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Ce numéro spécial de la revue fait suite au numéro précédent qui portait lui aussi sur les nouvelles tendances de l’intervention en dépendance (volume 8, numéro 2). Aspirant contribuer d’une manière stimulante et originale à la poursuite de la réflexion amorcée dans le cadre du numéro précédent, nous avons choisi de sortir des sentiers battus en offrant un mot de présentation un peu hors normes, qui met en valeur le propos de quatre personnalités québécoises importantes du champ de l’intervention en toxicomanie. Ces quatre acteurs clés sont : madame Louise Nadeau (LN), professeure titulaire au Département de psychologie de l’Université de Montréal et directrice scientifique du Centre Dollard-Cormier–Institut universitaire sur les dépendances; monsieur Pierre Brisson (PB), coordonnateur au Centre de recherche et d’aide pour narcomanes (CRAN), chargé de cours pour les programmes en toxicomanie de l’Université de Montréal et de l’Université de Sherbrooke; monsieur Serge Brochu (SB), vice-recteur adjoint - international et professeur titulaire à l’École de criminologie de l’Université de Montréal; et monsieur Michel Landry (ML), Ph. D. en psychologie, conseiller à la recherche pour la Direction de la mission universitaire du Centre Dollard-Cormier–Institut universitaire sur les dépendances et codirecteur du RISQ. À la fois témoins privilégiés des transformations qui se sont opérées dans le champ de l’intervention au cours des dernières décennies, mais aussi acteurs de premier plan de ces transformations, ils ont entre autres contribué, à travers leur enseignement au certificat en toxicomanies de l’Université de Montréal, à diffuser l’approche psychosociale au Québec.

Dans le cadre d’entretiens individuels, lesquels furent tenus avant la sortie du premier numéro, nous avons interrogé ces figures connues du monde de la toxicomanie sur les différents aspects de l’évolution de l’intervention auprès des toxicomanes au cours des 40 dernières années, en insistant tout particulièrement sur l’importance accordée dans le contexte québécois au virage psychosocial. L’objectif de ce texte est de présenter le point de vue de ces quatre témoins reconnus et privilégiés de cette évolution. Ces témoignages, bien qu’ils constituent en partie une reconstruction de la réalité de l’époque puisqu’ils émergent de l’opinion actuelle de ces quatre acteurs, devraient nous aider à mettre en lumière certains aspects de cette évolution. Par cet exercice, notre objectif est de mieux comprendre le contexte général dans lequel ces transformations se sont déroulées et d’identifier les enjeux liés à ces transformations. À la lumière de ces témoignages, nous espérons contribuer à améliorer la compréhension de nos lecteurs à propos des enjeux actuels en ce qui concerne l’intervention en dépendance telle qu’elle se pratique au Québec.

Importance du virage psychosocial au Québec

Les quatre participants à ces rencontres s’entendent pour affirmer que l’approche psychosociale est importante dans le champ de l’intervention en toxicomanie au Québec. En utilisant des expressions comme « emblème » ou « aspect identitaire », ils expriment unanimement qu’il s’agit d’une approche propre au Québec. Ils estiment que le fait que nous ayons dépassé les cadres explicatifs classiques dans notre compréhension de la problématique explique en partie pourquoi cette approche est en quelque sorte devenue notre identité.

Il s’agit cependant d’une approche difficile à définir et à délimiter. Pierre Brisson rappelle à cet égard que l’approche psychosociale fut qualifiée « d’appellation non contrôlée » par Céline Mercier lors d’une conférence donnée devant les membres de l’Association des intervenants en toxicomanie du Québec (AITQ) en 1985, ce qui permet de souligner son aspect multidimensionnel et éclectique. Il s’agit d’une approche qui se définit surtout par rapport aux autres approches concurrentes.

Je vais d’abord la définir par ce qu’elle n’est pas. Elle n’est pas psychiatrique et elle n’est pas Alcooliques Anonymes [AA], donc c’est ce qu’il y a entre les deux. […] On a enlevé tous les déterminants génétiques, les aspects plus biologiques liés aux substances, pour se concentrer sur les aspects de la personnalité, l’histoire sociale et psychologique du sujet, la famille, le niveau socioéconomique, les caractéristiques de la personne en termes d’abus, de négligence dans l’enfance, d’histoire de la consommation… Mais une histoire de la consommation qui est interprétée beaucoup plus de manière psychosociale que de dire “Ah s’il buvait à l’âge de 11 ans et que ses parents étaient alcooliques, peut-être qu’il était génétiquement vulnérable” (LN).

L’approche qui s’est développée à l’époque au Québec se distingue alors de celles qui prévalaient en Europe et dans le reste de l’Amérique du Nord. Aux États-Unis, l’approche cognitivo-comportementale et le modèle Minnesota (12 étapes) prédominent, alors qu’en Europe, la psychiatrie et la psychanalyse sont aux premiers rangs. L’approche qui se développe chez nous peut donc être considérée comme spécifique et originale.

On a été plus loin probablement que beaucoup d’autres pays, c’est pour cela que c’est devenu un peu une identité. L’approche psychosociale, c’est quelque chose qui est central dans la façon dont le Québec a développé sa façon de voir la toxicomanie. Je ne pense pas que l’on a cela ailleurs. Cette approche nous a permis de nous distinguer entre autres des modèles américains (PB).

Cette troisième voie entre le modèle médical et le mouvement AA permet de remettre en question le « dogme » de l’abstinence. « En se distanciant des approches pharmacologique, biologique et physiologique, l’approche psychosociale remet en question le modèle de maladie qui s’est développé autour de l’alcoolisme » (ML).

En ce qui concerne la question des influences sous-jacentes à la consolidation de l’approche psychosociale, les participants se distinguent quant à leurs propos. Selon Louise Nadeau, l’émergence de l’approche psychosociale doit être comprise dans le contexte d’une remise en question de la psychanalyse et du modèle médical dans les années 1960, alors que le béhaviorisme puis les théories de l’apprentissage social s’instaurent comme une réponse à cette antipsychiatrie. Toujours selon cette elle, c’est à travers les théories de l’apprentissage social que la psychologie à pu « faire son nid » dans le champ de la toxicomanie.

Michel Landry croit pour sa part que les travaux de recherche américains remettant en cause le caractère absolu de l’abstinence et des thérapies internes ont joué un rôle important dans le développement et l’adhésion du monde de la réadaptation au modèle psychosocial.

On s’est mis à connaître les travaux qui se passaient aux États-Unis sur l’efficacité des traitements, qui remettaient en question que ce soit seulement en interne que l’on fasse du traitement. Ce fut un élément déterminant dans le fait que l’aspect psychosocial a été de plus en plus important et aussi tout le modèle de maladie qui était lié à l’alcoolisme a été remis en question (ML).

Pour sa part, Serge Brochu soutient que l’approche psychosociale doit beaucoup à l’influence du mouvement humaniste en psychologie. Dans un même ordre d’idées, Pierre Brisson rappelle cependant que l’héritage humaniste initial aurait été peu à peu abandonné au profit d’une tradition beaucoup plus marquée par le cognitivisme. Toujours est-il que pour ces deux experts, l’influence majeure est à chercher davantage du côté de la psychologie que de celui des autres sciences sociales. À ce sujet, Brochu et Brisson affirment, sur une note plus critique, que malgré son appellation, l’approche psychosociale laisse en fait peu de place au social. « Quand on dit l’aspect psychosocial, je pense que l’on fait beaucoup de psycho et peu de social, en tout cas pas assez de social […] je pense que l’on est beaucoup psy[chologie] humaniste, mais que l’on pourrait faire plus du social, un peu plus qu’on le fait » (SB).

Selon Pierre Brisson, la dimension sociale renverrait ici aux relations entre l’individu et son environnement, ce qui la situe plutôt dans la foulée du béhaviorisme que des sciences sociales telles que l’anthropologie et la sociologie. « Le social est appréhendé juste comme une caisse de résonance ou de renforcement. Cela m’amène à dire que le psychosocial a davantage puisé aux théories de l’apprentissage qu’aux théories de la société » (PB).

Impact de l’approche psychosociale sur les pratiques d’intervention

En ce qui concerne l’influence du modèle psychosocial sur les modalités d’intervention auprès des personnes toxicomanes, on relève dans le discours des participants plusieurs dimensions communes, mais qui sont toutefois abordées sous des angles très différents. Tout d’abord, on souligne que l’adhésion à l’approche psychosociale dans le milieu de l’intervention en toxicomanie aurait favorisé la multiplication des intervenants cliniques formés en sciences sociales (psychologues, travailleurs sociaux, criminologues) plutôt qu’en médecine. Cette dimension constitue à cet égard l’une des particularités les plus frappantes de l’intervention québécoise par rapport à ce qui se fait ailleurs dans le monde.

Au niveau des cibles de l’intervention, le virage psychosocial aurait aussi contribué au développement d’une intervention par sphères, permettant ainsi de prendre en compte plusieurs variables dans le processus d’évaluation de la toxicomanie. « On a identifié la toxicomanie comme étant un problème multivarié avec des sphères qui comprennent des problèmes » (LN). On constate ainsi, comme le mentionne Pierre Brisson, que le modèle psychosocial a permis d’ouvrir sur une diversité d’approches, offrant ainsi aux bénéficiaires une palette plus variée de services. Ce type d’intervention permet dès lors d’offrir des services qui soient en mesure de répondre à un nombre plus important de besoins cliniques.

L’approche psychosociale a aussi permis de mieux développer l’aspect relationnel de l’intervention, c’est-à-dire de mettre l’accent sur la nature de la relation qui s’établit entre l’intervenant et le bénéficiaire. Comme le mentionne Serge Brochu, cette dimension est particulièrement frappante lorsqu’on s’attarde à l’importance qui est désormais accordée par les intervenants cliniques à l’alliance thérapeutique.

Au-delà de ces avantages inhérents au modèle psychosocial, on souligne toutefois des limites sur le plan clinique. Une des limites importantes de l’approche psychosociale relevée par les répondants à propos de l’intervention concerne la difficulté de véritablement travailler au niveau des variables contextuelles : « Ce n’est pas toujours facile de voir comment impliquer l’entourage, comment impliquer le milieu social pour contribuer à ces changements-là » (ML). Ainsi, bien qu’on puisse reconnaître que les variables liées au contexte soient significatives et déterminantes au niveau de la probabilité de développer des problèmes de dépendance, il est très difficile de cibler ces variables dans le cadre d’une intervention clinique spécifique, notamment dans certains contextes d’intervention. « L’intervenant clinique n’a pas de contrôle sur le monde extérieur et il doit donc souvent se rabattre sur les dimensions plus personnelles. En contexte carcéral, je devais travailler avec des variables qui sont essentiellement personnelles même si l’étiologie du trouble était sociale » (LN).

Pierre Brisson émet quant à lui l’opinion selon laquelle les déterminants sociaux seraient plus faciles à cibler lorsque l’on travaille en prévention ou en réduction des méfaits. Considérant la portée essentiellement individuelle de l’intervention clinique, il s’avérerait en effet difficile d’intégrer certaines dimensions plus sociales et structurelles dans le cadre de plans d’intervention individualisés.

Influence de Stanton Peele au Québec

En 1981, Louise Nadeau, alors responsable du certificat en toxicomanies à l’Université de Montréal, prend connaissance de l’article de Stanton Peele publié dans la revue de transfert de connaissance de l’Addiction Research Foundation. Séduite par les idées de Peele, elle interpelle son collègue Pierre Lamarche de Santé Canada, et ensemble, ils entreprennent de demander des fonds au ministère fédéral de la Santé pour procéder à la traduction de ce texte qui deviendra « le » propos de référence de toute une génération d’intervenants en toxicomanie au Québec (Peele, 1982). Les efforts de Nadeau et Lamarche combinés à une subvention de 30 000 $ auront préparé le terrain à l’avènement de ce qui peut désormais être qualifié de « petite révolution » dans le champ de l’intervention auprès des personnes alcooliques et toxicomanes du Québec.

De l’avis des quatre interlocuteurs rencontrés, le certificat en toxicomanies fut un des tremplins déterminants pour lancer les idées de Peele au Québec. La formation offerte dans le cadre du certificat aurait entre autres permis de « diffuser la “bonne nouvelle” via le schéma du cycle de l’assuétude, à l’origine pensé par Thérèse Robitaille et une équipe de la CECM [Commission des écoles catholiques de Montréal] qui faisaient de la prévention vraiment intéressante à la fin des années 70 et au début des années 80 » (PB). Ce schéma, qui s’avère un bel exemple de vulgarisation scientifique, a été utilisé pour former plusieurs générations d’intervenants. Il fut aussi largement diffusé à travers le centre de réadaptation montréalais Alternatives, lequel jouera un rôle majeur dans le processus de remise en question de l’abstinence dans le milieu de l’intervention.

Bien que tous les participants s’accordent pour souligner à quel point les travaux de Peele ont pu avoir une grande influence sur les modalités de l’intervention au Québec, on constate toutefois que cette influence à pris plusieurs voies. Selon Louise Nadeau, le principal apport de Peele est d’avoir présenté la dépendance comme une expérience et d’avoir mis l’accent sur les aspects subjectifs et phénoménologiques de l’expérience addictive. Le modèle proposé par Peele permet de bien mettre en évidence comment cette subjectivité expérientielle peut néanmoins contribuer à structurer de façon très concrète la vie des individus.

Serge Brochu mentionne de son côté que le principal apport de Peele est d’avoir permis de renverser les modèles dominants de l’époque, soit le modèle médical et le modèle des AA, et d’avoir réussi à les remplacer par une troisième voie. Le modèle de Peele a en effet permis que se développe une réponse alternative aux problèmes de dépendance, en rejetant à la fois la conception essentiellement physiologique de la toxicomanie et l’impératif de l’abstinence. « C’est le combat contre une société médicalisante où tout est une maladie » (SB).

Pour Pierre Brisson, un des apports des travaux de Peele est son insistance sur l’impact culturel des institutions et des structures sociales sur la consommation des individus, sur le fait que nous évoluons dans une véritable « culture de la dépendance ». Partant de ce constat, Peele aura largement contribué au décloisonnement de l’objet de dépendance et créé une brèche en ce qui concerne les dépendances sans substance. Selon Brisson, l’intérêt pour les conduites addictives sans drogue est né des idées de Peele, notamment avec la publication du livre qui l’a fait connaître (Peele et Brodsky, 1976).

Michel Landry précise toutefois que l’influence de Peele, malgré son importance, doit être relativisée. Selon lui, les travaux de Peele s’inscrivent dans une tendance plus globale, marquée par la prise en compte des résultats de nouvelles recherches qui ont été menées dans les années 1970 et 1980. Il réfère notamment aux travaux des Sobell sur la rémission naturelle et sur le caractère réversible de la toxicomanie (Sobell et Sobell, 1978). Il mentionne aussi le Rapport Rand qui rapporte les résultats d’une vaste étude américaine sur l’efficacité des traitements, lesquels confirment qu’il est possible de revenir à une consommation non problématique sans passer par l’abstinence (Armor et coll., 1978). Ces travaux, ainsi que les études sur les soldats héroïnomanes qui au retour du Vietnam ont cessé de consommer par le simple changement de contexte, ont largement servi à remettre en question le dogme de l’abstinence et les explications principalement pharmacologiques de la dépendance. Selon Michel Landry, les résultats de ces recherches ont contribué autant, sinon davantage, à la consolidation de l’approche psychosociale que les idées de Peele. Selon lui, l’apport de Peele se situe principalement dans le legs d’un sens théorique et conceptuel à tous ces résultats de recherche. « L’importance de Peele fut de donner un modèle de développement de l’assuétude, aussi de relativiser l’importance de la substance dans le fait que quelqu’un devient ou pas dépendant. Donc il a donné un modèle qui a permis aux “psychosociaux” d’appuyer leur pensée » (ML). La principale contribution de Stanton Peele est donc d’avoir réussi à regrouper à l’intérieur d’une théorie de la dépendance les principales découvertes et tendances qui marquent à l’époque le milieu de la toxicomanie en Amérique du Nord.

Contribution de Dollard Cormier

Alors que Peele est révélé au Québec dès 1982, ce n’est qu’en 1984 que Dollard Cormier publie son ouvrage dans lequel il traite de la toxicomanie au pluriel et présente un modèle humaniste axé sur l’auto-actualisation (Cormier, 1984). Sous la formule-choc Toxicomanies : styles de vie, Cormier propose en fait un modèle théorique qui permet l’intégration des sphères biologique, psychologique et sociale. Interrogés sur l’importance des travaux de Cormier, les quatre interlocuteurs rencontrés ont des opinions divergentes, quoique complémentaires.

Selon Louise Nadeau, la principale contribution de Cormier est qu’il aurait réussi à approfondir et à adapter les idées de Peele, en insistant sur le volet humaniste.

Dollard Cormier était rogérien. Il avait fait son doctorat avec Rogers et dans le fond, l’approche de Peele lui souriait parce que c’est une approche phénoménologique. […] Cormier a réussi à bien combiner l’héritage humaniste (rogérien) et le modèle de l’assuétude de Peele, qui est aussi essentiellement phénoménologique (LN).

Pour Serge Brochu, qui a été un étudiant de Dollard Cormier, les choses se sont déroulées différemment. À son avis, Cormier avait déjà commencé à développer son modèle avant même la publication des travaux de Peele. Ainsi, l’influence de Peele sur Cormier n’aurait pas été aussi directe. Selon lui, Cormier et Peele ont en fait mené le même combat, c’est-à-dire qu’ils ont amorcé chacun à leur façon une remise en question du modèle médical. Mais ce qui distingue les deux théoriciens, c’est surtout le front sur lequel ils ont mené leur combat. Alors que Peele s’est attaqué surtout à l’establishment des médecins, Cormier s’en est surtout pris au modèle de maladie tel que véhiculé par le mouvement des Alcooliques Anonymes. Toujours selon Serge Brochu, la principale contribution de Cormier est qu’« il a permis qu’on se libère au Québec du dogme de l’abstinence et de l’hégémonie des AA ». Peele et Cormier se distinguent aussi par rapport au modèle psychologique auquel ils se rattachent. Cormier s’est davantage inspiré du courant humaniste (Rogers, Gendlin) que du courant béhavioriste. Bien qu’il ait travaillé avec des notions à connotation béhavioriste, comme le boire contrôlé, il préférait parler du boire réfléchi, ce qui permettait de développer davantage les dimensions cognitives et phénoménologiques (Cormier, 1989). En effet, alors que le boire contrôlé renvoie à l’exercice d’un contrôle externe, le boire réfléchi, pour sa part, renvoie davantage à un contrôle interne.

Pour Pierre Brisson, Cormier est celui qui aurait le mieux réussi à expliquer le modèle psychosocial en exposant clairement son caractère intégratif et systémique : « Il expliquait bien comment l’environnement est le déclencheur, la personnalité, le lieu de renforcement ou de cristallisation et la substance le précipitant ». Il a aussi contribué, à travers la dimension phénoménologique de ses travaux, à faire reconnaître des notions comme l’expérience et l’actualisation du potentiel de la personne. Selon lui, Cormier s’est aussi beaucoup intéressé à la prévention et aux politiques sociales, peut-être même davantage qu’aux questions relatives à l’intervention clinique sur une base individuelle.

Enfin, Michel Landry croit pour sa part que l’influence de Cormier s’est surtout manifestée après la publication de son ouvrage sur le boire réfléchi (Cormier, 1989). Selon lui, Cormier a surtout contribué, comme le soulignait également Serge Brochu, « à remettre en question le dogme de l’abstinence au Québec, une approche qui était alors très monolithique ». Son modèle biopsychosocial a préparé la voie à une remise en question des modèles d’inspiration médicale. Ses travaux ont d’ailleurs été utilisés pour lutter contre le mouvement AA au sein de certains centres de réadaptation, notamment à Domrémy-Montréal. C’est pourquoi l’idée de donner le nom de Dollard-Cormier au nouveau centre issu de la fusion d’Alternatives, de Domrémy-Montréal et de Préfontaine, en 1997, a été très bien accueillie par les intervenants de ces centres.

Les quatre répondants reconnaissent que l’influence de Cormier est moins visible que celle de Peele, notamment à cause du fait qu’il n’a jamais bénéficié d’une diffusion aussi importante que celle accordée à son confrère américain, qu’il a peu enseigné à de larges audiences et qu’il a été peu utilisé dans le cadre du certificat en toxicomanie de l’Université de Montréal. En somme, son influence est davantage politique que théorique, puisque ses travaux ont surtout été récupérés par ceux qui luttaient pour la remise en question du dogme de l’abstinence.

Enjeux politiques et institutionnels

Considérant que le virage psychosocial s’est opéré dans le contexte d’une réforme majeure des services de santé et des services sociaux au Québec, nous avons interrogé les quatre experts sur l’importance de ces enjeux politiques et institutionnels et sur la façon dont le réseau de soins et de services aux toxicomanes s’est développé.

Tous s’accordent pour dire que les enjeux structurels liés à la réforme des années 1970 et à la création du ministère de la Santé et des Affaires sociales ont largement contribué à l’émergence et à la consolidation du modèle psychosocial. En transférant la question de la toxicomanie du registre de la santé vers celui des services sociaux, cette réforme a permis entre autres de déplacer le centre de gravité des services de l’interne vers l’externe. « On a ouvert plusieurs cliniques externes, on a décidé que la majeure [partie] de l’intervention devrait se faire de plus en plus en externe, donc dans le milieu de la personne. Je pense que cela est un autre élément important » (ML).

Michel Landry mentionne néanmoins que cette situation a entraîné la perte d’une expertise (principalement médicale) avec le démantèlement en 1975 de l’Office de prévention et de traitement de l’alcoolisme et des toxicomanies (OPTAT) et la création d’un réseau public de services en toxicomanie[1].

Tu sais que l’OPTAT est disparu à ce moment-là. Le Québec avait une expertise très importante avec l’OPTAT, l’Office de prévention et traitement de la toxicomanie. […] André Boudreau qui en était le directeur, qui était un médecin, avait une expertise reconnue assez mondialement semble-t-il. Quand le ministère des Affaires sociales a été créé, l’OPTAT a été démantelé puis on a dit que ce serait réintégré dans l’ensemble des services du Ministère… Mais cela a été dilué dans l’ensemble des fonctionnaires du Ministère. Moi je pense qu’il y a eu une perte d’expertise importante à ce moment-là (ML).

Sur le plan institutionnel, les centres hospitaliers qui offraient des soins sont transformés en centres de réadaptation. Ce fut le cas entre autres de Domrémy-Montréal, qui deviendra dans les années 1990 le Centre Dollard-Cormier.

La réforme aura aussi un impact sur le choix des professionnels qui vont désormais s’occuper des toxicomanes. « En 1975, on prend une décision incroyable, on décide que la toxicomanie ne sera pas en psychiatrie, mais que la toxicomanie va être en réadaptation et va être quelque chose d’autonome, d’indépendant et de psychosocial » (LN). En retirant aux médecins le monopole de soins en toxicomanie pour le transférer aux intervenants psychosociaux, on vient redéfinir par la même occasion les modalités de l’intervention auprès de la clientèle. « L’arrivée en masse de diverses formes de professionnels psychosociaux a changé beaucoup les approches, la façon de travailler avec la clientèle » (ML). Cette relève psychosociale sera ensuite assurée par la création en 1979 du certificat en toxicomanies à l’Université de Montréal, puis de celui de l’Université de Sherbrooke en 1984. « Les certificats ont permis vraiment de diffuser largement cette espèce de place dominante qu’avaient pris la psychologie ou le psychosocial dès le milieu des années 70 en remplacement du modèle des années 60 qui était un modèle encore médical » (PB).

Selon Pierre Brisson, la création du réseau public aurait contribué à faire des psychologues les nouveaux experts de la toxicomanie. Bien que les psychologues qui sont appelés à oeuvrer dans le domaine de la toxicomanie aient été recrutés au départ dans les rangs humanistes, Pierre Brisson considère cependant qu’ils s’inscrivent aujourd’hui dans une mouvance essentiellement cognitivo-comportementale. À cet égard, le champ de l’intervention en dépendance au Québec n’échapperait pas à la mouvance cognitiviste qui semble marquer de façon plus générale la psychologie nord-américaine.

On comprend donc qu’au-delà de l’influence théorique de chercheurs comme Peele et Cormier, l’avènement du virage psychosocial s’est aussi opéré dans un contexte politique et institutionnel favorable à la réception de ces idées et à la diffusion de cette approche.

Que reste-t-il de l’approche psychosociale aujourd’hui?

Ce thème fait écho à la question qui a été lancée dans le mot de présentation du numéro précédent consacré aux nouvelles tendances de l’intervention en dépendance : « Où sont passés les héritiers de Stanton Peele ? » (Quirion et Plourde, 2009). Bien que les quatre participants s’accordent pour affirmer que l’approche psychosociale a beaucoup évolué, il n’y a toutefois pas de consensus quand vient le temps de décrire la nature de cette évolution.

Pierre Brisson juge sévèrement l’héritage du virage psychosocial. Selon lui, ce modèle se serait lentement transformé en privilégiant presque de façon exclusive une orientation cognitiviste, faisant en sorte de relayer au second plan la composante humaniste et critique originelle et l’intérêt pour la dimension expérientielle subjective des conduites humaines.

Pour sa part, Louise Nadeau croit que l’influence de Peele et de Cormier est encore très palpable dans la façon dont on conçoit la dépendance. Le concept de dépendance renvoie toujours à une expérience subjective envahissante qui s’inscrit dans un style de vie. « Cela n’a jamais été aussi actuel » (LN).

Serge Brochu estime lui aussi que l’approche psychosociale est encore très vivante au Québec. Il insiste toutefois sur le fait qu’elle s’est transformée en intégrant de nouvelles dimensions qui lui siéent très bien, entre autres l’importance accordée à la motivation et à l’alliance thérapeutique. Ces nouvelles dimensions cliniques nous autorisent dès lors à accorder une place au client dans le processus thérapeutique et à penser à la relation entre le thérapeute et le client. Selon Serge Brochu, le modèle psychosocial a donc évolué vers un modèle plus relationnel, et ce, en opérant un virage plus intégratif. « On a aussi évolué vers une approche plus intégrée, qui permet de regrouper les avantages [de l’approche] psychosociale d’inspiration humaniste avec ceux du modèle cognitivo-comportemental, ce qui permet une thérapie plus complète » (SB).

Toujours en lien avec cette idée d’une meilleure intégration entre les différents modèles d’intervention, Serge Brochu et Michel Landry partagent la conviction selon laquelle nous serions entrés au Québec dans une ère de rapprochement entre le mouvement AA et les professionnels psychosociaux.

Les professionnels vont facilement comprendre que les mouvements d’entraide permettent un support social que les professionnels ne peuvent pas donner, donc c’est une complémentarité de service de plus en plus. Je pense que les Alcooliques Anonymes et les mouvements d’entraide acceptent aussi de référer vers des professionnels. Donc, c’est une meilleure complémentarité, alors qu’auparavant c’était davantage positionné en compétition (SB).

Le changement d’attitude aussi avec les mouvements d’entraide, parce que là aussi il y a eu une forte opposition à un certain moment donné, mais je pense que l’on est plus conscient maintenant de ce que les mouvements d’entraide peuvent apporter (ML).

Dans un même ordre d’idées, Michel Landry remarque qu’il y aurait moins de méfiance de la part des intervenants formés à l’approche psychosociale envers l’apport des médecins. Il estime que nous aurions réussi à dépasser la polarisation entre les aspects médical et psychosocial. Il rappelle toutefois que le milieu psychosocial doit cesser de se sentir menacé par le médical pour s’ouvrir davantage à ces nombreuses dimensions s’il veut conserver sa pertinence.

Il y a des dimensions biologiques dont il faut tenir compte; il y a des aspects neurologiques dont il faut tenir compte. Donc on ne peut pas penser que le traitement ne peut être que psychosocial. […] Les intervenants ont une plus grande ouverture à travailler avec le monde médical et les dimensions biologiques et neurologiques (ML).

Selon Louise Nadeau, cette ouverture face à la dimension médicale ne serait pas étrangère au fait que les intervenants seraient de plus en plus confrontés à des clients qui manifestent aussi, en parallèle avec leurs problèmes de consommation, des problèmes de santé mentale parfois sévères. Cette nécessité pour les intervenants de maîtriser les diagnostics les aurait obligés à « ne plus traiter nos amis les psychiatres comme s’ils étaient des gens menaçants, dangereux et inutiles » (LN).

Principales transformations de la dernière décennie

Nous avons interrogé les quatre participants à propos des transformations qui leur sont apparues comme étant les plus significatives au cours de la dernière décennie, à la fois en ce qui concerne le phénomène de la dépendance et les modalités d’intervention. Les quatre participants font état globalement de cinq transformations qu’ils estiment fondamentales.

Premièrement, les participants soulignent à l’unisson l’importance accordée aux théories et aux techniques motivationnelles dans le cadre des activités cliniques auprès des toxicomanes.

Deuxièmement, Louise Nadeau et Michel Landry notent également l’importance accordée aux problèmes de comorbidité et aux cas d’automédication : « la situation nous a obligés à reconnaître que pour beaucoup de personnes qui venaient consulter, la consommation était davantage une solution qu’un problème. […] On a été obligés de réintroduire la psychiatrie dans notre champ » (LN).

Troisièmement, certains participants relèvent que l’Amérique du Nord se situe actuellement dans une ère de données probantes et que l’on peut compter davantage sur la recherche pour nous donner des indications sur l’efficacité clinique des mesures utilisées. « Je pense que l’on a maintenant suffisamment de données pour mieux appuyer nos interventions, ce que nous n’avions pas avant [et cela même si] les résultats de recherche nous ramènent de façon souvent brutale à la question fondamentale à savoir quel est le véritable apport de la thérapie ou du thérapeute dans la rémission » (SB). À ce propos, Michel Landry constate chez les décideurs politiques une conviction plus profonde quant à l’importance de faire de la recherche et d’appuyer les interventions sur des données probantes. « Essayer de s’appuyer de plus en plus sur des données probantes. Donc de rendre les interventions plus fondées, plus rigoureusement exécutées. Moi je dirais que c’est un des éléments importants des dix dernières années » (ML). Dans un même ordre d’idées, on souligne aussi avec une certaine fierté que le Québec et le Canada disposent aujourd’hui d’équipes de recherche en dépendance qui sont en mesure de produire un savoir qui reflète mieux notre réalité.

[A]vant, la recherche venait des États-Unis dans un contexte répressif très différent du nôtre. On est dans un contexte culturel, un contexte politique, un contexte social très différent, et la recherche qui vient des États-Unis ne s’applique pas, en tout cas les résultats ne s’appliquent pas nécessairement au contexte québécois, au contexte canadien. Et maintenant, on fait de la recherche au Québec, on fait de la recherche au Canada, et cela nous permet d’avoir quelque chose qui est plus branché sur notre culture (SB).

Quatrièmement, on souligne que l’une des principales transformations de la dernière décennie concerne l’importance accordée à la réduction des méfaits. Serge Brochu rappelle à cet égard que le document du Comité permanent de lutte à la toxicomanie (CPLT) sur la réduction des méfaits, écrit par Pierre Brisson, a eu une très grande influence et qu’il a contribué à modifier à la fois les mentalités et les pratiques (Brisson, 1997). Sur la scène provinciale, il semblerait que la philosophie de réduction des méfaits ait réussi à s’implanter, et ce, même du côté des approches cliniques. « La réduction des méfaits dans l’intervention clinique, c’est juste au Québec qu’on a pensé à une affaire comme ça. En Europe ça n’existe pas » (PB). Pierre Brisson va même plus loin en mentionnant que c’est la réduction des méfaits qui a permis de réintroduire une prise en compte de la dimension sociale dans le cadre de l’intervention individuelle. Pour Serge Brochu et Michel Landry, ce sont la crise du SIDA et la réponse offerte par la réduction des méfaits qui ont contribué de façon déterminante à renverser le dogme de l’abstinence. « Les idées de Cormier ou encore les idées de Peele à elles seules n’auraient pas suffi. Ils ont mis la table, et la réduction des méfaits a finalement été le turning point de l’époque dans l’actualisation des pratiques et le changement de perspective » (SB).

Finalement, Louise Nadeau et Michel Landry signalent une cinquième transformation du côté des avancées de la médecine. Ces participants rappellent que les développements dans le domaine de la génétique et de la neurobiologie ont exercé une influence non négligeable dans le champ de la dépendance. Les études les plus récentes dans ce domaine ont permis de répondre à des questions pour lesquelles l’approche psychosociale n’avait pas encore trouvé de réponses. Ces recherches ont entre autres permis de mieux comprendre la vulnérabilité de certains individus pour lesquels l’approche psychosociale n’avait jamais réussi à cerner de déterminants significatifs.

Regain d’intérêt pour les neurosciences

Afin d’approfondir cette réflexion sur le thème des nouvelles tendances en intervention, nous avons demandé aux participants de se prononcer plus en détail sur cette dernière transformation, soit celle liée aux nouveaux développements dans le domaine des neurosciences.

Louise Nadeau souligne que la « révolution du cerveau » et l’arrivée de nouvelles technologies telles que l’imagerie cérébrale, nous ont permis de faire de nouvelles découvertes dans le domaine de la dépendance. Selon elle, ces découvertes impliquent un changement radical dans la façon de penser la dépendance : « Avec la décennie du cerveau, il y a tout un nouveau modèle qui arrive. [...] Et là, notre regard sur le monde a changé » (LN). On comprend maintenant que certaines conditions environnementales (négligence, abus) peuvent engendrer des modifications génétiques qui vont ensuite contribuer à rendre les gens plus vulnérables. On parle alors de plus en plus de déficits neuropsychologiques. « On est d’abord capable de comprendre qu’il y a des sites de dépendance dans le cerveau, et que tout le monde ne répond pas pareil, et qu’il y a une structure biologique à la toxicomanie, et que le craving, ce n’est pas une illusion » (LN). On pose toutefois un bémol quant aux promesses dont sont porteuses ces nouvelles découvertes. On mentionne entre autres que la reconnaissance des dépendances sans substance (dont la cyberdépendance) peut contribuer à compliquer le tableau, nous obligeant jusqu’à un certain point à redéployer le modèle psychosocial.

Mais tout cela va poser, cela va mettre à l’épreuve tous nos modèles de dépendance pour les cliniciens parce que l’on arrive à voir qu’une des bonnes manières de poser un diagnostic, c’est de retourner à Peele et de retourner à Cormier et de poser la question “Est-ce qu’il s’agit d’une expérience qui structure leur vie intime?” et “Est-ce que c’est un style de vie ?” (LN).

De son côté, Serge Brochu adopte une position plus critique et ne voit pas nécessairement d’un bon oeil ce qu’il considère comme un retour à des déterminants physiques. Il réfère alors au positivisme italien en criminologie et aux travaux de Lombroso, lesquels considéraient que l’homme criminel était avant tout caractérisé par des traits physiologiques ataviques. « Comment, à partir du crâne, comment pouvait-on voir que quelqu’un a la bosse des maths ou la bosse du crime ?» (SB). Pour lui, cette tendance pourrait malheureusement signifier que l’on se serait trompé pendant toutes ses années consacrées à la psychothérapie et que l’on aurait erré à tenter de travailler sur la motivation du client et sur l’alliance thérapeutique. Tout comme son homologue Pierre Brisson, il craint que la « révolution du cerveau puisse marquer la fin d’un rêve humaniste » (SB).

Dans la même veine, Pierre Brisson réagit à cette révolution neuropsychologique en y voyant un discours réducteur et un retour en force du modèle médical. Il appréhende que cette révolution neurologique n’en vienne à occuper toute la place, au détriment des courants moins en vogue comme la phénoménologie, les approches spirituelles ou les réformes politiques. « Le modèle médical est resté très présent, ce n’est pas parce qu’on a tassé les médecins de la toxico que le pouvoir de la médecine et de ce genre d’explications a diminué. Au contraire, il est envahissant » (PB). Il va plus loin en évoquant la crainte qu’une nouvelle tendance s’impose, combinant à la fois les modèles neurologiques et les modèles comportementalistes dans une certaine forme d’hégémonie du « neurocomportementalisme » : « L’être humain risque d’être réduit à une série de processus neurochimiques conditionnantdes répertoires de comportements » (PB).

Michel Landry, bien qu’il reconnaisse l’importance que peut avoir l’apport des neurosciences, se questionne à savoir si ces découvertes vont véritablement aboutir à des moyens ou à des outils cliniques pour répondre au problème de la dépendance : « En tout cas, c’est sûr que la tendance de la solution facile c’est toujours de chercher une pilule; mais je ne suis pas sûr que c’est de cela qu’on a besoin » (ML). Il conclut en apportant une nuance quant à la réelle portée des découvertes qui ont été faites dans ce domaine : « Il y a de nouvelles dimensions sur lesquelles on cherche beaucoup. Mais à mon avis, on n’avance pas tant que cela; on ne trouve pas tant de nouvelles choses. Ou la recherche vient reconfirmer des notions qui sont là depuis longtemps, par exemple le rôle de l’alliance thérapeutique » (ML).

Bref, on constate chez les participants une certaine forme d’ambivalence, qui se traduirait par un mélange d’enthousiasme, de crainte et de scepticisme par rapport à ces avancées neurobiologiques dans le champ de la dépendance.

Présentation des articles

Les articles rassemblés dans ce numéro abordent tous la question des nouvelles tendances en intervention dans le domaine de la dépendance, chacun privilégiant un aspect particulier de ces transformations. Comme nous l’avons fait dans le cadre du numéro précédent consacré lui aussi aux nouvelles tendances (vol. 8 no 2), nous avons regroupé ces articles en raison des principales dimensions qu’ils permettent de mettre en évidence. Les trois principales dimensions retenues sont les transformations sur le plan théorique et scientifique, l’élaboration et la mise en place de nouveaux outils cliniques, et les enjeux politiques et normatifs liés à l’évolution du dispositif de soins.

Transformations au niveau théorique

Comme en témoignent les quatre participants qui ont été invités à commenter l’évolution de l’intervention en toxicomanie au Québec, le virage psychosocial constitue un élément majeur qui a profondément marqué ce champ de la pratique. L’approche psychosociale, combinée à un contexte sociopolitique déterminant, a en effet contribué à renouveler les concepts et les théories mobilisés dans le champ de l’intervention, faisant ainsi apparaître de nouvelles façons de penser la toxicomanie, tant sur le plan théorique que des stratégies d’intervention.

L’un des principaux apports de l’approche psychosociale est qu’elle a permis d’élargir le concept de dépendance. Ainsi, cette façon de faire a multiplié le nombre d’objets par rapport auxquels les individus peuvent en venir à développer un rapport problématique. Cette tendance est particulièrement frappante si on se penche sur l’intérêt grandissant qui s’est développé, au cours de la dernière décennie, pour la question du jeu pathologique, tant chez les chercheurs que chez les intervenants. Dans le cadre de leur article, Gendron et coll. abordent cette question de l’intervention auprès des joueurs aux prises avec un problème de jeu. Après avoir brossé un portrait épidémiologique et étiologique du jeu de hasard et du jeu problématique, ces auteures présentent les principales stratégies d’intervention qui ont été déployées au Québec pour répondre aux besoins de cette clientèle. Quoique ce champ d’intervention soit encore peu développé, on remarque que les stratégies mises en place s’inspirent largement des théories et des modèles qui ont été élaborés dans le champ de la dépendance à l’alcool et aux autres drogues. En optant pour une lecture psychosociale de la dépendance au jeu, les auteures concluent leur article en soulignant l’importance de développer des stratégies d’intervention plus diversifiées et la nécessité de considérer d’autres critères de réussite que celui de l’abstinence.

Le modèle psychosocial nous a aussi permis de mieux cerner l’importance qui doit être accordée au contexte socioculturel dans lequel se développent à la fois les rapports de dépendance et l’organisation des stratégies de soins. L’importance des facteurs sociaux et culturels est particulièrement bien illustrée dans l’article de Plourde et coll. qui traite de la mise en place de mesures et de programmes d’intervention auprès des Inuits. Dans le cadre d’une vaste enquête portant sur l’usage de drogues dans le Nord québécois, les auteurs ont analysé le point de vue des Nunavimmiut sur les services de soins et les solutions envisagées pour contrer la toxicomanie. Les auteurs constatent entre autres que la prise en compte du contexte culturel constitue un facteur déterminant dans le succès de l’intervention en toxicomanie. Ils soulignent aussi que la connaissance des stratégies de résolution de problèmes des Inuits représente un outil indispensable pour mieux développer les services. En insistant sur la complémentarité entre les pratiques traditionnelles et l’intervention institutionnelle, les auteurs proposent d’élaborer des stratégies de soins qui tiennent compte de ces éléments fondamentaux, sans négliger cependant les apports issus de nos connaissances contemporaines sur les meilleures pratiques.

En reconnaissant l’importance des facteurs liés au contexte social, l’approche psychosociale a aussi permis de penser les stratégies d’intervention dans une optique plus globale, dans laquelle le traitement individuel devient une réponse particulière dans un continuum plus diversifié de stratégies d’intervention. En remettant en question la prédominance du modèle médical de prise en charge, l’approche psychosociale aura en effet permis d’intégrer certaines considérations préventives plus générales dans le cadre de l’intervention auprès des toxicomanes. Dans leur article, Laventure et coll. abordent la question de la prévention de la toxicomanie chez les adolescents. Plus précisément, ces auteures présentent une recension des écrits qui porte sur les facteurs prédictifs de l’efficacité des programmes de prévention en toxicomanie chez les adolescents. Elles s’attardent en particulier sur les programmes de prévention universelle et ciblée dont l’objectif est de contrer les facteurs de risque et de promouvoir les facteurs de protection. Les auteures terminent leur article en se prononçant sur le maintien ou l’abandon de certaines pratiques préventives. En plus de conclure sur des considérations pratiques en matière de prévention, cet article permet aussi de souligner l’influence grandissante de la nouvelle santé publique et de la logique épidémiologique dans le champ de la dépendance.

Transformations en matière d’outils cliniques

L’ampleur des transformations qui ont pu se manifester dans le domaine de l’intervention en dépendance se mesure aussi à travers l’évolution des outils et des techniques qui seront mis à la disposition des intervenants. On constate en effet qu’au nombre des transformations les plus significatives, celles liées à l’introduction de nouveaux instruments cliniques sont souvent les plus frappantes. Le caractère souvent très concret de ces innovations explique en partie l’importance que l’on accorde à ces transformations cliniques.

Au nombre des transformations les plus frappantes des dernières décennies, on doit mentionner l’importance qui sera accordée à la question de la résistance et de la motivation au changement des individus en traitement. Cet intérêt accru pour la motivation au changement a conduit à la création de nouveaux outils et de nouvelles techniques d’intervention. Dans le cadre de leur article, Tremblay et Simoneau se penchent sur les techniques motivationnelles qui sont aujourd’hui utilisées auprès des toxicomanes. Ces auteurs exposent trois élaborations théoriques et cliniques pour lesquelles la question de la motivation s’avère centrale. Ils présentent ainsi à tour de rôle l’entretien motivationnel, la théorie de l’autodétermination et la théorie des préoccupations actuelles. Ces trois dispositifs cliniques sont ensuite comparés, tant au niveau de leurs assises théoriques que de leurs implications cliniques.

Le virage psychosocial va aussi contribuer à élargir la liste des critères retenus pour évaluer l’efficacité des programmes d’intervention. Alors que pendant longtemps les effets de l’intervention en toxicomanie ont été mesurés essentiellement en termes de maintien de l’abstinence, on constate aujourd’hui que l’efficacité se jauge aussi par les transformations qui peuvent se manifester dans les diverses sphères de vie des usagers. Les nouvelles stratégies d’intervention ne ciblent plus exclusivement la question de la consommation de drogues, mais aussi les changements liés à la situation familiale, scolaire, légale et psychologique. Dans le cadre de leur article, Brunelle et coll. abordent les effets du traitement auprès de jeunes toxicomanes québécois. En ayant recours aux résultats de cinq recherches réalisées auprès d’adolescents qui éprouvent des problèmes de consommation et qui ont bénéficié de programmes de traitement, ces auteurs cherchent à identifier les principaux facteurs qui auraient pu contribuer à des changements. Au nombre des facteurs identifiés, certains sont liés aux composantes mêmes de l’intervention, alors que d’autres sont plutôt associés au contexte de vie des bénéficiaires. Les résultats analysés permettent aux auteurs de conclure qu’il existe diverses trajectoires de rémission et que les changements ne se mesurent pas uniquement au niveau de la consommation, mais dans des sphères aussi variées que la famille, l’école et la situation légale.

Transformations sur le plan politique

L’intervention auprès des toxicomanes, au même titre que n’importe quelle forme d’intervention sociale, s’inscrit dans un contexte politique particulier qui lui confère une certaine légitimité normative. L’intervention auprès des toxicomanes est en effet régie par des impératifs sociaux, des cadres législatifs et des mandats institutionnels qui auront un impact considérable sur la façon dont les soins seront dispensés. La mise en place de nouvelles stratégies d’intervention implique par conséquent des enjeux qui dépassent les considérations cliniques et individuelles qui leur sont généralement associées. Il s’avère donc nécessaire, pour quiconque s’intéresse aux nouvelles tendances de l’intervention en dépendance, de s’attarder à ces considérations politiques.

Dans le cadre de son article, Bastien Quirion aborde la question de l’évolution de la politique québécoise en matière de lutte à la dépendance. Il s’attarde plus précisément aux transformations qui se sont opérées entre 1976 et 2006 dans la façon dont les agences politiques québécoises définissent le champ de l’intervention en toxicomanie. Les résultats de cette recherche démontrent que la remise en question du providentialisme a contribué à redéfinir les modalités de l’intervention auprès des utilisateurs de drogues, en particulier en ce qui concerne la redistribution des responsabilités entre les différents acteurs appelés à jouer un rôle au niveau du traitement et de la prévention. Les transformations politiques se traduisent alors par la reconnaissance de nouveaux principes régulatoires devant guider les interventions en toxicomanie, tels que l’importance accordée à la responsabilisation et à l’autonomie des individus; la remise en question de la prise en charge institutionnelle du bénéficiaire au profit d’une intervention dans le milieu; et finalement la priorité accordée aux actions préventives.

En s’inscrivant lui aussi du point de vue des pratiques régulatoires, Tom Decorte nous offre une contribution très originale dans laquelle il aborde la question de l’impact des politiques répressives sur les capacités des individus à gérer leur propre consommation. En s’inspirant des résultats d’une recherche menée auprès de 111 consommateurs de cocaïne en Belgique, cet auteur s’attaque à la croyance selon laquelle l’usage de drogues illicites mènerait inexorablement à une perte de contrôle. Il démontre au contraire qu’il existe des mécanismes de contrôle informels issus du milieu qui permettent aux utilisateurs de maintenir une consommation sécuritaire. Ces mécanismes permettraient ainsi d’expliquer pourquoi certains individus réussissent à réguler eux-mêmes leur consommation, en évitant ainsi les dérapages et les pertes de contrôle. Or, les politiques prohibitionnistes actuellement en vigueur nuiraient au développement des capacités d’autorégulation des individus, entre autres en freinant la mise en place de ces mécanismes informels. Du point de vue de l’intervention, cette analyse nous invite à mieux prendre en considération les ressources dont dispose l’individu dans son milieu. Elle nous invite aussi à nous questionner sur les éventuels effets pervers des politiques répressives en matière de drogues.