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En introduction à cet ouvrage collectif est posée la question clé qui parcourt l’ensemble des contributions : la pensée libérale est-elle consensuelle ou hégémonique ? Le point de départ d’un tel questionnement est un double constat posé par Breaugh et Dupuis-Déri : le libéralisme serait un « a priori théorique et normatif » pour la plupart des philosophes et théoriciens politiques contemporains, d’où un manque de pluralisme des perspectives. Les deux auteurs soulignent ainsi comment des « communautariens » comme Michael Walzer ou Charles Taylor ont avant tout visé à « réformer le régime libéral », alors que d’autres ont eu tendance à « parfaire le modèle libéral », comme les deux penseurs « libéraux », figures de proue de la « démocratie délibérative », Joshua Cohen et Jürgen Habermas.

Au fil de huit chapitres denses et fouillés, cet ouvrage propose de « penser la démocratie au-delà du libéralisme », en explorant les principes de base de la démocratie libérale que sont la liberté, l’égalité, le pouvoir, le contrat social, la nation, la souveraineté et l’éthique délibérative. Le propos se veut pluridisciplinaire, touchant à la fois le politique, la philosophie, l’anthropologie, l’économie et l’histoire. Ainsi, l’ouvrage rend compte d’un large éventail de débats interrogeant la notion même de démocratie libérale.

Adoptant une perspective historique, André Vachet évoque par exemple l’évolution du lien dialectique entre individu et société. Il souligne l’apparent paradoxe entre l’affirmation universelle de la démocratie et le formalisme de sa pratique institutionnelle. Ce faisant, l’auteur pointe une tendance du pouvoir étatique à devenir autonome de ses bases sociales. Dans le même temps, il relève une réduction, dans le sens commun, du politique à l’État et de l’État au gouvernement. L’État serait ainsi marginalisé comme instance positive ou créative, réduit à une fonction minimale de garantie et de gestion de l’ordre général contre les débordements et le désordre. Vachet tente également de démontrer que l’État-providence n’est au final qu’un instrument de l’essor du capitalisme, la garantie de moyens suffisants devant permettre l’accès aux biens de consommation. Enfin, il souligne comment, avec le pluralisme politique et le développement de l’administration publique, se forme un corps de « personnel politique » dont la subsistance même dépend de l’autonomie et de la puissance de l’État, ajoutant ainsi à une déconnexion croissante entre État, démocratie et politique.

À relever également, la contribution de Jules Townshend, qui tente de mettre en lumière les conséquences limitatives du capitalisme sur le potentiel démocratique du cadre libéral, sur la base des thèses marxistes de C.B. Macpherson. L’auteur note comment les théories de la démocratie tant « radicale » que « délibérative » font abstraction du capitalisme dans leurs modèles d’analyse : les « délibératifs » en appelant à l’inévitable triomphe, in fine, de la raison, les « radicaux » faisant abstraction du fait que l’épanouissement individuel et collectif peut être directement lié à l’accès aux ressources capitalistes. À travers la pensée de Macpherson, il propose une voie qui considérerait que toute théorie de la démocratie comporte des limites intrinsèques face auxquelles le « droit à l’autonomie et à l’épanouissement individuel » devrait être une visée démocratique. Un argument que l’on retrouve dans la discussion de Dupuis-Déri sur les limites de la démocratie délibérative face à la théorie anarchiste, ainsi que dans une traduction inédite d’un texte de Carole Pateman, initialement paru en 1989. Celle-ci retrace la généalogie d’une conception de la démocratie libérale comme seul véritable modèle politique de démocratie jusqu’à la théorie « modérée et sensée » de John Locke, examinant comment ce genre de théories s’appuie sur le politique comme catégorie réifiée, ainsi que sur « la fiction de la citoyenneté ». Par contraste, l’auteure propose de considérer les différentes sphères d’activité comme « dialectiquement interreliées », ce qui permettrait de rendre compte de la complexité des interactions individus-sociétés entre différents rôles, fonctions et sphères sociales.

Enfin, Martin Breaugh, en recourant à l’exemple spécifique de la Commune de Paris de 1871, tente d’explorer comment le renvoi libéral à la complexité ou à la pluralité a pour effet d’occulter les différents rapports de force. Il étaie sa réflexion par les développements de Claude Lefort, en particulier sa triple « division du social », l’objectif étant de voir s’il est possible de « penser autrement » le politique contemporain. Dans sa conclusion, l’auteur montre qu’il s’agit en fait de reconnaître le conflit en tant que « moteur de la liberté ». Mais un conflit qu’il conviendrait de gérer, à l’image de la Commune, au-delà des procédures et des institutions de la démocratie libérale, à travers « un être-ensemble démocratique fondé sur l’action concertée des citoyens ». Une ligne argumentative que l’on retrouve par ailleurs, quoique de manière plus radicale, dans le texte de Miguel Abensour sur la « démocratie insurgeante ».

En conclusion, cet ouvrage stimulant s’adresse clairement à un public d’initiés, familier des principaux débats de philosophie politique. C’est bien sûr ce qui fait aussi tout son intérêt, puisque les différentes contributions permettent une réflexion approfondie des différents questionnements soulevés par la notion de « démocratie libérale ». Néanmoins, il aurait certainement été fort utile et appréciable que l’ouvrage contienne aussi une introduction ou une conclusion dont le but aurait été de mettre clairement en évidence des liens et des axes de réflexion communs. Cela aurait en effet sûrement facilité l’élaboration d’une réflexion d’ensemble. À défaut, l’ouvrage prend parfois des allures de manifeste, par moments provocateur. Un manifeste néanmoins fort bien éclairé, et richement pourvu.