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Remarques préliminaires

Je tiens d’abord à remercier la Faculté de théologie et d’études religieuses de Sherbrooke et en particulier le professeur Marc Dumas, qui en a été l’instigateur, pour l’honneur et la joie de cette rencontre. Merci à tous les collègues qui s’y sont investis, merci à tou-te-s les participant-e-s. Puissent les contributions données à ce Colloque être stimulantes et enrichissantes pour les un-e-s et les autres.

La contribution suivante invite à une visite de chantier. Concernant le sujet proposé, je m’arrêterai à quelques points susceptibles de donner l’un ou l’autre aperçu significatif sur ce qui est en jeu dans ce chantier, tirant ici et là de mes tiroirs telle ou telle esquisse déjà faite. Cette démarche (visite de chantier) correspond bien à la tâche de la théologie qui n’est jamais achevée mais toujours en cours, comme le réel est toujours en cours et comme le Dieu du réel, le Dieu vivant, est toujours en cours.

I. En exergue : the Shaking of the Foundations de Paul Tillich

Le sujet annoncé pour ce matin est un sujet immense : la crise des fondements de la civilisation moderne et la théologie. Avant encore de préciser les termes de ce sujet, laissez-moi me référer à ce propos à Paul Tillich dont parut en 1948, il y a donc plus de 60 ans, un petit livre, sous le titre : The Shaking of the Foundations (traduction en français sous le titre : Les fondations sont ébranlées). Il s’agit d’un recueil de « discours religieux » (c’est le terme qui est employé), c’est-à-dire de sermons donnés sur un laps de plusieurs années (Tillich ne prêchait qu’occasionnellement). Le titre de la traduction allemande — In der Tiefe ist Wahrheit (C’est dans la profondeur qu’est la vérité) — éclaire le sens du titre anglais : les fondations qui sont ébranlées font apparaître la vérité, celle qui porte vraiment. L’ébranlement des fondations dégage les véritables fondements sur lesquels on peut construire du neuf et qui soit aussi du solide. Le premier discours religieux a pour titre : « La terre tremble ». Sont cités d’entrée de jeu plusieurs passages de l’Ancien Testament.

Jérémie 4,23-30a :

Je regarde la terre : elle est déserte et vide ; le ciel : la lumière a disparu.

Je regarde les montagnes : elles tremblent ; toutes les collines sont ballottées.

Je regarde : il n’y a plus d’hommes, et tous les oiseaux ont fui.

Je regarde : le pays des vergers est un désert, toutes les villes sont incendiées

par le Seigneur, par son ardente colère.

Ainsi parle le Seigneur :

Toute la terre devient désolation — pourtant je ne fais pas table rase.

C’est pourquoi la terre est en deuil, et là-haut le ciel s’assombrit,

parce que je l’ai décrété, que j’en ai conçu le projet :

je n’y renonce pas et je ne reviens pas en arrière.

Au bruit de la cavalerie et des archers, toute la ville prend la fuite.

On pénètre dans les taillis, on monte sur les rochers.

Toutes les villes sont abandonnées, plus personne n’y habite.

Mais toi, que fais-tu ?

En contrepoint pour ainsi dire est alors cité Ésaïe 54,10 :

Quand les montagnes feraient un écart et que, les collines seraient branlantes,

mon amitié de toi jamais ne s’écartera et mon alliance de paix jamais ne sera branlante,

dit celui qui te manifeste sa tendresse, le Seigneur.

Mais la lecture suivante rappelle aussitôt la première, Ésaïe 28,18b-20 :

Le fléau déchaîné, quand il passera, vous écrasera.

Chaque fois qu’il passera, il vous reprendra,

car il repassera matin après matin, le jour et la nuit,

et ce sera pure terreur d’en comprendre la révélation.

Le lit sera trop court pour s’y étendre, la couverture trop étroite pour s’y envelopper.

La dernière lecture contient les deux thèmes, celui du jugement et celui du salut, Ésaïe 51,6 :

Levez vos yeux vers les cieux, puis regardez en bas vers la terre :

oui, les cieux comme une fumée s’effilocheront, la terre comme un habit s’usera

et ses habitants mourront comme des insectes.

Mais mon salut sera là pour toujours et ma justice ne sera jamais terrassée.

(Textes cités en français d’après la TOB.)

Et voici le début de la prédication de Tillich (je rappelle qu’elle a été prononcée à la fin de la Seconde Guerre mondiale) :

Il est difficile de parler après avoir entendu ces paroles des prophètes. Chaque mot est un coup de marteau. Il fut un temps où nous pouvions entendre de telles paroles sans émotion particulière, sans comprendre aussi. Il y a eu des périodes voire des siècles où nous ne les prenions pas au sérieux. Mais ces temps-là sont passés. Aujourd’hui nous devons les prendre au sérieux. Car ils décrivent avec une réelle puissance visionnaire ce que la majorité des humains de notre temps a vécu et ce que, peut-être dans un temps pas très éloigné, l’humanité entière connaîtra d’expérience. La terre tremble ! Les visions des prophètes sont devenues une possibilité physique et pourraient bientôt devenir une réalité historique. La phrase : « La terre est déchirée » n’est pas pour nous une simple métaphore poétique mais une dure réalité. C’est là le sens religieux de l’ère dans laquelle nous sommes entrés.

Il est clair que le sujet de la crise des fondements de la civilisation moderne est dicté par l’actualité marquée par ce que tout le monde appelle maintenant « la crise ». Les quelques phrases citées de Paul Tillich montrent bien la pertinence religieuse et, partant, l’enjeu théologique de ce dont nous allons parler ; cet enjeu concerne toute l’humanité — la crise est planétaire — et il concerne également et en particulier la foi et la théologie chrétiennes. Pour bien faire apparaître cet enjeu, il nous faut d’abord clarifier le contenu même de cette affirmation concernant la crise des fondements de la civilisation moderne.

II. Le contenu de la crise actuelle

« La crise », c’est un ensemble de crises liées les unes aux autres : écologique et climatique, économique et financière, sociale et humaine, culturelle et spirituelle, et aussi ecclésiale et théologique. Il s’agit de faire droit à chacune de ces facettes, faute de quoi il y a risque d’amalgame et donc de confusion. Aucun sens de la crise ne pourrait alors se dégager.

Nommer donc les différentes facettes de la crise. Nous ne pourrons évidemment pas faire cela maintenant. Car il ne s’agit pas d’une simple énumération, mais déjà d’une analyse. Chaque facette a, en effet, sa propre complexité ; chacune est en elle-même un ensemble de données, et chacune renvoie à toutes les autres facettes dont chacune est à son tour un ensemble de données. C’est un vaste chantier. Je ne prendrai qu’un seul exemple, une seule facette, ne pouvant en indiquer qu’à gros traits les tenants et les aboutissants, car toutes les autres y sont liées comme elle est liée à toutes les autres. Visite de chantier, ai-je dit. Un chantier est un chantier. Mais il peut déjà faire pressentir ce qui est en chantier, faire entrevoir que quelque chose est en chantier, mettre donc en appétit ou, peut-être mieux, mettre en route.

Nommer, c’est distinguer, distinguer entre les différentes composantes de la facette donnée. Le discernement, qui suppose l’information nécessaire, dépasse cette dernière ; il est déjà un travail de pensée, de réflexion ; il est en cela déjà de l’ordre de l’élucidation, disons il est déjà d’ordre philosophique voire théologique.

Je prends l’exemple de la crise écologique. Cet exemple demande à distinguer entre les catastrophes naturelles en tant qu’indépendantes de la civilisation, et les catastrophes naturelles qui sont imputables à la civilisation : on parle ici dans un sens étroit de catastrophes écologiques.

Prenons le cas du Tsunami en décembre 2004. Et puis, après tant d’autres tremblements de terre à travers le monde ces dernières années, celui, en avril 2009, dans les Abruzzes en Italie[*]. Nous savons aujourd’hui, grâce aux sciences de la nature, que les tremblements de terre, l’éruption de volcans, les cyclones, les pluies diluviennes ici et les sécheresses là, ont accompagné l’histoire de notre terre depuis toujours et qu’il s’agit de phénomènes naturels qui ne sont imputables comme tels ni à l’être humain ni à quelque intervention particulière de Dieu (même s’ils peuvent prendre un sens spirituel et donc théologique aux yeux de l’être humain, cf. par exemple Job). Ils ressortissent à ce qu’on appelle les lois de la nature ; ils rendent compte du fait que notre planète est en devenir dans le cosmos plus vaste. Il y a une histoire de la nature ; métaphoriquement on peut dire que, telle une femme qui met au monde son enfant, la nature est « en travail ». C’est sans doute cela que l’apôtre Paul a à l’esprit, quand il dit dans Romains 8,22 : « La création tout entière soupire et souffre les douleurs de l’enfantement », ce qui veut dire qu’elle est en attente de quelque chose qui la dépasse et que la Bible et en particulier le livre de l’Apocalypse (après le dernier Ésaïe) appellent « les cieux nouveaux et la terre nouvelle » ou encore « la nouvelle création ». Des souffrances terribles jalonnent le cours de l’histoire et jusqu’à nous ; elles sont inhérentes à la création même et ne relèvent donc pas du châtiment de Dieu sur le péché de l’homme ; elles tiennent à l’existence même qui comporte à côté du bien qu’elle est, à côté du cadeau, de la grâce qu’elle représente, aussi du mal. Saint Paul parle à ce propos des puissances, des dominations, des autorités qui interfèrent avec la volonté bonne du Dieu créateur ; dans le même passage (Rm 8,20), il évoque ce mal mystérieux en disant que « la création a été soumise contre son gré » et donc à son corps défendant à un pouvoir destructeur qu’il désigne par le terme de « vanité » (« elle a été soumise à la vanité »). On peut employer à ce propos le terme de « destin » qui désigne ce à quoi nous sommes inéluctablement soumis : en plus des cataclysmes naturels, ce sont aussi des handicaps, des infirmités, des accidents, des maladies dont nous ne sommes pas responsables, et c’est ultimement la mort, qui peuvent être vus ainsi. Je sais bien qu’on met parfois ces données au compte de la « chute » et donc du péché. Mais avant d’être le salaire du péché, comme dit saint Paul, la mort est une donnée naturelle, liée à la finitude de l’être humain en tant que créature. Et les autres « désordres » mentionnés sont également inhérents à la nature, sans qu’on puisse y voir une conséquence due à l’être humain. Pour certaines de ces données, la sauvegarde de la création ne peut rien contre elles : l’être humain peut au mieux les prévoir et ainsi prendre des dispositions contre leurs effets destructeurs. Pour d’autres de ces données, il peut les endiguer et à la limite les vaincre (telles certaines maladies), sinon il peut les soulager, peut aider à rendre digne d’être vécue une vie même avec un handicap lourd… Mais il y a en tout cela et par-delà tout cela un mal qu’on peut appeler objectif et à propos duquel on ne peut que dire : il faut faire avec ! Ce mal qui tient à la création, pour nous les êtres humains à notre qualité de créatures limitées, faillibles et mortelles, c’est un mal comme épreuve, un mal inéluctable pour chacun de nous.

De tels phénomènes, il faut distinguer les catastrophes naturelles imputables à l’être humain. Je ne vais pas maintenant m’étendre là-dessus, tant les exemples sont nombreux et variés, jusqu’au changement climatique et jusqu’aux conséquences de ces catastrophes sur l’humanité : qu’on pense par exemple aux flux migratoires du Sud vers le Nord (lesquels ont encore d’autres causes). Ce qui est en cause, c’est notre système économique, à savoir le capitalisme libéral qui instaure le productivisme en absolu, sans égard, jusqu’à il y a peu, pour le prix à payer non seulement sur le plan de l’environnement naturel mais également sur le plan de la justice et de la solidarité inter-humaines. Car l’économisme, l’idéologie économique qui domine la civilisation occidentale, conduit à l’enrichissement des uns et à l’appauvrissement des autres : cela est vrai à l’intérieur de nos pays dits développés et cela est encore plus vrai entre nos pays développés et les pays de l’hémisphère Sud. On a pu dire : « Nous récoltons aujourd’hui ce que nous avons semé il y a 30 ans. Et ce que nous semons aujourd’hui, nos enfants et leurs enfants le récolteront dans 30 ans ».

L’exemple donné est celui de la problématique écologique, avec sa face naturelle élémentaire, donc indépendante de la civilisation, et sa face spécifiquement civilisationnelle. Cet exemple suffit pour faire comprendre où et en quoi notre responsabilité comme humanité est engagée.

III. L’appel à la responsabilité

La question de la responsabilité est posée pour l’instant prospectivement : comment sortir de la crise ? La question se pose à deux niveaux : celui de l’urgence, des solutions immédiates, et celui de la réflexion de fond. Envisageons d’abord le premier niveau.

Déjà à ce niveau-là, qui est pragmatique, l’éthique — ce que Hans Jonas appelle « le principe de responsabilité » — est engagée. Des sciences — de la nature à l’écologie et à l’économie, de celle-ci à la politique et au droit… — aux pratiques quotidiennes, tout est concerné. Sur ce plan, la question de la responsabilité se pose sous l’angle du « comment ? », comment remédier concrètement à la crise, c’est-à-dire, comment faire autrement que jusqu’ici et donc mieux ? Il ne faut pas sous-estimer l’impact de ce questionnement et les bouleversements sur tous les plans qu’il induira. Nous en vivons les premières manifestations économiques, sociales et humaines, par exemple dans l’augmentation rapide du chômage. L’aspect « renoncement » est le premier qui nous vient à l’esprit et donc la considération de ce dont nous serons privés. Et c’est vrai que le prix de la crise est déjà et sera encore lourd. Jusqu’à ce que le passage soit fait vers une nouvelle civilisation qui sera à la fois en continuité et en discontinuité par rapport à notre modernité. Le « changement de paradigme » prendra des formes très concrètes. Tout l’enjeu à ce niveau est de voir quel gain peut être lié au renoncement, comment la domination aliénante (sur le plan collectif et sur le plan personnel) de la catégorie de la quantité et de l’esprit de pouvoir à l’époque contemporaine peut être supplantée par la priorité accordée à la catégorie de la qualité et à l’esprit de solidarité et, partant, de justice. En tant qu’êtres humains et en tant que chrétiens, nous sommes partie prenante et de la crise avec ses effets et de la responsabilité éthique ouvrant la porte vers une sortie de la crise.

Mais nous voyons aussi la limite de ce premier niveau d’approche. On y répond à la question du comment et de ce qu’il y a à faire, mais cette approche pragmatique prend-elle le défi, qu’est, pour toute l’humanité, la crise, en son fond ou se contente-t-elle de mesures qui s’avéreront vite insuffisantes voire en partie peut-être même fallacieuses, ce qui ne ferait que reporter les échéances et donc aggraver la situation ? On voit là qu’une réflexion de fond s’impose, et celle-ci n’est pas d’abord éthique, mais en amont de l’éthique. Dans cette réflexion de fond, philosophes et théologiens ont leur contribution à apporter. La question de fond est, non pas simplement : comment faire ? mais : au nom de quoi faire quoi ? Faire quoi ?, c’est l’aspect éthique de cette question. Au nom de quoi ?, c’est l’aspect fondamental, philosophique et théologique, de la question. Seule la réponse à la question : au nom de quoi ? est de nature à constituer le fondement du courage et donc de la capacité à l’agir éthiques. À la base de l’éthique, il y a le fondement de l’éthique, et celui-ci, philosophiquement parlant, est d’ordre épistémologique, et théologiquement parlant d’ordre religieux ou spirituel.

Suivons une par une dans notre visite du chantier de la crise les deux directions esquissées.

IV. La crise des fondements épistémologiques

Nous avons parlé jusqu’ici du contenu de la crise actuelle. Mais le sens — à la fois signification et direction — de la crise n’apparaît pas vraiment ainsi, j’entends en son fond. La crise est une crise des fondements de la civilisation moderne. Les fondements, ce sont les principes sur lesquels repose la modernité. L’épistémologie est la science des principes de la science ; elle concerne pour ainsi dire les lunettes avec lesquelles nous regardons le réel. (Je m’inspire ici de quelques extraits de ma communication sur « Ascèse et mystique face au défi de la crise des fondements du monde moderne », lors du Colloque d’Ottawa du 4 au 6 juin 2009.) C’est Descartes qui a donné leur formulation la plus concise à ces principes : pour lui, il y a d’un côté l’être humain comme sujet pensant, ou de raison, de l’autre côté la nature comme objet de maîtrise de la raison humaine. Il y a là un dualisme, et il est inhérent au réel immanent, donc à notre monde. Anthropocentrisme du sujet de conscience d’un côté, objectivisme du reste, et donc de la nature et du cosmos, de l’autre côté. La modernité ainsi définie dans ses fondements porte en elle à la fois le principe du spiritualisme qu’elle situe en l’être humain, et le principe du matérialisme qui vaut pour ce qui n’est pas le sujet raisonnable. Les deux mondes du dualisme métaphysique traditionnel deviennent ici les deux modes du réel : res cogitans et res extensa. Dieu, auquel Descartes réfère encore ce dualisme pour le fonder en lui et, partant, le relativiser comme dualisme, est rapidement devenu — sous l’effet de la sécularisation et de sa finalité : le sécularisme, qui est la vague de fond de toute la modernité — le pôle facultatif du système à trois pôles de Descartes. La modernité fonctionne sans recourir à « l’hypothèse Dieu » (etsi deus non daretur) ; « l’oubli de Dieu », comme dit Heidegger, est pour ainsi dire son enseigne. Dans la présente crise, qui est la sienne, la modernité ainsi comprise arrive à son aboutissement et donc à sa fin. Les fondements de la modernité s’avèrent incertains, bancals ; ils ont été opératoires, efficients, mais leurs effets pervers apparaissent avec un poids tel qu’il questionne le dualisme qui est à sa base.

Ce qui est fondamentalement remis en question, ce sont plusieurs choses :

  • d’abord, la réduction de la nature à son objectivité quantifiable : la crise écologique avec son implication climatique est le signe — objectif, donc de fait — de la résistance de la nature à cette réduction, et elle en montre le prix à payer pour la nature, à savoir la détérioration de ses équilibres fondamentaux. Il s’agit là d’un véritable jugement immanent, selon la loi : « ce que l’être humain sème, il le moissonne » ;

  • ensuite, l’exploitation de la nature par l’économie libérale (qui se définit comme n’ayant pas de compte à rendre vis-à-vis de la nature), comme conséquence de la réduction de la nature à son objectivité quantifiable et comme moteur de la crise écologique et climatique : le non-respect des équilibres fondamentaux de la nature a pour implication le non-respect de la solidarité humaine et, partant, de l’équité et en ce sens de la justice entre les êtres humains et les peuples. L’humanité est livrée aux lois objectives du marché qu’elle a mises elle-même en place et par lesquelles elle s’aliène par rapport, outre au « sensus naturae », également au « sensus humanitatis » (on parle de « sensus ecclesiae ») et donc à la conscience d’une part que l’économie est tributaire de la nature, d’autre part qu’elle est au service de l’humanité et non l’inverse ;

  • enfin, le matérialisme triomphant de fait comme implication de l’économisme : il érige la loi du plus fort non seulement vis-à-vis de la nature méconnue dans son identité mais aussi au sein de l’humanité elle-même divisée entre les dominants, les suivants et les dominés, et il instaure ainsi le pouvoir de son idéologie ; sans justice, il est aussi sans réponse à la question du sens de ce monde et principalement de la vie humaine, oubliant que « l’être humain ne vit pas de pain seulement mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu ».

La crise de la modernité s’atteste dans les impasses ainsi caractérisées auxquelles la modernité conduit, mais la sortie de crise s’atteste également dans ce que ces impasses rappellent, à savoir : d’abord, l’irréductibilité de la nature, qui est certes cultivable mais non malléable et corvéable à merci, et qui demande donc à être respectée, eu égard au lien essentiel de participation de l’être humain à elle ; ensuite, l’unité de l’humanité, dans laquelle la dignité de chacun/e doit être respectée et ainsi la liberté, la justice et la solidarité doivent être servies au sein d’un même peuple et entre les peuples ; enfin, l’incompressibilité de la question du sens et donc de la quête de Dieu, au coeur de l’être humain.

C’est ce qui nous conduit à parler de l’approche théologique de la crise, et des fondements théologiques de l’éthique.

V. La crise comme jugement immanent

La crise de civilisation, nous l’avons vu, nous place devant des questions dernières : celle de notre finitude et, à vrai dire, de la finitude de notre monde, et, partant, la question de la transcendance impliquée en elle ; celle de l’injustice pratiquée tant vis-à-vis de la nature que vis-à-vis d’une partie de l’humanité et en fait, de la part de ceux que j’ai nommés les forts, vis-à-vis d’eux-mêmes, du fait de la méconnaissance de l’identité de la nature et de celle de l’identité de l’être humain, et, partant, la question de la justice dans les relations à la nature, aux autres êtres humains et à soi-même ; celle, enfin, du nihilisme ultime de notre civilisation et, partant, la question du sens du monde et particulièrement de la vie humaine, tant personnelle que collective.

C’est plus qu’une simple hypothèse, c’est une évidence pour la pensée prenant en compte le tout des choses que de dire que dans la crise des fondements que nous vivons Dieu est de retour. Non qu’il ait été absent dans l’histoire de la modernité, mais, pour plagier le titre d’un livre de Gustave Thibon, notre regard a largement manqué à la lumière de sa présence — de sa présence latente, et critique, dans, avec et à travers les données de la modernité. On peut dire que ce qui était caché aux yeux d’un grand nombre devient maintenant, dans cette crise, manifeste à un grand nombre. La crise apparaît comme — le mot a déjà été prononcé — un jugement immanent, mais un jugement qui n’a pas son sens en lui-même : il renvoie au-delà de lui-même pris comme tel, aux véritables fondements du réel dont les fondements de la modernité n’étaient que des expressions partielles, unilatérales. Dieu de retour, non le Dieu d’une religion donnée, quelle qu’elle soit, mais le Dieu du réel, le Dieu qui est la dimension de transcendance du réel. En ce sens, la crise de la modernité — crise, du grec krisis, signifie jugement, lequel appelle à une décision — est, selon la signification que ce mot a dans la Bible juive et chrétienne, une « visitation » de Dieu, un jugement qui a pour fin le salut. Ce jugement appelle à un changement de mentalité (metanoïa, en grec), on peut aussi dire de paradigme, et ce tant sur le plan de la connaissance théorique, c’est-à-dire scientifique du réel que sur celui de la pratique, donc du commerce avec le réel. Il en appelle à une science non seulement de la partie mais du tout, et donc des relations entre les parties et le tout : la science ainsi comprise est savoir, savoir scientifique, mais elle est aussi et en même temps, et nécessairement, pensée, laquelle lie les parties les unes aux autres à l’horizon de tout le réel et compte tenu des questions dernières induites par là. Et il en appelle à une pratique ou éthique de responsabilité, non seulement sur la base de la science et donc comme sa conséquence, dans la mise en application des données de la science, mais aussi et déjà à l’intérieur du travail scientifique lui-même ; car seule la science liée à la pensée est responsable : la science sans conscience, sans pensée donc au sens défini, c’est la « vieille » science (comme on parle du « vieil » Adam), la science de la vieille modernité, celle qui, pour autant qu’elle est vieille, vit son engloutissement sous les yeux des générations actuelles. Il en émergera, de ce jugement cathartique à l’encontre de la modernité, ce qui s’avérera intégrable à la science nouvelle comme définie et qui y entrera comme des pierres de construction dans un édifice dont l’esprit, pour autant qu’il soit promis à un avenir, sera nouveau. L’émergence de cet esprit — un esprit théonome — est la finalité constructive de la crise actuelle.

On voit l’implication de ce qui vient d’être dit pour la philosophie appelée en tant qu’auxiliaire indispensable (ancilla) de la science comme définie, à une pensée intégrative, et également pour la théologie (elle aussi ancilla scientiarum et également ancilla philosophiae) appelée à dépasser son rétrécissement, largement dominant dans la modernité, à l’anthropologie et à la sotériologie référée essentiellement à celle-ci, à l’exclusion de la cosmologie. Nous touchons là à la portée de la crise des fondements de la civilisation moderne pour la théologie.

VI. Les religions monothéistes interpellées

De manière générale, la crise interpelle les religions en tant qu’elles affirment, chacune à sa manière, témoigner des véritables fondements du réel et donc être des phares pour l’humanité au sein de la création. Les religions monothéistes, qui ressortissent du type prophétique-éthique des religions (il y a encore le type ascétique-mystique et le type sacral-rituel), sont ici, dans cette visite de chantier, spécialement prises en compte, quant à la question de leur apport possible dans la situation actuelle.

Il en va tout simplement de la portée actuelle de l’affirmation monothéiste. Rappelons que nous confessons le Dieu d’Abraham, comme Dieu un et unique, avec la confession de foi d’Israël, le Shema Israel. Deutéronome 6,4 : « Écoute Israël : le Seigneur notre Dieu, Seigneur un ». La confession de foi « monothéiste » est comprise dans le judaïsme dans un sens récapitulatif : le Dieu rédempteur d’Israël récapitule le Dieu créateur des cieux et de la terre, c’est-à-dire il exprime le sens du Dieu créateur. Elle est présupposée par le Nouveau Testament et est comprise dans un sens trinitaire dans le christianisme : le Dieu un et unique qui est le Dieu récapitulateur d’Israël et comme tel le Dieu vivant, a les trois manières d’être transcendante (en tant que Père), immanente (en tant que Fils) et présente (en tant que Saint Esprit). L’islam formule la confession de foi monothéiste dans la shahada : « Point de divinité si ce n’est Dieu, et Mohammed est l’envoyé de Dieu » ; il la comprend dans un sens unitarien.

Disons rapidement que ces différences de compréhension du Dieu un et unique comportent le défi, pour chacune des trois religions, de rendre compte de sa propre compréhension devant les deux autres religions abrahamiques. Et posons la question de savoir si les différences dans la compréhension du Dieu un et unique ne doivent pas, plutôt que d’alimenter l’incompréhension réciproque voire la polémique, nous ouvrir les uns aux autres dans le sens d’un partage responsable, selon la vérité et dans l’amour, de nos compréhensions respectives, en plaçant délibérément ce partage dans la lumière de l’ultime ineffabilité de Dieu et donc du silence de l’adoration ?

Mais quelles que soient les différences notées, elles ne suppriment pas la portée existentielle personnelle mais aussi « politique » ou générale de la confession de foi du Dieu un et unique. Confesser ce Dieu, c’est détrôner toutes les idoles, personnelles et collectives ; c’est nommer ce qui, prétendant être Dieu, ne l’est pas mais est, de par cette prétention, proprement destructeur, démoniaque : sur le plan personnel (destructeur) de soi, de sa relation à d’autres, à l’environnement, à Dieu ; sur le plan collectif (destructeur) de la vérité, de l’équité, de la solidarité entre humains et avec la nature, bref du sens des êtres et des choses et ainsi de leur salut, de leur accomplissement.

Quelques exemples. Sur le plan personnel. L’argent peut devenir une idole ; alors, au lieu d’être mon serviteur, il devient mon maître, et j’en suis l’esclave. Ou la sexualité peut devenir une idole ; au lieu que je la possède, elle me possède alors. Ou le pouvoir — chacun de nous a un pouvoir, par notre simple existence et par la place que nous tenons dans notre contexte de vie — : le pouvoir que j’ai peut être un service ou il peut devenir une tyrannie. Ces idoles et d’autres nous détruisent dans notre unité personnelle ; je ne suis pas alors maître dans ma propre maison, je veux dire : en moi-même, dans mon corps, dans mon âme, dans mon esprit, mais je suis possédé. Avoir une idole, c’est être possédé par cette idole. Confesser le Dieu un et unique, c’est lui soumettre ces puissances créées qui, alors, au lieu d’être destructrices de nous-mêmes, de notre propre unité personnelle, sont bonnes, des forces créatives, constructives. Notre propre unification tient à notre confession de l’unité de Dieu. La confession de l’unité de Dieu est le fondement de notre propre unification.

Sur le plan collectif. Nous connaissons les puissances idolâtres qui dominent notre civilisation, centralement l’économie libérale du profit qui, au nom de la liberté d’entreprendre qui est absolutisée, engendre l’inégalité, l’injustice et l’exploitation de la nature, et cela, comme déjà dit, non seulement à l’intérieur de l’hémisphère Nord mais aussi par rapport à l’hémisphère Sud. Les dieux de notre monde, ce sont les idoles argent, succès, égoïsme. Nos pays ont besoin de la prédication du Dieu unique, à cause de la portée salutaire, constructive, de la confession de foi monothéiste, par rapport à la portée destructrice, démoniaque, de l’idolâtrie, et cela sur le plan économique, social, écologique, politique, juridique…

En conclusion : la source vive du courage

Nous l’avons vu : la crise nous renvoie à l’éthique, et l’éthique nous renvoie à ce qui la fonde. Nous avons parlé à ce propos d’épistémologie et de théologie. Mais qu’est-ce qui porte ces deux-là ? La réponse est : le retrait. L’épistémologie appelle à un retrait par rapport au réel, pour en percevoir les principes qui sont à sa base et qui en font pressentir le sens. Et la théologie, en tant que forme religieuse de l’épistémologie philosophique, appelle à un retrait, pour aller à sa source, sa propre source spirituelle. « Avant » l’éthique, il y a la réflexion, et celle-ci, qui porte l’épistémologie, sauf à être irresponsable, conduit à l’éthique. Et « avant » la religion et également la théologie, il y a l’esprit, et celui-ci, qui porte la religion et la théologie, sauf à être irresponsable, conduit aussi à l’éthique. Épistémologie philosophique et théologie religieuse (par exemple juive, ou chrétienne, ou musulmane…) ne sont pas des instances « hors monde » et donc sans « relevance », sans pertinence, sans responsabilité pour le monde. Elles supposent toutes deux, chacune à leur manière, un retrait, mais pour un engagement. Le Christ johannique dit des disciples qu’ils sont dans le monde sans être du monde (Jn 17). C’est le statut même qui est celui de la pensée réflexive et discernante (critique) ainsi que de la foi religieuse. Cela conduit à une éthique marquée par la même dialectique ; saint Paul l’exprime à sa manière (il parle du chrétien, mais ce qu’il dit n’est pas le monopole de ce dernier), en forgeant la formule : « avoir comme n’ayant pas » (1 Co 7,29 et suiv.).

Avant l’éthique, je parle de la pensée, donc de la philosophie, et de la foi, donc de la théologie. Je ne parle pas maintenant de la corrélation qu’il y a entre les deux, donc entre la raison et la foi. Je veux, pour finir cette visite de chantier, m’étendre un peu sur le retrait que suppose tout engagement éthique, aussi bien l’engagement au jour le jour que l’engagement dans la durée et donc dans le long cours ; ce retrait a son sens même là où aucun engagement n’est (plus) possible. On peut dire que le retrait a par lui-même un sens voire une portée éthique, même s’il n’est pas fait à cause de cela mais pour lui-même. Il y a un sens existentiel à aller à la source. Ce qui en résulte est de l’ordre du surcroît, dans le sens de cette parole du sermon sur la montagne : « Cherchez premièrement le royaume de Dieu et sa justice, et tout le reste vous sera donné par surcroît » (Mt 6,33). Cette parole vaut pour le/la philosophe comme pour le/la théologien-ne. En tant que théologien, elle m’amène à parler de la spiritualité comme lieu-source de l’éthique. J’ai déjà évoqué la question du fondement du courage : au nom de quoi agir comment ? Il s’agit ici de cette même question, quand je parle de spiritualité. Que celle-ci n’est pas quelque chose de vague mais de très concret apparaît dans le fait qu’il y a des spiritualités : il y a la spiritualité juive ou même des spiritualités juives, la ou des spiritualité-s chrétienne-s, la ou des spiritualité-s musulmane-s, etc. Dans toute spiritualité, il y a quelque chose de particulier et quelque chose d’universel. Entre spiritualités différentes, et pour autant qu’elles sont des spiritualités et ne se figent pas en idéologies, il y a une communication possible à cause de ce qui, dans la particularité de chaque spiritualité, est universel. Personne ne me reprochera de parler, comme théologien chrétien, de spiritualité chrétienne. Personne ne me reprochera non plus de ne pas dire la portée universelle de la référence particulière que je donnerai. C’est seulement tout-e un-e chacun-e qui peut dire cette portée pour lui/elle-même. Je terminerai donc un peu dans le sens du « discours religieux » de Tillich, du début de cette visite de chantier, et ce par une référence à Jésus qui permet d’entrevoir ce qui était pour lui la source spirituelle qui l’a fait vivre et qui donc l’a porté dans sa vie terrestre. Il y a dans cette référence quelque chose d’intemporel, dans quoi nous rencontrons non seulement le Christ passé mais, comme lui, le Dieu vivant, dont comme chrétiens nous confessons qu’il (le Christ) en est partie prenante.

Voici alors cette référence à l’intimité spirituelle de Jésus ; elle se trouve dans Jn 5,19.21 : « En vérité, en vérité, je vous le dis, le Fils ne peut rien faire de lui-même, mais seulement ce qu’il voit faire au Père ; car ce que fait le Père, le Fils le fait pareillement. […] Comme le Père, en effet, réveille les morts et fait vivre, ainsi le Fils fait vivre qui il veut ». « Ce qu’il voit faire au Père » : Jésus parle ici de la contemplation — de la vita contemplativa —, qui est le fondement de l’action — de la vita activa —, laquelle consiste à réveiller les morts et à faire vivre. La contemplation comporte déjà pour Jésus l’étude des saintes Écritures de son peuple. C’est là qu’il voit faire le Père et qu’il trouve son inspiration, et donc sa motivation et son habilitation, pour son propre faire. Son faire ne consiste pas à condamner mais, à travers le discernement critique entre ce qui conduit à la mort et ce qui conduit à la vie, à appeler à la vie et, plus encore, à donner la vie, tout comme le Père réveille les morts et fait vivre.

Quel est le sens de cette référence à la fin de notre parcours ? Est-elle à la hauteur du défi constitué par l’ébranlement des fondements de notre civilisation ? Le défi n’appelle-t-il pas un programme d’action, et même un programme révolutionnaire ? Certes, mais ce programme ne peut être découvert qu’ensemble, en commun par l’humanité dans sa globalité, et compte tenu d’elle. La nécessité nous impose la responsabilité à aller dans ce sens, en tant qu’humanité. Il faut faire des pas dans cette direction, et chaque individu, chaque région, chaque pays est partie prenante de cela. Personne n’est apte, seul, à répondre au défi colossal qui est devant nous, à moins d’être un imposteur. Mais il ne s’agit pas de remplacer une imposture — et la civilisation moderne manifeste, dans son ébranlement, ce qui en elle relève de l’imposture ! — par une autre imposture. Les chrétiens, l’Église chrétienne, tomberaient dans une prétention ridicule à vouloir détenir la solution globale. Mais ils ont certainement, comme d’autres encore, une ou des direction-s et des repères essentiels à proposer (comme l’est déjà l’option générale pour la justice, la paix et la sauvegarde de la création), mais ils ont eux-mêmes à se convertir encore plus visiblement, plus concrètement, plus pratiquement à cette/ces direction-s et à ces repères et à leur donner toute leur crédibilité, et ils ne peuvent oeuvrer en vase clos. Il y a une orientation chrétienne, mais elle doit d’une part se confronter de manière compétente avec les réalités données et elle doit pour cela et d’autre part aussi se confronter tant avec la réflexion philosophique, épistémologique qu’avec les autres religions et les orientations et repères émanant de leurs spiritualités. Il n’y a pas d’autre voie que celle de la confrontation critique — réciproquement critique — entre la source d’inspiration qu’est la foi dans le Dieu vivant et la réalité à la fois d’autres sources d’inspiration, philosophique et religieuse, et du réel empirique dans lequel la foi ne peut s’incarner que moyennant la raison. Sans source d’inspiration, la raison perd son Orient. Il n’y a rien de plus important, dans le monde actuel avec l’ébranlement des fondations de notre civilisation moderne, que d’aller à la source — aux sources — de la pensée et de la foi, d’entretenir ces sources, chacun-e la sienne dans l’ouverture critique (discernante) aux autres sources, d’y puiser quotidiennement pour y trouver le courage, petitement et pas à pas, de prendre à bras-le-corps, un à un et globalement, les problèmes liés à l’ébranlement de notre civilisation et pour voir se manifester, par-delà les unilatéralismes de la modernité, les véritables fondements du réel et, partant, de la vie humaine.