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Entre 2000 et 2005, il s’est produit dans la ville de Québec un événement politico-médiatique remarqué par les médias de Montréal, soit la montée au faîte de la résonance publique de la station de radio privée, CHOI-FM, puis sa chute brutale. Ce bref essai du journaliste Jean-François Cloutier promet, en quatrième de couverture, de montrer que « le succès de CHOI et la bruyante controverse que la radio a suscitée s’expliquent par le fait qu’elle a été au carrefour des grands courants du Québec actuel ».

Au lecteur éventuel cherchant à situer l’interprétation, je proposerais la démarche de lecture suivante. D’abord, noter le titre : il ne parle pas de CHOI mais de Jeff Fillion, l’animateur du matin de cette radio. On pourra croire qu’il s’agit là d’une distorsion normale pour un journaliste immergé dans un environnement médiatique dominé par la « peoplelisation ». Mais il vaut mieux savoir à l’avance que l’auteur tient vraiment à donner une place au « talent » de Jeff et à « l’audace » de Patrice Demers (aucun lien de parenté connu avec l’auteur de cette recension), le propriétaire de la station (p. 145).

Puis, deuxième étape, lire le passage suivant de la page 81 : « Ils ne voient pas que CHOI et Jeff Fillion, malgré tous leurs défauts, ont permis de revitaliser Québec. Pendant un temps, ils ont donné une identité et une raison d’habiter là plutôt que partout ailleurs dans la province. […] Ce n’est pas une ville douce, contrairement à ce qu’on prétend, et pour les immigrés, nous pouvons concevoir l’extrême difficulté qu’il y a à s’y établir. Fillion et CHOI permettaient de l’humaniser en créant des liens de proximité ». Troisièmement, il faut jeter un coup d’oeil sur les pages 94 à 98, où l’auteur salue la justesse des critiques de cette radio contre les « BS », les fonctionnaires, les syndicalistes et la mollesse du système judiciaire. Dans le cas des attaques contre les homosexuels, les handicapés et les immigrés, l’appui est accompagné de bémols. En quatrième lieu, il conviendrait de parcourir la table des matières, placée en fin du livre. On y voit la liste des thèmes développés par les médias, par La Presse, Radio-Canada et L’actualité, pour expliquer la notoriété de l’un d’entre eux et à la fois la créer. Ainsi du chapitre « Mystère de Québec », décliné en : Une ville conservatrice, L’anglomanie, Le fédéralisme de Québec, La rivalité avec Montréal, Le gros village. Suit le chapitre sur « Deux nouvelles solitudes » qui affirme le fossé croissant entre l’arrière-pays, dont fait partie Québec, et la métropole Montréal où « l’élite » du Plateau serait de plus en plus « coupée du peuple ». La partie suivante invoque « La fin de la Révolution tranquille » avec trois sous-chapitres : les excès, Changer le « modèle québécois », « On est français, on est crétins ». Quant au chapitre 5, le dernier, intitulé « Radio X », celui-là il faut le lire, car l’essentiel est là : une interprétation par le facteur générationnel. Tout s’expliquerait par le contexte difficile pour les X et les Y, alors que pour les babyboomers, c’était du velours.

Au terme de ce premier balayage (scanning), il sera devenu apparent que l’ensemble est une sorte de revue de presse de la sagesse du petit milieu médiatique francophone. Je proposerais donc à qui veut aller au-delà, d’activer quelques hyperliens (virtuels, au sens où ils ne sont pas dans le texte). Par exemple, pousser plus loin l’analyse du côté de l’évolution du commerce de la radio en Amérique au tournant du siècle. La multiplication des stations a forcé la spécialisation; l’une des branches s’est faite « talk radio », dont l’une des « sous-branches » est devenue « trash radio » (radio poubelle), à contenus verbaux excessifs et outranciers (voir Diane Vincent et Olivier Turbide [dirs], Fréquences limites. La radio de confrontation au Québec, Québec, Nota bene, 2004 ; Diane Vincent, Olivier Turbide et Marty Laforest, La radio X, les médias et les citoyens. Dénigrement et confrontation sociale, Québec, Nota bene 2008). CHOI en est sans doute la version « québécoise » (avec un petit q, celui de la région de la ville de Québec – noter dans le titre de l’opuscule l’emploi habile de la double signification du terme québécois). La formule gagnante dans ce cas aura marié « trash radio » et l’adoption d’un créneau musical – la forme de spécialisation propre à la bande FM – soit le « rock alternatif ». Voir à ce sujet les travaux du Centre d’études des médias (plus spécifiquement : Centre d’études sur les médias, L’information à la radio privée dans l’univers fragmenté des médias : Un portrait à partir de neuf marchés canadiens, Université Laval, 1998).

Une deuxième piste prometteuse se trouve du côté de l’économie et de la démographie : tout l’est du Canada glisse vers le centre depuis des années, Québec aussi (voir les travaux du Centre de recherches en aménagement et développement de l’Université Laval). Par ailleurs, depuis des décennies, l’essentiel de l’immigration va dans les trois ou quatre grandes villes, un club dont ne fait pas partie Québec. Bref, un décor propice aux convulsions.

Enfin, je proposerais le petit exercice consistant à aligner sur deux colonnes deux séquences d’événements :

2000

Projet péquiste de fusion forcée de Québec et ses banlieues. Tollé des oppositions dont la « passionaria » dans la région de Québec sera la mairesse de Sainte-Foy Andrée Boucher.

2001

CHOI commence à exister aux yeux des sondeurs. Jean-Paul L’Allier, promoteur de la fusion, est élu maire pour la dernière fois.

Pendant la campagne, une querelle éclate en ondes entre les deux animateurs vedettes du 93,3, la station de radio parlée dominant, jusque-là : Robert Gillet et André Arthur. Le « roi » Arthur est congédié.

Peu après, éclate l’Opération Scorpion (une affaire de prostitution juvénile). CHOI en fait ses choux gras. Robert Gillet, supporteur de Jean-Paul L’Allier, est impliqué et est forcé de quitter le domaine de la radio.

2002

CHOI embauche André Arthur qui y collaborera jusqu’en 2004. En septembre, CHOI épouse la cause du parti politique Action démocratique du Québec (ADQ) lors de l’élection (provinciale) partielle dans le comté de Vanier, banlieue nord de Québec.

2003

Élection du Parti libéral de Jean Charest au gouvernement du Québec après avoir notamment promis d’organiser les défusions.

2004

Avril, début du processus des défusions par des référendums locaux.

Juin, élections fédérales : les libéraux l’emportent, minoritaires. Les conservateurs raflent quatre comtés dans la région de Québec.

Juillet, le Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes (CRTC) suspend la license de CHOI pour non-respect de conditions émises deux ans plus tôt (sur le rôle étrange du CRTC dans cette affaire, voir François Demers « Les conditions d’une contribution du journalisme et des médias mondiaux au dialogue. L’arrivée d’Al-Jazira au Canada » dans : Lise Garon, Azzedine G. Mansour et Chadli El-Mostafa (dirs), L’Islam et l’Occident. Biopsies d’un dialogue, Québec, Les Presses de l’Université Laval, 2008, p. 325-342). En riposte, la station organise des manifestations de soutien dans la rue. L’animatrice de télévision Sophie Chiasson entame des procédures judiciaires contre CHOI et Jeff Fillion.

2005

En avril, Sophie Chiasson a gain de cause. En mars, CHOI congédie Jeff Fillion. Le candidat à la mairie de Québec, l’ancien ministre libéral Marc Bellemarre, soutenu par la station et grand meneur des sondages jusque-là, voit sa popularité tomber en vrille. Madame Andrée Boucher est élue mairesse en novembre suivant.

Cet exercice place CHOI au coeur de l’une des dernières escarmouches de la lente décomposition du projet souverainiste, les fusions-défusions. S’y sont affrontées deux coalitions. D’un côté, ceux qui rêvent d’un État vigoureux et planificateur, à Québec, contre, de l’autre, ceux qui concentrent ce rôle à Ottawa. Ceux qui s’identifient à la vie urbaine à l’européenne et ceux qui rêvent de banlieues américaines. Ceux qui veulent affirmer le français et ceux qui en veulent aux souverainistes de les enfermer dans ce ghetto linguistique.