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Estimant que le libéralisme radical, émancipatoire et anticlérical, avait eu avant 1867 une vitalité méconnue, mais que cette trame ne pouvait être généralisée ni à l’histoire du Québec ni à celle de tout le XIXe siècle, j’en avais appelé il y a une dizaine d’années à une étude en profondeur du libéralisme modéré, réformiste qui, sur le XIXe siècle et dans l’histoire du Canada français, avait été le courant politique dominant. Dans ce contexte de non-« célébration » du libéralisme plus radical et sans conclure à « une victoire éclatante et définitive de la liberté contre les forces de la réaction », j’ai lu l’étude d’Éric Bédard avec une impression égale d’intérêt et de déception.

La question critique pour le lecteur sera celle de savoir ce qu’il apprendra vraiment de cette étude dont l’écriture importe quasi tout autant que l’analyse. L’auteur nous avait sensibilisés ici même (Recherches sociographiques, 2005, p. 453-471) à « la difficulté à penser le conservatisme canadien-français », texte qui nommait superbement l’approche historique de Bédard. Il importe de s’y attarder, car toute l’analyse est marquée au coin par la « méthode » de l’auteur que je résumerais ainsi : prétendez vous placer en surplomb de l’historiographie ; polarisez les analyses de vos prédécesseurs qui ont un peu bêtement fait une lecture téléologique et hypermoderniste du passé ; importez de vos lectures contemporaines quelques concepts de Marcel Gauchet sur le religieux ou de Jürgen Habermas sur la délibération civique ; épinglez des problématiques de travaux historiques québécois contemporains qui ont suscité un débat et qui vont vous permettre de vous y inscrire; écrivez au « je » en répétant votre « posture épistémologique » ; lisez des textes d’époque et rédigez, sans vous priver de mots tels que « fantasme d’unité et de concorde » (p. 322) ou « forme séculaire d’espérance » (p. 254). On a beau admirer chez l’auteur une forme nouvelle et heureuse de présence historienne à l’actualité civique et médiatique, il n’en demeure pas moins un malaise à la lecture de cette analyse historique.

Le portrait de groupe de ces réformistes comprend surtout La Fontaine, Parent, Cauchon, Chauveau, puis Cartier, Morin, Gérin-Lajoie, Langevin, Barthe, Garneau et Wolfred Nelson. Ces « Réformistes » ont des « principes communs d’action » : ils ont demandé le rappel de l’Union sauf La Fontaine, ils sont au pouvoir, ils sont favorables au gouvernement responsable mais opposés à l’annexion. Le portrait est tout à fait valable et l’analyse suggère, par exemple, qu’une étude systématique de la Revue canadienne de Letourneux ou une biographie intellectuelle de Cauchon du Journal de Québec ajouterait à la compréhension de ce réformisme. Car La Fontaine a, tout compte fait, laissé peu d’écrits, à telle enseigne que Bédard, qui n’explique pas ce qu’a pu être la radicalité politique de La Fontaine et de Morin après 1830, répétant la vulgate à ce sujet, affirme ne pas pouvoir comprendre le revirement de La Fontaine en novembre 1837, pas plus qu’il n’est parvenu à connaître les réactions de celui-ci au Rapport de Durham. Ça fait passablement d’inconnu sur des questions essentielles. On s’étonne aussi du fait que l’analyse du discours ET des pratiques de ces hommes au pouvoir ne fasse pas une part plus importante à leur activité parlementaire et ministérielle, ne distingue pas suffisamment celle-ci de l’ensemble des « discours ». Le plus grand paradoxe porté par cette étude réside dans le fait qu’on définit les réformistes comme des hommes « au pouvoir » alors que le nerf même, la dynamique même du pouvoir sont symptomatiquement absents de l’analyse. Était-ce le prix conscient ou inconscient à payer pour ne pas tomber dans le piège de « l’antagonisme » ou de l’antagonisation ?

Le déterminant politique, le nerf du pouvoir sont si peu présents dans cette étude – serait-ce aussi une limite à l’analyse du seul « discours » ? – que l’analyse de la nationalité se résume à la répétition du fait que, pour les Réformistes, elle est un absolu, l’invariant de leur position. Bédard ne conteste pas que leur nationalité ne soit que culturelle, mais il n’explique pas ce choix à la satisfaction du lecteur. En fait, il eût peut-être fallu faire comprendre que les Réformistes méritent toute l’attention de l’historien parce qu’ils se trouvèrent à un carrefour de contraintes, pour ne pas dire face à un mur. Ces hommes ont eu « à faire avec », comme on dit : avec la défaite d’une stratégie en place depuis un tiers de siècle, avec l’Union, avec la fin du libre-échange, avec la représentation égale au Parlement du Canada-Uni, avec le paupérisme qui accompagnait l’immigration et une amorce d’industrialisation et d’urbanisation à Montréal. Les Réformistes n’ont pas quelque gloire à tirer du « passage à l’économique » : ils ont pris un vapeur en marche, un vapeur aux commandes duquel le capitaine était un capitalisme étranger. En d’autres termes, après tant d’échecs, leur nationalité pouvait-elle être encore politique, émancipatoire ? Ce chemin était impraticable depuis 1838. Le type de leur nationalité est celui du repli, de la nécessité ; un face-à-face incontournable.

Autre indice d’une analyse peu en prise sur la dynamique conflictuelle des pouvoirs : la présentation de l’idée réformiste selon laquelle la nationalité à conserver commande une union telle que toute division est à prohiber et que les partis devraient tendre à la fusion. Cela est présenté comme une position de fond des Réformistes ; mais pourquoi ne serait-ce pas aussi une stratégie partisane ?

Bédard a raison de chercher une définition du réformisme ; le sens de son entreprise est là. Qu’est-ce donc qu’un réformiste ? J’en ai cherché des caractérisations tout au long de l’ouvrage. Ce sont des « hommes réfractaires aux systèmes et aux théories » (p. 25) sauf, semble-t-il, à l’économie politique dont l’auteur fait grand cas, alors que les Papineau et Dessaulles s’y intéressent tout autant ; des hommes pratiques (p. 87-88) qui prennent les hommes pour ce qu’ils sont et non pour ce qu’on souhaiterait qu’ils soient (p. 61), qui se satisfont du fait que « ça fonctionne » et pour qui le courage n’a de sens que dans la mesure où il est utile (p. 108). Ils croient que toute vérité n’est pas bonne à dire (p. 109), qu’il faut mettre de l’eau dans son vin. Des hommes du ni… ni…, situés quelque part au centre et qui ont opté pour une « démocratie capacitaire », celle de ceux qui ont la capacité économique et culturelle (p. 116, 121) face à « la multitude » qui cherchera à niveler par le bas (p. 114). Il y a, ici, un évident point de départage avec l’autre libéralisme contemporain qui, exploré, eût permis de mieux comprendre le réformisme ; cette analyse attendue n’est pas faite sans doute pour ne pas tomber, encore une fois, dans « l’antagonisme ».

L’auteur n’entre pas dans ce débat important, pas plus que l’étude ne nous en apprend sur les raisons de la valorisation du gouvernement responsable par les Réformistes. La revendication pour le gouvernement responsable n’est pas le fait des Réformistes bas-canadiens ; Londres l’avait proposé au Haut-Canada vers 1837 et l’histoire de cette revendication au Bas-Canada reste à faire, faute de la trouver dans cet ouvrage, qui fait pourtant du gouvernement responsable un des rares « principes communs d’action » des Réformistes.

Si l’on voit certainement un peu mieux ce « moment réformiste », on a toujours besoin d’une compréhension de la logique et du dynamisme internes de ce courant de pensée et de pratique politiques. Pour l’heure, on dispose d’une étude où les thèmes de la nationalité, de l’économie, du social (paupérisme, prisons, femmes) et du religieux aboutissent à une description intéressante, mais non encore convaincante tant des questions demeurent sans abord ou sans réponse.