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À l’origine du présent ouvrage, il y a des communications données lors du premier colloque de l’International Association for Translation and Intercultural Studies (IATIS), tenu à Séoul en août 2004. Comme le titre l’indique, on y traverse des frontières, géographiques, certes (les auteurs sont originaires de douze pays différents), mais aussi linguistiques, culturelles, méthodologiques et disciplinaires. En réalité, on fait plus que les traverser, ces frontières : on les (re)négocie, on remet parfois leur existence en question. C’est dire qu’on nous donne à réfléchir à la traduction et à la traductologie de manière originale, en attirant l’attention sur des traditions, des pratiques et des perspectives parfois négligées, comme l’affirme en exergue Annie Brisset, présidente de l’IATIS.

La première partie du livre s’intitule « Methods and concepts » et s’ouvre sur un article de Judy Wakabayashi. « Reflections on Theory-driven and Case-Oriented Approaches to Comparative Translation Historiography » fait suite à deux articles précédents, l’un étant axé sur la théorie, « Towards a Model for Comparative Translation Historiography », l’autre étant une étude de cas, « Translation in the East Asian Cultural Sphere—Shared Roots, Divergent Paths?  ». L’auteure mène une réflexion sur la méthodologie employée en historiographie comparée de la traduction à partir du cas de la Chine, du Japon, de la Corée et du Viêtnam. L’article alimentera la réflexion de ceux, entre autres, qui s’intéressent aux théories postcoloniales ou du polysystème, théories que Wakabayashi applique à une région dont on a jusqu’ici trop peu discuté dans ce cadre.

Suit « On Thick Translation as a Mode of Cultural Representation » de Martha P.Y. Cheung. Au moment d’écrire cet article, l’auteure colligeait des écrits chinois où il était question de traduction pour une anthologie qui paraîtrait toutefois en traduction anglaise.[1] Par la force des choses, elle en est venue à s’interroger sur la façon de traduire les concepts utilisés en traductologie, en particulier celui de « xin ». Elle souligne la pertinence de ce que Kwame Anthony Appiah appelle thick translation, puisque « thick translation seeks to locate a text (i.e. the translation) in a rich cultural and linguistic context in order to promote, in the target language culture, a fuller understanding and a deeper respect of the culture of the Other » (p. 25). Souvent, le concept de « xin » est rendu par « faithfulness » en anglais. En replaçant celui-ci dans son contexte (c’est-à-dire dans les écrits de grands penseurs chinois tel Kongzi, ou Confucius, dans sa forme latinisée), toutefois, Cheung montre que « xin », c’est aussi « confidence », « trust » ou « sincerity », par exemple, d’où le danger de traduire de façon réductrice ou trop ethnocentrique.

La deuxième partie, « Verbal and Visual Perspectives », suscitera l’intérêt de ceux qui réfléchissent aux questions de représentation et d’adaptation. Dans « Translating the Visual : The Importance of Visual Elements in the Translation of Advertising across Cultures », Ira Torresi veut montrer que le linguistique et le graphique forment un tout du point de vue sémiotique. En bref, l’objet du travail du traducteur ne se limite pas au texte de la publicité : celui-ci doit aussi en « traduire » le visuel, qui constitue un signe. C’est à partir de diverses annonces parues dans des médias écrits européens qu’elle fait ce constat qui devrait, à son sens, avoir une incidence sur la façon dont on enseigne la traduction en général, et non seulement la traduction publicitaire. Reprenant le fameux mot d’Umberto Eco dans Sémiotique et philosophie du langage, à savoir que les photos ne disent pas toujours la vérité, Torresi souligne que le fait qu’on puisse « traduire » des images (ou les adapter, ou les localiser) va à l’encontre de la perception qu’on a, en Occident, des photographies censées être « fidèles » à la réalité et corroborer les postulats du texte.

Dans « Book Illustration as Intersemiotic Translation: The Case of Alice in Wonderland in Brazil », Nilce M. Pereira analyse les illustrations qui accompagnent diverses éditions brésiliennes de l’oeuvre de Lewis Carroll. Pour Pereira, ces illustrations constituent un cas de traduction intersémiotique (ou de transmutation) dans lequel le texte traduit fonctionnerait comme oeuvre de départ et les illustrations, comme oeuvre d’arrivée. Pereira se penche sur trois aspects de la création de ces dernières : l’emploi, par les illustrateurs, de divers procédés de traduction (tels que définis par Vinay et Darbelnet et par Delisle et ses co-auteures de la Terminologie de la traduction), l’adaptation à divers lectorats (enfants, adolescents, universitaires, etc.) et l’influence des premières illustrations d’Alice (celles que Carroll lui-même avait réalisées pour le manuscrit et celles de John Tennel, dans la première édition) sur le travail des illustrateurs brésiliens. L’auteure en vient à la conclusion que les illustrations peuvent elles aussi se faire le vecteur de certaines valeurs, être qualifiées de sourcières ou de ciblistes.

Il est aussi question de procédés de traduction, si l’on veut, dans « A Japanese Salome as Harmonization of Self and Other: A Unique Strategy within Japanese Literary Translation » de Miki Sato. Après la restauration de Meiji (1868) au Japon, les traductions d’oeuvres littéraires occidentales s’y sont multipliées, de sorte que celles-ci ont joué un rôle non négligeable dans la façon dont on y perçoit ce qui est « étranger » en général. Sato s’applique à décrire une stratégie de traduction originale, qu’elle nomme l’harmonisation : celle du « soi » et de l’ « autre », du caractère japonais et de l’esthétique européenne, à partir de la traduction de Salomé d’Oscar Wilde par un traducteur de renom, Kanosuke Hinatsu. On voit entre autres de quelle manière Hinatsu a su composer avec la dimension orientaliste et archaïque du texte de départ. Le lecteur sera peut-être surpris d’apprendre que plus de vingt traductions de Salomé ont paru au Japon depuis un siècle, que tous ses traducteurs ont travaillé à partir de la traduction anglaise de l’oeuvre (et non du texte original français) et que la pièce y est beaucoup plus populaire qu’elle ne l’est en Occident. L’exemple de Salomé sert aussi de point de départ à une discussion sur les critères dont on se sert, au Japon, pour déterminer ce qui constitue une « bonne » traduction.

L’article d’Emiko Okayama, « Personal Pronouns in Cross-cultural Contact: The Case of Natsume Soseki 1905- 1916 », est quant à lui consacré à l’une des conséquences qu’a eues cette véritable déferlante de traductions d’auteurs occidentaux réalisées durant l’ère Meiji (1868-1912). Okayama se sert en effet de l’oeuvre de l’auteur japonais Natsume Soseki pour montrer comment, au début du 20e siècle, le terme kare, de démonstratif qu’il était au départ, en est venu à prendre la valeur de pronom masculin de la troisième personne du singulier, et ce, d’abord parce qu’il fallait combler une lacune en traduction d’oeuvres étrangères. Auparavant, les récits se déclinaient plutôt à la première personne, notamment en raison d’une forte tradition orale. Il est instructif de voir comment Soseki (expert de la littérature anglaise des 18e et 19e siècles) a fini par adopter un nouveau point de vue narratif dans ses propres romans et y intégrer les pronoms kare, puis kanojo (féminin, troisième personne du singulier) et karera (masculin, troisième personne du pluriel).

On revient à des préoccupations on ne peut plus actuelles avec « Australia’s Print Media Model of the Arab World. A Linguistic Perspective » de Stuart Campbell. L’auteur y analyse des articles tirés de trois journaux de la région de Sydney où se trouvent le mot arab ou ses dérivés pour conclure qu’ils donnent à leur lectorat une idée déformée et incomplète du monde arabe, de ses habitants et de ce qui s’y passe. L’analyse linguistique prend entre autres en compte la section du journal où se trouve l’article, son sujet, les collocations contenant le mot arab et la fonction de celui-ci dans la phrase. Comme l’échantillonnage s’est fait d’octobre 2002 à mars 2003, l’auteur avance l’hypothèse que la distorsion observée pourrait être à l’origine de l’effritement, dans l’opinion publique australienne, de l’opposition à la participation du pays à la guerre en Irak.

S’il y a des enjeux qui préoccupent des formateurs, traducteurs et traductologues de partout, ce sont bien ceux auxquels la troisième partie de l’ouvrage, « Challenges in Training and Technology », est consacrée. Cela ne signifie pas, cependant, qu’on doive nécessairement les relever partout de la même façon, ces défis. Par exemple, le contexte actuel d’harmonisation des programmes d’études universitaires au sein de l’Union européenne a inspiré à Dorothy Kelly une réflexion sur la formation du traducteur. Dans « Translator Competence Contextualized: Translator Training in the Framework of Higher Education Reform: In Search of Alignment in Curricular Design », elle discute entre autres de la question de l’adéquation entre la formation et les besoins du marché du travail, des approches pédagogiques à privilégier, des compétences spécifiques et génériques (ou transférables) à transmettre et de la séquence selon laquelle on peut envisager de le faire. Elle rappelle que ceux qui interviennent dans la formation des traducteurs ont toujours su intégrer des façons de faire novatrices et qu’en ce sens, ils se doivent de prendre part au dialogue interdisciplinaire sur l’avenir de l’enseignement universitaire.

On demande souvent à Monika Smith, traductrice professionnelle et professeure d’allemand langue étrangère, si l’un de ses étudiants ne pourrait pas traduire ceci ou cela. Partant du constat que de bons apprenants de langues étrangères ne font pas forcément de bons traducteurs, elle fait, dans « Turning Language Students into Translators: What Do They Need to Learn? », la distinction entre traduction didactique et traduction professionnelle et identifie les compétences qu’il faut acquérir pour être en mesure de traduire « dans la vraie vie ». Elle donne ici les résultats d’une expérience dans laquelle elle demandait à des étudiants d’allemand (mais de langue maternelle anglaise) et à des traducteurs professionnels de se prêter à des exercices de thème et de version et de réfléchir à voix haute à leur travail. Les conclusions aident à saisir comment chacun des groupes procède à l’analyse du texte, au repérage des difficultés et arrive à solutionner, ou non, celles-ci. Smith fait aussi certaines suggestions relatives à la didactique de la traduction et des langues étrangères.

Toujours dans une perspective didactique, Mira Kim pose, dans « Translation Error Analysis: A Systemic Functional Grammar Approach », l’hypothèse que la grammaire systémique fonctionnelle de Halliday pourrait être utilisée dans l’analyse des textes et des fautes de traduction. Pour vérifier cette hypothèse, elle a fait traduire à des étudiants coréens, futurs traducteurs, un éditorial tiré d’un quotidien australien et portant sur un sujet relativement complexe, soit les enjeux éthiques liés aux techniques de procréation assistée. Elle a constaté qu’on pouvait identifier, décrire et classifier la plupart des fautes que contiennent les textes d’arrivée selon leurs métafonctions, ce qui, à son avis, permettrait de faire une rétroaction ciblée et efficace en classe de traduction, par-delà le fameux « cela ne se dit pas » derrière lequel doivent parfois se réfugier les professeurs.

Haroldo Quinteros, professeur d’anglais à l’université Arturo Prat, au Chili, donne dans un autre registre, socioéconomique et politique, celui-là. Il fait, dans « Cultural Identity and English Teaching in Today’s Chile », un constat plutôt dur : « Chile is a Third World nation-state. As such, it is economically dependent on foreign business, mostly from the United States of America » (p. 181). Le lecteur aura deviné qu’il y est question de dépendance, d’acculturation, d’impérialisme culturel. Plus précisément, Quinteros déplore le fait que, depuis que le Chili a ratifié un accord de libre-échange avec les États- Unis, l’anglais soit devenu la seule langue étrangère qu’on y enseigne, ou à peu près. Le ministère de l’éducation recrute didacticiens et enseignants aux États-Unis, en importe aussi du matériel pédagogique, tout cela dans le but avoué de faire du Chili un pays « bilingue » à moyen terme, et au détriment de la place auparavant faite à la culture nationale dans l’enseignement de la langue seconde et de la promotion des langues indigènes. Quinteros s’inquiète de l’incidence de tels choix politiques et, oserait-on dire, idéologiques.

On a beaucoup parlé, ces dernières années, de la place que devraient (ou ne devraient pas) occuper les outils d’aide à la traduction dans la formation du traducteur. Il est donc à propos que Dorothy Kenny fasse le point sur la question dans « Translation Memories and Parallel Corpora: Challenges for the Translation Trainer ». Elle rappelle ce que sont et ce que font les mémoires de traduction et les corpus parallèles, puis souligne leur apport certain à la formation et au travail du traducteur, sans cependant omettre les griefs qu’on peut avoir à leur égard. Kenny fait également état des défis qui se posent aux formateurs souhaitant intégrer ces outils à leur l’enseignement, défis qui se situent sur trois plans, selon elle : le renforcement de la compétence à traduire (telle que définie par Anthony Pym), l’acquisition de connaissances liées aux divers domaines de spécialité et la recréation de situations de travail authentiques en salle de classe.

Ce sont ces outils d’aide à la traduction eux-mêmes que Lynne Bowker et Melissa Ehgoetz, respectivement de l’Université d’Ottawa et du Bureau de la traduction du Canada, se proposent de mettre à l’épreuve dans « Exploring User Acceptance of Machine Translation Output: A Recipient Evaluation ». Elles commencent par évoquer certains faits indéniables : d’une part, le volume de textes à traduire s’accroît sans cesse, et les traducteurs ne suffisent plus à la tâche; d’autre part, on ne peut traduire à la fois vite, bien et à peu de frais. Bowker et Ehgoetz ont mené une enquête auprès de professeurs de la Faculté des arts de l’Université d’Ottawa, établissement bilingue où tous les écrits doivent par conséquent être diffusés et en français et en anglais. Il s’agissait de recueillir leur appréciation de trois traductions d’une note administrative, l’une réalisée par un traducteur, une autre générée par traduction automatique et une troisième générée par traduction automatique mais révisée par un traducteur. Il semble que les deux tiers des participants s’accommoderaient de cette dernière, compte tenu du coût moindre qui lui est associé. L’objectif serait d’en venir à maximiser l’utilisation des ressources dévolues au service de traduction de l’université.

Across Boundaries: International Perspectives on Translation Studies est dans le droit fil de l’objectif que s’est donné l’IATIS, à savoir de favoriser, entre chercheurs de provenances et de disciplines diverses, les échanges portant sur la traduction et les autres types de communication interculturelle. Parce qu’il propose des discussions plurielles, ouvre le débat et évite le cloisonnement, l’ouvrage viendra sans aucun doute nourrir la réflexion de quiconque s’intéresse à ces domaines.