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Que ce soit à travers l’histoire sociale de l’art, la Bildanthropologie ou les études de culture visuelle[1], nous sommes désormais, en tant qu’historiens de l’art, outillés pour travailler avec un champ élargi d’images et d’artefacts. Une telle situation a des échos dans les musées d’art, lesquels, à travers la crise narrative qu’entraîne la relative défaveur des regroupements longtemps tenus pour immuables (comme les regroupements stylistiques ou les découpages par périodisation) ont cherché à réinventer les récits sous lesquels ils choisissent d’inscrire leur sélection d’artefacts, voire à étendre le domaine susceptible de nourrir leur sélection. Dans cette perspective, il est devenu assez fréquent, dans toute métropole culturelle, de constater que le calendrier des musées d’art laisse une large place à des expositions dont le prétexte est la mode, le cinéma et, depuis peu, la musique. L’élargissement qui se manifeste aujourd’hui dans la programmation de tous les musées occidentaux va toujours dans le même sens : il emprunte à des formes ou à des médias qui suscitent un grand intérêt dans le public et qui sont, par là, susceptibles d’attirer enfin au musée d’art des visiteurs, lesquels ne sont habituellement pas curieux des arts visuels mais demeurent d’avides consommateurs de culture, de vêtements, de musique et de films. On notera en effet que les domaines annexés ont tous un développement marchand, voire industriel, plus important et plus accessible que le marché de l’art international.

Parmi les médias les plus sollicités par le musée d’art pour renouveler ses contenus, le cinéma occupe une place de choix et il se déploie maintenant dans les salles de musée selon des modalités complexes : alors qu’il n’était autrefois qu’un support documentaire, présenté le plus souvent en marge des expositions, il a été promu à un statut d’artefact singulier, sinon unique, en faisant par exemple son apparition dans l’accrochage inaugural des collections permanentes de la Tate Modern parmi les « monuments » artistiques des avant-gardes historiques. Il participe aussi du renouvellement de la nomenclature culturelle de noms propres dont l’engouement continue de régir le calendrier des institutions toujours friandes de noms d’auteur qui appâtent : Hitchcock, Fassbinder, Godard, Fellini voire, cette année même au MoMA de New York, Tim Burton. Le cinéma devient alors le prétexte référentiel de l’expo, son propos scénaristique. Il pourra aussi être mis à vue à travers des projections filmiques ou à travers tout un emboîtement médiatique de différentes mises en scène et de dispositifs de présentation sophistiqués. Il faut encore inclure dans cette typologie des modalités actuelles de visibilité muséographique du cinéma ce qu’il est désormais convenu d’appeler le « cinéma d’exposition », pratique des artistes visuels contemporains qui travaillent avec le média filmique, qui font du film leur médium de prédilection, ou tout simplement le matériau que leurs oeuvres s’approprient et manipulent (on peut penser ici à Douglas Gordon ou à Pierre Huyghe).

Enfin, on rappellera qu’à côté de ces usages matériel, documentaire, monumental, auctorial ou narratif du cinéma, le parallèle entre les médias expositionnel et filmique a pu être poussé plus loin, puisque, dans un texte devenu classique, Nathalie Heinich et Michel Pollack ont analysé les similitudes procédurales entre ces deux pratiques, toutes deux déterminées par scénario et montage[2]. Certes, plusieurs des propositions des deux auteurs demeurent ouvertes au débat : il faut avoir organisé une exposition pour comprendre qu’au-delà de l’activité syntagmatique commune à toutes les pratiques langagières ou expressives, le montage (que j’appellerais « sans chute ») de l’exposition ne saurait être vraiment comparé à l’opération qui porte ce nom au cinéma : une fois une oeuvre repérée et sollicitée pour une exposition, même un commissaire avec une signature d’« auteur » ne peut ensuite l’écarter de l’accrochage en fonction de considérations d’espace ou de redondance scénaristique, comme un réalisateur pourrait choisir de supprimer un plan ou même une séquence déjà filmés au nom des contraintes de temps ou pour resserrer l’action, ou parce qu’il possède plusieurs prises de chaque scène. S’il ne s’agit pas ici de reprendre ce débat comparatif, précisons néanmoins qu’il a le mérite d’évoquer, ne serait-ce que brièvement, la parenté économique entre les deux médias : ainsi, y apprend-on qu’en France, du moins, les budgets d’une grande exposition et d’un film sont comparables.

Ce n’est pas là le seul point de comparaison économique à développer entre l’exposition et le cinéma : pensons par exemple au produit dérivé. Il est moins courant en France qu’aux États-Unis qu’un film génère une panoplie de tels produits promotionnels ou/et commémoratifs : figurines offertes dans les restaurants de fast food, vêtements, jeux vidéo, sans parler de la sortie DVD et du CD de la musique du film. Comme pour toutes les grandes manifestations culturelles (concerts, matchs sportifs), l’exposition augmente ses profits par des extensions marchandes. Le plan de salle des grandes expositions inclut désormais une dernière étape où le catalogue, l’affiche et les cartes postales de l’exposition sont en vente, mais aussi des tasses, des cahiers, des stylos, des foulards imprimés au motif d’oeuvres de l’exposition. Il y aurait beaucoup à écrire sur les ressources imaginatives de ceux et celles qui s’occupent de ces mises en marché. La comédie britannique Bean the Movie (Mel Smith, 1997) posait cette dimension d’une manière qui pouvait paraître outrancière en nous faisant assister à une réunion de l’institution muséale au cours de laquelle les participants décidaient de souligner le passage à Los Angeles du tableau Arrangement in Grey and Black, plus célèbre sous le titre de La mère de l’artiste (1871) de James Abbot McNeill Whistler (1834-1903), non seulement en autorisant la fabrication de la désormais traditionnelle tasse à café inspirée de l’oeuvre, mais en inventant une série de tasses représentant tous les membres de « la famille », c’est-à-dire à l’image de tableaux inexistants dans le corpus de Whistler. La réalité n’est pas en reste par rapport à la fiction. Une institution aussi sérieuse que le Musée des beaux-arts du Canada a accompagné l’exposition Les portraits de Renoir. Impressions d’une époque (1997) par la mise en vente de peluches à l’image des chiens du corpus ou bien, quelques années plus tard et dans la plus complète indifférence envers le médium de l’oeuvre originale, on a prolongé l’exposition Emily Carr : nouvelles perspectives (2006) en reproduisant pour la boutique du musée une aquarelle de l’artiste sur une toile montée sur châssis, mise en vente avec son petit chevalet. On constate que la réalité marchande du produit dérivé muséal prend, elle aussi, des libertés pour le moins farfelues et extravagantes.

La récente exposition Marie-Antoinette, qui s’est tenue à Paris au cours de l’hiver 2008[3], n’a pas échappé à ce rituel marchand. Au beau milieu du hall du Grand Palais, le visiteur, une fois terminée sa visite des galeries, rencontrait la boutique dressée sur son parcours, laquelle avait le mérite de se situer dans le hall d’entrée et de pouvoir être contournée par ce dernier alors que la tendance actuelle des institutions est de faire de ce lieu, parfois un comptoir discret et évitable, mais plus généralement une dernière salle obligatoire dans le parcours de l’exposition, puisqu’il faut nécessairement la traverser avant d’accéder à la sortie. Les objets singuliers qu’on vient d’admirer en salle se trouvent alors réfléchis sous la forme-marchandise. La carte postale, commune au vacancier et au visiteur d’expo, est en fait la forme paradigmatique du produit dérivé du voyage touristique comme de l’escapade muséale. Bien sûr, personne n’est dupe de ce qu’il ou elle achète dans de telles circonstances, et il s’agit le plus souvent, comme au terme d’un séjour agréable, de rapporter un petit souvenir sur la valeur duquel on ne se méprend pas et qu’on investit par ailleurs d’associations personnelles non nécessairement liées à la visite de l’exposition. On ne s’étonnera donc pas que les cahiers et les éventails, ornés de vignettes de mode de l’époque de Marie-Antoinette, aient davantage trouvé preneur que l’imposant catalogue rappelant les quelque 400 artefacts de l’exposition.

Pourtant, dans le cas de la présentation de Marie-Antoinette au Grand Palais, une fois consenti ou refusé le détour par la boutique, une étape ultime et inédite nous attendait encore au-delà du bazar de produits dérivés. Un petit kiosque élégant (fig. 1) proposait les macarons de Ladurée. Le visiteur perplexe quant aux motivations de cette offre insolite pouvait croire que le pâtissier avait insisté pour honorer, au-delà des siècles, la Reine, sa bonne cliente, à l’occasion de la nième réhabilitation que lui promettait l’exposition. Or voilà : Ladurée n’est pas une maison de l’Ancien Régime. Elle n’a été fondée qu’en 1862, n’a jamais été, contrairement au coiffeur Léonard ou à la modiste Rose Bertin, fournisseur attitré de produits ou de services pour la Reine. Si beaucoup de visiteurs ne s’étonnent pas de cette présence, c’est qu’ils ont récemment intégré la vision hautement symbolique (où travaille probablement le souvenir d’une certaine « brioche » apocryphe) que propose Marie-Antoinette (2006), le film de Sofia Coppola : la frivolité et les extravagances légendaires de Marie-Antoinette sont traduites par le film de la cinéaste américaine à travers la consommation exclusive et récurrente, par la Reine et par son premier cercle, de pâtisseries et de confiseries. Le générique du film Marie-Antoinette nous apprend que Ladurée fut le généreux commanditaire pâtissier de Coppola et la maison réputée continue donc, par-delà le succès du film, à associer sa marque de prestige à la célébrité de Marie-Antoinette en maintenant la conception de la Reine proposée par Sofia Coppola. Le macaron de Ladurée, un des délices de la Reine, n’est donc pas un produit dérivé de l’exposition consacrée à Marie-Antoinette. Il se situe en amont de l’exposition sans avoir d’assise référentielle avérée. Mais à ce titre, peut-être est-il encore plus symptomatique de la nouvelle économie de l’exposition. Il indexe, sous la forme d’une marchandise comestible, un type d’intermédialité expositionnelle perverse qui a surtout à voir avec la convergence médiatique, avec la synergie qui valorise la conversion et le ressassement incessants d’un contenu stéréotypé et banalisé à travers différentes plates-formes médiatiques, le transfert de plates-formes servant à nous divertir à la fois par la variété du support et la rassurante et infantilisante redondance du contenu. Le macaron relève donc moins du produit dérivé de l’exposition qu’il ne signale la place de celle-ci dans une dérive de produits : il pose l’exposition comme produit dérivé.

Figure 1

1a : Marie-Antoinette (2006) de Sofia Coppola ; 1b : Macarons Ladurée ; 1c : Kiosque Ladurée, Exposition Marie-Antoinette, Galeries nationales du Grand Palais, Paris, 15 mars au 30 juin 2008.

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Certes, on peut difficilement espérer qu’une exposition sur Marie-Antoinette s’inspire d’un scénario inédit. Après tout, la Reine est une figure historique dont le parcours nous paraît déjà découpé en tranches et en motifs formatés par l’historiographie. Mais justement, les musées manifestent aujourd’hui une véritable allergie envers l’histoire. S’ils ont longtemps tenu pour leur mission principale le fait de mettre en espace le développement linéaire et historique des arts, en se fondant sur les découpages stylistiques ou les périodisations établis par l’histoire de l’art, il semble assez évident qu’ils cherchent dorénavant, souvent jusque dans le déploiement de leurs collections permanentes, et a fortiori dans la programmation événementielle de leurs expositions, à privilégier un parti pris thématique : il s’agit d’une stratégie clientéliste qui favorise la visite expérientielle plutôt que la visite didactique, et qui va dans le même sens qu’une programmation pensée à partir d’une définition élargie de la culture plutôt qu’à partir de ses seules manifestations artistiques, au sens traditionnellement défendu par les musées d’art, c’est-à-dire comme manifestations des « beaux-arts » puis des arts visuels.

Mais sans aimer qu’on leur répète un cours d’histoire, les visiteurs, en bons consommateurs culturels, aiment bien se retrouver en terrain familier. Que faut-il alors répéter pour qu’ils s’y retrouvent sans trop s’ennuyer ? S’il ne s’agit plus de dérouler l’histoire dans une suite de salles, comment raconter alors le parcours de Marie-Antoinette, Reine de France : peut-être en le transformant en « voyage », c’est-à-dire en l’inscrivant sur le plan d’un cheminement individuel et d’un registre auquel font désormais écho le dépaysement et l’enchantement des visites muséales.

Au moment où s’ouvre l’exposition au Grand Palais, l’image de Marie-Antoinette vient d’être récemment ré-investie par une biographie à succès d’Antonia Fraser, Marie-Antoinette : The Journey (2001)[4], ouvrage bientôt relancé à son tour par Marie-Antoinette, une adaptation cinématographique réalisée par Sofia Coppola. (La ré-édition de Fraser au moment de la sortie du film sera l’occasion de substituer à une couverture montrant le portrait de Marie-Antoinette peint en 1775 par Jacques-Fabien Gautier d’Agoty (1710-1881) une photo de l’interprète de la Reine, l’actrice Kirsten Dunst, en costume d’époque, redirigeant ainsi vers le livre un peu de l’attention médiatique du film.) Si l’on a pu dire que le film de Coppola manifestait le présent désenchantement de la société envers la politique, il montre aussi son désenchantement envers l’histoire[5]. Marie-Antoinette y est évoquée très ouvertement en fonction de ses résonances actuelles (pour un marché bien ciblé de jeunes consommatrices de mode et de cinéma). Et c’est cette position que reconduit, mais pour un autre marché, l’exposition du Grand Palais qui continue, pour ce faire, à travestir la Reine en « people » de l’ère Sarkozy. (Rappelons que l’exposition ouvre dans une conjoncture marquée par l’inflation très médiatisée en France des prix à la consommation, particulièrement ceux des aliments et des laitages, et au moment où se confirme l’entrée en scène de Carla Bruni à l’Élysée : un rapprochement que caricatures et premières pages des magazines exploiteront pour faire de Bruni une réincarnation de Marie-Antoinette[6].) Or, déjà, le film de Coppola avait bénéficié d’un rapprochement similaire, puisque sa présence en salles coïncidait avec celle de The Queen (2006) de Stephen Frears, un film racontant l’impact de la mort de Lady Diana Spencer sur la perception populaire et sur la réception médiatique de la monarchie britannique. Marie-Antoinette apparaît dans ce contexte, comme une préfiguration de la princesse de Galles : jeune otage de l’échiquier politique et des monarchies européennes, ignorée (ou délaissée) dans le lit conjugal. Elle s’avère de surcroît, en tant que parangon de la mode de son temps, l’emblème par excellence de l’industrie française dans un imaginaire populaire de l’économie des nations : l’industrie du luxe. Elle s’impose comme une reine moderne dès lors qu’on en fait une figure apolitique, préoccupée de ses plaisirs, une figure tragique d’avoir été mal servie par l’opinion publique et la presse de son temps. En somme : une femme frivole que seul un problème d’image médiatique aurait conduite à l’échafaud, ce qui paraît aujourd’hui, en effet, et hors de toutes considérations politiques et historiques, un châtiment démesuré puisque, expliqué de la sorte, il sanctionne non plus le symbole d’un régime mais une victime réinventée de façon à donner son plein sens à l’expression contemporaine : fashion victim.

Cette instrumentalisation de la Reine comme support de la mode et de la marchandise de luxe doit évidemment se décliner différemment selon les contraintes médiales de chaque étape du recyclage médiatique : livre, film ou exposition. La biographie de Fraser s’emploie à une certaine mise en contexte et, dans une prose assez captivante, elle se livre à des considérations psychologiques sur le tempérament de l’archiduchesse, sa place déterminante dans la famille, son absence de préparation et sa mauvaise compréhension du rôle historique des reines de France (encore ici, le parallèle avec le couple britannique de Charles et Diana s’impose puisque Marie-Antoinette est aussi coupable d’avoir plus de panache et d’attirer davantage l’attention que son auguste mari). La forme narrative de la biographie impose un long parcours qui nous entraîne de la cour de Vienne à celle de Versailles puis, à travers l’incarcération de la Reine, jusqu’à son dernier jour. C’est le sens du « voyage », de ce journey inscrit dans le titre de la biographie de Fraser.

Pourtant, prolongeant des observations fragmentaires déjà initiées dans La Reine scélérate, l’ouvrage de Chantal Thomas consacré à la réception pamphlétaire de Marie-Antoinette[7], Antonia Fraser porte une grande attention aux artefacts laissés par la Reine et elle s’arrête notamment au rôle du vêtement et de la mode chez Marie-Antoinette (bien davantage qu’aux somptueuses dépenses de bijoux : à peine une quinzaine de pages sur la rocambolesque « affaire du collier »)[8]. Fraser souligne les efforts qu’elle a dû déployer et les embûches qu’elle a rencontrées avant de pouvoir consulter aux Archives nationales la Gazette des atours de la Reine. Elle nous confie avoir vu les traces de piqûres d’épingles laissées par Marie-Antoinette afin de marquer les toilettes choisies dans le catalogue de sa garde-robe, lequel comprenait un échantillon de l’étoffe de chaque tenue disponible. (C’est à Caroline Weber toutefois que revient l’honneur d’être retournée à la Gazette des atours afin de poursuivre la piste investie par Antonia Fraser en étudiant cette fois l’instrumentalisation politique du vêtement chez Marie-Antoinette, de même que les conséquences économiques désastreuses de ses choix pour l’industrie textile lyonnaise[9].) Fraser décrit plusieurs toilettes de la Reine et résiste à la tentation d’exagérer son bon goût afin de souligner plutôt que la simplification du costume et l’amour du naturel, si choquants à la cour de France, s’imposaient un peu partout en Europe au même moment.

Une fois transposée à l’écran, la biographie de Fraser se trouve rétrécie, Sofia Coppola refusant le genre du biopic. Si la cinéaste conserve l’idée du voyage, elle se limite à l’épisode versaillais de la vie de Marie-Antoinette et l’encadre par deux trajets de carrosse : celui qui conduit la dauphine à la cour de France et celui qui ramène la Reine à Paris en octobre 1789, lorsqu’elle quitte Versailles pour n’y plus revenir. Le film est par ailleurs scandé de séquences qui rappellent l’idée du voyage et nous montrent la Reine parcourant en carrosse la route qui la conduit des plaisirs de Versailles aux plaisirs de la ville. Malgré la différence du cadre chronologique, et compte tenu de la période privilégiée, le film de Coppola développe de façon luxuriante le potentiel de la Gazette des atours. Le film offre en fait un hymne extravagant en l’honneur des textiles. Ayant obtenu la possibilité de tourner à Versailles et à Trianon, la production semble avoir investi des sommes faramineuses dans le budget des re-créations textiles, tentures et vêtements confondus. Ces toilettes manifestent la frivolité de Marie-Antoinette, laquelle est aussi traduite en termes plus contemporains par Coppola, par une apologie de l’accessoire : en témoigne la scène consacrée à une visite de la modiste où Marie-Antoinette et ses « copines » (favorites) sont entourées d’une montagne de marchandises, étoffes luxueuses, éventails et chaussures (signées Manolo Blahnik) et font leurs emplettes à domicile en dégustant les confections de Ladurée sur fond de musique rock. Coppola souligne donc sa lecture contemporaine de Marie-Antoinette en adolescente écervelée de Beverley Hills en l’étayant de quelques immanquables anachronismes bien assumés (les baskets parmi les chaussures, la trame sonore) qui, loin de constituer des moments allotopiques dans une construction euchronique[10], s’avèrent en fait la clé selon laquelle il faut recevoir tout le film. Ces anachronismes indexent, à vrai dire, le modus operandi de toute l’entreprise filmique de Coppola. Le film est un écrin haut de gamme de marchandises luxueuses qui essaie en fait par cet étalage de briser le carcan des épisodes attendus de la litanie, qu’il omet souvent (rien sur l’affaire du collier) ou qu’il traite de façon oblique, allusive.

L’exposition est, encore plus que le film, un médium propice, voire fondé sur la mise en valeur d’artefacts et de la dimension matérielle de la culture. Toutefois, la matérialité textile et vestimentaire, privilégiée par Fraser et Coppola, s’avère une option difficilement viable pour le médium expositionnel : d’une part, les tissus et vêtements n’ont généralement pas survécu au temps, ou alors si quelque miracle les a préservés, ils demeurent trop fragiles pour supporter une présentation ou une mise en situation spectaculaires[11]. Et si ces deux contraintes étaient exceptionnellement levées par des circonstances singulières, on devine aisément que l’état défraîchi et passé de ces vêtements en ferait davantage des reliques émouvantes que des témoignages triomphants de l’apparence.

C’est d’ailleurs ce qui se produit avec le seul vêtement inclus dans l’exposition, une chemise portée par la Reine durant son incarcération : posé à plat, dans une demi-obscurité, le vêtement si simple apparaît comme une pauvre dépouille et, nimbé d’une aura de relique, il participe de l’incessant refashioning du statut victimaire de la Reine. Faute de vêtement à présenter, l’argument proposant Marie-Antoinette comme icône de la mode peut être instancié autrement dans l’exposition, à partir, par exemple, des représentations de la Reine telles que les analysent Antonia Fraser et Caroline Weber : ainsi, La Reine en Gaulle et La Reine à la rose, deux portraits de Marie-Antoinette avec un chapeau de paille et une rose à la main, sont réalisés par Louise Élisabeth Vigée-Lebrun (1755-1842) en 1783 et permettent de contraster le vêtement de mousseline décontracté, préféré par Marie-Antoinette mais jugé négligé et choquant par la cour, et la toilette de soie à la française, considérée comme plus acceptable[12]. Un petit segment de l’exposition est consacré à la modiste Rose Bertin. Enfin, la Gazette des atours, ce document même dont Fraser déplorait la quasi-inaccessibilité, figure parmi les objets exposés : le précieux document historique, investi si intelligemment par la biographe, se trouve promu au titre de monument (au sein de la catégorie qu’Alois Riegl désignerait comme un monument historique non intentionnel)[13] avant que sa reliure ne fournisse le motif de la couverture d’un petit cahier en vente à la boutique pour quelques euros. À elle seule, la Gazette des atours manifeste le voyage complet d’un objet matériel à travers les différents statuts qui régissent la rencontre de l’histoire de l’art et de la nouvelle culture expositionnelle : document, monument, marchandise.

Par ailleurs, la difficulté d’accorder dans l’exposition une place aussi importante au textile que dans la monographie de Fraser ou dans le film de Coppola ne signifie pas que le cycle de transposition soit abandonné. D’autres pistes existent pour rappeler le livre et le film au sein de l’exposition, et toutes ne sont pas confinées à la présence des sponsors du film, comme dans le cas du kiosque de macarons Ladurée. Certaines questions, brièvement évoquées par Fraser, peuvent faire l’objet d’une véritable démonstration à travers une série de comparables. Ainsi, un ensemble de bustes sculptés de la Reine permet d’aborder les problèmes de Marie-Antoinette à trouver un artiste qui lui offre une ressemblance où elle puisse se reconnaître. Le grand portrait réalisé en 1787 par Vigée-Lebrun est montré en vis-à-vis d’une réplique[14] du fameux collier, rappelant pour les lecteurs de Fraser[15] que celle qu’on appelle, à l’occasion de la présentation de l’oeuvre au Salon, Madame Déficit est représentée dans ce tableau avec des pendants d’oreilles et un bracelet, mais le cou dénudé : c’est-à-dire sans rien qui rappelle le collier du scandale.

L’exposition retient aussi la chronologie large de la biographie plutôt que de se limiter à l’épisode versaillais du film : elle inclut une première salle sur l’enfance viennoise et suit la Reine jusqu’à l’échafaud. Toutefois, et au contraire de la biographie, l’exposition dans sa dernière salle s’abandonne tout à fait à l’hagiographie. Dans un premier temps, c’est le scénario qui claironne ce parti pris : en effet, les artefacts (dont plusieurs images pamphlétaires) y sont regroupés sous l’intitulé éloquent : Les calomnies de la Reine. D’entrée de jeu, l’innocence de la Reine est posée par le titre puisque la calomnie est une accusation mensongère. Mais ce parti pris est aussi grandement porté en cette dernière salle par l’enchevêtrement problématique d’une sélection d’artefacts tendancieusement dramatisée par la scénographie : la salle est un rectangle très allongé, une espèce de couloir assez large, avec un effet de rétrécissement trapézoïdal prononcé vers l’horizon. Elle est laissée dans une quasi-obscurité, certes à cause de contraintes muséographiques, puisque beaucoup des oeuvres réunies ici sont sur un support papier, mais la contrainte semble pousser au-delà des standards habituels d’assombrissement du lieu. À droite, du côté où se trouve l’entrée, un défilé de gravures et de caricatures attaquant et très certainement fabulant en partie sur les moeurs sexuelles de la Reine, puis, sans préavis, comme la suite logique de ce qui précède, des images de celle-ci pendant son incarcération. On découvre l’iconographie de la veuve Capet en vêtement noir, puis la « sainte », au seuil de la mort, vêtue de blanc, couleur de l’innocence et du deuil des reines de France. À gauche de cette antichambre de la mort, des projections d’extraits de lettres de la Reine flottent dans un halo de lumière contre un fond de velours sombre et la dépeignent comme une personne changeante, tour à tour pleine d’espoir et de doutes, si « humaine » en somme. De ses lettres politiques et des mesures qu’elle exige puis supplie que les puissances étrangères adoptent contre la France : rien. Des citations de la Reine, certes mais en fac-similé ; aucun document réel, aucune précision sur les sources : quand on connaît la quantité de fausses lettres de Marie-Antoinette mises en circulation pendant la Restauration, on ne peut qu’espérer que les conservateurs aient fait le tri et nous livrent des citations confirmées sinon les documents réels. L’effet est indéniable. D’un côté, les images de Marie-Antoinette réalisées par ceux qui mentent, qui « calomnient » et dont on n’apprendra jamais pourquoi ils en veulent tant à cette femme, la dimension politique ayant été tout à fait évacuée. De l’autre, sa parole de victime présentée de manière complètement désincarnée, dans une espèce d’auréole lumineuse que rien ne vient contextualiser et qui s’oppose aux caricatures calomnieuses comme on opposerait le vrai au faux. Sur le mur du fond, le terrible dessin de Jacques Louis David (1748-1824) représentant Marie-Antoinette dans la charrette qui la conduit à la guillotine. Aucun doute ne peut subsister, le scénario d’exposition s’inscrit dans une révision dépolitisée de l’histoire. Mais force est de constater que la scénographie vient ici magistralement appuyer le scénario, ouvrant une piste de réflexion intéressante pour penser l’expérience intermédiale que peut offrir une exposition. Peut-on donc dire que la scénographie de Marie-Antoinette soutienne de part en part le scénario de l’exposition ?

La scénographie de l’exposition est signée Robert Carsen, metteur en scène renommé pour ses créations à l’opéra. Le visiteur de l’exposition a déjà eu une occasion de se mesurer à l’ambiguïté idéologique de ses scénographies dans la salle consacrée à Trianon. L’ouvrage de Fraser et le film de Coppola reprennent tous deux un des leitmotive de la litanie autour de Trianon. Ce fut un espace d’exclusion : un petit Schönbrunn, une petite Vienne, avec ses grilles au monogramme de la Reine[16]. Un espace intime, convivial, que la Reine préfère à la cour et au Château, et où elle se réfugie. Ce faisant, elle se soustrait aux courtisans, les prive de toutes raisons de s’attarder à Versailles, les désolidarise d’avec le couple royal. De cela, le visiteur n’apprendra pas grand-chose et qui plus est, il aura de Trianon une expérience qui s’oppose carrément à cette vision. Car, en faisant occuper toute la salle d’exposition par un immense décor de scène inspirée d’une aquarelle représentant le Temple de l’Amour érigé par Richard Mique (1728-1794) en bordure du Hameau de la Reine Carsen, d’entrée de jeu, on place le visiteur au coeur du lieu. Trianon, un lieu d’exclusion ? Mais voyons, nous y sommes, nous en sommes. C’est la première impression produite par la scénographie de cette section.

Cette solution scénographique, bien qu’elle nie et renverse littéralement la réalité sociopolitique de ce que fut Trianon, est néanmoins d’une extrême finesse, et ce, à plusieurs égards. En premier lieu, si on la pense en fonction d’autres séries culturelles de l’époque, elle s’avère tout à fait résonnante et historiquement pertinente. Trianon, c’est le triomphe en France de l’importation du modèle des jardins pittoresques anglais. Et les traités esthétiques de l’époque sur les jardins, notamment celui du Marquis de Girardin sur son jardin d’Ermenonville[17] (où la Reine visita le tombeau de Rousseau), réfléchissent sur le défi de penser le tableau dans la nature ; Girardin suggère de penser la transposition à partir de l’appropriation du tableau que réalisa la scène italienne de la Renaissance au 16e siècle, qu’on pense par exemple aux modèles scénographiques de l’architecte Sebastiano Serlio[18]. Or, précisons-le, la comparaison est boiteuse car la scène serlienne ne permet pas une réelle appropriation de tout l’espace scénique : elle condamne en effet l’acteur à jouer devant le plan incliné et les constructions tridimensionnelles en perspective qui bordent celui-ci, sous peine de faire éclater l’illusion créée par la matérialisation du modèle perspectiviste s’il osait y pénétrer. Au jardin, le problème du spectateur se redéfinit ; car si le paysagiste peut créer un cadre et des effets de coulisses par un savant usage des plantations, cette fois, le spectateur n’est pas confiné à un point de vue devant le tableau ou à sa place dans la salle. Il est mobile. Il marche dans le tableau. Il marche même « entre les cadres »[19], comme l’indique Girardin, en évoquant un modèle du jardin qui le rapproche de la galerie de peinture. Hubert Robert (1733-1808), peintre de galeries en ruine et concepteur de jardins, grand ami d’Élisabeth Vigée-Lebrun, travailla à la fois au jardin d’Ermenonville[20], notamment à l’île consacrée à Rousseau, et à Versailles et à Trianon : on peut penser que c’est pour voir le travail de cet artiste, autant, sinon davantage, que pour rendre hommage à Rousseau que la Reine se déplace à Ermenonville[21]. C’est ce problème esthétique soulevé par la mise en jardin de tableaux et par la mobilité du spectateur que la scénographie champêtre de Carsen illustre ici avec une grande pertinence historique. Souligner la pertinence du modèle pittoresque pour aborder la présentation de Trianon, c’est donc indiquer que ce n’est point par anachronisme mais par euchronie que se trouve défait et nié le caractère exclusif de Trianon, comme refuge de Marie-Antoinette. (Il va sans dire que Trianon, aujourd’hui, en tant que monument du patrimoine français, est un lieu accessible : c’est aussi ce que le parti pris de Carsen suggère.)

Figure 2

2a : La salle Trianon, exposition Marie-Antoinette, scénographie de Rober Carsen, Galeries nationales du Grand Palais, Paris, 15 mars au 30 juin 2008 ; 2b : La Maison de la Reine, Hameau de Trianon, Versailles ; 2c : Visiteurs dans la salle Trianon.

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Or cette scénographie pourra aussi faire sens pour tous les visiteurs, même ceux qui ignorent tout des discussions esthétiques du 18e siècle autour du jardin pittoresque, dans la mesure où elle fait en même temps écho à un lieu commun, assez justement vu et très joliment présenté dans le film de Coppola, autour de Trianon et du Hameau : ces lieux-cultes du naturel sont en fait des mises en scène. Marie-Antoinette joue à la bergère dans les prairies assez savamment entretenues pour avoir l’air de ne pas l’être ; Marie-Antoinette joue à la paysanne sur la scène du théâtre construit à Trianon. Marie-Antoinette s’abandonne à un fantasme de la vie simple, fantasme auquel seuls de savants et coûteux artifices peuvent donner accès à Versailles. Or ce topos de Trianon et du Hameau comme théâtre, il suffit de pénétrer dans la salle Trianon de Carsen pour se le faire rappeler par une mise en situation ingénieuse. En cela aussi, la solution scénographique de Carsen s’avère habile dans le mouvement même par lequel elle occulte la nature exclusive du lieu.

Chacun des deux loci expositionnels analysés ici, le kiosque et la salle Trianon, déploie l’exposition comme médium intermédial. Et au registre de l’expérience intermédiale qu’ils proposent, on pourra même les déclarer étroitement apparentés. Après tout, en tant que clin d’oeil parergonal au rôle de la pâtisserie dans le film de Coppola, le kiosque offre aussi aux visiteurs de croire « en être », en dévorant les luxueuses confections de Ladurée comme les membres du petit cénacle de la Reine : l’empathie envers Marie-Antoinette à laquelle tout le scénario et la scénographie nous invitent culmine ici sur un moment de consommation qui fait aussi figure d’indulgente communion. (Et s’il n’est pas certain qu’on puisse parler ici de transsubstantiation, on peut certes évoquer, devant ces petites hosties savoureuses et somptuaires, ces « délices » soufflés par la « Marque », la notion de « matière-contenu » que proposait Louis Marin autour des médailles portraiturant Louis XIV[22].) En lieu et place du colifichet rapporté de la boutique, l’expérience phagocyte le produit comestible dans un plaisir des sens et un snobisme de la marque.

Toutefois, la salle Trianon nous réserve des surprises quant au sort que sa scénographie impose aux précieux artefacts qu’elle est chargée de présenter, et ce, même si Carsen, concernant le mandat particulier du scénographe d’exposition, formule un principe prévisible dont il n’est pas du tout certain qu’il l’ait de part en part suivi : « [m]on travail est de mettre en valeur les pièces choisies par les commissaires ; quatre cents magnifiques objets, tableaux, meubles, lettres, etc. Et il y a autour de Marie-Antoinette des vibrations qu’il faut faire sentir[23]. » Il faut constater que si le premier effet de son décor est de nous faire croire que nous y sommes (avec trame sonore de chants d’oiseaux), il n’en reste pas moins que cette spectaculaire construction organise une relative disparition des objets exposés, ce qui constitue une mesure scénographique un tantinet iconoclaste. Les artefacts sont rassemblés en sous-ensembles plus limités qui favorisent la contemplation (ce qui reste évidemment relatif dans une exposition aussi achalandée) mais qui les enfoncent dans les coulisses et les dérobent au regard. En conséquence, au premier coup d’oeil, ils semblent en quelque sorte phagocytés par la mise en scène. L’exaltation du bel objet (et c’est en effet dans cette salle que se trouvent certaines des pièces les plus précieuses et les plus élégantes de l’exposition) est sinon contrariée, du moins différée par le dispositif global. Le rôle croissant du décor d’exposition n’est certes pas une nouveauté : les parcours expositionnels proposent même des décors d’une prégnance qui concurrence parfois les objets exposés, mais sans toutefois les occulter. C’est là une stratégie scénographique extrêmement radicale en termes muséographiques et qui, au lieu de la mise en valeur prévisible des objets matériels, réduit la visibilité de ceux-ci au profit d’un effet de sens à la fois tout à fait fin et ambigu, un effet de sens qui colore l’expérience : car certes, le visiteur en est mais d’abord il n’en voitrien. Pour que les objets se « révèlent », il doit circuler et gagner à son tour les coulisses. Qu’on admire ou non le travail scénographique de Carsen, dont certaines audaces kitsch parasitent parfois tout à fait la mise à vue des artefacts, il n’en demeure pas moins que la salle Trianon, même si elle est au service d’un scénario banal et hagiographique autour de Marie-Antoinette, manifeste une conception intermédiale complexe de l’exposition qui constitue un défi aux conventions muséographiques dominantes. Carsen puise dans une généalogie des croisements esthétiques et historiques entre peinture, théâtre, jardin, mais il se montre par ailleurs attentif à l’architecture des lieux, aux conventions muséales de même qu’aux compétences et aux habitudes des visiteurs d’exposition. Ce faisant, bien sûr, il cherche lui aussi à rallier le chaland mais il s’y emploie à partir d’un travail interartial et intermédial plus riche que ne saurait l’être le ressassement entretenu par l’accaparement des plates-formes médiatiques et par les produits dérivés de la convergence médiatique devenus si omniprésents et si déterminants dans l’expérience contemporaine de la « chose » culturelle.