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Les deux ouvrages collectifs dont il est question ici, bien que distincts, sont de la même pâte. Ils portent sur divers aspects de la dynamique de rencontre et d’interaction entre les peuples autochtones et les Européens au moment de la fondation de Québec. Conçus et produits par quelques-uns des spécialistes les plus éminents de l’histoire de la Nouvelle-France et des rapports entre les populations amérindiennes et allogènes aux seizième et dix-septième siècles, ils nous sont offerts dans la foulée immédiate des célébrations commémoratives du 400e anniversaire de la ville de Québec, pour rappeler, visiblement, une dimension que les festivités auraient en partie négligée : en débarquant à l’endroit précis où ils ont fondé Québec, les Français se sont implantés là où vivaient et florissaient depuis longtemps d’autres peuples avec leur histoire propre, intimement liée à l’espace que ces Européens s’appropriaient désormais ; l’essence fondamentale de la société québécoise participe de ce contact originel entre les deux groupes, et donc aussi, nécessairement, de la présence et de la mémoire mêmes des peuples autochtones.

Le court volume qu’ont constitué les animateurs de Recherches amérindiennes au Québec, en regroupant trois textes différents d’Yves Chrétien, Denys Delâge et Sylvie Vincent, est le premier à s’inscrire dans une toute nouvelle collection qui est, peut-on lire en page de garde, « destinée à un large public [et] vise à mettre en lumière ce qui est souvent oublié, voire occulté : hier comme aujourd’hui, aujourd’hui comme hier, la réalité du Québec ne peut se concevoir sans la présence des Premières Nations ». L’opuscule entier, incluant la préface de Serge Bouchard, est scrupuleusement fidèle à cet esprit. L’objectif poursuivi par Mathieu d’Avignon et Camil Girard avec leur ouvrage collectif est sensiblement le même : ils désirent amener le lecteur « à jeter un regard nouveau sur le temps des « origines », sur les relations interculturelles entre peuples autochtones et Européens au temps de la fondation de Québec, sur la place des Amérindiens dans l’histoire et dans la société québécoise, sur les diverses répercussions immédiates et futures des premières alliances franco-amérindiennes, sur les quatre siècles passés d’une histoire commune et sur le temps présent » (p. 5).

Le titre évocateur du livre que signent Yves Chrétien, Denys Delâge et Sylvie Vincent ne fait aucun doute sur le sens du message qu’il porte : Québec était innue (ou montagnaise selon l’ancienne appellation) avant d’être française. Yves Chrétien, archéologue, atteste que les fouilles archéologiques révèlent que des traditions ancestrales amérindiennes se sont maintenues dans la région jusqu’au début du dix-septième siècle, intégrant par la suite des éléments de la culture matérielle européenne. Denys Delâge, sociologue et ethnohistorien, insiste sur l’importance de « souligner davantage le rôle indispensable joué par les Montagnais dans le succès de notre implantation en Amérique » (p. 39). Enfin, Sylvie Vincent, anthropologue, livre des détails méconnus de la tradition orale innue contemporaine et lève le voile sur la manière dont les Autochtones ont vécu et se représentent les premiers contacts avec les Français.

Mathieu d’Avignon et Camil Girard, quant à eux, ont rassemblé divers textes qui mettent en lumière les dynamiques de cohabitation et d’échange interculturel qui ont d’abord caractérisé les relations entre Amérindiens et Européens aux origines du Québec. Marcel Trudel ouvre le volume en se prêtant avec Mathieu d’Avignon à une entrevue dans laquelle il exhorte Québécois et Autochtones d’aujourd’hui à relire l’histoire et à reconnaître la contribution des uns et des autres. Puis, Camil Girard fait le point en compagnie de Silvio Marcus de Souza Correa, un collègue brésilien, sur les transferts culturels à la base des alliances entre les Français et différents peuples autochtones au Brésil et au Canada au seizième et dix-septième siècles. Mathieu d’Avignon enchaîne avec un essai sur les premières alliances franco-amérindiennes et plus particulièrement l’alliance de 1603 avec les Montagnais, près de Tadoussac, qu’il considère – à l’instar de Denys Delâge qui en fait aussi mention – comme le véritable moment fondateur du Québec, car c’est grâce à cet accord diplomatique convenu de nation à nation que l’établissement de la ville de Québec sera possible cinq ans plus tard. Pour d’Avignon, elle témoigne également de l’importance de l’élément amérindien dans l’acte de naissance même du Québec. Arnaud Balvay considère ensuite l’évolution des pratiques de combat et d’engagement armé des Amérindiens et des Européens et constate qu’il y a emprunts réciproques et croisements des méthodes militaires de part et d’autre –un exemple de plus de transfert interculturel. Philippe Charland, pour sa part, fait le point sur la toponymie québécoise et montre la superposition dans le temps des toponymes d’origines diverses pour rappeler la cohabitation et la circulation des personnes et des cultures dans l’espace québécois. Deux juristes enfin, Jean-Paul Lacasse et Valérie Cabannes, s’attachent à la parole d’aînés innus pour dégager de leur savoir l’existence d’un ordre juridique innu dont la reviviscence, soutiennent-ils, pourrait contribuer à offrir de nouvelles pistes de solution aux maux sociaux qui affligent plusieurs communautés innues.

On trouvera en clôture une autre entrevue de Mathieu d’Avignon auprès de Ghislain Picard cette fois, Innu de Betsiamites, et chef régional de l’Assemblée des Premières Nations du Québec et du Labrador. Bien que les propos de ce dernier se veuillent conciliants, force lui est de reconnaître que l’avenir de ses commettants demeure incertain : c’est que les conditions de coexistence avec les populations eurodescendantes continuent de rester en deçà des attentes des peuples autochtones et que, partant, les obstacles à leur plein épanouissement ne s’estompent que trop lentement.

Le contre-pied d’un regard désobligeant

Les textes de Chrétien, Delâge et Vincent ainsi que le recueil de d’Avignon et Girard paraîtront on ne peut plus rafraîchissants à qui a suivi la controverse suscitée par le livre que Frances Widdowson et Albert Howard (2008), deux auteurs canadiens-anglais, publiaient aux presses universitaires McGill-Queen’s[1]. Sous couvert d’une analyse critique d’une certaine élite politique et bureaucratique oeuvrant dans la mouvance amérindienne, ceux-ci tirent à boulets rouges sur la volonté de préservation des pratiques culturelles traditionnelles des peuples autochtones. Se remettant au métier déjà employé il y a quelques années par le politologue albertain et conseiller politique de Stephen Harper, Tom Flanagan (2002), ils tissent un écheveau de facture similaire à ce que celui-ci en avait tiré. Ils soutiennent en effet que depuis les premiers contacts avec les Européens, les peuples autochtones ont toujours accusé par comparaison à ces derniers un déficit culturel notable et un retard considérable au titre du développement social. À telle enseigne que leur contribution à l’essor du Canada est dérisoire et qu’il est improductif de glorifier leurs cultures et savoirs à jamais périmés.

L’argument n’est pas neuf. Il s’inscrit dans le droit fil de la vision étatique assimilationniste et de la posture hégémonique arrogante qui ont dominé la « gestion de l’Indien » tout au long des dix-neuvième et vingtième siècles. Bien que largement discréditée par la communauté des spécialistes des questions relatives aux peuples autochtones et par la majorité des acteurs politiques depuis la mise au rancart du tristement célèbre Livre blanc de 1969[2], il reste assez troublant de voir cette pensée revenir en force dans le discours public, tout paré d’une nouvelle légitimité conférée entre autres par la sanction de l’une des presses universitaires les plus prestigieuses du Canada anglais et d’un certain nombre d’accolades publiques[3].

L’initiative de Recherches amérindiennes au Québec et celle du tandem d’Avignon-Girard arrivent donc à point nommé pour permettre de prendre le contre-pied de ce regard désobligeant et inexact sur la valeur historique de l’apport des cultures autochtones à l’édification du Québec et du Canada. Ces deux ouvrages viennent consolider une perspective interprétative que d’autres ont déjà bien avancée, certes[4], mais qui ne souffre pas qu’on la répète puisqu’à l’évidence d’aucuns préfèrent toujours en faire fi. Alors que la tentation reste grande chez certains d’effacer les traces variées que laissent les Premières Nations sur la trame mémorielle du pays, le champ des affaires autochtones constitue plus que jamais un terrain éminemment politique. La négation de l’existence des peuples autochtones, de la pérennité de leur identité, de l’authenticité de leurs cultures, de leur marque sur le territoire reste en effet l’arme de choix pour quiconque entend ne pas admettre la validité et la justesse de leurs revendications contemporaines. Ces deux petits livres procurent les moyens d’une contre-offensive. Et même davantage : ils forcent à réévaluer l’entendement convenu de la réalité sociopolitique des origines et à réinventer les paramètres actuels de la coexistence et du vivre ensemble. En cela tient sans doute leur principal mérite, par-delà la qualité intrinsèque de chacune des études qu’ils contiennent.

Glissement interprétatif

Mais de quelle réévaluation et de quelle réinvention doit-il s’agir ? Le regretté Bruce Trigger a soutenu avec raison que « s’ils veulent rejeter l’héritage raciste et ethnocentrique que leur a légué le passé, les chercheurs doivent se convaincre que les autochtones ont joué dans l’histoire nationale du Canada un rôle significatif » (Trigger, 1990, p. 72). Les deux ouvrages recensés ici cèdent volontiers et à bon droit à cette injonction. Toutefois, Trigger nota aussi, non sans un certain agacement, que « lorsque certains s’avisent de faire justice [aux Autochtones] ils ne réussissent le plus souvent qu’à remplacer des anciens préjugés favorables par d’autres stéréotypes que la société blanche estime flatteurs » (Trigger, 1990, p. 72). Moins sûr qu’ils aient réussi à éviter cet écueil. À la lecture, on est progressivement possédé d’un doute, voire d’un certain malaise (d’autant plus embêtant si l’on s’estime d’emblée solidaire de l’esprit et de la démarche qui animent les deux livres) : ne poussent-ils pas trop loin leur juste volonté de redonner aux peuples autochtones l’espace légitime qui leur revient dans le récit des origines du Québec ? L’utilisation un peu trop rapide et inconsidérée du vocabulaire de la rencontre, du métissage et de l’interculturalisme qui émaille l’ensemble des deux ouvrages suscite cette question.

Ce n’est pas que l’on pèche par excès de candeur. Les auteurs des divers textes sont bien conscients que les fondements socio-institutionnels du Québec reposent sur une entreprise d’abord coloniale, marquée au coin de l’oblitération de l’Autochtone et teintée de desseins génocidaires. La « rencontre », ils l’admettent sans réserve, fut rarement aisée. Mais dans leur empressement à replacer désormais les peuples autochtones au coeur de l’histoire nationale, ils passent tout de même assez vite sur cette dimension. Le tableau qui est brossé met plutôt l’accent sur le respect mutuel dont témoignent les alliances franco-amérindiennes, sur l’hybridité culturelle qui se tisse au travers d’échanges marchands, sur les emprunts qui se font à la culture, au style de vie ou à la technologie de l’Autre ou encore sur les unions interraciales, pour bien signifier que l’on ne peut penser le Québec sans que n’y figure en son centre l’Autochtone. Bref, on en garde au final l’impression qu’en dépit des incompréhensions inévitables et des appétits conquérants de l’Européen, on parvenait de part et d’autre à s’accommoder de la différence – à vivre avec. Le récit des origines en serait un d’accommodement, voire de réciprocité interculturelle, mieux, un récit de synthèse ethnoculturelle – une fusion d’horizons – dont le Québec a émergé comme entité sociétale nouvelle. L’image a de quoi séduire assurément ; elle vaut mieux que l’effacement de la mémoire collective auquel l’Autochtone a si souvent été condamné. Mais tient-elle la route ?

Les deux ouvrages à vrai dire ouvrent toute grande la porte à un glissement interprétatif, à une dérive de sens attribuable en grande partie à l’absence de réflexion théorique autour des tenants et aboutissants de l’interculturalisme et du métissage. Il ne suffit pas qu’il y ait contact, connaissance de l’Autre, ni même complicité pour que l’interpénétration qu’évoquent leurs textes se fasse réalité. L’anthropologue norvégien Fredrick Barth a exploré en profondeur la question des rapports entre groupes ethnoculturels différents dans les contextes sociaux les plus divers et a montré il y a déjà plusieurs années que le mouvement constant des individus de part et d’autre des frontières culturelles et identitaires est rarement garant de l’abolition de ces mêmes frontières. Malgré des contacts interethniques et interculturels continus (et même malgré l’interdépendance qui peut caractériser la relation entre deux groupes), les différences, les distinctions, voire les oppositions peuvent perdurer. Celles-ci ne sont pas forcément attribuables à l’absence de mobilité ou au manque d’information sur l’Autre, mais bien à la reproduction de processus sociaux d’exclusion et d’incorporation historiquement ancrés (Barth, 1995).

En d’autres mots, il peut bien y avoir interculturalisme au sens le plus élémentaire du terme, c’est-à-dire qu’il peut y avoir échange, proximité, communication, intimité même entre des individus de groupes ethnoculturels différents – c’est surtout à ce type de dynamique que nos deux ouvrages s’attardent – mais pour qu’il y ait interculturalisme au sens fort du mot, c’est-à-dire au sens d’un vivre ensemble dont les modalités auraient été déterminées et agréées d’un commun accord par les groupes en présence, par-delà leurs différences et priorités normatives propres, il faut que se constitue en un élan partagé un espace politico-institutionnel dépouillé de rapports sociaux de pouvoir, de domination et d’exclusion et de toute expression d’hégémonie culturelle d’un groupe à l’égard de l’autre. Le statut intellectuel de la notion d’interculturalisme est encore passablement nébuleux en raison de son harnachement par la parole politicienne (Rocheret al., 2007), mais elle suppose minimalement une ouverture à l’Autre, une dynamique consciente de convergence réciproque vers l’Autre, un maillage socioculturel voulu, délibéré et le plus égalitaire possible du bagage normatif et culturel des uns et des autres.

Or, pareil maillage n’a pas vraiment pris forme dans le Québec des origines. La rencontre entre Européens et Autochtones a été marquée presque dès les débuts de coups de force, de rapports de pouvoir fondamentalement inégalitaires qui, malgré certains mouvements de résistance autochtone réussis, se sont toujours déclinés en dernière analyse au profit des Européens et de la consolidation de leur présence de plus en plus hégémonique dans le Nouveau Monde (Anderson, 1991 ; Green et Dickason, 1989 ; Seed, 1995). Les conséquences du « croisement des destins » qu’évoque poétiquement le titre du livre de Recherches amérindiennes au Québec n’ont évidemment pas été les mêmes pour les deux groupes. À vrai dire, il serait odieux d’en faire la comparaison tant le tribut qu’ont dû acquitter les peuples autochtones est incommensurable. Le fait est que l’interface n’a jamais fonctionné. Bien qu’il puisse être rassérénant de penser que les Européens se soient transformés au contact des Amérindiens, la rencontre a surtout pour effet d’européaniser le Nouveau Monde ; elle n’a pas « autochtonisé » les nouveaux arrivants (à l’exception sans doute de quelques individus : rien toutefois d’une lame de fond).

Dès le départ, la construction du Québec s’est toujours réalisée à l’intérieur de cadres social, culturel et institutionnel essentiellement européens. Hormis quelques emprunts aux cultures et modes de vie de certains peuples autochtones – emprunts assez marginaux somme toute, presque toujours utilitaires et immanquablement passés à la moulinette normative européenne – ces derniers n’ont pour ainsi dire jamais eu d’impact déterminant dans les choix collectifs qui ont modulé les règles de l’espace public québécois, aux origines comme par la suite, puisqu’ils en ont pratiquement toujours été exclus. Si les instigateurs des deux ouvrages recensés ici ont raison de réinscrire la part des peuples autochtones dans la mémoire collective, il faut tout de même prendre garde qu’à s’engager sur ce chemin on ne détourne l’histoire et occulte la réalité du pouvoir qui les désavantagea indiscutablement.

Pour un nouveau chantier

Soyons clairs : aucun des auteurs qui ont contribué à ces deux livres ne saurait être taxé d’« occulter » délibérément la réalité. Il est moins sûr cependant qu’ils soient parvenus à négocier avec succès le dilemme qui se pose aux chercheurs soucieux de rompre avec une historiographie vieillotte qui sévissait il n’y a encore pas si longtemps et selon laquelle la narration de l’histoire nationale n’a guère à se préoccuper de la présence autochtone[5] : faut-il insister sur les apports des cultures autochtones, relever les aspects positifs de leur interaction avec le cadre normatif importé par les Européens et minimiser, ce faisant, le côté victimaire de la rencontre ou est-il préférable plutôt de mettre en relief l’inégalitarisme socio-institutionnel indéniable (et débilitant pour les Autochtones) de leur relation, quitte à paraître catastrophiste et hargneux ?

L’histoire des relations intercommunautaires, il va sans dire, est complexe, quels que soient les groupes en jeu, et l’analyse qu’il faut en faire s’accommode mal d’un pareil choix. La réalité campe en fait entre les deux pôles : la plupart des peuples autochtones ont toujours su faire preuve de résilience et d’agentivité exceptionnelles dans l’adversité qui les a frappés et les rapports de pouvoir désavantageux auxquels ils ont été contraints – et cela, bien sûr, mérite d’être noté, voire célébré – mais il reste en fin de compte qu’on les retrouve malgré tout du côté des perdants plus souvent qu’autrement. C’est là un implacable invariant de l’histoire du Québec et du Canada qu’aucun trope nouveau imaginé pour en édulcorer le sens, aucune reconfiguration de la mémoire collective ne saurait faire oublier.

Les jalons que posent d’Avignon et Girard et la société Recherches amérindiennes au Québec ne sont pas sans valeur et peuvent sans doute inspirer la reconfiguration des paramètres actuels du vivre ensemble au Québec. Placer, comme ils le font, les peuples autochtones au coeur de la re-narration de l’histoire nationale représente un geste essentiel dont on ne doit plus faire l’économie si tant est que l’on veuille véritablement améliorer la donne pour ces derniers et transformer la dynamique de leur rapport avec la société non autochtone en vue d’une meilleure justice sociale. Mais en l’état, leur démarche n’est pas sans faille. Il faut plus que la simple affirmation de la présence autochtone dans la re-narration de l’histoire nationale pour amorcer la nécessaire transformation des mentalités préalable à une interface fonctionnelle. « [O]n ne peut plus seulement faire référence aux autochtones pour ‘meubler’ la fête », prévient Ghislain Picard (dans D’Avignon et Girard, p. 174).

Ni l’un ni l’autre ouvrage ne parvient sans ambiguïté à satisfaire cette directive. On en sort avec le sentiment équivoque que l’entreprise pourrait aussi servir à se dédouaner du passé colonial. Comme si de reconnaître enfin le rôle des peuples autochtones suffisait pour se disculper d’une histoire qui, à l’aune des valeurs sociopolitiques et du bagage normatif contemporains, fait assez mal paraître les colons européens et leur descendance. Un soupçon s’installe : sous des dehors d’ouverture à l’Autre et d’actes de contrition, ces livres ne nous convient-ils pas au fond à remodeler la figure de l’Autochtone et à refaçonner la nature du rapport historique que nous avons entretenu avec lui, de manière à apprêter au goût du jour le mythe des origines et troquer le récit d’un Québec monoculturel et eurocentrique pour celui d’un Québec interculturel avant la lettre, beaucoup plus noble et inspirant ? Il ne s’agirait pas tant de réhabiliter l’Autochtone que de reformuler le mythe fondateur du groupe dominant. Accordons aux auteurs le bénéfice du doute et présumons que l’intention qui les anime est de plus grande amplitude. Mais pour que cette lecture perplexe ne puisse trouver ancrage, la réécriture vraisemblablement souhaitée de l’histoire nationale doit être aussi authentique et inclusive que possible. À l’heure où les agences subventionnaires finançant la recherche universitaire en sciences humaines et sociales encouragent de plus en plus la coconstruction de la connaissance et tentent d’amener les chercheurs à modifier leurs pratiques pour s’adonner à une démarche qui privilégie la recherche par et avec les peuples autochtones plutôt que la traditionnelle recherche sur et pour les Autochtones, cette réécriture doit se faire à deux mains et combiner rigoureusement et sans raccourci deux visions du passé, aussi contradictoires puissent-elles être, celle de l’Autochtone autant que celle de l’Eurodescendant.

L’on ne tiendra pas trop rigueur de ce que les deux ouvrages dont il a été question ici n’aient pas tout de suite opté pour cet exercice[6]. Leur but premier était d’éveiller les consciences individuelles des Québécois à la diversité des origines et de combler certains trous de la mémoire publique qui a articulé les célébrations du 400>e anniversaire de la ville de Québec. Sur ce point, mission accomplie. On ne saurait toutefois en rester là. Le chantier s’ouvre à peine. Si l’on tient véritablement à éviter que « la question autochtone [soit] vouée à cette espèce de cercle vicieux, où l’on a l’impression d’avancer et de reculer », ainsi que le craint Ghislain Picard (dans d’Avignon et Girard, p. 177), l’avenir des relations entre Autochtones et Québécois et le sens même de la nation au Québec dépendent intimement de ce que sera ou ne sera pas cette réécriture à deux mains de l’histoire.