Corps de l’article

Les tribus postmodernes font, maintenant, partie du paysage urbain. Et après avoir été l’objet d’une conspiration du silence des plus strictes, combien d’encre auront-elles fait couler ! Tout à la fois pour les relativiser, les marginaliser, les invalider, puis les dénier. Posons une question simple. Ces tribus ne sont-elles pas l’expression de la figure du barbare qui, régulièrement, revient afin de féconder un corps social alangui ? Ce qui est certain, c’est que quand une forme du lien social se sature et qu’une autre (re)naît, cela se fait, toujours, dans la crainte et le tremblement. C’est ce qui fait que certaines bonnes âmes peuvent être choquées par cette (re)naissance, car elle bouscule quelque peu la morale établie. De même certaines belles âmes peuvent s’en offusquer, car ces tribus n’ont, en général, que faire de la primauté du Politique.

Je l’ai dit dans des écrits antérieurs : Politique ou Jeu. Et la prévalence de ce dernier est tellement évidente que la politique elle-même s’est théâtralisée, est devenue objet de dérision, en bref a été contaminée par le ludique. Quoi qu’il en soit et quel que soit le sentiment que l’on porte sur elles, ces tribus postmodernes sont là. Et à moins de les exterminer toutes, ce qui risque d’être difficile, puisque nos enfants en sont, il faut faire avec, s’accommoder de leurs manières d’être et d’apparaître, de leurs piercings et tatouages divers, de leurs curieux rituels, de leurs bruyantes musiques, en bref de la nouvelle culture dont elles sont les sectatrices averties et dynamiques.

Certes, la (ré)émergence de ces nouvelles manières d’être ensemble ne manque pas d’être déconcertante. Elle n’en est pas moins compréhensible. En effet, tout comme cela se passe pour l’individu, cela traduit un simple processus de compensation. Progressivement, en oubliant le choc culturel lui ayant donné naissance, la civilisation moderne s’est homogénéisée, elle s’est rationalisée à outrance. Et l’on sait que « l’ennui naquit de l’uniformité ». L’intensité d’être se perd quand la domestication s’est généralisée. D’où, quand un cycle s’achève, le mécanisme de la compensation. Peu à peu l’hétérogénéité gagne du terrain. À la place d’une raison souveraine, le sentiment d’appartenance reprend droit de cité. Et confrontée à une ennuyeuse sécurisation de l’existence, ce que Durkheim appelait l’effervescence, comme élément structurant toute communauté, revient en force sur le devant de la scène sociale. Le goût du risque, d’une manière diffuse, réaffirme sa vitalité, l’instinct domestiqué tend à s’ensauvager, en bref, sous des formes multiples, le barbare se rappelle à notre bon souvenir.

Mais, d’un mot, peut-être faut-il rappeler d’où venait ce tenace et constant souci de domestication propre à la tradition judéo-chrétienne ou, pour mieux dire, à l’idéologie sémitique ? Tout simplement de la certitude de la nature corrompue de l’être humain. C’est cela qui fonde la morale et, ce qui revient au même, la politique de la modernité.

Dans le lent processus de sécularisation, l’Église, puis l’État, dont le bras armé est le Politique et la Technostructure, ont pour essentielle fonction de corriger le Mal absolu et originaire. Il s’agit d’une mission dont on verra plus loin l’hypocrisie et qui, sous des noms divers, va continûment irriguer la vie publique occidentale. Projet prométhéen s’il en est, dont on ne redira jamais assez qu’il trouvait sa source dans l’injonction biblique de « soumettre la nature [1] » en son aspect environnant : maîtrise de la faune et de la flore, mais également de l’individu et du social. C’est sur une telle logique de la domination que va s’élaborer le mythe du Progrès et de l’égalitarisme qui en est le corollaire direct. Pour le dire en termes plus familiers, les trois mamelles d’un tel projet étaient l’hygiénisme (ou le risque zéro), la morale et la société « Nickel ».

Il faut rajouter, et ce n’est pas négligeable, la spécificité culturelle de cette tradition que fut l’Universalisme. De saint Paul, d’un point de vue théologique, aux Lumières dans une perspective philosophique, ce qui avait été l’apanage de quelques tribus nomades du Moyen Orient, puis le propre d’un petit canton du monde, l’Europe, devait servir de critérium au monde en son entier. Notons qu’il y a du fanatisme dans une telle prétention. Mais c’est ce fanatisme qui, à la fin du xixe siècle, a permis que ces valeurs spécifiques deviennent des valeurs universelles. Et lorsque l’empereur Meiji ouvrit ses ports aux navires européens ou lorsque le Brésil inscrivit sur son drapeau la célèbre formule d’Auguste Comte : « Ordre et progrès », on peut dire que l’homogénéisation du monde avait atteint un apogée jusqu’alors jamais connu.

Mais on ne peut pas ignorer qu’il existe aussi une pathogenèse de cette pulsion dominatrice. Sans parler des ethnocides et autres génocides culturels, il ne serait pas inutile de se souvenir du lien existant entre le mythe du Progrès et la philosophie des Lumières d’une part, et les camps de concentration (au nom de la pureté de la race ou de la classe) et les guerres ravageuses et suicidaires du xxe siècle d’autre part.

« L’innocence du devenir »

À trop mettre l’accent sur la morale qui, je le rappelle, repose sur une logique du devoir-être, on aboutit à des excès non prévus. Cela s’appelle hétérotélie. On obtient le contraire de ce que l’on désirait. Par exemple, la tentative de domestication de l’animal humain le conduit à être bestial. Ce dont témoignent les divers camps et goulags du siècle dernier. Effet pervers s’il en est, mais bien dans la logique de la recherche de la perfection. Là encore la sagesse populaire, à la suite de Blaise Pascal, peut nous être de quelque utilité, en remarquant que « qui veut faire l’ange, fait la bête ».

Je ne l’indiquerai ici qu’allusivement, mais il y a deux vices dans l’approche des tenants de l’universalisme ou, ce qui revient au même, chez les protagonistes de la philosophie des Lumières : l’hypocrisie et l’autotromperie. Ainsi Reinhart Koselleck [2] a bien fait remarquer que c’était, toujours, au nom de la morale, d’une nouvelle morale que l’on voulait gouverner à la place de ceux qui gouvernent. Ainsi, parler au nom de l’Humanité et de la Raison est particulièrement perfide, car cela masque (à peine) que la motivation réelle de tous ces « moralistes » est, tout simplement, le pouvoir. Pouvoir économique, pouvoir politique, pouvoir symbolique, tels sont bien l’aboutissement normal de la philosophie de l’histoire et des philosophies morales. C’est toujours au nom du Bien, de l’Idéal, de l’Humain, de la Classe et autres entités abstraites que l’on commet les pires turpitudes. Il y a toujours chez le moraliste un homme du ressentiment qui sommeille !

Voilà d’où l’on vient. Voilà ce qui constitue le cerveau reptilien de l’homme moderne et qui reste au fondement de la pensée établie et des institutions sociales. Mais cette belle construction, en apparence indemne, est fissurée de toutes parts. Et c’est bien d’une telle porosité que les tribus postmodernes sont tout à la fois la cause et l’effet.

Qu’expriment-elles sinon ce que, d’une manière prémonitoire, Nietzsche nommait « l’innocence du devenir » ? Acceptation de l’amor fati. Consentement à cette terre, à ce monde-ci. Ce dernier, à l’encontre de la doctrine judéo-chrétienne, ne trouve pas son origine dans une création ex nihilo, mais il est là, tel un « donné » avec lequel il convient, tant bien que mal, de s’accorder. Voilà ce que le barbare, quelque peu païen, s’emploie à nous rappeler ! Certes, tout cela n’est pas conscientisé, ni même verbalisé en tant que tel. Mais largement vécu dans le retour aux traditions, religieuses ou spirituelles, dans l’exercice des solidarités au quotidien, dans la reviviscence des forces primitives. Ce qui conduit à la (re)valorisation des instincts, des éthiques, des ethnies.

Ce qu’induit cette nouvelle sensibilité, on pourrait dire ce nouveau paradigme, c’est un puissant immanentisme. Cela peut prendre des formes plus sophistiquées ou plus triviales. L’hédonisme, les plaisirs du corps, le jeu des apparences, le présentéisme sont là comme autant de ponctuation de ce qui n’est pas un activisme volontariste, mais bien l’expression d’une réelle contemplation du monde. Ou, pour le dire en d’autres termes, l’acceptation d’un monde qui n’est pas le ciel sur la terre, qui n’est pas non plus l’enfer sur terre, mais bien la terre sur la terre. Avec tout ce que cela comporte de tragique (« amor fati »), mais de jubilation aussi. Laisser faire, laisser vivre, laisser être. Voilà bien ce qui pourrait être les maîtres mots de ces tribus « innocentes », instinctuelles, quelque peu animales et, pour sûr, bien vivantes.

L’effervescence tribale

La modernité finissante a, en son sens strict, « dénervé » le corps social. L’hygiénisme, la sécurisation, la rationalisation de l’existence, les interdictions de tous ordres, tout cela avait enlevé au corps individuel ou au corps collectif la capacité d’émettre les réactions nécessaires à sa survie. Il semblerait, pour reprendre une expression de Georg Simmel, que l’on assiste, avec la postmodernité, à une « intensification de la vie des nerfs [3] ».

L’instinct, le primitivisme, c’est rendre leur place aux « nerfs ». C’est considérer que le propre de l’humaine nature ne se résume point au cognitif, au rationnel, mais bien à une complexio oppositorum que l’on pourrait traduire par un assemblage, un tissage de choses opposées. C’est tout cela qu’il convient de savoir voir dans l’effervescence tribale contemporaine. Certaines de ses manifestations peuvent, je l’ai dit, nous chagriner ou nous offusquer. Elles n’en expriment pas moins, parfois d’une manière maladroite, l’affirmation qu’à l’encontre du péché originel, qu’à l’opposé de la corruption structurelle, existe une bonté intrinsèque de l’être humain. Et que l’écrin dans lequel ce dernier se situe, la terre, est également désirable.

Mais un tel immanentisme aboutit à un flétrissement du politique. Ou plutôt, à ce que celui-ci, étant en quelque sorte transfiguré, s’inverse en domestique, devienne écologie. Domus, oikos, termes désignant la maison commune qu’il convient de protéger des saccages auxquels la modernité nous avait habitués. Les machinations de cet homme, « maître et possesseur de l’univers » selon l’expression de Descartes, ont abouti à la dévastation que l’on sait. Les tribus, plus prudentes, plus précautionneuses aussi, s’emploient à moins « machiner » les autres et la nature, et c’est cela qui fait leur indéniable spécificité. C’est également ce refus de la machination politique qui est à l’origine de la crainte qu’inspire cette nouvelle manière d’être ensemble. Crainte engendrant, comme c’est toujours le cas avec ce genre de sentiment, les exagérations que l’on peut lire, ici ou là, concernant les multiples méfaits commis par les barbares tribus, en particulier dans les « cités » et diverses banlieues urbaines. La presse de tous poils, et pas seulement celle à sensation, en fait ses choux gras. Et nombreux sont les folliculaires qui utilisent cela pour faire pleurer Margot. Dans le franglais contemporain, cela s’appelle la recherche du scoop.

L’expression habituellement utilisée pour stigmatiser le phénomène tribal est le terme « communautarisme ». Comme toute stigmatisation, issue de la peur de ce qui est, c’est une forme de paresse que l’on risque de payer cher. Tic de langage largement répandu, tant à gauche qu’à droite. C’est aussi une forme de sottise. En effet, on ne résout pas ce qui pose question en le supprimant ou en le déniant. Attitude infantile également, qui est celle de l’incantation : on répète des mots, la plupart vides de sens, et on pense ainsi régler un problème. Mais au-delà de la peur, de la paresse, de la sottise et de la puérilité, qu’en est-il de fait ?

Ce fut la spécificité de l’organisation sociale de la modernité que de réduire toute chose à l’unité. D’évacuer les différences. D’homogénéiser les manières d’être. L’expression d’Auguste Comte, reductio ad unum, résume bien un tel idéal, celui d’une République Une et Indivisible. Et l’on ne peut pas nier qu’il se soit agi là d’un vrai idéal dont les résultats, culturels, politiques, sociaux furent indéniables. Mais, sur la longue durée, les histoires humaines nous apprennent que rien n’est éternel. Et ce n’est pas la première fois que l’on observe la saturation de cet idéal unitaire. Empires romain, inca, aztèque, on pourrait, à l’infini, multiplier les exemples de formes organisationnelles centralisées ayant rejoint l’ossuaire des réalités.

Réalités qui nous forcent à constater, comme je l’ai allusivement indiqué, que l’hétérogénéité est de retour. Ce que Max Weber nommait le polythéisme des valeurs. Ainsi la réaffirmation de la différence, les localismes divers, les spécificités langagières et culturelles, les revendications ethniques, sexuelles, religieuses, les multiples rassemblements autour d’une commune origine, réelle ou mythifiée. Tout est bon pour célébrer un être ensemble dont le fondement est moins la raison universelle que l’émotion partagée, le sentiment d’appartenance. C’est ainsi que le corps social se diffracte en petits corps tribaux. Des corps qui se théâtralisent, se tatouent, se percent. Les chevelures se hérissent ou se couvrent de foulards, de kipas, de turbans ou d’autres accessoires, tel le carré Hermès. En bref, dans la grisaille quotidienne, l’existence s’empourpre de couleurs nouvelles traduisant ainsi la féconde multiplicité des enfants des dieux. Car l’on sait qu’il y a plusieurs maisons dans la demeure du Père !

Voilà ce qui caractérise le temps des tribus. Que celles-ci soient sexuelles, musicales, religieuses, sportives, culturelles, voire politiques, elles occupent l’espace public. C’est un constat qu’il est puéril et irresponsable de dénier. Il est malsain de les stigmatiser.

L’on serait mieux inspiré, fidèle en cela à une immémoriale sagesse populaire, d’accompagner une telle mutation. Et ce, pour éviter qu’elle ne devienne perverse, puis totalement immaîtrisable. Après tout, pourquoi ne pas envisager que la res publica, la chose publique, s’organise à partir de l’ajustement, a posteriori, de ces tribus électives ? Pourquoi ne pas admettre que le consensus social, au plus près de son étymologie (cum sensualis), puisse reposer sur le partage de sentiments divers ? Puisqu’elles sont là, pourquoi ne pas accepter les différences communautaires, aider à leur ajointement et apprendre à composer avec elles ? Le jeu de la différence, loin d’appauvrir, enrichit. Après tout, une telle composition peut participer d’une mélodie sociale au rythme peut-être un peu plus heurté, mais non moins dynamique. L’ajustement des samples de la musique techno traduit, aussi, une forme de culture.

En bref, il est dangereux, au nom d’une conception un peu vieillissante de l’unité nationale, de ne pas reconnaître la force du pluralisme. Le centre de l’union peut se vivre dans la conjonction, a posteriori, de valeurs opposées. À l’harmonie abstraite d’un unanimisme de façade est en train de succéder, au travers de multiples essais-erreurs, un équilibre conflictuel, cause et effet de la vitalité des tribus.

Internet : l’initiation à un nouvel ordre communicatif

Il n’y a plus lieu d’être de vieux grognons, obnubilés par le « bon vieux temps » d’une Unité fermée sur elle-même. Ce que les philosophes du Moyen Âge nommaient unicité, exprimant une cohérence ouverte, pourrait être une bonne manière de comprendre une liaison, un lien social fondé sur la disparité, le polyculturalisme, la polysémie. Ce qui, bien sûr, en appelle à une audace intellectuelle. Celle de savoir penser la viridité d’un idéal communautaire en gestation.

Oui, il est des moments où il est important de mettre en oeuvre une pensée hauturière qui soit à même d’appréhender les nouvelles configurations sociales. Et pour cela l’on ne peut pas se contenter de ces concepts, autistes, fermés sur eux-mêmes, ce qu’en italien on nomme, fort justement, concetti, vues de l’esprit. En bref, on ne peut pas, ce qui est le péché mignon de l’intellectuel, créer le monde à l’image de ce que l’on voudrait qu’il soit.

Audace donc, permettant de saisir qu’à l’opposé de la solidarité purement mécanique qui fut la marque de la modernité, l’idéal communautaire des tribus postmodernes repose sur le retour d’une solide et rhizomatique solidarité organique. Car, paradoxe qui n’est pas des moindres, cette vieille chose qu’est la tribu, et ces antiques formes de solidarité qui sont celles vécues au quotidien, exercées au plus proche, naissent, s’expriment, se confortent grâce aux divers réseaux électroniques. D’où la définition que l’on peut donner de la postmodernité : synergie de l’archaïque et du développement technologique. En rappelant bien sûr que l’archaïque, en son sens étymologique, ce qui est premier, fondamental, voit démultiplier ses effets par les nouveaux moyens de communication interactive. À l’image de ce que fut la circumnavigation à l’aube des temps modernes, navigation étant la cause et l’effet d’un nouvel ordre du monde (ce que Carl Schmitt nomme le « Nomos de la terre [4] »), certains sociologues montrent bien en quoi la « circumnavigation » propre à Internet est en train de créer de nouvelles manières d’être, de changer, en profondeur, la structure du lien social [5].

Il n’est pas nécessaire d’être féru de ces nouvelles technologies interactives pour comprendre l’importance de ce qu’il est convenu d’appeler, justement, les sites communautaires. MySpace, Facebook permettent aux internautes de tisser des liens, d’échanger idées et sentiments, passions, émotions et fantasmes. De même, YouTube favorise la circulation de la vidéo, de la musique et d’autres créations artistiques. Et, tout dernièrement, Lively tente de « fédérer la vie en ligne » de ses utilisateurs.

L’expression maîtresse, se déclinant jusqu’à plus soif, est celle de vie communautaire. Et c’est là où l’on voit que la peur du communautarisme est bien le fantasme d’un autre âge et est totalement déphasé par rapport au monde réel de ceux qui font la société, déjà d’aujourd’hui, à coup sûr de demain. Grâce à Internet, en effet, un nouvel ordre communicatif se met en place. Qui favorise les rencontres, le phénomène des flashmob en témoigne ; où, à propos de choses futiles, sérieuses ou politiques, des mobilisations se font et se défont dans l’espace urbain et virtuel. Il en est de même avec le streetbooming permettant que dans les grandes mégapoles contemporaines, dans ces jungles de pierre favorisant l’isolement, en se connectant à Internet, des gens se rencontrent, se parlent, se connaissent, créant ainsi une nouvelle manière d’être ensemble, fondée sur le partage de la créativité.

De tels réseaux sociaux en ligne, ainsi que les phénomènes de rencontres que cela induit, devraient nous rendre attentifs à une socialité spécifique où le plaisir ludique conforte la simple fonctionnalité. Il est d’ailleurs intéressant de noter que l’on utilise, de plus en plus, le terme d’initiés pour caractériser les protagonistes de ces sites de rencontre. Initiation à de nouvelles formes de générosité, des solidarités en minuscule qui n’ont plus rien à voir avec l’État providence et sa vision surplombante. Si, comme l’indique Hélène Strohl, une bonne connaisseuse de ce problème, « L’État social ne fonctionne plus [6] », c’est bien parce que c’est à la base, dans le cadre communautaire et grâce aux techniques interactives que se diffuse l’entraide sous toutes ses formes. Curieux retour à un ordre symbolique que l’on avait cru dépassé.

Mais pour bien comprendre un tel ordre, il importe de mettre en oeuvre non pas une pensée simplement critique, c’est-à-dire judicative, mais un questionnement bien plus radical, étant à même d’appréhender les arcanes de la socialité. Il y a, en effet, au coeur même du déroulement historique, comme dans l’action politique, un principe secret qu’il faut savoir découvrir. N’est-ce point cela ce que nous dit la vérité, en son origine grecque : aletheia, ce qui dévoile le caché ? Encore faut-il que l’on sache respecter ce caché ! Étrange paradoxe de la pensée radicale : savoir dire clairement ce qui est compliqué, tout en acceptant de reconnaître que les « plis » de l’être individuel ou collectif restent une réalité indépassable. C’est cela la leçon de choses que, continuellement, nous donne l’existence. C’est cela qui constitue le mystère de la vie.

Chercher l’essentiel dans l’inapparent des apparences

Dans la foulée du romantisme, puis du surréalisme, les situationnistes, dans les années soixante du siècle dernier, sont partis à la recherche de ce mythique passage du nord-ouest ouvrant sur des horizons infinis. Et pour ce faire, ils ont mis en oeuvre une psychogéographie, ou dérive, leur permettant de découvrir qu’au-delà de la simple fonctionnalité de la ville existe un labyrinthe du vécu, autrement plus profond et assurant, invisiblement, les fondements réels de toute existence sociale. On peut extrapoler à partir d’un tel questionnement poético-existentiel et les arcanes de la ville peuvent être utiles pour comprendre une structure tacite qui, à certains moments, assure la perdurance de la vie en société. Tacite : qui ne s’exprime pas verbalement, qui est tout en sous-entendus. Implicite : qui va se nicher dans les plis du mystère et de l’inconscient collectif.

Jean Baudrillard, en son temps, avait rendu attentif à cette « ombre des majorités silencieuses », à ce « ventre mou » du social. Pour ma part, de diverses manières, j’ai analysé la centralité souterraine, la socialité au noir et autres métaphores pointant le retrait du peuple sur son Aventin. Orphanité de la tradition mystique revenant, subrepticement, au goût du jour ! Un tel repliement est fréquent dans les histoires humaines. Et il est toujours l’indice d’une demande de reconnaissance. Contre le patriciat romain, le peuple en appelle à ses droits. Il en est de même de nos jours. Et la demande implicite, silencieuse, qui a du mal à se formuler nécessite que l’on sache faire une sorte de géologie de la vie sociale. En la matière, être à la recherche des structures hétérogènes la constituant.

Mais restons sur cette ambivalence, cette bipolarité entre ce qui est en retrait et ce qui se montre. D’autant plus replié qu’il est en évidence. Souvenons-nous ici du commentaire que fit Lacan du conte d’Edgar Poe, « La lettre volée ». C’est parce qu’elle est là, sur le manteau de la cheminée, que le commissaire qui est à sa recherche ne la voit pas. Et comme en écho, écoutons le conseil de Gaston Bachelard : « Il n’y a de science que de ce qui est caché [7]. »

En précisant que ce caché nous crève les yeux. Et pour peu que l’on prenne au sérieux la théâtralité des phénomènes, ce theatrum mundi d’antique mémoire, l’on saura y voir les nouveaux modes de vie en gestation. Au-delà de nos certitudes et convictions — politiques, philosophiques, religieuses, scientifiques —, il convient de s’accorder simplement, humainement, à ce qui se donne à voir. Chercher l’essentiel dans l’inapparent des apparences. Celles de la vie quotidienne. Celles de ces plaisirs menus et de peu d’importance constituant le terreau où croît l’être-ensemble. N’est-ce pas cela, la culture ? « Les aspects les plus importants pour nous sont cachés à cause de leur banalité et de leur simplicité [8]. »

Peut-être est-ce à partir d’un tel principe d’incertitude que l’on sera capable de faire un bon pronostic. C’est-à-dire avoir l’intuition des phénomènes, cette vision de l’intérieur faisant tant défaut à la paranoïa si fréquente chez les élites. Dès lors le regard pénétrant nous permettra de voir le noyau fatidique des choses. Fatidique, parce que nous n’en sommes pas maîtres. Il vient de fort loin, et ne se laisse pas dominer par la petite raison instrumentale propre à la modernité. Noyau archétypal, dont il est important de repérer la fécondité.