la fois les agences institutionnelles et les organismes communautaires dont le financement et les activités sont régis par des normes gouvernementales.

En s’inspirant de cette grille théorique, la régulation de la pratique psychotrope sera donc considérée dans le cadre de cet article comme relevant d’une configuration ou d’une combinaison particulière entre ces différents niveaux de contrôle qui jouent un rôle au niveau de la gestion individuelle de la consommation. Dans le cadre de cette recherche, nous proposons d’analyser l’évolution de la régulation de la pratique psychotrope au Québec en tentant de cerner la place accordée à chacun de ces niveaux de contrôle dans le discours des agences publiques ayant le mandat de lutter contre la toxicomanie.

Nouvelles modalités de régulation

Au cours des trente dernières années, les modalités de régulation des conduites ont été appelées à se transformer de façon importante. Cette période de grands bouleversements coïncide alors avec la remise en question de l’idéal providentialiste tel qu’il avait été pensé au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Sous le providentialisme, on considère que les agences publiques de l’État ont pour fonction de protéger les individus et les groupes contre les aléas de la vie en société. L’État est dès lors considéré comme le principal vecteur de protection, préservant la solidarité sociale par le biais de programmes et de régimes institutionnalisés de sécurité sociale. En termes de régulation des conduites, l’État social mise alors de façon prioritaire sur des mécanismes de régulation politique, laissant en fait très peu d’espace aux initiatives des individus et des acteurs issus de la communauté. L’État social est dès lors considéré comme le principal garant de la cohésion sociale (Castel, 2009, p. 188). Or, la crise de l’État social allait contribuer à une remise en question de ce partage des responsabilités, ouvrant ainsi la voie à une redistribution des rôles au niveau des mécanismes de régulation sociale.

Plusieurs analyses portant sur les transformations de l’État se sont attardées de façon toute particulière à cette reconfiguration entre les différents niveaux de régulation des conduites. Ces recherches, bien qu’elles traitent de champs différents de celui de l’intervention en toxicomanie, permettent de décrire les transformations récentes qui se sont produites dans le secteur des politiques sociales, en insistant tout particulièrement sur la redistribution des rôles et des responsabilités attribuées aux agences gouvernementales et aux acteurs et organisations issus de la communauté.

C’est le cas entre autres de Donzelot et Estèbe (1994) qui s’intéressent à la transformation du rôle de l’État en France, en analysant de façon plus spécifique l’évolution de la politique des villes comme réponse au problème de l’exclusion. Leur analyse historique permet de mettre à jour l’émergence d’une nouvelle modalité de lutte à l’exclusion qui allait, dès les années 1980, remplacer le régime providentialiste des années d’après-guerre. Ce nouveau modèle de régulation est principalement caractérisé par le souci de mobilisation des acteurs du milieu et par l’importance accordée à la solidarité active. Le nouveau rôle de l’État n’est plus tant d’assurer, sur un mode dérogatoire, la préservation de la solidarité, comme le posait traditionnellement la question sociale. Le rôle de l’État consiste désormais à inciter et à stimuler les forces vives du milieu de façon à faire participer activement les acteurs de la société civile. L’État social est remplacé par ce que les auteurs définissent comme l’État animateur. « Animer, c’est inviter à l’action quand on ne peut y contraindre, susciter des dynamiques au lieu d’une attente passive de solutions toutes faites » (Donzelot et Estèbe, 1994, p. 53). Le rôle de l’État animateur se limite désormais à susciter chez les individus et les collectivités une plus grande responsabilisation par rapport aux problèmes auxquels ils sont confrontés. Cette nouvelle modalité d’intervention, tout en postulant que l’intervention sociale traditionnelle puisse représenter un frein à l’initiative et au potentiel social des acteurs, implique ainsi que l’on reconnaisse une plus grande autonomie aux acteurs et aux groupes issus de la collectivité. En parallèle avec ce principe de l’activation, les auteurs soulignent aussi l’existence d’une idéologie préventionniste, qui se caractériserait par un souci accru pour les interventions visant à contrer les difficultés avant même qu’elles ne se manifestent.

Ce sont sensiblement les mêmes thèmes – participation active, responsabilisation et prévention – que l’on retrouve dans le discours des tenants du Third Way britannique des années 1990, dont Anthony Giddens sera le principal porte-parole. Employant un ton plus normatif que descriptif, Giddens (1998) en appelle ici à un questionnement en profondeur des principes de base de la social-démocratie hérités de la période de l’immédiate après-guerre. Initiée dès la fin des années 1980 par le Labour Party, cette réforme de la social-démocratie semble s’appuyer principalement sur la remise en question des rôles joués auparavant par les agences gouvernementales et les individus et groupes issus de la communauté. Misant désormais sur la liberté individuelle et la capacité des acteurs à faire des choix, on préconise une nouvelle politique sociale pour laquelle l’État est appelé à partager son rôle avec les organisations et les acteurs du milieu. La réponse aux besoins des plus vulnérables ne passe plus essentiellement par les agences gouvernementales, mais aussi (et surtout) par les communautés locales.

On décrit les mêmes transformations en Belgique, en particulier chez les chercheurs qui s’intéressent à l’émergence de l’État social actif et aux nouvelles modalités de gestion des populations vulnérables que ce modèle implique (Franssen, 2008; Vielle et coll., 2005). Empruntée au langage journalistique et politique, la notion d’un État social actif apparaît vers la fin des années 1990 pour décrire une nouvelle façon de penser l’intervention sociale. Bien que ce nouveau modèle d’intervention s’inscrive dans le prolongement de l’état social de l’immédiate après-guerre, il se distingue toutefois du modèle précédent en offrant une réponse aux critiques émises à l’égard du providentialisme des années 1960 et 1970. Sans pour autant renoncer à l’objectif de protection sociale, ce modèle propose toutefois de remettre en question les stratégies d’assistance sociale providentialistes qui auraient pour conséquence d’entretenir les bénéficiaires dans un rapport de dépendance passive par rapport aux institutions de prise en charge. En réponse à une crise de l’État social, on propose dès lors d’instaurer un modèle actif et volontariste de la prise en charge, dans lequel les bénéficiaires sont appelés à participer activement à leur reprise en main. On cherche alors à briser ce réflexe de l’attente passive du bénéficiaire pour sa prestation, de façon à l’inciter à jouer un rôle plus actif dans sa propre prise en charge, en devenant un individu autonome et acteur de sa propre existence. On passe ainsi d’une politique protectionnelle à une politique d’activation (Vrancken et Macquet, 2006; 202). On préconise aussi, toujours en réponse aux critiques du providentialisme des trente glorieuses, une intervention qui soit plus proactive que réactive, dans le but de mobiliser les acteurs de façon à prévenir l’émergence de problèmes sociaux (Franssen, 2008). Ces nouvelles modalités de l’intervention sociale reposent sur une façon différente de penser la solidarité, ce que Arnsperger (2005) définit comme le solidarisme responsabiliste. Cette nouvelle solidarité stipule que l’individu doit s’assurer de ne pas constituer un fardeau trop lourd pour les autres membres de la collectivité; et que la collectivité, en retour, doit s’assurer d’offrir à ces individus les moyens leur permettant de réduire eux-mêmes ce fardeau. Ces nouvelles modalités d’intervention impliquent donc une reconfiguration en ce qui concerne des responsabilités et des rôles attribués à chacun des niveaux de régulation des conduites.

Bien que ces différentes analyses aient été menées sur des terrains difficiles à comparer sur le plan juridictionnel, elles nous permettent néanmoins d’avancer quelques hypothèses quant aux transformations qui auraient pu se manifester au cours des dernières décennies en matière d’intervention sociale au Québec, plus particulièrement en ce qui concerne l’intervention auprès des toxicomanes. Ces transformations, nous le rappelons, peuvent être analysées comme le résultat du transfert d’un niveau de régulation vers un autre, en l’occurrence d’un transfert de la régulation politique vers des mécanismes de régulation sociétale et d’autorégulation des conduites. À la lumière des analyses menées dans différents pays occidentaux, nous pouvons dès lors émettre l’hypothèse que les nouvelles modalités de l’intervention en toxicomanie se seraient développées en suivant trois tendances ou principes régulatoires, soit : 1) la responsabilisation des individus, 2) la mobilisation des acteurs du milieu et 3) la prévention accrue des problèmes sociaux.

Une intervention sociale misant davantage sur l’autonomie et la responsabilisation des individus

Cette tendance à la responsabilisation se manifeste bien sûr par rapport aux conditions sociales dans lesquelles les bénéficiaires se retrouvent, mais aussi par rapport à la recherche de solutions pour s’en sortir et à leur propre participation au processus de prise en charge. On mise de plus en plus sur des techniques par lesquelles les individus sont appelés à se réguler eux-mêmes, sans le recours à des intervenants spécialisés (Foucault, 1988). Cette responsabilisation des bénéficiaires semble alors traverser l’ensemble des champs et des secteurs de l’intervention sociale, particulièrement lorsqu’elle implique une clientèle judiciarisée (Milburn, 2009; Otéro, Poupart et Spielvogel, 2004; Quirion, 2009). Ces nouvelles modalités de régulation miseraient plus que jamais sur la liberté des individus, de façon à maximiser ce potentiel autorégulatoire (Rose, 1999, 2000). Par l’entremise de politiques d’activation, on cherche à susciter chez les individus un rôle plus actif à titre de bénéficiaires des politiques sociales. En termes de régulation, on assisterait à un glissement graduel des mécanismes de régulation politique vers un régime d’autorégulation des conduites, célébrant du même élan l’avènement de l’individu autonome et responsable.

Une intervention sociale misant davantage sur les acteurs de la communauté et sur les forces vives du milieu

Dans un contexte de crise du providentialisme, on voit se multiplier les critiques à l’égard de l’intervention institutionnelle qui est désormais considérée comme artificielle, lourde et incapable de s’adapter aux besoins des individus (Quirion et Bellerose, 2007). Afin de répondre à cette critique en règle de l’intervention institutionnelle, on préconise dès lors des stratégies visant à mobiliser les acteurs de la communauté, qui sont dès lors perçus comme étant plus en mesure de répondre aux besoins des toxicomanes. Le rôle de l’État est ainsi appelé à se transformer, devenant davantage un incitateur qui suscite chez les acteurs communautaires une responsabilité par rapport à la résolution des problèmes sociaux.

Une intervention sociale qui préconise davantage le mode préventif que le mode réactif

Nous serions maintenant entrés dans l’ère de la prévention sociale, où le souci premier des agences et des acteurs oeuvrant dans le champ de l’intervention serait orienté vers le dépistage et l’intervention auprès des groupes ou des individus représentant un risque de développer certains comportements ou états jugés problématiques. Ce que Robert Castel (1981) décrivait déjà, il y a presque 30 ans, comme la gestion prévisionnelle des risques, semble s’être imposé comme l’un des principes cadres de l’intervention sociale des dernières décennies.

Considérant l’importance prise par ces tendances régulatoires dans de nombreux champs de l’intervention, on peut donc en toute légitimité émettre l’hypothèse selon laquelle elles auront aussi un impact sur la façon dont seront organisés les services de soins en toxicomanie au Québec. C’est donc en s’inspirant, sur le plan théorique et conceptuel, de ces vecteurs de transformation de l’intervention sociale que nous avons analysé l’évolution du discours des agences publiques québécoises en ce qui concerne la politique de lutte à la toxicomanie.

Méthodologie

Cette recherche repose sur une analyse de contenu thématique des documents publics émis au cours des trente dernières années par les autorités québécoises relativement à la question de la pratique psychotrope. Plus précisément, cette analyse porte sur les documents rendus publics par le ministère des Affaires sociales (MAS) et celui de la Santé et des Services sociaux (MSSS), traitant spécifiquement de l’intervention en matière de toxicomanie. Le corpus retenu est composé de 24 documents qui furent publiés sur une période allant de l’adoption de la première politique québécoise de lutte à la toxicomanie en 1976, jusqu’à l’adoption en 2006 du Plan d’action interministériel en toxicomanie. Les documents retenus à des fins d’analyse furent principalement publiés par le ministère de la Santé et des Services sociaux (13 documents) et par le Comité permanent de lutte à la toxicomanie (10 documents), et représentent un corpus d’environ 1 300 pages. Les documents utilisés dans le cadre de notre analyse se retrouvent tous dans la bibliographie générale et sont identifiés par un astérisque (*).

Nous avons procédé à l’analyse de ce corpus en optant pour une approche déductive. C’est-à-dire que l’ensemble du corpus a été analysé à l’aide de catégories (thèmes) qui ont été préalablement sélectionnées en tenant compte de nos hypothèses de départ concernant les nouvelles tendances régulatoires en matière d’intervention sociale. Les thèmes qui furent retenus pour analyser le contenu de ces documents sont les suivants :

  1. Description du phénomène (usage de drogues, toxicomanie et dépendance);

  2. Mission et objectifs des agences publiques (aspect normatif);

  3. Description de l’intervention (prévention et traitement);

  4. Concertation et collaboration entre les différents acteurs;

  5. Communauté et milieu naturel;

  6. Responsabilisation des individus.

Nous avons ainsi compilé, pour chacun des documents analysés, les passages traitant de chacun des thèmes sélectionnés afin de mieux cerner les transformations qui ont pu se manifester dans la façon dont on traite de la question de l’intervention en toxicomanie au Québec. Comme il s’agit d’une analyse du discours, nous ne prétendons pas, dans le cadre de cette recherche, décrire les transformations qui ont pu se manifester au niveau de la pratique. Cette recherche traite essentiellement de l’évolution de la philosophie d’intervention en toxicomanie et des énoncés politiques et institutionnels qui ont marqué cette période. Les résultats de l’analyse sont présentés en suivant une périodisation inspirée de Jetté et coll. (2000), en essayant ainsi d’inscrire ces résultats dans un contexte politique et social plus général.

Période I : L’essor de l’État social (1976-1987)

Contexte politique et institutionnel

Bien que la toxicomanie soit considérée depuis le milieu du 20e siècle comme un enjeu politique et clinique important (Brisson, 2000), ce n’est que dans les années 1970 que l’on assiste au Québec à la mise sur pied d’un réseau d’établissements et d’organismes relevant directement des autorités gouvernementales et voué à l’intervention auprès des toxicomanes. La création de ce réseau s’inscrit alors dans le mouvement de réforme globale qui marque à l’époque le secteur québécois de la santé et des services sociaux. Lancée par l’adoption en 1971 de la Loi sur les services de santé et services sociaux, cette réforme se déroule principalement sous les thèmes de l’étatisation et de l’intensification de l’intervention sociale. Les agences publiques provinciales deviennent alors les principaux acteurs en ce qui concerne la distribution des services auprès des bénéficiaires québécois, remplaçant ainsi les organismes privés et philanthropiques qui avaient assuré jusqu’alors la prise en charge des populations nécessiteuses. Cette prise en charge par les autorités publiques permet dès lors de promouvoir des principes tels que l’universalité et l’accessibilité accrue aux services (Jetté, 2008).

En ce qui concerne plus spécifiquement la toxicomanie, la loi initiale de 1971 ne comporte aucune allusion directe à ce champ d’intervention. L’intervention en toxicomanie se retrouve donc sous la rubrique générique des services spécialisés. Les autorités ministérielles s’assurent toutefois que ces services spécialisés sont accessibles à la clientèle toxicomane. On s’assure ainsi que les hôpitaux de courte durée peuvent offrir des services de désintoxication, et que les cliniques privées déjà existantes sont désormais reconnues à titre de centres d’accueil de réadaptation (Tardif, 1981). C’est en 1976 que le gouvernement québécois adopte sa première politique portant spécifiquement sur l’usage de drogues et la toxicomanie (MAS, 1976). Bien que cette première politique ait pour principal objectif d’établir le partage des responsabilités entre les divers établissements et organismes du réseau, les années qui suivent seront surtout marquées par des ambiguïtés et de la confusion concernant la distribution des services en toxicomanie (Tardif, 1981, p. 211). Afin de résoudre ces difficultés, le ministère décide de créer en 1979 le Service de toxicomanie qui aura pour fonction d’assurer la coordination des composantes du réseau. Un système est dès lors créé, sous la responsabilité des autorités publiques, pour répondre aux besoins des toxicomanes québécois.

Description du phénomène

Cette période d’étatisation accélérée des services d’aide aux toxicomanes coïncide avec l’émergence et la consolidation d’une approche multidisciplinaire de la toxicomanie, qui allait tranquillement déloger les modèles médical et religieux des années 1950 et 1960. On évoque en effet, dans l’énoncé de la politique de 1976, que l’intervention en toxicomanie devrait s’appuyer sur une approche globale du phénomène. « L’usage de la drogue n’est pas uniquement une question de médecine ou de santé physique ou psychique; cet usage atteint l’homme dans son échelle de valeurs, dans ses habitudes de vie, dans ses relations avec l’environnement » (MAS, 1976, p. 10). Ainsi, bien avant la diffusion des travaux de Stanton Peele et de Dollard Cormier, on évoque les prolégomènes d’un modèle qui deviendra plus tard l’approche psychosociale. On stipule ainsi, à partir du début des années 1980, l’importance de « favoriser une approche psycho-sociale à l’égard de ces problèmes plutôt qu’une approche trop centrée sur leur aspect médical » (MAS, 1983, p. iii).

Conformément à cette position pour une approche globale, on décrit la toxicomanie comme un phénomène dont l’étiologie est complexe et multiple. On insiste particulièrement sur les causes sociales et structurelles du phénomène, allant même jusqu’à présenter la toxicomanie comme une maladie de civilisation, dont l’origine serait étroitement liée à l’urbanisation et à l’industrialisation qui marquent les sociétés modernes. On stipule que la « vie moderne elle-même incite à l’usage de la drogue » (MAS, 1976, p. 7), ayant recours, au passage, au concept d’aliénation pour expliquer l’importance de ce phénomène (MAS, 1976, p. 6). Cette description du phénomène correspond bien à la doctrine providentialiste qui est alors en plein essor au Québec. Selon cette doctrine, la vie en société impliquerait pour certains individus de graves conséquences tant au niveau de la santé que du bien-être général, et il revient donc à la collectivité – en l’occurrence à l’État – de pallier ces difficultés d’origine structurelle en offrant soins et assistance. L’État est alors considéré comme le principal acteur de la lutte aux inégalités sociales.

Mission et objectifs

Sur le plan normatif, on reconnaît clairement que la toxicomanie est un phénomène qui relève du registre de la santé, puisque le principal objectif de la politique de 1976 est de « protéger et promouvoir la santé et le bien-être de la population » (MAS, 1976, p. 26). Les actions mises en place afin de promouvoir la santé sont alors orientées vers l’amélioration des conditions sociales dans lesquelles évoluent les bénéficiaires, plutôt que vers le renforcement d’habitudes et de comportements sur le plan individuel (MAS, 1983, p.12). On préconise ainsi une approche selon laquelle on doit prioritairement s’attaquer aux racines sociales du problème, plutôt que de s’attarder à ses manifestations individuelles, confirmant une fois de plus la logique providentialiste qui semble encore à l’oeuvre à cette époque. Dans un même ordre d’idées, on dénonce aussi de façon explicite les interventions visant à responsabiliser les individus aux prises avec des problèmes de drogues. « À trop insister sur la responsabilité individuelle, on contribue à jeter un voile sur le contexte social dans lequel s’exercent les choix personnels » (MAS, 1983, p. 12). Si on se fie au discours officiel des agences gouvernementales, la responsabilité première de l’intervention incombe aux intervenants et aux acteurs du réseau offrant les soins et les services, plutôt qu’aux individus manifestant des problèmes de toxicomanie. On retrouve dès lors dans le discours portant sur la toxicomanie une rhétorique providentialiste, selon laquelle il revient à la collectivité d’offrir aux gens les plus démunis les services pouvant favoriser leur réinsertion sociale.

Virage préventif

Dans les années 1970 et 1980, l’intervention en toxicomanie fait généralement référence aux programmes de désintoxication et de réadaptation qui sont offerts en milieu hospitalier et institutionnel et qui s’inscrivent essentiellement dans une logique thérapeutique. L’intervention auprès des toxicomanes est alors avant tout curative, c’est-à-dire orientée vers les individus qui manifestent déjà des problèmes d’abus ou de dépendance. Nous sommes encore dans le registre de ce que les chercheurs définiront plus tard comme de la prévention tertiaire, soit une intervention destinée aux individus qui sont déjà aux prises avec la toxicomanie. Or, bien que l’intervention à l’époque doive passer nécessairement par la filière thérapeutique, on dénote dans le discours des agences gouvernementales des allusions de plus en plus fréquentes à la nécessité de développer des stratégies de dépistage précoce ayant pour cibles des populations plus larges. C’est ainsi que l’on recommande, dès 1976, que « les efforts devront davantage porter sur des actions préventives […] tant au niveau de la population en général que des groupes spécifiques » (MAS, 1976, p. 52). On dénote le même souci en 1983, lorsqu’on affirme que « le dépistage rapide des personnes alcooliques et toxicomanes constitue un moyen d’intervention trop peu développé chez l’ensemble des professionnels de la santé et des services sociaux » (MAS, 1983, p. 17). Annonçant déjà l’ère de la gestion du risque et de la logique actuarielle, on retrouve dès le début des années 1980 des allusions à des notions telles que « facteurs de risque » et « groupes-cibles » (MAS, 1983, p. 21). Prêchant en faveur d’une intervention misant davantage sur la prévention de la toxicomanie, on commence à évoquer la nécessité de bien cibler les groupes à risque afin de pouvoir intervenir plus rapidement avant que les problèmes de consommation ne surgissent ou ne s’aggravent.

Partage des responsabilités

Bien que la plupart des interventions se déroulent encore à l’époque au sein d’établissements hospitaliers et de centres de réadaptation, on voit émerger dans le discours officiel les signes annonciateurs d’une critique en règle de la prise en charge institutionnelle. Faisant référence à plusieurs reprises aux avantages liés aux services externes offerts sur une base ambulatoire, on évoque dès 1983 la nécessité d’offrir des services de réadaptation qui soient mieux intégrés à l’environnement social des toxicomanes. L’intervention en milieu hospitalier et en institution répond assurément aux besoins de certains patients, mais elle doit être utilisée comme une solution de dernier recours. Il s’agit de « [f]avoriser en autant que possible le maintien des personnes dans leur milieu de vie habituel et considérer l’hébergement et les services en milieu institutionnel comme une solution devant être offerte aux personnes nécessitant un programme intensif de réadaptation » (MAS, 1983, p. 19). Cette critique de l’intervention institutionnelle annonce déjà le mouvement qui allait s’amorcer au cours de la prochaine période (1988-1997), et qui correspond à une remise en question du modèle providentialiste de prise en charge des toxicomanes.

Période 2 : Crise de l’État social (1988-1997)

Contexte politique et institutionnel

La période qui s’étend de 1988 à 1997 est marquée par un intérêt sans précédent des autorités gouvernementales pour la question de la toxicomanie. Aux dires du Comité permanent de lutte aux drogues (CPLD), bien qu’il y ait eu quelques actions gouvernementales menées au cours de la période précédente, la toxicomanie ne constituera pas une priorité pour les autorités québécoises avant le début des années 1990 (CPLD, 1994b, p. 29). C’est à partir de ce moment que l’on verra en effet se succéder les plans d’action et les énoncés de principe ministériels. Dès 1988, le ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS) s’engage à revoir sa politique qui date de 1976 et de proposer de nouvelles orientations en matière de lutte à la toxicomanie. Le Service de toxicomanie, qui a été créé dix ans plus tôt, est remplacé en 1989 par le Service des programmes aux personnes toxicomanes et itinérantes. En 1990, le gouvernement rend publiques ses orientations ministérielles (MSSS, 1990) et crée un comité interministériel dont la mission sera d’assurer la concertation et la coordination des actions gouvernementales en matière de lutte à la toxicomanie.

Cette période a été particulièrement marquée par la mise sur pied en 1989 d’un groupe de travail sur la lutte à la drogue (Comité Bertrand, 1990), à qui le gouvernement provincial confie le mandat de dresser l’inventaire des actions prises pour lutter contre la drogue et de faire des recommandations quant aux nouvelles stratégies devant être adoptées en matière d’information, de prévention, de répression et de réadaptation. Le Comité dépose en 1990 un rapport qui contient 33 recommandations, dont l’une d’entre elles vise la création d’un comité permanent pouvant conseiller le gouvernement en matière de lutte à la toxicomanie. C’est ainsi que les autorités québécoises vont créer en novembre 1990 le Comité permanent de lutte aux drogues (CPLD)[3], un organisme dont la principale fonction sera de conseiller les autorités gouvernementales sur les grandes orientations et les actions devant être mises de l’avant en matière de lutte à la toxicomanie au Québec. Le CPLD aillait produire, au cours des 15 années suivantes, de nombreux rapports et avis concernant la question des drogues aux Québec et les stratégies politiques devant être mises en place. L’impact du CPLD allait d’ailleurs s’avérer considérable, devenant un des acteurs les plus influents de la scène politique québécoise en matière de lutte à la toxicomanie.

L’adoption de ces mesures en toxicomanie s’inscrit alors dans un mouvement plus général de décentralisation des services qui marque le champ de l’intervention sociale (CPLD, 1994b, p. 21). On assiste, au cours des années 1990, à d’importantes réformes du secteur de la santé et des services sociaux, principalement autour des thèmes de la désinstitutionnalisation et la communautarisation des services. Cette période est en effet marquée par une revalorisation du secteur communautaire, alors que l’on incite de plus en plus les acteurs du milieu à se prendre en main et à participer de façon plus active à la résolution des problèmes sociaux[4] (Rodrigue, 1995, p. 231). Ce regain d’intérêt pour les forces vives du milieu allait évidemment se manifester dans le secteur de l’intervention en toxicomanie, alors qu’on évoque plus que jamais l’importance de considérer le milieu naturel comme le lieu privilégié de l’intervention.

Description du phénomène

Le phénomène de la toxicomanie est toujours décrit dans une perspective psychosociale, confirmant ainsi le caractère multidisciplinaire de l’approche. L’importance accordée, au cours de la période précédente, aux causes sociales et structurelles est toujours présente dans le discours, du moins en ce qui concerne la fin des années 1980.

Ainsi, le chômage endémique, les situations familiales difficiles, les conditions de travail aliénantes, les conditions de vie problématiques associées à un revenu insuffisant, l’éloignement régional, l’incohérence des pressions et des exigences formulées en termes de compétition ou de menace d’incompétence, l’accessibilité des produits sont autant de facteurs pouvant inciter au mauvais usage et à l’abus des psychotropes.

MSSS, 1988, p. 27

Mais ce discours traitant de l’étiologie de la toxicomanie allait graduellement s’atténuer tout au long des années 1990, à mesure que l’on reconnaît le caractère illusoire des actions visant à éliminer ces causes structurelles.

Plusieurs des causes profondes du phénomène drogues […] dans notre société pourront sembler des cibles nettement au-delà des possibilités réelles auxquelles sont en mesure de répondre intervenantes et intervenants actifs sur le terrain. On pense par exemple à la pauvreté, aux inégalités socio-économiques, au décrochage scolaire, aux difficultés d’intégration des minorités, au ralentissement économique.

MSSS, 1994, p. 34

Cet appel à un pragmatisme soi-disant lucide aura tôt fait de bannir toute référence aux causes sociales et structurelles, laissant place à un discours portant principalement sur les motifs individuels et les déterminants sociaux. Plutôt que d’associer la toxicomanie à des problèmes structuraux propres aux sociétés modernes, on se tourne vers les facteurs liés à l’individu et à ses comportements, sur lesquels on croit être en mesure d’avoir une meilleure prise.

Notre analyse révèle aussi que l’intérêt accordé aux considérations étiologiques est rapidement déclassé par le souci accru pour les conséquences liées à l’abus de drogues et à la toxicomanie. Lorsqu’on évoque le phénomène de la toxicomanie, on évoque avec de plus en plus d’insistance les conséquences et les dommages qu’il génère à la fois pour l’individu, pour son entourage et pour l’ensemble de la société québécoise. Plusieurs documents officiels publiés au cours de cette période comportent des sections entières consacrées aux coûts sociaux engendrés par l’usage de drogues. On évoque des conséquences aussi variées que la dégradation du tissu social, la hausse de la criminalité et l’explosion des coûts relatifs au système de santé. « Les toxicomanes coûtent cher socialement » (Comité Bertrand, 1990, p. 56). On décrit aussi la toxicomanie comme un phénomène catalyseur, soit un phénomène qui aurait pour conséquence de contribuer au développement ou à l’accentuation des autres problèmes sociaux. L’abus de drogues devient donc un phénomène d’autant plus inquiétant, qu’il contribue à augmenter la vulnérabilité des individus et des groupes qui risquent de se retrouver aux prises avec d’autres problèmes d’intégration.

Le thème des conséquences liées à l’usage et à l’abus de drogues allait rapidement se transformer sur le plan sémantique. Dès 1993, on voit apparaître une terminologie nouvelle autour des notions de « risques » et de « méfaits », annonçant alors le virage qui s’amorce au Québec autour des stratégies de réduction des méfaits. En endossant une politique officielle de réductions des méfaits, les autorités québécoises confirment alors l’importance qui doit désormais être accordée aux conséquences négatives de certaines formes de pratique psychotrope[5]. Aux stratégies plus traditionnelles de traitement de la toxicomanie qui prétendaient enrayer le problème à la source, on substitue des stratégies plus pragmatiques de réduction des méfaits qui relèvent davantage du registre des soins palliatifs, et dont la finalité est de réduire les conséquences négatives associées à certains modes de consommation.

Mission et objectifs

La Politique de la santé et du bien-être, qui sera adoptée en juin 1992, comporte un objectif spécifiquement consacré au secteur de l’intervention en toxicomanie. D’un point de vue normatif, la politique stipule que son objectif consiste à « réduire les problèmes associés à l’alcoolisme et aux autres toxicomanies » (MSSS, 1992). Cet objectif s’inscrit évidemment, au même titre que les politiques précédentes, dans une perspective de promotion de la santé. Mais ce qui semble une innovation, c’est l’importance accordée davantage aux conséquences et aux méfaits associés à la toxicomanie, plutôt qu’à la consommation elle-même. « Ne visons-nous pas tous le même but, celui de diminuer au Québec les conséquences délétères liées à la consommation d’alcool et de drogues? » (CPLT, 1996, p. ii). On mentionne même, de façon explicite, que cet intérêt pour les méfaits liés à la drogue serait suscité en particulier par un souci d’ordre financier. « Si l’on veut réduire les problèmes qui découlent de l’abus de drogues et qui pèsent lourd dans le budget gouvernemental, il y a nécessité d’opter, plus que jamais, pour des actions à long terme » (CPLD, 1994a, p. v). Il faut toutefois rappeler que cette période est marquée au pays par un important mouvement d’assainissement des finances publiques et de lutte aux déficits gouvernementaux, ce qui peut justifier alors ces considérations de nature pécuniaire.

On voit aussi apparaître, dès la fin des années 1980, un nouvel objectif qui consiste à favoriser chez les individus une plus grande responsabilisation par rapport à leurs comportements. « Les présentes orientations ministérielles veulent favoriser l’adoption d’attitudes et de comportements responsables, par les individus et par la société, à l’égard de l’ensemble des produits psychotropes » (MSSS, 1988, p. 70).

Bien que cette tendance à la responsabilisation des individus demeure à l’époque encore timide, on y retrouve néanmoins quelques allusions dans le discours des agences publiques. On évoque alors l’importance de développer chez les individus une plus grande autonomie, leur permettant ainsi de prendre en main leur existence et de devenir des êtres responsables. C’est le cas lorsqu’on évoque la question de la réadaptation, que l’on décrit alors comme une « démarche qui permet à chaque personne de reconstruire son équilibre physique, psychologique et social. Elle se compose, chez le toxicomane, d’un réapprentissage de son autonomie et de ses responsabilités » (MSSS, 1990, p. 13). L’objectif de la réadaptation consiste alors à emmener l’individu à développer, maintenir ou améliorer son autonomie, de façon à ce qu’il puisse éventuellement s’affranchir en brisant le cycle de la dépendance. La réadaptation consiste dès lors à aider l’individu à « reprendre le contrôle de sa vie » (CPLT, 1996, p. 53). En d’autres mots, on mise sur des actions visant à développer chez les usagers une plus grande capacité d’autorégulation.

On rencontre aussi cette référence à la responsabilisation dans le discours concernant l’approche préventive. On reconnaît, dès 1988, que toute action préventive devrait avoir pour objectif d’amener les individus à se comporter en citoyens responsables. « L’action préventive cherche donc à responsabiliser la personne face à la consommation de psychotropes et aux sollicitations multiples » (MSSS, 1988, p. 26). Mais dans l’ensemble du discours, mises à part quelques allusions furtives dans les orientations ministérielles de novembre 1990 (MSSS, 1990, p. 15), on ne retrouve en fait que quelques références dispersées portant sur la responsabilisation des usagers. On dénote ainsi un mouvement qui s’amorce timidement autour de la responsabilisation accrue des usagers, lequel allait devenir beaucoup plus important au cours de la prochaine période, soit à partir de la fin des années 1990.

Virage préventif

Au cours des années 1990, on accorde encore beaucoup d’importance à la prévention, réitérant la nécessité de développer une intervention psychosociale qui soit axée sur les actions préventives et le dépistage précoce. On mentionne à plusieurs reprises, de façon explicite, qu’il est primordial pour le ministère de la Santé et des Services sociaux d’opérer un virage préventif (MSSS, 1990, p. 7). Un nouveau vocabulaire s’instaure graduellement au cours de cette période, faisant référence à la gestion des risques. La prévention passe maintenant par la filière actuarielle; on parle de plus en plus de facteurs de risque, de populations à risque, de personnes à risque et de comportements à risque. La prévention, pour être efficace, doit désormais chercher à cerner les facteurs qui sont statistiquement corrélés à la toxicomanie, pour ensuite identifier les populations cibles qui représentent une plus grande probabilité de développer des problèmes de consommation. On assiste ainsi à l’émergence d’une logique préventive qui s’inspire beaucoup de celle de la santé publique.

Partage des responsabilités

L’un des thèmes importants qui ressortent de la période allant de 1988 à 1997 est celui de la communautarisation des services (Vaillancourt et coll., 1993). On reconnaît en effet, et ce, dès la fin des années 1980, que le milieu naturel constitue un milieu d’intervention privilégié pour les intervenants en toxicomanie, et qu’il faut par conséquent revaloriser les acteurs et les ressources issus de ce milieu. « [L]’intervention la moins envahissante, celle qui favorise le maintien de l’individu dans son milieu et l’utilisation des réseaux naturels (parents, amis, bénévoles, groupes d’entraide…), doit toujours être préférée. La réadaptation effectuée sur une base externe permet à la personne de prendre une part plus active dans cette démarche, tout en demeurant dans son milieu naturel » (MSSS, 1990, p. 13). Stipulant qu’il est nécessaire de rejoindre les personnes là où elles se trouvent, on préconise désormais des interventions qui se dérouleront directement dans la communauté. Cette nouvelle philosophie de l’intervention implique alors une plus grande reconnaissance des acteurs issus directement du milieu, lesquels sont désormais invités à participer de façon active à l’offre de services.

C’est dans cet esprit de revalorisation des forces vives du milieu que le Comité Bertrand (1990) recommande qu’une place plus importante soit accordée aux partenaires de la communauté en ce qui concerne l’intervention auprès des toxicomanes. On retrouve ainsi un discours qui en appelle à une plus grande mobilisation des acteurs du milieu, tels que les individus et les organismes qui forment les réseaux de soutien et d’entraide. « Les conjoints, les parents et l’entourage du toxicomane ont un rôle important à jouer dans le rétablissement de la personne et peuvent eux-mêmes bénéficier de l’aide et du soutien thérapeutique. Ils seront, autant que possible, étroitement associés à la réadaptation » (MSSS, 1990, p. 23).

Bien que l’on reconnaisse aux partenaires de la communauté une participation plus active au niveau de l’intervention, l’État demeure toutefois le principal acteur en ce qui concerne la coordination des services. Les agences gouvernementales, bien qu’elles soient prêtes à déléguer aux acteurs de la communauté une plus grande participation dans le dispositif de prise en charge des toxicomanes, ont pour mission d’orchestrer cette distribution des services. L’État conserve donc la responsabilité de s’assurer que l’intervention auprès des toxicomanes s’organise au sein d’un réseau où les mots d’ordre sont la stratégie globale, la concertation et la coordination des services.

Période 3 : Reconfiguration de l’État social (1998-2006)

Contexte politique et institutionnel

En 1998, le ministre de la Santé réitère, dans le cadre de l’énoncé des priorités nationales en santé publique, que la toxicomanie doit être considérée comme un des champs prioritaires d’intervention au Québec. Une enveloppe de 54 millions de dollars est alors attribuée aux programmes de prévention et de traitement. On exige aussi que soit élaborée une stratégie nationale spécifique en matière de toxicomanie. Un plan d’action en toxicomanie est adopté en 1998 (MSSS, 1998b), suivi en 2002 par un cadre de référence national (MSSS, 2002), constituant autant d’étapes en vue de l’élaboration d’une stratégie nationale de lutte à la toxicomanie.

Ces actions prises en matière de toxicomanie se déroulent dans le contexte d’une réforme en profondeur du réseau de la santé et des services sociaux qui s’amorce dès le début des années 2000. Cette nouvelle réforme vise alors une plus grande souplesse administrative, misant entre autres sur la création de nouvelles agences locales. Dans la foulée de l’adoption de la loi 25 (MSSS, 2003), on prévoit la création de sept programmes-services appelés à répondre à des problématiques sociales particulières, dont le programme Dépendances consacré au secteur de la lutte à la toxicomanie. Sur le plan sémantique, le terme de toxicomanie est alors remplacé par celui de dépendance, ce qui permet de couvrir un champ plus large d’interventions, incluant entre autres les actions en matière de lutte au jeu pathologique. Un plan d’action interministériel est finalement adopté en 2006, dans lequel on propose 41 actions concertées, qui s’articulent autour de quatre principaux axes d’intervention : la prévention, l’intervention précoce, la réinsertion sociale et la recherche (MSSS, 2006a).

Les grandes tendances régulatoires qui se sont amorcées au cours de la période précédente – responsabilisation, mobilisation du milieu, prévention – vont s’intensifier au cours des années 2000, venant ainsi confirmer la mise au rencart de certains des grands principes providentialistes. On assiste alors à la consolidation d’une nouvelle philosophie d’intervention dans laquelle s’élaborent de nouveaux rapports entre les différents partenaires de l’intervention.

Description du phénomène

On décrit toujours la consommation de drogues en insistant principalement sur les conséquences et les méfaits qui y sont associés. La tendance semble même s’intensifier, puisqu’on opte, dès 1998, pour le terme d’usage inapproprié pour désigner ce qui autrefois était défini comme un usage abusif ou un usage problématique. L’usage inapproprié ne se définit plus à partir de critères tels que la fréquence d’usage ou l’apparition de symptômes liés à la dépendance, mais plutôt à partir de la présence de méfaits ou de conséquences négatives provoqués par la consommation de drogues.

Globalement, l’usage inapproprié fait référence à un usage susceptible d’entraîner des problèmes d’ordre physique, psychologique, économique ou social, bref, à un usage qui constitue une menace pour la santé, pour la sécurité ou pour le bien-être des individus, de leur entourage ou de la collectivité.

MSSS, 1998a, p. 10

Les méfaits associés à l’usage deviennent alors le principal enjeu de l’intervention sociale, justifiant à eux seuls la pertinence à intervenir pour les autorités gouvernementales. « Les efforts consentis à la lutte aux dépendances ont comme principale justification les coûts sociaux très importants dus aux méfaits qui leur sont associés » (CPLT, 2004, p. 8). On refuse même d’élargir le champ d’intervention à d’autres formes de dépendance – comme la dépendance affective –, en justifiant qu’il est difficile d’évaluer les méfaits de ces nouvelles formes d’addiction. On peut donc affirmer que les méfaits ou conséquences liées aux pratiques psychotropes deviennent le principal critère de définition, de reconnaissance et de justification en ce qui concerne l’intervention auprès des toxicomanes.

Mission et objectifs

La principale mission des agences gouvernementales demeure sensiblement la même. L’objectif consiste, en s’inscrivant toujours dans une perspective de promotion de la santé, à réduire les conséquences et les méfaits associés à la consommation de drogue.

Les orientations ministérielles du présent document ont pour buts de promouvoir la santé et le bien-être de la population, et de réduire les problèmes humains et sociaux associés à l’usage inapproprié des substances psychotropes. À cette fin, elles poursuivent les deux objectifs généraux suivants : réduire l’usage inapproprié des substances psychotropes; réduire les méfaits découlant de l’usage inapproprié des substances psychotropes.

MSSS, 2001, p. 11

L’action gouvernementale a donc pour horizon normatif de réduire l’incidence de ce qui est considéré comme un usage inapproprié, de façon à limiter l’ampleur des dégâts et à empêcher l’émergence de problèmes supplémentaires. Cet énoncé de mission implique donc que l’on ne vise pas tant à éradiquer toute pratique psychotrope, mais plutôt à inciter les usagers à adopter une consommation responsable. Comme mentionné dans un document ministériel traitant de la prévention de la toxicomanie, on reconnaît désormais que « [p]our de nombreuses substances, il est possible d’avoir une consommation responsable qui diminue d’autant les risques de méfaits » (MSSS, 2001, p. 40). Cette nouvelle façon de concevoir l’action publique aura évidemment des répercussions sur la façon dont se dérouleront les interventions sur le terrain.

Sur le plan normatif, le principal objectif de l’intervention ne consiste plus nécessairement à prôner l’abstinence, mais bien à amener les individus à gérer eux-mêmes leur consommation et les risques qu’elle comporte. On vise désormais à « [d]évelopper la capacité des individus à faire des choix éclairés en matière de substances psychotropes et à en gérer les risques » (MSSS, 1998a, p. 31). On voit donc émerger une nouvelle image du consommateur, celle d’un individu responsable qui doit être en mesure d’assumer ses choix en matière de pratiques psychotropes. « L’individu est le premier responsable de la qualité de sa vie et des choix qu’il effectue. À ce titre, il est le premier concerné lorsqu’il s’agit d’usage inapproprié de substances psychotropes, et il doit être en mesure de faire des choix responsables en cette matière » (MSSS, 2001, p. 27).

Cette responsabilisation des usagers peut être atteinte en misant sur le développement des compétences personnelles et sociales qui se traduiront par une plus grande capacité à faire des choix judicieux. On retrouve d’ailleurs, dans le plan d’action de 2006, cette référence explicite à la responsabilisation des individus. L’un des cinq principes de base de l’offre de service se lit comme suit :

L’offre mise sur la capacité des personnes à se responsabiliser par rapport à leur vie et à leur santé, à prendre des décisions éclairées et à exercer davantage de contrôle sur leur vie. Elle privilégie les interventions qui mettent à contribution les aptitudes individuelles et qui encouragent l’autonomie des personnes.

MSSS, 2006d, p. 18

L’intervention en toxicomanie vise donc à donner aux individus les moyens leur permettant d’exercer eux-mêmes le contrôle sur leur propre existence, de façon à ne plus avoir autant besoin des agences de contrôle externes que représentaient les institutions de prise en charge traditionnelles. On décèle ainsi les signes d’un désengagement partiel des mécanismes de régulation politique, au profit d’actions visant davantage le renforcement de l’autorégulation des conduites.

Virage préventif

Le virage préventif qui s’est amorcé au cours des périodes précédentes se confirme – du moins dans le discours des autorités publiques – puisque l’on réitère le besoin d’agir en amont des problèmes, avant même que les symptômes de la dépendance ne se manifestent. « Le plan d’action annonce une stratégie d’action en promotion de la santé et en prévention de la toxicomanie permettant de concrétiser le virage préventif » (MSSS, 1998b, p. 6). L’importance accordée au virage préventif ne se mesure pas uniquement sur le plan qualitatif, puisqu’on voit aussi se multiplier les références et les écrits qui traiteront spécifiquement de la question de la prévention de la toxicomanie. Certains documents publiés par le ministère de la Santé et des Services sociaux seront en effet exclusivement consacrés à l’intervention préventive (MSSS 1994, 1998a et 2001). Le volet préventif de la politique québécoise inclut alors les stratégies de réduction des méfaits, ce qui explique aussi en partie cet engouement pour l’approche préventive au cours de cette période. « Les stratégies d’action [en prévention de la toxicomanie] se divisent en deux axes d’intervention : celui qui, dans une perspective de promotion de la santé et de prévention, vise à agir en amont des problèmes d’adaptation sociale; celui qui, dans une perspective de réduction des méfaits, vise à prévenir les modes de consommation inappropriés, les risques ou l’aggravation de problèmes liés à ces modes de consommation » (MSSS, 1998a, p. 21).

Partage des responsabilités

Au niveau du partage des responsabilités, le discours des agences publiques souligne de façon explicite qu’il est désormais nécessaire de renforcer les liens entre les partenaires provenant du secteur public, des agences privées et de la communauté. « [L]e maintien et l’amélioration de la santé et du bien-être reposent sur un partage équilibré des responsabilités entre les individus, les familles, les milieux de vie, les pouvoirs publics et l’ensemble des secteurs d’activité de la vie collective » (MSSS, 2002, p. 13). La lutte à la toxicomanie implique ainsi un engagement de tous les acteurs touchés, de près ou de loin, par cette problématique. Les thèmes de la concertation et de la complémentarité des actions deviennent prioritaires. Le sous-titre du cadre de référence de 2002, Agir ensemble (MSSS, 2002), souligne l’importance accordée à cette collaboration; tout comme celui du plan d’action de 2006, Unis dans l’action (MSSS, 2006a), qui proclame l’union des forces de tous les milieux. L’insistance avec laquelle on souligne ces nouveaux partenariats vient ainsi confirmer la place désormais attribuée aux communautés dans l’intervention en toxicomanie. On en appelle à une plus grande mobilisation des forces vives du milieu, leur octroyant une capacité accrue pour la résolution des problèmes sociaux.

Les communautés jouent un rôle de premier plan en ce qui concerne l’intégration sociale, et donc en ce qui a trait à la réduction de la marginalisation ou de l’exclusion sociale. Il est démontré que les communautés peuvent faire la différence; elles peuvent se prendre en main pour transformer et assainir l’environnement physique et social, pour contrer la violence et la criminalité ou pour offrir des solutions de rechange à la consommation de substances psychotropes.

MSSS, 1998a, p. 25

La communauté possède des ressources qui peuvent être mises à la disposition des individus, de façon à leur permettre de développer leurs propres capacités d’autorégulation. C’est pourquoi les autorités gouvernementales doivent miser sur ces ressources communautaires, de façon à rejoindre de façon plus directe et plus efficace les individus qui sont la cible de l’intervention.

La communauté possède des ressources qu’elle peut mettre à profit pour intervenir sur la toxicomanie. Un environnement favorable contribue à l’acquisition et au maintien de saines habitudes de vie, celles-ci étant renforcées par la cohésion sociale, l’entraide et le sentiment d’appartenance à la communauté.

MSSS, 2006b, p. 14

On maintient aussi le discours selon lequel une intervention qui se déroule directement dans le milieu est toujours préférable à une intervention institutionnelle. « [L]’orientation privilégiée consiste à intervenir, de façon précoce, intensive et en continuité, le plus près possible des milieux de vie des personnes » (MSSS, 2006d, p. 17). Les interventions, pour être efficaces, doivent donc être dispensées le plus près possible des bénéficiaires, c’est-à-dire là où ils vivent au quotidien. D’où la pertinence de miser davantage sur les ressources communautaires et sur les interventions de proximité qui peuvent répondre de façon plus juste aux besoins de la clientèle.

Conclusion

Les résultats de cette analyse nous permettent d’affirmer que la question du traitement de la toxicomanie est devenue au cours des trois dernières décennies un enjeu politique très important pour les autorités québécoises. Les actions prises par les agences publiques pour répondre à ce phénomène témoignent de l’importance accordée encore aujourd’hui à la prise en charge sociosanitaire des individus aux prises avec des problèmes de dépendance ou de toxicomanie. La crise du providentialisme ne s’est donc pas traduite par un abandon du modèle psychosocial ni par un désinvestissement de l’État québécois dans le secteur de l’intervention en toxicomanie. Au contraire, jamais les autorités gouvernementales québécoises n’ont été aussi actives dans ce domaine qu’au cours de quinze dernières années. Ce qui a marqué le champ de l’intervention en toxicomanie des dernières décennies, ce n’est pas le retrait massif de l’État comme pouvaient le laisser présager certains discours alarmistes sur la montée du néolibéralisme, mais plutôt une reconfiguration dans la façon dont s’articulent les différents mécanismes de régulation de la pratique psychotrope. Les résultats de notre analyse nous permettent en effet de confirmer la présence de certaines tendances régulatoires qui se sont consolidées au cours des dernières décennies, et qui ont modifié de façon significative la façon dont les autorités politiques vont concevoir l’intervention en toxicomanie.

Nous avons identifié une première tendance qui consiste à exiger de plus en plus de l’usager de drogues qu’il participe de façon active à sa propre prise en charge. Cette tendance à la responsabilisation des individus s’est doucement amorcée dès le début des années 1990, pour prendre beaucoup plus d’ampleur au cours de la dernière période analysée. Ce mouvement se caractérise par l’importance accordée à la capacité de l’individu à assumer lui-même sa participation au processus de soins, devenant ainsi le principal acteur de sa propre régulation. Comme le décrit Philip Milburn (2009) à propos de la justice des mineurs en France, nous serions en présence d’un nouveau paradigme de l’action sociale qui mise plus que jamais sur l’acquisition de compétences sociales. L’acquisition de ces compétences permettrait alors d’amener les individus à se comporter en citoyens autonomes et responsables, réduisant du même coup la nécessité d’avoir recours aux interventions des agences institutionnelles si chères à l’État social. Le processus de changement que vise toute forme d’intervention peut désormais s’actualiser à travers les individus eux-mêmes, pourvu qu’on leur offre l’espace et les outils pour y arriver.

Une seconde tendance, qui coïncide avec le mouvement de communautarisation des années 1990, se caractérise par une plus grande valorisation des actions initiées par des acteurs issus de la communauté. La crise du providentialisme se manifestant principalement sous la forme d’une critique en règle de la prise en charge institutionnelle, on voit émerger un discours alternatif qui vante désormais les vertus de l’intervention communautaire et des actions menées par les acteurs sociaux issus directement du milieu de vie des bénéficiaires. Les autorités politiques encouragent de plus en plus les initiatives qui se développent en marge de l’intervention publique traditionnelle, témoignant ainsi de l’importance accordée aux mécanismes de régulation sociétale. Cette tendance allait dès lors modifier le paysage de l’intervention en toxicomanie au Québec, en stimulant le développement d’un réseau plus étendu d’acteurs et de ressources pouvant contribuer à mieux réguler les pratiques psychotropes. Les acteurs issus des réseaux naturels d’entraide et de soutien deviennent ainsi des partenaires importants de l’intervention sociale. Ainsi, le nouveau rôle de l’État consiste à mobiliser ces partenaires de façon à revitaliser les forces vives de la communauté.

Et finalement, on dénote, tout au long des trois dernières décennies, une importance accrue pour la prévention des conduites psychotropes à risque. S’inscrivant dans un mouvement plus général qui touche tous les secteurs de l’intervention sociale, on remarque que les actions préventives occupent une place de plus en plus importante, tant sur le plan qualitatif que quantitatif, en ce qui concerne l’intervention en toxicomanie. Cette tendance témoigne dès lors d’une société du risque obnubilée par la prédiction et le contrôle des conduites dangereuses (Beck, 1992; Peretti-Watel, 2001), ce qui a été rendu possible par la multiplication des outils actuariels permettant de mesurer la probabilité statistique que certains événements se produisent.

On constate donc la présence de transformations importantes dans la façon dont les autorités gouvernementales ont traité de la question de la toxicomanie depuis l’adoption de la première politique sur les drogues en 1976. Ces transformations peuvent être lues comme une reconfiguration des différents niveaux de régulation de la pratique psychotrope, autour des grands principes régulatoires que sont la responsabilisation des individus, la mobilisation des partenaires de la communauté et la prévention des conduites à risque.