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Au cours des deux dernières décennies, nous avons réalisé des mesures ponctuelles de l’activité économique du Nunavik, la région la plus septentrionale du Québec. L’idée était élémentaire : les agences statistiques ne produisaient pas les données nécessaires pour établir le portrait économique de cette région. À l’époque où nous avons entrepris ces travaux, il se passait bien des choses au pays des Inuits, puisque la Convention de la Baie James et du Nord québecois (CBJNQ), signée en 1975, avait été mise en vigueur quelques années auparavant. Ce traité majeur était rempli de promesses : grâce à lui, le développement économique et social de l’Arctique était assuré. Les Inuit formant la majorité de la population résidante devaient participer de manière accrue à la maîtrise de leur destin, et leur culture devait pouvoir s’épanouir.

Pourtant personne ne connaissait précisément les caractéristiques de l’économie régionale. Par exemple, personne ne pouvait circonscrire la place tenue par l’administration publique dans l’économie[1]. À peu près personne ne pouvait décrire avec rigueur la manière dont les Inuits gagnaient leur vie, eux qui, vingt ans seulement avant la signature de la CBJNQ, vivaient dans des agglomérations qui n’étaient pas encore des villages dans un environnement économique peu monétisé. L’on en savait bien davantage sur la période précédant la sédentarisation, grâce aux observations ethnographiques. Mais les caractéristiques d’une « modernité » inuite étaient largement ignorées. Notre ambition était limitée à l’idée simple de combler ponctuellement un vide dans les connaissances, de décrire l’économie nordique pour répondre à quelques questions comme les suivantes : combien coûte l’administration du Nord ? Qui gouverne, en réalité ? Les Inuits sont-ils pauvres ?

Au fil des ans, ces travaux initiaux ont été repris, mis à jour, étendus, sans que nous ayons eu de visées à longue échéance. Les acteurs sociaux du Nunavik y trouvaient leur intérêt. Convaincus de l’utilité des chiffres pour éclairer leurs décisions, ils supportent désormais un programme statistique permanent[2]. Quant à nous, leur reproduction se justifiait tout autant d’un point de vue social que d’un point de vue scientifique. Ainsi, avons-nous accumulé un corpus de connaissances statistiques rigoureusement comparables, couvrant deux décennies de la vie économique de la région. D’une étude à l’autre, les caractéristiques nous semblaient toujours plus ou moins identiques. Mais jamais n’avions-nous pas pris la peine d’exploiter le potentiel des séries chronologiques ainsi créées. Il s’agit précisément de l’objet de cette contribution : en revisitant l’économie du Nunavik de 1983 à 2003, nous souhaitons vérifier si la perspective chronologique permet d’identifier des tendances de longue durée que les lectures ponctuelles ne nous auraient pas permis de voir et de comprendre la transformation, le cas échéant, des rapports sociaux.

Méthode

Paul Samuelson comparait le Produit intérieur brut (PIB) à un satellite. Grâce à ses observations des conditions météorologiques prévalant au-dessus d’un continent entier, il permet d’identifier le développement des dépressions et leur parcours probable ; il permet d’ajuster son action en conséquence, prendre un parapluie, barricader les fenêtres, évacuer par exemple. La métaphore est chargée : le système des comptes nationaux (SCN) a été élaboré précisément à la suite de la Grande Dépression, à travers laquelle les pouvoirs publics ont dû naviguer à l’estime. Conçus et raffinés par une brochette d’économistes de renom (Kuznets, Keynes, Leontief), les SCN, dont le PIB forme le coeur, ont été appliqués dans presque tous les pays dans la foulée des Accords de Bretton Woods.

Ces mesures et les multiples désagrégations sur lesquelles elles reposent sont les plus largement utilisées pour identifier les tendances de l’économie marchande. Mais elles sont aussi abondamment critiquées pour leurs caractéristiques propres, pour les usages outranciers qui en sont faits, et pour ce qu’elles ne mesurent pas. Les SCN transcrivent en effet une vision libérale de l’économie[3]. La croissance mesurée est couramment saluée comme une bonne nouvelle sans que l’on sache trop bien pourquoi il en est ainsi, bien qu’elle ne dise rien sur la répartition de la richesse créée. Ces mesures sont limitées : elles sont essentiellement basées sur des prix qualifiant des flux et, par conséquent, les analyses qui en sont déduites peuvent être faussées par la variabilité des prix, des volumes et de la qualité de la production. En outre, elles ne mesurent nullement le bien-être de la population malgré qu’elles soient souvent utilisées « comme s’il s’agissait d’une mesure du bien-être »[4]. Elles sont totalement impuissantes à décrire l’état de l’environnement : l’exploitation d’une usine polluante, ou même un désastre écologique peut induire un accroissement du PIB[5]. Tout cela était bien connu de Samuelson lui-même, comme le rappellent stiglitz et ses collaborateurs (2009). Alors, pourquoi continuer de réaliser ces mesures ?

Si l’on veut bien admettre qu’elles comportent des limites – celles mentionnées sont réelles mais ne sont pas les seules – et, si l’on veut résister à la tentation de leur faire dire ce qu’elles ne peuvent dire, ces mesures conservent leur utilité d’origine. Elles caractérisent l’activité économique marchande, permettent de quantifier de vastes ensembles de relations entre des acteurs (les « agents » et les « branches », comme disent les collègues économistes). En cela, elles peuvent être validement utilisées comme supports factuels, comme révélateurs, de phénomènes sociaux : les relations entre acteurs ou leur position relative par exemple. Utilisées en séries chronologiques, elles servent à identifier la transformation de ces relations et de ces positions. Lorsque les chiffres sont utilisés comme des fenêtres à travers lesquelles regarder la société, plutôt que comme des « résultats » signifiants en eux-mêmes, ils fournissent des indices pour identifier et comprendre certaines transformations sociales et certains aspects du fonctionnement de la société. C’est ce genre de regard que nous voudrions poser sur l’économie du Nunavik, en réalisant une lecture rétrospective de travaux effectués sur une période de plus de vingt ans, au cours de laquelle, palliant l’absence de mesures de cette nature de sources officielles, nous avons nous-mêmes dressés les comptes économiques de la région la plus septentrionale du Québec.

Le PIB mesure l’activité économique sur un territoire donné selon trois approches complémentaires et dont les résultats sont identiques : la première porte sur l’ensemble des dépenses réalisées dans une économie donnée, la deuxième, l’ensemble de la production, enfin la troisième, l’ensemble des revenus. Au Canada, le PIB est mesuré par Statistique Canada pour l’ensemble du pays, pour les provinces et les territoires. Mais il n’est pas calculé à l’échelle infra-provinciale ou infra-territoriale, pour une région du Québec par exemple. Mais des mesures ont été réalisées par des équipes de recherche pour les régions de Montréal et de la Ville de Québec[6]. La première application régionale a toutefois été réalisée au Nunavik ; elle y décrivait la situation économique en 1983. Depuis, des mesures rigoureusement comparables ont été reprises en 1991, en 1998 et en 2003[7]. Ces travaux sont à la base de cet article qui propose un regard longitudinal sur l’économie du Nunavik. Les paragraphes qui suivent présentent succinctement les sources de données qui ont été utilisées et les principales étapes de la construction des portraits économiques du Nunavik.

Les sources de données

La constitution de ces portraits économiques repose sur la collecte de données directement auprès des établissements actifs dans l’économie du Nunavik. En effet, les données de nature économique disponibles dans les agences (Statistique Canada et Institut de la statistique du Québec) sont nettement insuffisantes, lorsqu’elles sont valides[8]. Les données recueillies ont été complétées par les quelques études et rapports disponibles. Nous ne retracerons pas ici l’ensemble des sources auxquelles nous avons puisé pour réaliser les portraits économiques successifs : elles sont mentionnées dans les publications antérieures dont nous offrons aujourd’hui la synthèse. Au fil du temps, les noms des organismes, le type de données publiées et leur validité, et enfin les moyens de diffusion ont pu changer. Nous nous bornerons à identifier les sources principales qui ont été utilisées et la nature des données qui ont été récoltées.

Les dépenses et transferts des administrations publiques provinciales, régionales et municipales ont été puisés à même les publications des différents organismes. Lors de la collecte initiale des données (pour réaliser le portrait économique de 1983), chaque organisme fédéral, provincial et régional avait été systématiquement visité. Mais peu après la publication de nos premiers résultats au cours des années 1980, le gouvernement du Québec a amorcé la production annuelle d’une description de ses dépenses : cette source a été utilisée par la suite[9]. Le gouvernement du Canada a publié durant les 25 années suivant la signature de la Convention de la Baie James et du Nord québécois un rapport annuel sur les dépenses fédérales dans la région. Cette source a été également utilisée ; mais pour la compilation du portrait de 2003, il a fallu reconstituer les dépenses fédérales à l’aide des sources provinciales et régionales. Enfin, l’Administration régionale Kativik, la Commission scolaire Kativik, la Régie régionale de la santé et des services sociaux du Nunavik et tous les autres organismes publics, les Corporations municipales par exemple, publient des rapports annuels qui ont été utilisés. De nombreuses entrevues ont été réalisées afin d’approfondir les données ainsi publiées, par exemple pour obtenir des données plus détaillées concernant certains programmes.

Il existe peu d’informations publiques concernant les entreprises privées. La Fédération des coopératives du Nouveau-Québec a fourni de nombreuses données au sujet de ses opérations, ainsi que de celles des associations coopératives locales. Ces données ont été complétées par des informations obtenues auprès d’autres entreprises majeures du secteur commercial (vente au détail d’aliments, de carburants, etc.). Un inventaire annuel des entreprises privées a également été utilisé pour réaliser des estimations. Au fil des ans, les opérateurs d’entreprises d’extraction et d’exploration minières ont fourni des données de première main, complétées par des informations obtenues auprès d’organismes engagés dans le secteur. Ainsi, pour la construction du plus récent portrait, celui de 2003, Xstrata Nickel a fourni les informations nécessaires concernant la mine Katiniq de Raglan. Finalement, les rapports annuels de la Société Makivik ont permis de trouver quelques informations sur les activités de la société et de ses filiales. Ces sources d’informations n’ont pu à elles seules permettre de retracer toutes les données nécessaires à la construction du portrait économique. À chaque tentative, il nous a fallu procéder à des estimations dont les sources et méthodes sont expliquées dans chacune des publications d’origine.

D’autres sources ont été utilisées dont nous ne donnerons ici qu’un aperçu. L’Enquête sur l’emploi de l’Administration régionale Kativik (KRG, 2006), qui a été réalisée plusieurs fois au fil des ans, a été utile à la fois pour estimer les données manquantes par secteur d’activité et pour répartir les salaires entre les travailleurs autochtones et allochtones. L’enquête sur la population active de Statistique Canada a parfois été utilisée pour compléter l’évaluation du nombre d’emplois sectoriels. Le tableau entrées-sorties du Québec a été utilisé lorsqu’il était disponible (voir par exemple martin et nguyen, 2004) pour répartir les dépenses d’exploitation totales de certains secteurs d’activité, et ainsi de suite.

L’approche des MCS

Toutes les données ont été intégrées dans des Matrices de comptabilité sociale (MCS). Une MCS est un tableau représentant les flux monétaires entre les différents agents économiques d’une région pour une période donnée. Il s’agit d’un tableau carré où chaque agent est représenté par une ligne exprimant ses revenus et une colonne présentant ses dépenses. La MCS est équilibrée, c’est-à-dire que le total des revenus d’un agent est égal à ses dépenses.

L’utilité de cette approche est multiple. Tout d’abord, la MCS permet de représenter dans un cadre cohérent une foule d’informations statistiques et économiques. Ces informations permettent de retracer la taille de l’économie, la structure de production et de consommation, en somme, d’intégrer tous les agrégats macroéconomiques formant le système des comptes nationaux (SCN), incluant le PIB, le PNB, etc. Mais l’approche de la MCS va au delà des équations classiques du SCN. Le traitement matriciel des données permet d’identifier systématiquement les relations entre les agents. Il permet des calculs résiduels contrôlés, complétant ainsi les failles dans les données disponibles. Il permet, le cas échéant, d’inclure des comptes pour des secteurs informels de l’économie, comme la production tirée des activités coutumières de chasse et de pêche. De plus, cette façon de représenter l’économie d’une région rend également possible la comparaison avec des tableaux similaires construits pour d’autres régions, pour le Québec et pour le Canada dans son ensemble. La MCS constitue donc un portrait économique cohérent, valide et comparable. Comme nous avons utilisé une méthode rigoureusement similaire dans le traitement des données de 1983, de 1991, de 1998 et de 2003, les MCS ainsi créées autorisent des comparaisons valides pour l’ensemble de la période.

Tendances de l’économie du Nunavik

La première matrice de comptabilité sociale pour le Nunavik, construite pour l’année 1983, avait permis de caractériser la situation économique de la région. Elle révélait : la prédominance de l’activité gouvernementale dans l’économie régionale, la consommation reposant sur des importations massives, la participation limitée du secteur privé à l’activité économique, l’absence d’activités manufacturières, et ainsi de suite. Les trois mises à jour de la MCS n’ont pas remis en cause fondamentalement ces diagnostics ; mais ils n’ont pas pu révéler les tendances. En considérant simultanément ces quatre portraits, nous tenterons maintenant d’identifier les tendances de l’économie du Nunavik et d’en déduire les fondements sociologiques.

Dans les tableaux que nous produisons ici, à toutes les fois que cela est possible et pertinent, les données sont présentées en dollars constants de 2003 par habitant. Cette présentation permet de neutraliser l’influence de l’inflation et de la croissance démographique et met en lumière les tendances économiques réelles, comme la croissance réelle des dépenses. Mais les données présentées ici ne sont pas annuelles : elles sont distantes de plusieurs années les unes des autres. La validité interne des diagnostics de tendance est ainsi limitée puisqu’elles ne permettent pas d’observer des variations annuelles, qui pourraient être contre-tendancielles. Nous tiendrons compte de cette limite inhérente à notre approche, lorsque nous croirons déceler des tendances.

Les dépenses

Le produit intérieur est calculé selon plusieurs méthodes différentes, que nous présenterons successivement ici. Calculé selon la méthode des dépenses, le produit intérieur du Nunavik s’établit en 2003 à quelque 290 millions $ et représente 29 000 $ par habitant, ce qui est inférieur de 5 000 $ ou 15 % au PIB du Québec la même année (tableau 1). La décomposition des dépenses révèle deux caractéristiques remarquables de l’économie du Nunavik. D’abord, les dépenses publiques en biens et services dépassent largement les dépenses personnelles. Cette situation est très différente de celle du Québec, où les dépenses publiques sont trois fois moins importantes que les dépenses personnelles. Les dépenses publiques atteignent plus de 25 000 $ par habitant au Nunavik, mais moins de 8 000 $ au Québec. Le Nunavik est caractérisé par la place économique prépondérante qu’y prend l’administration publique ; cela a été observé plusieurs fois dans le passé et sera confirmé dans les analyses qui suivent.

Tableau 1

Produit intérieur brut (PIB) selon la méthode des dépenses, Nunavik et Québec, 1983 à 2003 (Dollars constants de 2003 per capita)

 

Nunavik

Québec

 

1983

1991

1998

2003

1983

1991

1998

2003

Dépenses personnelles en biens et services de consommation

11 046

13 350

12 077

18 120

13 276

15 405

17 675

20 049

Dépenses publiques en biens et services

17 522

24 507

21 069

25 369

6 413

7 248

6 774

7 667

Formation brute de capital fixe et variation des stocks

8 942

9 299

1 764

3 241

3 065

4 417

4 997

6 150

Exportations

7 210

2 571

2 190

6 053

9 401

10 983

15 593

18 043

Importations

‑21 051

‑25 165

‑13 501

‑24 109

‑7 766

‑11 750

‑14 998

‑18 338

PIB au prix du marché

23 669

24 562

23 600

28 675

24 389

26 302

30 041

33 572

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Ensuite, il existe un déséquilibre important entre les exportations et les importations. Au Québec, les exportations et les importations sont presque à un niveau équivalent. Mais au Nunavik, les exportations sont quatre fois moins importantes que les importations. La principale composante des exportations du Nunavik est constituée du nickel extrait de la mine Katiniq (Xstrata), expédié par navire au Port de Québec, transbordé de là à Sudbury pour un raffinage, puis réacheminé en Europe pour subir les transformations subséquentes. Les importations, considérables au Nunavik, sont principalement constituées de deux composantes : des biens de consommation courante en produits importés, ainsi que des biens et services nécessaires à la production des entreprises comme les matériaux de construction, le carburant, et ainsi de suite. Ces biens sont massivement importés au Nunavik, puisque la région ne les produit pas elle-même.

Au Québec, deux caractéristiques majeures sont révélées par les données chronologiques (tableau 1). D’abord, les dépenses personnelles ont crû de manière à peu près linéaire durant la période de 1983 à 2003. Ensuite, les dépenses publiques ont diminué entre 1991 et 1998, pour afficher en 2003 une augmentation qui les a rétablies légèrement au-dessus du niveau de 1991. Au Nunavik, ces deux caractéristiques ne se retrouvent pas de manière identique. D’abord, les dépenses publiques ont diminué entre 1991 et 1998 de manière plus marquée au Nunavik que dans l’ensemble du Québec. Tandis que la diminution au Québec était de l’ordre de 6 %, elle était de 14 % au Nunavik. Ensuite, les dépenses personnelles ont diminué durant la même période au Nunavik de près de 10 %, alors qu’elles continuaient d’augmenter de 14 % au Québec. Il serait plausible de croire que ces deux résultats, c’est-à-dire la diminution des dépenses de l’État et la diminution des dépenses personnelles au Nunavik, soient liés. Ils confirmeraient que le rôle central joué par l’administration publique dans l’économie du Nunavik rendrait celle-ci plus vulnérable aux variations des décisions politiques. Ainsi, les orientations visant un déficit nul dans les opérations gouvernementales, ayant eu cours à partir du milieu des années 1990, auraient eu des effets plus sensibles au Nunavik que dans l’économie générale du Québec. Mais pour que cette interprétation soit valide, il ne suffit pas d’observer des diminutions concomitantes des deux séries d’indicateurs. Les dépenses personnelles ne proviennent, en effet, qu’indirectement des dépenses publiques ; il faudrait observer également des tendances concomitantes entre la diminution des dépenses publiques et la diminution du revenu personnel. Nous y reviendrons.

Ces résultats montrent aussi que les dépenses personnelles par habitant sont toujours inférieures au Nunavik par rapport à l’ensemble du Québec. En 1998, les dépenses personnelles au Nunavik étaient inférieures de 46 % à celles du Québec ; comme nous venons de le voir, la période entourant l’année 1998 semble avoir été marquée par une situation qui aurait été exceptionnellement difficile. Mais globalement, l’écart a diminué entre 1983 et 2003, passant de quelque 20 % en 1983 à 15 % en 1998, puis à 11 % en 2003. Cela indiquerait que le niveau de consommation au Nunavik se rapproche de celui de l’ensemble du Québec. Les résultats indiquent finalement que les dépenses publiques par habitant demeurent plus élevées au Nunavik que dans l’ensemble du Québec. L’écart aurait même eu tendance à augmenter durant la période, passant de 63 % en 1983 à 69 % en 2003. Nous reviendrons sur l’interprétation de ce résultat plus loin, lorsque nous examinerons plus précisément les dépenses publiques.

Les calculs du tableau 1 révèlent également une importante variation dans les flux interrégionaux. Les importations ont chuté en 1998 et, en 2003, elles n’atteindraient pas encore le niveau de 1991, ce qui correspond aux variations observées dans les dépenses personnelles, dont une bonne partie est constituée d’importations. Les exportations ont également chuté dès 1991, et, en 2003, elles n’atteignent pas encore le niveau de 1983. Cette situation correspond étroitement aux variations de l’exploitation industrielle des ressources minérales au Nunavik. L’année 1983 marquait en effet la fin de l’extraction de l’amiante (les expéditions se sont poursuivies durant quelques années), tandis que démarraient les premières expéditions de nickel en 1998. Ces variations tendent à montrer la sensibilité de l’économie du Nunavik à l’économie extérieure, puisque l’exploitation industrielle des ressources minérales varie en fonction des conjonctures mondiales. Cette sensibilité est d’autant plus frappante qu’au Québec, durant la même période de 1983 à 2003, les importations et les exportations ont toujours connu des augmentations réelles.

Les revenus

La décomposition des revenus révèle également des caractéristiques remarquables de l’économie du Nunavik (tableau 2). D’abord, il existe un déséquilibre régional entre la rémunération des salariés et les bénéfices des sociétés. Au Nunavik, la rémunération des salariés est de loin la composante la plus importante du revenu, puisqu’elle en représente 77 %. Au Québec, elle représente plutôt 54 %. À l’inverse, au Nunavik, les bénéfices des sociétés représentent une fraction beaucoup moins importante du revenu, puisqu’elle s’établit à 9 %. Au Québec, elle représente plutôt 40 %. Il est difficile d’expliquer le résultat obtenu par les sociétés du Nunavik sans un examen détaillé, ce que nous ne pouvons faire ici. Cependant, l’importance de la rémunération peut être expliquée par la progression du travail salarié au cours des récentes décennies, suivant la croissance des branches d’activités économiques.

Tableau 2

Produit intérieur brut (PIB) selon la méthode des revenus, Nunavik et Québec, 1983 à 2003 (Dollars courants per capita)

 

Nunavik

Québec

 

1983

1991

1998

2003

1983

1991

1998

2003

Rémunération des salariés

8 184

14 793

15 184

22 119

7 884

12 269

14 054

17 994

autochtones

3 514

7 004

7 717

12 134

n.d.

n.d.

n.d.

n.d.

allochtones

4 670

7 790

7 467

9 986

n.d.

n.d.

n.d.

n.d.

Bénéfices des sociétés et loyers

2 230

2 508

1 497

2 634

5 092

8 091

10 970

13 161

Revenu intérieur net au coût des facteurs

10 414

17 301

16 681

24 754

12 976

20 360

25 024

31 154

Impôts indirects nets

333

2 736

2 447

3 921

912

1 729

1 922

2 396

PIB au prix du marché

10 747

20 038

19 128

28 675

13 888

22 089

26 946

33 551

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De plus, la décomposition des revenus révèle que les autochtones accaparent collectivement aujourd’hui une rémunération légèrement supérieure à celle des allochtones. En effet, les autochtones obtiennent environ 54 % de la rémunération. Cette proportion est étonnante, puisque les autochtones représentent toujours quelque 90 % de l’ensemble de la population, et une forte majorité parmi la population active, vraisemblablement de l’ordre de 80 %[10]. Ce résultat indiquerait donc que la position relative des allochtones sur le marché du travail du Nunavik demeurerait relativement avantageuse : ils auraient une rémunération moyenne plus élevée, liée à la qualification professionnelle exigée des postes qu’ils occuperaient et liée aux avantages consentis par les employeurs comme des primes d’éloignement et des allocations au transport.

Ainsi, l’analyse de l’économie du Nunavik par le revenu révèle trois nouvelles caractéristiques : l’importance de rémunération dans la composition du revenu (par rapport à celle des bénéfices des sociétés) ; l’importance accrue de la rémunération touchée par les autochtones ; la position relativement avantageuse des allochtones en matière de rémunération, par rapport à leur poids dans la population active.

Le déséquilibre entre la rémunération des salariés et les bénéfices des sociétés, que nous avons souligné précédemment pour 2003, est manifeste depuis 1983. Il tend même à s’accroître au Nunavik, puisque les bénéfices des sociétés n’augmentent que modestement, par rapport à la rémunération des salariés qui augmente tendanciellement de façon plus importante. La performance des sociétés du Nunavik contraste fortement avec celle des sociétés de l’ensemble du Québec, dont l’augmentation est beaucoup plus forte[11]. La progression du salariat est manifeste au Nunavik. En effet, elle est plus forte au Nunavik que dans l’ensemble du Québec. Alors que l’écart était de quelque 4 % entre le Nunavik et le Québec en 1983, en faveur du Nunavik, il atteint 18 % en 2003. Entre ces deux années, la rémunération des salariés du Nunavik a progressé de 170 %, tandis que celle dans l’ensemble du Québec a progressé de 128 %.

Les données additionnelles dont nous disposons montrent que la rémunération moyenne supérieure au Nunavik pourrait être attribuable à la rémunération moyenne plus élevée touchée par les allochtones, comme nous l’avons indiqué précédemment. Les autochtones sont parvenus à accaparer plus de 50 % de la rémunération entre 1991 et 1998. Toutefois, la part de la rémunération qu’ils obtiennent s’écarte de manière importante de leur poids dans la population active. Par conséquent, il faut interpréter avec circonspection ce résultat. S’il signifie bien que la rémunération moyenne est plus élevée au Nunavik, cela n’implique pas que la rémunération moyenne touchée par les Inuits soit supérieure, et il est plus que probable que ce ne soit pas le cas.

Les résultats permettent de confirmer ce que nous soupçonnions aux paragraphes précédents, à savoir que le rythme d’augmentation de la rémunération des salariés du Nunavik a fortement ralenti en 1998, pour reprendre par la suite. Si les données étaient présentées en dollars constants, il est plausible que la rémunération des salariés de 1998 aurait même été inférieure à celle de 1991. Ces résultats semblent donc bien attribuables aux variations des dépenses gouvernementales, comme nous l’avons mentionné. La progression, entre 1983 et 2003, des dépenses publiques correspond en effet ici à une même tendance dans la rémunération ; de même en 1998, le ralentissement des dépenses personnelles en biens et services correspond à un mouvement similaire de la rémunération.

Bref, les analyses précédentes sont confirmées lorsqu’elles sont considérées à la lumière des données antérieures : la rémunération est une composante importante et en progression du revenu des habitants du Nunavik, par rapport aux bénéfices des sociétés ; les autochtones touchent globalement une importante rémunération ; les allochtones accaparent toujours une portion notable de la rémunération régionale, supérieure à leur poids démographique, même si la progression de la rémunération allochtone n’est pas aussi rapide que celle des autochtones.

Le revenu personnel

Le revenu personnel est légèrement inférieur au Nunavik, par rapport au Québec. De plus, ses composantes sont également inférieures par rapport aux mêmes composantes au Québec (tableau 3). Au Nunavik, le revenu personnel par habitant est inférieur de 2 % au revenu personnel au Québec. Les paiements de transferts des administrations publiques aux particuliers, par habitant, sont inférieurs au Nunavik de près de 30 %. Les transferts des sociétés aux particuliers, par habitant, sont inférieurs au Nunavik de 50 %. Toutefois, le revenu personnel disponible est légèrement supérieur au Nunavik, par rapport au Québec, puisqu’il le dépasse de quelque 5 %. Cette situation est attribuable au fait que les impôts directs des particuliers par habitant du Nunavik sont moins élevés que ceux des particuliers du Québec.

Toutes ces différences suggèrent que globalement, les revenus personnels comparés du Nunavik et du Québec présentent plusieurs similitudes. Les différences sont, en effet, minces, et lorsqu’elles sont plus importantes, elles pourraient être attribuables aux imprécisions qu’introduisent les calculs par habitant, plutôt que des différences réelles de situation[12]. La structure de la population du Nunavik et celle du Québec sont très différentes. Par exemple, le Nunavik compte une forte proportion de jeunes qui ne font pas encore partie de la population active, ce dont ne tiennent pas compte les calculs par habitant. Ce genre de nuances empêche donc d’évaluer si les différences identifiées à l’aide de ces calculs indiquent des différences réelles de situation. Seule une analyse plus détaillée du revenu personnel pourrait permettre d’évaluer plus précisément la situation.

Les légères différences observées précédemment entre le revenu personnel au Nunavik et au Québec sont confirmées par l’analyse des données rétrospectives (tableau 3). La seule exception apparaît pour l’année 1998, où le revenu personnel et le revenu personnel disponible du Nunavik ont accusé un retard par rapport aux mêmes données pour le Québec. Cela tend à confirmer une nouvelle fois un ralentissement économique au Nunavik dans la période autour de l’année 1998. Nous examinerons maintenant cette situation en analysant la distribution industrielle de l’activité économique, puis, l’évolution des dépenses publiques.

Tableau 3

Revenu intérieur net au coût des facteurs, revenu personnel, revenu personnel disponible et épargne personnelle, per capita, Nunavik et Québec, 1983 à 2003 (Dollars constants de 2003)

 

Nunavik

Québec

 

1983

1991

1998

2003

1983

1991

1998

2003

Revenu intérieur net au coût des facteurs

17 154

20 283

18 164

24 754

n.d.

20 953

23 568

26 856

Revenu personnel

17 045

21 162

19 813

27 379

n.d.

23 388

25 024

27 891

Revenu personnel disponible

14 450

17 215

16 386

22 655

n.d.

18 097

18 754

21 326

Épargne personnelle

‑154

498

1311

853

n.d.

2295

781

895

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Distribution industrielle de l’économie

Enfin, le produit intérieur peut être calculé selon les branches d’activités économiques. Ces calculs permettent d’évaluer la valeur de la production réalisée au Nunavik, en tenant compte de la diversité des activités, plutôt que des revenus et dépenses des agents économiques (tableau 4). Selon cette méthode, la décomposition du produit intérieur révèle d’importantes différences dans la structure de l’économie du Nunavik, par rapport à celle du Québec. Au Nunavik, le secteur primaire compte pour 20 % de toute l’activité économique, alors qu’il représente seulement 2 % de toute l’activité économique du Québec. Cette situation s’explique par le fait que l’exploitation industrielle des ressources minérales du Nunavik est effectuée à une échelle qui est hors de proportion avec le reste de l’économie du Nunavik. En effet, les activités d’exploitation et d’exploration minière à elles seules représentent 19 % de toute l’économie régionale, ce qui en fait, après l’administration publique, une industrie majeure.

La situation est inverse en ce qui concerne le secteur secondaire. En effet, il ne représente que 4 % de l’économie du Nunavik, mais plus de 27 % de l’économie du Québec. Cette situation s’explique par le fait que l’industrie manufacturière, qui existe pourtant au Nunavik, ne compte ni un grand nombre d’établissements, ni d’établissements de grande taille. Il s’agit donc d’un secteur peu développé et peu diversifié. Ceci ne signifie pas qu’il n’existe pas de production manufacturière au Nunavik ; mais elle est de taille restreinte, par rapport à ce qu’elle est au Québec.

Enfin, le secteur tertiaire représente plus de 70 % de toute l’activité économique au Nunavik comme au Québec. Cette forte tertiarisation commune aux deux économies masque pourtant d’importantes différences structurelles. Le secteur tertiaire est diversifié au Québec. Bien que l’administration publique y soit l’industrie tertiaire la plus importante, représentant 19,5 % de toute l’activité économique, d’autres industries, comme les services et les finances, affichent une taille à peu près comparable. Au Nunavik, le secteur tertiaire est fortement structuré par l’administration publique qui représente à elle seule 53 % de toute l’activité économique régionale. Elle dépasse de loin toutes les autres branches industrielles. Seules les branches du transport, du commerce et des services ont des proportions se rapprochant un tant soit peu des proportions de l’économie du Québec.

Pourquoi ces différences structurelles existent-elles? Elles révéleraient qu’il s’agit d’économies qui ne sont pas au même stade de leur développement ou dont le développement n’a pas été centré autour d’industries ou d’agents semblables. Alors qu’au Québec, entre 1983 et 2003, la distribution industrielle de l’activité économique est relativement stable, au Nunavik par contre elle présente trois variations majeures (tableau 4). Le secteur primaire représente encore en 2003 quelque 20 % de toute l’activité économique du Nunavik, comme c’était le cas en 1983. Dans les deux cas, ces résultats sont obtenus principalement par l’exploitation industrielle des ressources minérales, l’amiante en 1983, qui s’achevait alors, le nickel à partir de 1998, et par l’exploration minière durant toute la période. Le secteur a néanmoins connu d’importantes variations. En 1991, il ne représente plus que 5 % de l’économie, une proportion maintenue à ce niveau par les campagnes d’exploration menées sur le territoire. Pendant la même période, au Québec, le secteur primaire diminue tendanciellement, tout comme l’activité minière, mais selon des variations beaucoup moins accusées qu’au Nunavik. Ces variations indiquent l’étroite relation entre la performance de l’économie régionale et du secteur primaire, dont le contrôle échappe en bonne partie aux autorités publiques et aux entreprises du Nunavik.

Tableau 4

Produit intérieur brut (PIB) au coût des facteurs par activité en % Nunavik et Québec, 1983 à 2003

 

Nunavik

Québec

 

1983

1991

1998

2003

1983

1991

1998

2003

Primaire

19,2

5,5

20,1

19,5

3,7

3,3

2,8

2,4

Agriculture

0,0

0,0

0,0

0,0

1,7

1,6

1,3

1,2

Forêt

0,0

0,0

0,0

0,0

0,5

0,6

0,7

0,6

Chasse et pêche

1,3

1,3

1,1

0,8

0,1

0,0

0,0

0,0

Mines

17,9

4,2

19,0

18,7

1,3

1,0

0,8

0,6

Secondaire

12,3

12,1

3,5

3,9

26,4

24,9

26,5

25,1

Industrie manufacturière

1,9

0,3

0,4

0,3

21,6

19,9

21,7

20,0

Construction

10,5

11,8

3,1

3,6

4,8

5,0

4,8

5,1

Tertiaire

68,5

82,4

76,4

76,6

69,9

71,8

70,6

72,5

Transport

7,8

10,8

5,5

7,3

5,2

4,7

4,6

4,2

Communication

0,9

0,8

0,7

0,6

3,6

2,8

6,0

5,0

Électricité, gaz et eau

1,7

1,4

1,6

0,9

5,0

4,5

4,3

4,3

Commerce

10,3

11,8

9,6

7,2

11,0

11,9

10,6

11,3

Finances et immobilier

0,2

0,6

0,5

0,5

12,6

13,8

17,2

16,5

Administration publique

41,3

51,1

53,7

53,4

7,8

7,1

18,7

19,5

Services

6,2

5,8

4,8

6,7

24,7

27,0

9,2

11,8

PIB au coût des facteurs

100

100

100

100

100

100

100

100

-> Voir la liste des tableaux

Le secteur secondaire a également connu une variation majeure au cours de cette période. Alors qu’il représentait 12 % de toute l’activité économique avant 1991, il se situe à partir de 1998 à moins de 4 %. Le ralentissement des activités de construction est responsable de ce déclin important. Il serait étroitement lié à la fin de programmes publics d’infrastructures, comme la construction de logements sociaux et d’aéroports ; mais il pourrait également être lié aux politiques budgétaires des gouvernements centraux, qui, nous l’avons dit, avaient déjà mis en branle en 1998 de vastes coupes dans les dépenses. Par ailleurs, la chute du secteur secondaire met en relief, encore une fois, la faible importance économique des activités manufacturières au Nunavik. Pendant la même période au Québec, le secteur secondaire représente toujours environ le quart de toute l’activité économique, et repose en grande partie sur des activités manufacturières nombreuses et diversifiées, et sur des activités de construction globalement stables. Les variations observées au Nunavik, qui reposeraient sur des décisions essentiellement politiques, indiquent la vulnérabilité de l’économie du Nunavik aux modifications dans les orientations des administrations publiques centrales, dont le contrôle échappe également aux décideurs régionaux.

Enfin, le secteur tertiaire a vu son poids relatif varier : augmentation en 1991, et diminution à compter de 1998. Ces changements ne sont que relatifs, puisque les proportions sont fortement influencées ici par les variations des autres secteurs, en particulier du secteur primaire.

Selon ces résultats, les administrations publiques auraient augmenté leur importance économique en deux temps : bond notable en 1991, puis, stabilisation au-delà de 53 %. Nous approfondirons ces résultats sous peu, pour nuancer cette lecture qui pourrait bien être trompeuse. Qu’il suffise pour le moment de réitérer que le rôle central de l’administration publique est sans commune mesure, au Nunavik, par rapport à celui qu’elle exerce au Québec : même s’il passe de 7 % à 19 % au cours de la période, ces résultats sont encore loin de ceux affichés au Nunavik.

Dépenses des administrations publiques

Le rôle clé joué par l’administration publique est tel que nous en proposons un examen plus détaillé, rendu possible par l’approche des MCS[13]. Globalement, les administrations publiques dépensent 325 millions $ pour le Nunavik, sans compter les transferts entre les divers paliers de gouvernement (tableau 5). Près de 80 % de ces sommes servent à des dépenses courantes en biens et services, et elles dépassent le total des dépenses personnelles en biens et services, comme nous l’avons vu au tableau 1. Cette injection de fonds publics dans l’économie du Nunavik est donc centrale, puisqu’elle représente à elle seule l’équivalent du revenu intérieur. L’investissement draine quelque 11 % des dépenses publiques. Enfin, les paiements de transferts aux particuliers représentent 10 % de toutes les dépenses publiques, et consistent en prestations diverses (assurance-emploi, pensions de sécurité de la vieillesse, et ainsi de suite). Les subventions aux entreprises du Nunavik représentent moins de 1 % des dépenses publiques. C’est donc dire que l’administration publique joue un rôle majeur dans l’économie régionale, principalement parce qu’elle participe à l’économie générale du Nunavik, payant des salaires, achetant des biens et services, en plus de soutenir la consommation des particuliers.

Tableau 5

Répartition des dépenses des administrations publiques, Nunavik, 1983 à 2003 (Dollars constants de 2003)

 

Milliers de $

$ per capita

 

1983

1991

1998

2003

1983

1991

1998

2003

Administrations publiques (nets des transferts interpalliers)

198 952,1

284 081,1

245 214,3

325 264,1

31 585

36 927

26 103

32 096

dépenses publiques en biens et services

110 373,0

188 534,8

197 920,5

257 092,0

17 522

24 507

21 069

25 369

formation brute de capital fixe

56 049,7

75 043,8

17 527,1

36 803,3

8 898

9 755

1 866

3 632

transferts aux particuliers

30 129,3

20 094,5

29 352,8

31 040,1

4 783

2 612

3 125

3 063

transferts aux entreprises

2 400,1

408,0

413,9

328,7

381

53

44

32

Administration fédérale

83 358,8

66 151,7

49 784,1

82 051,7

13 234

8 599

5 300

8 097

dépenses publiques en biens et services

4 477,3

3 181,4

0,0

0,0

711

414

0

0

formation brute de capital fixe

3 422,7

9 798,2

0,0

0,0

543

1 274

0

0

transferts aux particuliers

12 011,5

12 822,8

10 214,1

12 781,7

1 907

1 667

1 087

1 261

transferts aux entreprises

2 298,7

311,9

388,8

0,0

365

41

41

0

transferts aux administrations publiques

61 148,6

40 037,4

39 181,2

69 270,0

9 708

5 204

4 171

6 835

Administration provinciale

163 998,1

249 577,7

222 225,1

271 623,4

26 036

32 442

23 656

26 803

dépenses publiques en biens et services

25 057,5

6 855,3

1 454,4

8 489,5

3 978

891

155

838

formation brute de capital fixe

30 758,9

60 544,3

11 870,1

15 657,6

4 883

7 870

1 264

1 545

transferts aux particuliers

8 564,3

5 646,5

18 547,6

16 770,5

1 360

734

1 974

1 655

transferts aux entreprises

94,4

96,1

25,1

48,8

15

12

3

5

transferts aux administrations publiques

99 523,1

176 435,4

190 327,9

230 657,0

15 800

22 935

20 261

22 761

Administration régionale

76 607,0

108 526,3

128 891,6

198 218,7

12 162

14 107

13 721

19 560

dépenses publiques en biens et services

54 749,3

99 121,3

119 273,4

180 068,5

8 692

12 885

12 697

17 769

formation brute de capital fixe

18 000,1

4 701,2

5 657,1

9 692,5

2 858

611

602

956

transferts aux particuliers

11,6

222,4

267,6

1 487,9

2

29

28

147

transferts aux entreprises

7,0

0,0

0,0

279,9

1

0

0

28

transferts aux administrations publiques

3 839,0

4 481,4

3 693,5

6 689,9

609

583

393

660

Administration locale

30 097,3

80 779,6

77 516,2

91 853,3

4 778

10 500

8 252

9 064

dépenses publiques en biens et services

26 089,0

79 376,8

77 192,6

68 534,0

4 142

10 318

8 217

6 763

formation brute de capital fixe

3 867,9

0,0

0,0

11 453,2

614

0

0

1 130

transferts aux particuliers

106,1

1 402,8

323,5

0,0

17

182

34

0

transferts aux entreprises

0,0

0,0

0,0

0,0

0

0

0

0

transferts aux administrations publiques

34,3

0,0

0,0

11 866,1

5

0

0

1 171

-> Voir la liste des tableaux

L’administration provinciale produit à elle seule 42 % des dépenses publiques. Prises ensemble, les administrations régionales et locales assument 45 % des dépenses. Enfin, l’administration fédérale contribue à près de 13 % de toutes les dépenses. Cette situation traduit l’importance qu’auraient prise, à la suite de la Convention de la Baie James et du Nord québécois, le palier provincial et les paliers régionaux, ce que nous verrons ultérieurement. En termes réels, c’est-à-dire en dollars constants, les dépenses publiques totales ont augmenté au cours de la période, selon les données des quatre années auxquelles nous pouvons nous référer. Il n’existe qu’une exception, l’année 1998, où elles ont diminué. Il est fort plausible que la diminution ait eu lieu également au cours des quelques années précédant et suivant l’année 1998. Les augmentations les plus importantes ont été celles des administrations régionales et locales. Les dépenses réelles des administrations régionales ont augmenté de près de 160 % entre 1983 et 2003, et celles des administrations locales de 200 %.

Ces résultats sont beaucoup plus nuancés lorsque sont considérées les dépenses réelles par habitant. En effet, les dépenses réelles totales masquent le fait que les services publics doivent répondre à une situation démographique singulière au Nunavik, où la structure et les mouvements de population sont très différents de ceux de l’ensemble du Québec. La population du Nunavik est en effet plus jeune, et sa croissance est plus rapide que celle du Québec. L’analyse des dépenses ainsi mesurées permet de voir si les sommes consenties par les gouvernements accompagnent les changements démographiques. Les dépenses totales par habitant présentent une évolution identique à celle que nous avons identifiée précédemment : la baisse de 1998 se retrouve pour l’ensemble des paliers et pour chacun des paliers considéré individuellement. Mais le rétablissement des dépenses en 2003 ne présente pas la même ampleur, lorsqu’il est mesuré par habitant, que l’ampleur enregistrée en dollars réels totaux. Les dépenses par habitant se situent à quelque 32 000 $ en 2003, un niveau à peine supérieur à celui de 1983. La baisse de 1998 et des années voisines est observée à tous les paliers gouvernementaux, mais elle est particulièrement sévère dans les administrations fédérales (-38 %) et provinciales (-27 %).

Les dépenses fédérales ont diminué entre 1983 et 1998, et le redressement en 2003 est beaucoup plus humble, lorsqu’il est mesuré par habitant : ces dépenses sont alors inférieures de près de 40 % au niveau de 1983, et sont même inférieures au niveau de 1991. Les dépenses provinciales ont augmenté entre 1983 et 2003, mais le niveau atteint par celles-ci en 2003 dépasse celui de 1983 de moins de 3 %. Les paliers régionaux et locaux présentent les différences relatives les plus importantes. Les dépenses régionales sont 61 % plus importantes en 2003 qu’en 1983, et les dépenses locales sont 90 % plus élevées.

Tous ces résultats suggèrent les conclusions suivantes. D’abord, la diminution des dépenses au cours des années voisines de 1998 a été très sensible au Nunavik, et a été ressentie à tous les paliers de l’administration publique. Elle a vraisemblablement été causée par les politiques visant à mettre fin aux déficits budgétaires des gouvernements centraux. Mais elle aurait également eu d’autres causes, comme la fin des versements compensatoires en vertu de la Convention de la Baie James et du Nord québécois, et la fin des programmes de construction d’infrastructures à frais partagés, en particulier des logements publics et des aéroports. Ces causes conjuguées ont conduit à un recul net des dépenses fédérales par habitant entre le début et la fin de la période étudiée, soit 1983 et 2003, et, en contrepartie, à la croissance relative des dépenses provinciales. Une autre tendance remarquable est la croissance des dépenses des administrations régionales et locales, qui refléteraient l’accroissement de leurs responsabilités, soit par l’attribution de nouvelles responsabilités et la création de nouveaux programmes, soit par dévolution.

Discussion

Les résultats présentés ici indiquent qu’il existe certaines différences majeures entre l’économie du Nunavik et celle de l’ensemble du Québec.

Une économie polarisée

Les données de 2003 montrent une économie polarisée. L’administration publique est l’agent économique le plus important. L’administration publique est, en effet, à la source de dépenses courantes qui sont plus volumineuses que les dépenses personnelles, ce qui distingue nettement l’économie du Nunavik. Par son rôle de consommateur collectif de biens et services, l’administration publique forme un véritable pôle autour duquel gravitent plusieurs autres industries ; par exemple une part importante des transports est alimentée par les opérations gouvernementales. De plus, elle supporte directement le revenu personnel par les salaires et par les paiements de transferts qu’elle procure aux particuliers, lesquels à leur tour soutiennent la consommation. Enfin, elle joue un rôle prépondérant dans l’investissement.

Ces caractéristiques sont bien documentées, et elles ont été réaffirmées depuis que nous suivons cette situation. Elles ont pris forme dès avant la sédentarisation, lorsque les programmes universels de prestations sociales ont commencé dans le Grand Nord canadien à supporter la consommation marchande. Elles se sont approfondies lorsque la construction des villages permanents et la mise en place des services publics afférents (écoles, infirmeries, services municipaux) ont accru l’importance du salariat et plus généralement, du recours aux transactions marchandes et aux biens et services importés. L’organisation administrative du territoire, dans la foulée de la Convention de la Baie James et du Nord québécois, a donné à ces phénomènes une ampleur devenue aujourd’hui caractéristique.

La crise des années 1990

La comparaison des données sur une longue période nous permet de mesurer, au moins sommairement mais de manière nouvelle, l’impact de mouvements politiques sur la situation économique du Nunavik. Nous avons constaté à cet effet plusieurs variations économiques notoires.

Avec les données dont nous disposons maintenant, il est possible de constater l’ampleur du ralentissement économique ayant eu cours vers l’année 1998, que l’observation permettait alors de soupçonner. Durant la période suivant l’année 1991, la progression des salaires a fortement ralenti, les dépenses personnelles avaient chuté de 10 % en 1998, et les dépenses publiques avaient diminué de 14 %. Le redressement observé en 2003 a conduit les dépenses publiques à un niveau qui n’est que légèrement supérieur à celui enregistré vingt ans plus tôt, en 1983. Or, toutes ces tendances ont été plus sévères au Nunavik que dans l’ensemble du Québec. Pourquoi, alors que, à elle seule, la croissance démographique – qui n’aurait pas fléchi comme les dépenses et investissements gouvernementaux – continue de gonfler la demande de services publics ? L’explication qui nous semble la plus plausible est la suivante.

Le rôle prépondérant de l’administration publique dans l’économie du Nunavik est bien documenté depuis 1983, et cette caractéristique est toujours centrale en 2003. Cette importance est telle que l’on a pu parler d’un secteur hypertrophié, lorsque l’on compare sa mesure à celle de l’administration publique pour l’ensemble du Québec et, du reste, pour la plupart de ses régions. Mais l’économie du Nunavik est de petite taille, peu diversifiée, avec une faible capacité de croissance pour ainsi dire autonome, tant il y a d’obstacles à la substitution des importations, comme les coûts de transports des intrants manufacturiers, le capital disponible à l’investissement, la formation de la main-d’oeuvre et ainsi de suite. Lorsqu’une industrie de cette importance fléchit, industrie dont la taille des dépenses courantes à elle seule représente plus que le produit intérieur régional, industrie fournissant la majorité des emplois et par conséquent, soutenant la consommation, c’est toute l’économie régionale qui est ébranlée.

La chute des budgets publics aurait eu deux causes majeures : premièrement, la fin plus ou moins simultanée de vastes programmes d’infrastructures comme la construction de logements sociaux et des installations aéroportuaires ; deuxièmement, la réorientation budgétaire à la fois à Ottawa et à Québec, devant conduire, par des coupes généralisées, à l’éradication des déficits annuels d’opération. Ces phénomènes se sont répercutés au Québec, comme nous l’avons vu ; mais en comparant les données du Québec et celles du Nunavik, nous avons également vu de façon concluante que ces phénomènes se sont répercutés avec beaucoup plus de sévérité au Nunavik.

Mise à niveau

Les données historiques que nous avons présentées conduisent également à un autre constat majeur : celui d’une lente « mise à niveau » de l’économie du Nunavik par rapport à l’ensemble du Québec. Nous avons en effet constaté que le revenu personnel au Nunavik, en 2003, est plus ou moins équivalent à celui du Québec, que la progression des salaires, entre 1983 et 2003, est plus forte au Nunavik qu’au Québec, et que, durant la même période, l’écart dans les dépenses personnelles est passé de 20 % à 11 %.

Si ces données révèlent une tendance à la mise à niveau, elles masquent toutefois certains facteurs qui en limitent les effets. D’abord, à revenu par habitant équivalent, les Nunavimiut disposent d’un pouvoir d’achat moins élevé parce que les prix à la consommation sont significativement plus élevés dans la région que partout ailleurs où nous avons pu réaliser des observations[14].

Ensuite, ces revenus ne sont pas également distribués dans la population du Nunavik. La rémunération d’ensemble des Inuits est supérieure en valeur absolue à la rémunération des allochtones, mais elle ne correspond pas à leur poids démographique respectif. En somme, la rémunération moyenne des Inuits est plus faible que celle des allochtones. Ainsi, avec une rémunération plus faible, les Inuits doivent faire face à des prix plus élevés pour leur consommation courante. Du reste, les MCS permettent de constater qu’une part de la rémunération est transférée aux non-résidants du Nunavik, par des employés travaillant temporairement dans la région essentiellement dans les services publics, la construction et le secteur minier. Selon nos résultats, ces transferts représenteraient plus de 37 millions $ en 2003, soit plus du tiers de la rémunération des allochtones[15]. Un examen plus approfondi de la rémunération pourrait permettre de retracer les tendances à ce chapitre, et de vérifier si la position relative de ces deux groupes de la population active s’est maintenue au fil du temps, ou si elle s’est modifiée.

Enfin, cette mise à niveau demeure fragile. Au cours des vingt dernières années, la structure industrielle a été peu modifiée malgré de multiples démarrages d’entreprises locales et régionales, bénéficiant presque sans exception de programmes d’aide gouvernementale. Le dynamisme des entrepreneurs locaux ne serait pas en cause dans cette fragilité. Mais ces efforts ne parviendraient pas à modifier en profondeur la structure de l’économie régionale, et surtout sa vulnérabilité aux aléas des politiques publiques. Qu’une économie de cette taille bénéficie du soutien gouvernemental n’est pas anormal dans le contexte canadien, où l’un des rôles de l’État est de procéder à une redistribution de la richesse collective afin d’atténuer les inégalités les plus criantes. Au reste, nous avons constaté que l’écart entre les dépenses publiques au Nunavik et au Québec s’est non seulement maintenu, entre 1983 et 2003, mais encore qu’il s’est légèrement accru, malgré le déclin relatif des dépenses fédérales, et le recul de 1998 et des années voisines. Il est plus alarmant de constater que les orientations politiques inspirées du néo-libéralisme produisent des impacts plus sévères dans une région comme le Nunavik par rapport aux grands ensembles provinciaux par exemple.

Ce contexte éclaire les revendications régionales. L’accroissement des responsabilités des paliers locaux et régionaux est important tout au long de la période étudiée : ils assumaient 54  % des dépenses publiques nettes de transferts intergouvernementaux en 1983, 65 % en 1991, 83 % en 1998, et enfin 84 % en 2003. Mais ces responsabilités ont été exercées par ces paliers en vertu de transferts massifs de fonds provenant des gouvernements centraux. En dollars constants, les transferts fédéraux aux autres paliers de gouvernement, aux fins de l’administration publique régionale, oscillaient entre 61 millions $ en 1983, 39 millions en 1998, et 69 millions en 2003. Quant à eux, les transferts provinciaux passaient de quelque 100 millions $ en 1983 à 231 millions $ en 2003. Or, la plupart de ces transferts sont contraignants, puisqu’ils sont consentis pour des programmes précis, et doivent être dépensés selon des critères et normes spécifiques. De la sorte, non seulement l’administration régionale est-elle devenue complexe, par l’administration de multiples enveloppes étanches, mais encore le pouvoir décisionnel des autorités est-il restreint. Ainsi est-il compréhensible que les leaders politiques aient cherché depuis longtemps à accroître leur marge d’autonomie décisionnelle, mais à maintenir simultanément le soutien financier des gouvernements centraux[16].

Autre pôle économique

Cette vulnérabilité de l’économie régionale à un pôle central serait sans doute moins aiguë si la région disposait de revenus fiscaux autonomes et suffisants pour assurer la pérennité des services publics. Mais ce n’est pas le cas. Au mieux, les impôts des particuliers (les seuls dont nous pouvons avoir une estimation) et qui sont prélevés par les gouvernements centraux, se seraient élevés à quelque 48 millions $ en 2003, loin des 325 millions $ que coûte l’administration de la région.

Les redevances de l’exploitation industrielle des ressources minérales, qui ne sont pas perçues par les administrations régionales, sont souvent évoquées comme source massive possible de financement. Demeurant une possibilité, cela ne changerait vraisemblablement pas la vulnérabilité de l’assise économique régionale. En effet, outre les variations structurelles causées par les politiques budgétaires, l’économie régionale a affiché d’autres variations causées par les aléas de l’exploitation minière. Le secteur représentait 18 % de l’activité économique régionale en 1983, 4 % en 1991, et 19 % en 1998 et 2003, et les perspectives conjoncturelles semblent favorables à une progression de l’activité dans les années à venir. Non seulement la fermeture d’un seul établissement a-t-il modifié le portrait de l’économie en 1991, mais la mise en exploitation d’une autre mine en 1998 n’est pas parvenue à corriger à elle seule la chute du revenu et des dépenses personnelles. L’impact de l’exploitation minière dans l’économie régionale a été modifié au cours des années 1990 par des ententes conclues entre les parties, réservant par exemple une portion des contrats et des emplois aux agents économiques régionaux. Même si ce secteur représente un autre pôle important de développement, à côté de l’administration publique, il est loin d’en avoir l’étendue. En outre, il offre beaucoup moins de possibilité pour accroître le pouvoir décisionnel régional, car les orientations prises par l’industrie sont gouvernées par les variations des marchés mondiaux.

Cet examen permet ainsi d’inférer l’influence de grandes forces contemporaines, politiques néolibérales et marchés mondiaux, sur l’économie régionale, bien au-dessus des agents régionaux qui tentent d’en accroître leur maîtrise. Si l’autonomie décisionnelle peut être accrue par le projet d’une nouvelle forme de gouvernement régional, ces forces continueront néanmoins d’influencer l’économie régionale, intimement liée à celle du reste du Québec et du monde.

Lorsqu’il s’agit d’élucider la configuration des réalités économiques que saisissent ces mesures, la tradition sociologique suggère d’appeler l’éclairage de facteurs comme le poids de l’histoire, celui des institutions et des structures sociales qui les sous-tendent. Que nous apprennent les analyses précédentes, lorsqu’elles sont regardées sous cet angle? Que peut-on dégager des tendances révélées et des écarts entre le Nunavik et le Québec?

Jusque vers 1960, les Inuits du Nunavik vivaient dans une économie duelle où les rapports non marchands occupaient une place déterminante. L’économie de la fourrure, qui avait connu un sommet dès avant la Grande Dépression, subsistait encore ; ces maigres revenus, et les programmes de prestations sociales universelles, mises au point après la Seconde Guerre mondiale, permettaient aux chasseurs et trappeurs de se procurer des biens de consommation de base dont l’usage était devenu indispensable. Mais l’alimentation, le vêtement, le logement, tout cela reposait encore largement sur la transformation de la nature en marge de toute logique marchande. Or le déclin du gibier, l’obligation de voyager plus loin pour le trouver et les famines encore poussaient les Inuits à s’agglomérer de plus en plus nombreux, et pour des périodes de plus en plus longues, autour des magasins généraux ou des missions religieuses, où ils pouvaient trouver quelque crédit ou quelque secours. Le logement de fortune et leurs conditions sanitaires nourrissaient les épidémies. Celles-ci brisaient les familles, lorsque le père, la mère, parfois les deux, étaient hospitalisés dans le sud du Québec. Cette déstructuration renforçait le cycle de la misère.

L’intervention de l’État-providence, à partir de 1959, constitue la planche de salut des Inuits. Les villages permanents furent construits. Au milieu des années 1960, on résolut de fournir des logements sociaux aux Inuits, car ceux-ci vivaient dans un régime économique tel qu’ils ne pouvaient disposer de suffisamment d’argent pour les payer. Cette décision fondatrice, et toutes les autres qui l’accompagnèrent (la mise sur pied d’écoles, d’infirmeries, de services municipaux, et les tentatives de créer des entreprises locales) jetèrent les bases essentielles de l’économie régionale. La monétisation des rapports économiques s’accrut en même temps que le développement du salariat, principalement lié aux services publics. La consommation des services publics (logement, éducation, santé, chauffage, eau potable) – dont l’organisation reposait largement sur la présence de main-d'oeuvre venue de l’extérieur de la région, accaparant les emplois les mieux rémunérés et bénéficiant de conditions de vie supérieures – et la consommation marchande devinrent rapidement les moyens indispensables pour subvenir aux besoins matériels de base.

Mais l’économie non marchande conservait un rôle essentiel. Les Inuits continuaient de pourvoir à leur alimentation par les activités coutumières de chasse et de pêche, soutenues par le recours aux équipements importés qui pouvaient en améliorer la productivité. Cela ne modifiait pas les fondements de la nouvelle économie du Nunavik. En effet, malgré des tentatives, la production alimentaire vernaculaire ne fera jamais l’objet d’une exploitation commerciale pour les marchés régionaux ou extérieurs. Les embûches étaient – et demeurent – nombreuses, comme les craintes de voir la commercialisation modifier les rapports sociaux de réciprocité à la base de la culture, ou la mainmise de l’extérieur sur les ressources alimentaires, la sévérité des normes de salubrité, la difficulté d’assurer des approvisionnements stables pour les marchés d’exportation, liée au caractère migratoire du gibier, et ainsi de suite[17].

Durant ce temps, l’exploitation à grande échelle des ressources minières et hydrauliques était enclenchée, résultats d’investissements massifs de grandes entreprises extérieures (société minière, société Hydro-Québec), et dont les retombées économiques (emplois, contrats de service, bénéfices) étaient pour l’essentiel transférées à l’extérieur du Nunavik. Bien qu’elle ait pu se traduire par un accroissement du PIB régional, elle avait en fait peu d’impacts sur l’économie réelle des résidants.

Décentralisation ou dévolution

Or, les progrès lents mais réels de l’éducation, l’apprentissage des règles du commerce notamment au sein des associations coopératives locales, l’apprivoisement de la négociation avec les pouvoirs publics, enfin l’étatisation même de l’économie du Nord, tout cela fit naître un nouvel enjeu : celui du contrôle de la destinée du Nunavik par ses propres résidants. La Convention de la Baie James et du Nord québécois viendra bientôt renforcer ces tendances naissantes, et qui ne se démentiront jamais par la suite[18]. La Convention rendait disponible à l’exploitation massive des ressources du sol et des eaux du territoire, en échange de l’engagement gouvernemental de maintenir les services publics, d’y faire une plus large place aux résidants notamment dans les postes électifs, de soutenir le « développement économique et social » par des compensations monétaires, et de maintenir les activités coutumières par des programmes gouvernementaux.

C’est à peu près à cette époque que débutent nos mesures de l’économie marchande du Nunavik. Éclairées par l’histoire sociale précédente, voilà bien ce qu’elles révèlent. Les dépenses des administrations publiques continuent de jouer le rôle de moteur économique du Nunavik, et ce rôle va croissant ; elles sont même plus élevées que les dépenses personnelles des résidants. Leur amplitude s’explique : mu par une double logique libérale de redistribution de la richesse – favorisant l’accès des plus démunis à des conditions de vie décentes – et d’accès libre à l’exploitation des ressources, l’État s’est constitué en fournisseur de tous les services de base, et ce rôle se perpétue en vertu de la Convention, et en l’absence de marchés de substitution. Pratiquement tout le développement économique repose sur le cycle des dépenses publiques : elles supportent la consommation marchande individuelle par les salaires et les paiements de transferts aux particuliers ; elles forment le marché principal d’activités comme la distribution d’énergie, le transport, la construction, et ainsi de suite. Quant à l’exploitation à grande échelle des ressources minières, elle continue d’être largement l’affaire d’entreprises extérieures à la région.

Les tendances majeures des récentes années ne changent toujours pas ce profil de base. La décentralisation des programmes a donné lieu à un accroissement du rôle des administrations régionales ; les progrès de l’éducation ont permis aux Inuits de se substituer peu à peu à la main-d’oeuvre importée, bien que l’asymétrie dans ce domaine demeure importante. L’accroissement du poids politique régional a permis de soutenir un accroissement des retombées économiques de l’exploitation exogène des ressources minières. Néanmoins, les ressources qui alimentent l’administration publique restent centralisées dans les paliers supérieurs de la gouverne, comme le révèle la taille des dépenses fédérales et provinciales. La conjoncture du milieu de la décennie 1990 l’illustre mieux, peut-être, que n’importe quelle autre démonstration. Toute l’économie du Nunavik est affectée à la baisse lorsque se conjugue la fin de grands travaux publics (dans le logement et les aéroports) avec la lutte au déficit budgétaire des gouvernements. Dans tous les cas, la capacité des Nunavimiut d’infléchir leur destin est fortement limitée par les gouvernements centraux, qui détiennent les pouvoirs et les ressources (y compris les redevances minières et les dividendes de l’hydroélectricité), et par les marchés extérieurs, qui déterminent la vie et la mort des grandes exploitations minières.

Le PIB, le bien-être et après

Ces analyses, ces interprétations, illustrent le bien-fondé de la mesure du PIB. Mais leurs limites montrent tout aussi clairement la nécessité de la dépasser. Pourquoi mesurer encore le PIB, surtout au Nunavik ? Pour en tirer quelque chose ; et puis, aller enfin plus loin. En effet, les agrégats tirés des équations des comptes régionaux ne nous apprennent rien sur les rapports réels, vécus à l’échelle des individus et des ménages, qui existent entre l’économie marchande et le bien-être. La croissance des deux décennies examinées a certainement élevé le niveau de vie moyen au Nunavik. A-t-il nécessairement accru le bien-être? La méthode des MCS nous a permis de constater l’asymétrie entre les revenus des Inuits et des non-autochtones. Une étude exploratoire tend à montrer que la distribution de la richesse au sein même de la population inuite est très inégale, et que la pauvreté y serait de deux à trois fois plus élevée que dans l’ensemble du Québec, et qu’elle pourrait ne pas être étrangère à l’unilinguisme, entre autres facteurs. D’autres travaux réalisés principalement depuis 2001 indiquent non seulement que le parc des logements sociaux nécessite d’importants travaux de mise à niveau, mais également qu’il est insuffisant pour éviter le surpeuplement ; les équipements d’entreposage d’eau potable feraient planer une menace à la santé publique. Du reste, le statut de « bénéficiaire » du logement social ne laisse-t-il pas un stigmate ? De même, les agrégats macroéconomiques ne disent rien des rapports entre l’économie marchande et l’économie non marchande. Tous les travaux indiquent que la contribution de la production coutumière à l’alimentation des résidants demeure fondamentale, malgré l’accroissement de la consommation marchande ; elle s’explique par la rationalité en finalité (qui s’exprime par la volonté de produire de la nourriture) tout autant que par la rationalité en valeurs (qui s’exprime par la volonté de produire du lien social) qui sous-tendent les décisions individuelles. De multiples travaux montrent que l’état de santé des Inuits, que leur succès scolaire, restent bien en-deçà des ratios nationaux. L’espérance de vie a même chuté au cours des dernières années notamment en raison des décès par suicide. Le succès des cultes fondamentalistes ne serait-il pas révélateur d’une recherche d’équilibre[19] ?

Il n’y a rien d’étonnant à constater que les comptes régionaux demeurent muets pour décrire le développement humain du Nunavik. Maintenant que leur potentiel révélateur a été exploré, que la trame formelle et les tendances de l’économie du Nunavik sont révélées, il est désormais possible d’analyser les interrelations entre ces réalités structurelles de base, et les indicateurs du bien-être des individus. Des travaux préliminaires, utilisant six indicateurs (proportion des femmes, espérance de vie, mortalité infantile, éducation tertiaire, revenu personnel disponible et ratio de dépendance) et couvrant les quelque 30 régions de l’Arctique circumpolaire, suggèrent que le Nunavik se classerait parmi les régions les moins avancées en matière de bien-être[20]. Vérifier ce genre de résultats, les approfondir, en remonter la trace aussi loin que possible dans l’histoire, tout en travaillant au développement méthodologique requis pour mieux saisir la réalité sociale de l’Arctique : voilà le chantier auquel nous sommes maintenant affairés.